La Cenerentola

Gioachino Rossini
La Cenerentola - Cendrillon
dramma giocoso en 2 actes
du 14  au 26 septembre 2020

Direction musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Laurent Pelly
Costumes Laurent Pelly, Jean-Jacques Delmotte
Scénographie Chantal Thomas
Lumières Duane Schuler
Direction des chœurs Alan Woodbridge
   
Angelina Anna Goryachova
Don Ramiro Edgardo Rocha
Dandini  Simone Del Savio
Don Magnifico Carlo Lepore
Clorinda   Marie Lys
Tisbe Elena Guseva
Alidoro Simone Alberghini

Orchestre de la Suisse Romande
Chœur du Grand Théâtre de Genève

en coproduction avec De Nationale Opera Amsterdam et le Palacio de las Artes Reina Sofía
 

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

Cendrillon ou La bonté triomphante

François Cavaillès – anaclase.com - 14 septembre 2020

source: http://www.anaclase.com/chroniques/la-cenerentola-ossia-la-bont%C3%A0-in-trionf…

 

Revenir enfin à l’opéra par La Cenerentola, un des titres les plus repris ces dernières années et sans doute le plus connu parmi la vingtaine inspirée du célèbre conte de fées, nous conforte dans l’idée que Rossini, enfant des Lumières (né en 1792) et précoce génie prolifique de l’art lyrique, a mené une vie d’artiste moderne et intense en effectuant le parcours fulgurant d’une étoile, au gré de passions incandescentes et de l’impitoyable industrie du spectacle de la première moitié du XIXe siècle.

Pour se représenter au mieux une Vie de Rossini aujourd’hui (sans rien enlever aux brillantes démonstrations de Stendhal parues en 1824), il paraît convenable qu’œuvre et destin se déroulent dans un cours scintillant, spectaculaire et survolté de grand compositeur pour le théâtre, telle que conçu pour le cinéma des années quatre-vingt (un peu à la manière du film Rossini ! Rossini ! de Mario Monicelli), c’est-à-dire dans le sillage d’Amadeus de Milos Forman.

Suivant les dons naturels évidents du sujet, un tel portrait au septième art se lancerait très vite en musique. Pour Rossini c’est déjà l’essentiel, dès le berceau à Pesaro, puis au lycée de Bologne (avec un goût pour la poésie classique italienne) et dans ses amours pour les cantatrices, sur un chemin sentimental peut-être tracé par sa mère, chanteuse seconda Donna). Très tôt né, son art se démultiplie entre les salles de Venise, Ferrare, Bologne, Rome, Milan et Naples, remuant et stupéfiant les genres buffa, semiseria, seria et giacoso. Tant de talent est de plus en plus sollicité, par exemple pour fournir au public romain son contingent d’opéra au Carnaval de 1817.

Divers sujets sont donnés dont celui, vite dit, de Cendrillon. Rossini accepte, sans doute amusé. Au jour de Noël, l’ébauche du livret lui parvient. Dès lors commencent de gros travaux pour les semaines suivantes. La nouvelle partition vaudra davantage de célébrité au Cygne de Pesaro, bientôt au sommet de sa gloire. Ainsi, avant la dépression, la retraite et la mort de belle vieillesse à Passy, La Cenerentola peut définir tout l’âge d’or du jeune Rossini en pleine action, au zénith de sa renommée en Italie.

Sur la scène du Grand Théâtre de Genève, après l’Ouverture tour à tour bonhomme et époustouflante, la fameuse héroïne annihile tout rêve sous les traits sévères d’une jeune femme de ménage aux lèvres pincées, chignon serré et lunettes épaisses. Ses demi-sœurs punissent davantage le regard, fausses blondes en tenue criarde de mauvais goût. Décors, accessoires et costumes suivent la même stratégie du dérisoire, dans l’agile scénographie de Chantal Thomas. Mobilier fauché disposé comme aux puces et vieux habits râpés, aux teintes nauséeuses, personnages prostrés en vains élans, dindons de la farce ou encore d’autres drôles d’oiseaux fouille-misère, tous apparaissent assez ridicules et truculents à leurs heures pour chasser l’ennui du vieux conte qui sert de prétexte à l’œuvre. Mais la mise en scène de Laurent Pelly (qui signe également les costumes) en appelle à l’imaginaire, montré avec faste et sur un ton vif, particulièrement rose. Par les éclairages directs de Duane Schuler et de Peter van der Sluis, apparaît le ciel sur des cintres, comme de fines marionnettes de théâtre d’ombres, gigantesques formes du plus grand chic versaillais (horloge, meuble, carrosse, etc.). Ces étranges symboles roses, tout comme les uniformes et perruques des courtisans, abondent aussi vite et souvent que les nuages de l’intrigue comique afin de donner matière aux aspirations des pauvres bougres pris dans l’imbroglio (ou le nodo avvipulato du livret). Entre éléments de médiocrité réaliste et grandiose onirique, l’original effet de maquette et d’inversion des époques frappe sans perdre le comique des situations et des aspirations, tout en défendant une conception de l’amour émancipateur.

Dans cet univers bigarré et fort animé, grâce au glissement de praticables portant les protagonistes ou renouvelant les éléments scéniques, le jeu repose beaucoup sur les chanteurs, et ce avec succès. À commencer par Anna Goryachova qui se montre excellente comédienne dans ce premier rôle intense à tout point de vue. Autodérision, déclamations enflammées, fidèle dévouement aux émotions simples et fortes nourrissent cette Cendrillon exceptionnelle à qui le mezzo russe sait donner autant de puissance que de délicatesse. De l’écorce des conventions sort toute une série de phénomènes touchants, inaugurée par des graves boisés dans l’ariette, achevée par l’incroyable cabalette finale. En face, et avec autant de répondant et de généreuse gestuelle dans les ensembles, le véloce mezzo d’Elena Guseva (Tisbe) et le soprano vibrant de Marie Lys (Clorinda) font la paire, tout à fait toniques, drôles et justes en folles rivales.

Timbre enivrant et brûlante expressivité, revoici le sublime ténor Edgardo Rocha au charme irrésistible dans les frémissements amoureux de Don Ramiro, dans ses rodomontades enthousiastes (Si ritrovarla io giuro) et l’admiration finale (Questa sarà mia sposa). Tout aussi impressionnant s’avère le baryton Simone Del Savio, Dandini à l’inoubliable élégance toute rose. Il acquiert vite la connivence du public par ses postures, ses commentaires et le jeu d’acteur – un modèle d’eloquenza Norcina. De l’art de faire rire en bel canto, maîtrisant même l’hystérie de la coda dans l’alerte duo Un segreto d’importanza avec l’immense basse Carlo Lepore (Don Magnifico) : cabot savant, prodigieux dans les cavatines, celui-ci rend le vil presque sympathique. Et en faisant si bien le baron, il remplit la mission de Sécurité sociale tellement nécessaire aujourd’hui de ramener à l’essentiel la nature humaine (contre les annonces automatiques lâches et le principe de précaution poussé à l’extrême sans dignité ni compassion). À l’inverse, saluons le fatalisme passager du timbre, ainsi que la vaillance dans le grand air Là del ciel nell’arcano profondo par le baryton-basse Simone Alberghini qui réussit à donner bonne consistance au philosophe Alidoro, personnage secondaire chargé de veiller, seul contre tous, au triomphe de la bonté.

En la fosse, mettant chacun à l’aise pour les numéros buffa, Antonino Fogliani dirige avec bonheur et précision l’Orchestre de la Suisse Romande, enchantant les nuances opéra-comique rossinienne. Pour la gaieté et le pittoresque, la victoire revient au Chœur d’hommes du Grand Théâtre de Genève, admirable de brio à chaque apparition, que mène Alan Woodbridge.

«La Cenerentola», ou l’illusion d’une vie en rose

Rocco Zacheo – Tribune de Genève - 15 septembre 2020

source: https://www.tdg.ch/la-cenerentola-de-rossini-ou-lillusion-dune-vie-en-rose-7121…

Dans une mise en scène signée Laurent Pelly, l’opéra de Rossini raconte le rêve inaccompli de Cendrillon. Superbe!

Au prologue comme à l’épilogue, voici une silhouette menue, seau d’eau à ses pieds, balai serpillière entre les mains, perdue dans la nudité désolante de la scène, le regard hagard. Elle, c’est Angelina, cette Cendrillon que Rossini a façonnée en potassant le célèbre conte de Perrault. Son destin? Il est dans cette image attachante et piteuse à la fois, qui place le personnage aux antipodes du destin attendu. Au Grand Théâtre, à l’heure de l’ouverture de la saison, lundi soir, on a assisté à un petit tour de magie qui a métamorphosé la parabole édifiante déployée par le livret d’origine. Ici, pas de rachat pour la protagoniste, pas de réparations face aux injustices subies par des demi-sœurs et par un beau-père acariâtre. Pas de nouvelle vie non plus, aux côtés d’un prince charmant. La rédemption tant espérée s’avère être un simple rêve; une construction mentale qui se dissout aux dernières secondes du spectacle, avec la disparition soudaine des autres protagonistes. Que reste-t-il alors, sinon ce grand vide qui envahit scène et spectateurs?

Cette trouvaille, une parmi les dizaines qui colorent et pimentent cette production, porte la signature d’un metteur en scène, Laurent Pelly, et de son équipe fidèle – Chantal Thomas à la scénographie et Jean-Jacques Delmotte à la coréalisation des costumes – que Genève retrouve régulièrement et avec bonheur. Le Français fait une fois encore preuve de sa virtuosité dans la maîtrise des rythmes, il affiche une sensibilité jubilatoire dans le registre du comique et manie avec une discrétion piquante le langage des stridences. Ses mouvements chorégraphiés, si présents, des personnages, irriguent d’un humour rafraîchissant la trame. Les décors eux – miroirs, lustres, tables garnies et autres accessoires en format géant – accompagnent avec subtilité l’illusion de Cendrillon. Leur couleur vire au rose à mesure que l’histoire d’amour se profile à l’horizon de Cendrillon. Mais leur consistance, transparente, et leurs volumes… bidimensionnels, annoncent avec finesse les désillusions à venir.

La musicalité de la fosse

Bref, les yeux se régalent face à tant de maîtrise, renforcée par une direction de jeu soignée dans le moindre mouvement. Et les oreilles? Elles sont servies avec autant de bonheur. La fosse mériterait à elle seule une longue mention spéciale. La musicalité qui y règne, le soin apporté aux détails, la finesse et la clarté des phrasés, les tons pétillants et raffinés, ces quelques traits disent le travail accompli par Antonino Fogliani à la tête de l’Orchestre de la Suisse romande. Un aboutissement qu’on cueille dès l’«Ouverture», qui révèle toutes ses trames soyeuses et son allant haletant.

La distribution, elle, est dominée par le timbre solaire et le port plein d’entrain d’Edgardo Rocha, un Don Ramiro percutant. Anna Goryachova est une Angelina puissante – un aigu prodigieux – qui peine à se déployer dans le premier acte, mais qui se délie et se bonifie jusqu’à plonger dans un final bouleversant. Saluons encore la précision et l’espièglerie des demi-sœurs Clorinda (Marie Lys conquérante) et Tisbe (Elena Guseva), mais aussi la belle tenue, malgré quelques décalages avec la fosse, de Simone Del Savio (Dandini) et la voix boisée – et un rien fatiguée – de Carlo Lepore, figure idéale pour porter le personnage de Don Magnifico.

Le rêve en rose

Claudio Poloni – ConcertoNet.com – 14 settembre 2020

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=14518

 

Turandot devait ouvrir la saison 2020-2021 du Grand Théâtre de Genève mais le coronavirus est passé par là, et c’est finalement La Cenerentola qui lance les réjouissances lyriques au bord du Léman. Si le chef-d’œuvre de Puccini, avec son effectif orchestral pléthorique et ses nombreuses scènes avec chœurs, n’est pas le titre idéal en ces temps de mesures sanitaires, l’opéra bouffe de Rossini, plus intimiste, convient beaucoup mieux. Des compromis ont cependant été nécessaires, notamment le nombre de musiciens dans la fosse, quarante-quatre pour être précis, dont une trentaine de cordes. Une formation chambriste qui permet de respecter les mesures de distanciation (1,5 mètre entre chaque instrumentiste), mais qui présente surtout l’avantage d’entendre pour une fois un Rossini léger et transparent, avec des sonorités claires jamais perçues jusqu’ici, le tout magnifié par la baguette précise, élégante et alerte d’Antonino Fogliani. Le chef italien fait une belle démonstration de ses affinités avec l’univers du maître de Pesaro, et l’Orchestre de la Suisse Romande, en grande forme, répond du tac au tac, avec notamment des bois aériens et des cordes soyeuses.

Le spectacle, conçu par Laurent Pelly pour Amsterdam en décembre 2019, aurait dû être présenté à Genève ce printemps déjà, mais, confinement oblige, il a été annulé. Pas définitivement heureusement, puisqu’il a investi le plateau du Grand Théâtre avec quelques mois de retard, pour le plus grand bonheur des mélomanes genevois, qui peuvent enfin découvrir cette production tout aussi poétique qu’originale. Le metteur en scène voit dans Cendrillon une jeune fille solitaire et enfermée dans sa bulle, à la limite autiste, qui rêve d’un autre monde. Cet autre monde lui apparaît sous la forme d’un prince qui cherche à se marier, un monde idéal pour s’évader de son quotidien si triste. Laurent Pelly s’ingénie à mettre en tension les deux mondes, le réel et le fantasme. Le monde réel est gris et contemporain, avec une Cendrillon femme de ménage, seau et balai à la main, affublée de grosses lunettes et les cheveux tirés en arrière ; le rêve est un univers rose bonbon qui descend des cintres, avec des personnages en perruque et habillés façon XVIIIe siècle.

La distribution vocale est de haute tenue. Elle est emmenée par le superbe Don Ramiro d’Edgardo Rocha, au style hors pair et aux aigus vaillants. Anna Goryachova incarne une Cendrillon fragile et émouvante, au timbre de velours et aux vocalises bien assurées, quand bien même la voix peut sembler un peu « grande » pour le rôle, la chanteuse s’étant essayée à des emplois plus dramatiques. Carlo Lepore campe un Don Magnifico truculent, jamais ridicule, et séduit par sa projection vocale insolente. Simone del Savio est un Dandini irrésistible et bondissant, alors que Simone Alberghini, en frac de chef d’orchestre, confère de la prestance à Alidoro. Les deux sœurs, véritables têtes à claques, sont incarnées avec beaucoup d’humour et d’énergie par Marie Lys et Elena Guseva. On mentionnera aussi la prestation irréprochable du Chœur d’hommes du Grand Théâtre de Genève. Un spectacle à consommer sans modération tant il fait du bien, surtout en cette période d’incertitudes.

L’ironie et le merveilleux

Charles Sigel - ForumOpera.com - 18 Septembre 2020

source: https://www.forumopera.com/la-cenerentola-geneve-lironie-et-le-merveilleux

 

Ah ! Le joli spectacle ! Evidemment plein de verve et d’esprit avec toutes les accélérations rossiniennes qu’on peut désirer, et les bouffonneries qu’on attend, mais discrètement mélancolique. Elle est belle, et drolatique, cette première image : la pauvre Cendrillon, avec son seau et son balai lave-pont. Toute seule au milieu  de la scène (immense) et vide. Derrière elle, un papier-peint grisâtre à motif de lambrequins. Elle nous regarde de derrière ses lunettes de chaisière, avec son tablier de ménagère, un peu douteux, et ses cheveux plats. On rit un peu, comme si on était gêné. Déjà, l’ouverture, sans flons-flons, a laissé l’auditeur dans un curieux entre-deux, dirigée par Antonino Fogliani dans un lavis de demi-teintes (de très beaux bois).

 Aussitôt première rupture. Car la soirée sera du pur Laurent Pelly, second degré et vif-argent, clins d’œil et amour des acteurs. Surgissent des coulisses deux praticables à roulettes (il y en aura beaucoup, en mouvements incessants). Nous sommes chez Don Magnifico et le baron est dans la panade. Son intérieur ressemble à un vide-grenier et on pourrait en faire l’inventaire : une baignoire, des radiateurs en fonte, un frigo, une table en Formica et les chaises assorties, une buanderie complète avec bassins de métal et machines à laver à tambour, canapé à franges, fauteuil à la mode de 1958, cendrier sur pied, buffet basco-béarnais, etc… Tout un bric à brac décrépi, qui rappelle celui d’un Comte Ory lyonnais, du même tandem Laurent Pelly-Chantal Thomas (sa fidèle complice, et on les imagine assez bien tous les deux s’amusant de leurs trouvailles).

Partout, l’obsédant papier peint minable, dans la salle à manger du baron-barbon comme dans la chambre des deux pécores, Clorinde et Tisbé (deux nunuches à couettes, d’abord en nuisettes de gamines, puis dans d’hallucinantes robes-tutus orange fluo pour l’une et vert pomme pour l’autre, quand elle voudront aguicher le faux-prince, lui-même en habit Louis XV de satin rose).

Mélancolie secrète

Evidemment que la mise en scène jouera le contraste entre l’univers bouffon du bonhomme Magnifico et de ses deux chipies (Marie Lys et Elena Guseva, parfaitement pimbêches toutes deux dès leur duetto d’entrée), et le monde imaginaire de la rêveuse Angelina, surnommée Cendrillon, que Rossini suggère d’emblée par sa très belle et très triste chanson « Una volta c’era un re » : elle rêve d’un prince qui, parmi trois prétendantes, « dédaignant le faste et la beauté, jeta finalement son dévolu sur l'innocence et la bonté. » 

Et d’emblée la voix d’Anna Goryachova, par la vertu de ses couleurs naturellement dramatiques, construit un personnage sincère, touchant, fragile et ardent. Le paradoxe de ce rôle, c’est qu’il faudra attendre l’ultime tableau, juste avant le rideau final, pour qu’on entende son grand air « Nacqui all’affanno », où la mezzo-soprano russe brillera de toute sa virtuosité, de ses ornements impeccables, et toujours expressifs. Magnifique construction d’un personnage, en sachant jouer des teintes, un peu pastels, de sa voix.

 Il y a un côté moralisateur dans cette adaptation du conte de Perrault. L’opéra fut créé à Rome (par un Rossini de 25 ans déjà auteur de 19 opéras et qui le composa en vingt-cinq jours…) Dans la ville des papes, pas question de montrer un pied nu pour chausser une pantoufle de vair, on se rabattra ici sur un chaste bracelet. La fable fait l’éloge de la bonté, du désintéressement, de la modestie. « Mon luxe est la vertu et l’amour ma fortune », chante l’héroïne. L’intrigue est bâtie sur un quiproquo à la Marivaux. Le prince Ramiro et son valet Dandini échangent leurs costumes, et évidemment que la pauvrette, brimée et affamée par son odieux beau-père, tombera amoureuse du « scudiero », de l’écuyer. A la fin, tout bien sûr rentrera dans l’ordre.

 La vie en rose

Le monde dont rêve Cendrillon, c’est la vie en rose. Laurent Pelly, avec le dessein avoué d’estomper le côté bien-pensant de cet opéra romain, joue la carte du merveilleux, tel que l’imagine la malheureuse. D’où une pluie de rose. Tout devient rose, les costumes, les meubles, les éclairages (très réussis, de Duane Schuler). Les seize gentilshommes de la suite du prince (formidables voix masculines du chœur du Grand Théâtre de Genève, qui de surcroît bougent comme des danseurs) sont vêtus d’extravagants habits de cour dix-huitième, dans une palette rose-fuchsia-violine. Et descend des cintres un autre magasin d’antiquités, sous forme de panneaux transparents roses, fauteuils cannés, cadres rocaille, et bien sûr carrosse de princesse. Tout cela est aimablement fou. « Nous sommes tous bons à enfermer », chante Angelina

 Dans le rôle du philosophe Alidoro, substitut ici de la bonne marraine traditionnelle, le baryton Simone Alberghini brille notamment dans son grand air, particulièrement virtuose, « La del ciel nell'arcano profondo ». Laurent Pelly (à qui on doit les costumes, d’une délectable drôlerie) lui fait porter un frac de chef d’orchestre, à queue interminable, « probablement pour signifier le pouvoir transformateur de la musique, qui rend la magie possible », dit-il.

 Le rôle de Don Magnifico a tous les attributs des basses-bouffes du maître de Pesaro. Il est à la fois dérisoire et considérable, cynique, mesquin, grotesque. Un régal d’acteur, et une composition réjouissante pour Carlo Lepore, coutumier du rôle, tour à tour en vieux peignoir défraîchi et en rose costume et perruque pyramidale. Voix profonde et truculence. Jeu au second degré assumé. Le baryton Simone del Savio brille lui aussi dans le rôle du valet déguisé en prince, où sa faconde peut se laisser libre cours.  Et l’Urugayen Edgardo Rocha a fait du rôle du prince, aux aigus redoutables, un de ses chevaux de bataille. Rossini lui offre un air de bravoure avec choeur « Si, ritrovarla io giuro », où il peut mettre en valeur son agilité.

 Une robe couleur de nuit et de rêve

La Cenerentola, malgré son titre, est un opéra d’hommes (il n’y a pas de chœur féminin, et la part des deux donzelles est assez congrue), Mais c’est surtout un irrésistible (et virtuose) enchainement d’ensembles, du duetto au sextuor, où le texte se démantibule en onomatopées, dans une élaboration quasi chambriste de haute précision. C’est un des plaisirs rossiniens que ces géométries sonores acrobatiques où chaque voix se fond avec les autres tout en restant reconnaissable. Le sextuor de la révélation « Siete voi ? Questo e un nodo avviluppado » avec ses R rrroulés est par exemple un délicieux moment de folie musicale, démonstration du travail d’ensemble accompli avec le maestro Fogliani. Grand rossinien (il a dirigé vingt-deux œuvres diverses du compositeur), il est à la fois le maître d’œuvre des ensembles et le très attentif partenaire des arias. Finesse et élégance, en lien parfait avec l’Orchestre de la Suisse Romande.

 Une distribution de choix, et une joie visible à chanter, à retrouver les planches, après une si longue interruption (malgré le désagrément qu’on imagine de chanter devant un parterre clairsemé, prudence sanitaire oblige).

 Mais la palme revient à la magnifique et émouvante Anna Goryachova. Nous avons dit les couleurs de sa voix, et la mélancolie profonde qu’elle suggère. Il faudrait dire sa suffocante apparition au bal du prince, belle comme Vivien Leigh dans une robe de conte de fée, des kilomètres de tissu aérien, d’une couleur indécise et changeante, violine, grise, allez savoir. Sa dernière sortie, ondulante, aérienne (avant son ultime retour en tablier de pauvresse) est pure féérie, cette féerie dont Rossini voulait se débarrasser, et qui revient sur les ailes de sa musique.

Une Cenerentola de rêve

Jacques Schmitt - ResMusica.com - 17 septembre 2020

source: https://www.resmusica.com/2020/09/17/a-geneve-une-cenerentola-de-reve/

« È sogno o realtà ! » se demande Mr. Ford dans sa scène de la jalousie du Falstaff de Verdi. C’est la question qu’on peut aussi se poser à l’issue de La Cenerentola de Gioachino Rossini au Grand Théâtre de Genève.

Sept mois d’absence de l’opéra et un virus sont passés par l’esprit du critique pour que d’un côté, il se sente paralysé devant sa feuille blanche et d’un autre, se voit régénéré d’un coup, d’un seul, quand il pénètre dans le théâtre de ses passions. Un théâtre malheureusement occupé en dessous de sa jauge autorisée laissant au parterre de plus grands trous que les espacements légaux à respecter.

 La paralysie de la feuille blanche s’efface bien vite lorsque Antonino Fogliani invite l’Orchestre de la Suisse Romande dans l’ouverture de cette Cenerentola. Soudain, peut-être parce que le nombre des violons a été fortement réduit à cause de ces satanées distances physiques, la musique de Rossini prend une tout autre dimension, lui faisant éclore des sonorités jamais jusqu’ici perçues. Avec tout le talent des musiciens de la phalange romande en belle forme, combiné à la musicalité exacerbée du chef, on entend chaque pupitre distinctement. Une flûte aussi aérienne, un basson aussi mélodieux ne pouvaient qu’enchanter des contrebasses à la présence subtile et appuyée. Quel bonheur ! On nous offre de la musique en lieu et place des fréquentes, spectaculaires et bruyantes fanfares rossiniennes.

 Rêve et réalité sont les maîtres-mots de la mise en scène de Laurent Pelly, rêve et réalité comme l’impression mélangée des spectateurs éblouis et comblés par ce spectacle de réouverture du Grand Théâtre de Genève. Dans cette Cenerentola, le metteur en scène offre un monde éclaté entre le misérable des intérieurs de Don Magnifico, avec ces décors coulissants chargés de tables de formica, d’électroménagers obsolètes, d’armoires disparates et le merveilleux du rêve amoureux, descendant des cintres, meubles démesurés et diaphanes sortis d’une imagerie d’Alice au pays des merveilles. L’univers gris de la réalité opposé à celui rose bonbon de la passion amoureuse. Dans ces ambiances contrastées, les protagonistes admirablement dirigés s’agitent en tous sens (quand bien même le ballet des protagonistes est réglé dans ses moindres détails) pour imposer leur monde contrasté.

 À l’image d’Angelina (Anna Goryachova), les cheveux tirés en un chignon aplati, affublée d’une méchante blouse de travail, figure efflanquée de la servante, courant d’un fauteuil à un canapé, de la cuisine à la lessive, montant et descendant les escaliers de la maison dans un ballet effréné. Véritable athlète de marathon, la soprano s’évertue sans ménagement dans cette course à l’improbable bonheur d’épouser son prince charmant. D’abord un peu timorée avec une diction restant à perfectionner et sa voix peut-être trop « grande » pour le rôle, Anna Goryachova s’améliore de scènes en scènes pour offrir un rondo final d’admirable tenue.

 À ses côtés, le ténor Edgardo Rocha (Don Ramiro) brille de tous ses aigus dans un exercice qu’il avait déjà abordé avec succès à l’Opéra de Lausanne en 2015 à l’instar de ces chanteurs, qui de Luigi Alva à Juan Diego Flórez et Javier Camarena, sont incontournables des œuvres rossiniennes.

Autre figure de cette farce amoureuse rondement menée, la basse Carlo Lepore (Don Magnifico) prouve, si besoin l’était, que la crédibilité des personnages de Rossini passe par la maîtrise de la langue de Dante, par la projection vocale que cette langue induit et par la tradition italienne du chant. Des qualités qu’il possède pleinement, même si en début de soirée il est apparu hésitant. Il a ensuite offert une démonstration de chant dans un convaincant et pétillant « Mi par che quei birbanti », puis plus tard dans le duo « Un segreto d’importanza » enlevé avec brio et complicité avec le baryton napolitain Simone Del Savio (Dandini). Quant à Simone Alberghini (Alidoro), il nous est apparu en petite forme peinant à imposer sa voix (aigus serrés).

 Last but not least, les deux pestes de sœurs d’Angelina se sont affirmées d’une qualité scénique et vocale exceptionnelle. Si la voix puissante mais admirablement contenue dans la mesure de son emploi d’Elena Guseva (Tisbe) s’inscrit en Tisbe de luxe (ayant à son palmarès rien moins que les rôles titres d’Aida, Madama Butterfly, Tosca), on reste sous l’emprise de la soprano Marie Lys (Clorinda) qui fait preuve d’une formidable énergie dès les premières scènes. Avec sa voix lumineuse, ses aigus percutants, son jeu scénique débordant, la jeune femme confirme tout le bien que nous avions souligné à son sujet lors de l’Orlando Paladino de Haydn de Fribourg, puis du Lotario de Händel à Berne en mars 2019.

 À signaler encore, la parfaite prestation du Chœur du Grand Théâtre de Genève en acteur vivant et stylé des exigences scéniques de Laurent Pelly.

 Le public conquis par tant de joie, d’enthousiasme, de qualité musicale et scénique, a longuement acclamé cette production reçue comme un cadeau des artistes après leur longue absence des plateaux.

Une Cenerentola réussie ouvre la saison genevoise

Antoine Lévy-Leboyer - Wanderersite.com — 30 septembre 2020

source: https://wanderersite.com/2020/09/une-cenerentola-reussie-ouvre-la-saison-genevo…

 

Alors que les maisons d’Opéra et les salles de concerts sont soit toujours fermées, soit opèrent dans des conditions délicates, la vie musicale genevoise tire son épingle du jeu dans cette situation unique que nous connaissons et qui est loin d’être finie.

 Le Grand Théâtre qui avait dû annuler des projets ambitieux et revoir sa programmation, a pu démarrer cette nouvelle saison avec une Cenerentola trépidante et malicieuse qui en cette période de pandémie est un antidote idéal à la déprime que pourrait engendrer la situation actuelle.

 La musique vivante a pu redémarrer en Suisse depuis juin dernier. L’Orchestre de la Suisse Romande s’est produit en suivant les directives précises de l’Office Fédéral de la Santé Publique (pas plus de 300 personnes dans la salle à l’époque et les musiciens à stricte distance les uns des autres). Si les conditions étaient loin d’être satisfaisantes, réentendre sur scène des musiciens a été un moment d’une rare émotion. La Grand Théâtre a pu également donner une heure d’extraits d’œuvres de Wagner et de Verdi en faisant venir des chanteurs comme Andreas Schager ou Elsa Dreisig et également faire venir pour deux récitals Jonas Kaufmann et Sabine Devieilhe.

 Ariel Cahn a dû revoir ses plans et au lieu de démarrer cette saison avec la Turandot de Puccini qui demande un orchestre et des chœurs importants, il a choisi de le faire avec la production de La Cenerentola de Rossini qui faisait partie des annulations de la saison précédente qui demande un orchestre plus réduit et un seul chœur d’hommes. Par ailleurs, faire revenir des chanteurs dont les agendas sont bouleversés par les annulations a été possible vu la situation actuelle, ce qui aurait été difficile en temps normal.

Le spectacle a été donné en suivant les normes sanitaires du moment. Le nombre complet de personnes dans le théâtre, public et artistes est limité. Le public a été divisé en 8 groupes distincts de 100 personnes avec accès et bars séparés, sans possibilité de mélange. L’accès a été divisé en plusieurs portes afin de minimiser trop de regroupements entre spectateurs. C’est un orchestre réduit qui se trouve dans la fosse et les cordes doivent porter un masque durant la représentation, tout comme le public et tout comme … le chef d’orchestre, Antonino Fogliani.

C’est un choix radicalement différent de celui de l'Opéra de Zurich où la saison a démarré avec le Boris Godunov de Moussorgski avec Michael Volle dans sa prise de rôle et dans une mise en scène de Barrie Kosky, où chœur et orchestre jouent en live mais dans une salle hors du théâtre. Wanderer rendra compte très vite de cette production.

 Une autre conséquence de cette situation est le niveau théâtral, un travail approfondi semble avoir vraiment eu lieu. Genève a souvent connu des reprises de productions venant de l’étranger montées par un assistant. Mais tout le monde sait la différence des représentations où le metteur en scène s’implique pendant les répétitions. Lorsque le Grand Théâtre avait rouvert ses portes après des années de travaux, Dieter Dorn était présent pour toutes les représentations du Ring et la qualité de la direction d’acteurs s’en était vraiment ressentie.

 Pour cette Cenerentola, Il semble que Laurent Pelly ait été très présent. Cela se voit sur scène. Sa production fourmille d’idées pour illustrer le texte ou la musique. Cette mise en scène drôle et intelligente réalisée avec sa complice habituelle Chantal Thomas,   n’a pas de temps mort, avec des changements permanents et rapides d’espace par un jeu de praticables habile et presque chorégraphique dans une esthétique à la Disney, et en même temps, l’action est lisible sans surcharge, grâce à un jeu d’acteurs millimétré, ce qui est la caractéristique du travail de Pelly, toujours attentif aux personnages. Il y a également une conception originale avec un contraste entre le monde un peu Bidochon de Cendrillon et de ses sœurs et celui idéalisé du Prince aux couleurs rose bonbon, qui renvoie aux contes de fées ou aux albums pour enfants et qui fait de ce que vit Angelina un rêve, comme un rêve d’enfant.Les différents protagonistes sont bien caractérisés mais l’originalité vient d’une Cenerentola cherchant à plaire à sa famille, et incapable de trouver le bonheur. Il n’y a pas de scène finale de réconciliation, les personnages entament une danse un peu endiablée d’où réémerge à la dernière minute Angelina comme nous l’avions découverte au début de l’œuvre, seule avec son balai en train de nettoyer le plancher. Le côté « conte de fées » moral, que le sous-titre « la bontà in trionfo » souligne, s’efface pour s’attacher à une réalité plus grise, plus « dramma » que « giocoso ». N’oublions pas que Cenerentola n’est pas un opéra bouffe, mais un « dramma giocoso » (comme Don Giovanni !) avec des scènes qui lisent les relations familiales d’une manière particulièrement cruelle et sans concession. Avec Rossini, il faut toujours lire « derrière les yeux ».

 La distribution réunie à Genève est de grande qualité. Anna Goryachova a de belles couleurs sombres dans les graves, fascine dans sa maitrise des vocalises rossiniennes et les aigus. La scène finale est particulièrement émouvante parce que la mise en scène revient à une lecture conforme à un Rossini sensible, mais sans illusions. Le reste de la distribution n’est pas en reste. Carlo Lepore confirme ses qualités de caractériste rossinien, qu’on a pu constater ailleurs et notamment très récemment dans La Cambiale di Matrimonio à Pesaro : aisance, maîtrise des sillabati,expressivité et sens de la parole. Simone del Savio a la truculence que demande le personnage de Dandini.

 Simone Alberghini dans Alidoro reste une des voix rossiniennes de référence, notamment dans son air La del ciel nell'arcano profondo, même s’il m’a semblé avoir peut-être un peu perdu de sa couleur ou de son relief. Edgardo Rocha qu’on avait vu aux côtés de Bartoli à Lucerne (voir ci-dessous l’article de Wanderer) confirme qu’il est devenu rapidement l’un des ténors rossiniens de référence et impressionne par sa technique et la maitrise de ses aigus. Les deux sœurs Marie Syls et Elena Guseva sont les pestes incisives qu’on attend. On pourrait même dire qu’Elena Guseva, qu’on a vue à Lyon dans une Tosca exceptionnelle, est peut-être ici sous-utilisée.

 Le chœur des hommes du Grand Théâtre qui a connu quelques flottements est ici en pleine forme. Antonino Fogliani, carte maîtresse d’une Aïda par ailleurs discutable la saison précédente confirme ses qualités : vitalité, transparence, support aux chanteurs et surtout élégance et raffinement. Il a su transformer la contrainte de la réduction de l’effectif orchestral en atout pour une lecture sensible et attentive au drame presque plus intimiste en quelque sorte. Il y a par ailleurs, ce qui est inhabituel pour une première, une mise en place de grande tenue avec assez peu de décalages. Au fur et à mesure que la soirée avançait, on sentait que les chanteurs étaient de plus en plus à leur aise, s’installaient dans leurs rôles avec l'expressivité et la couleur voulues.

 Voici au final une production originale de grande qualité qui fait honneur à Genève, quelle que soit la situation actuelle. La qualité de cette production confirme que le choix d’Opernwelt, la grande revue allemande d’opéra de faire du Grand Théâtre de Genève le Théâtre d’opéra de l’année 2020 est pleinement justifiée et montre que le Grand Théâtre revient dans le Gotha des opéras européens.

 

Laurent Pelly signe une Cenerentola rose bonbon

Emmanuel Andrieu - OperaOnline.com – 20 septembre 2020

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/manu34000/laurent-pelly-signe-une-cener…

 

Nous aurions dû voir cette production de La Cenerentola (dans une mise en scène de Laurent Pelly étrennée au Nationale Opera d'Amsterdam l'hiver dernier) au mois de mai dans ce même Grand-Théâtre de Genève, mais l’arrivée de ce satané virus en a voulu autrement. C’est donc en ouverture de saison qu’Aviel Cahn reprogramme le chef d’œuvre de Gioacchino Rossini, bousculant ainsi sa deuxième saison, au sein de l’institution genevoise, qui devait normalement débuter par une Turandot (elle-même reprogrammée plus tard…).

S’il avait raté son Barbier de Séville, l’homme de théâtre français réussit bien mieux sa Cendrillon, même si la production n’est pas exempte de certains tics actuels, tel l’allègre mélange des époques à travers les costumes (signés par Pelly lui-même) et les décors (imaginés par la fidèle Chantal Thomas). C’est rendue à sa condition première qu’Angelina apparaît, sur un plateau entièrement nu, avec son seau et son balai serpillère à la main, dans une blouse de travail informe, cheveux lissés et lunettes double foyer rivées sur le nez… La mutation de souillon à princesse n’en sera que plus remarquable, et le formica tristounet de la maison de Don Magnifico laisse bientôt place au palais fuchsia de Don Ramiro, aux éléments décoratifs d’un rose bonbon au mauvais goût assumé. Las, la féérie ne dure qu’un temps, et c’est à sa condition première que Pelly fait retourner, dans la scène finale, la poverina Angelina qui n’aura donc vécu qu’un rêve…

Et le haut niveau vocal parachève la réussite scénique. La mezzo russe Anna Goryachova (éblouissant Sesto à Anvers en 2018) trouve en Angelina un de ses meilleurs emplois, et répond pleinement aux attentes, parfaite de legato et étourdissante de virtuosité. Mais le héros de la soirée reste cependant le ténor uruguayen Edgardo Rocha, Ramiro solaire et en état de grâce, aux aigus aussi puissants que superbement projetés, à la belle palette expressive, et capable également de pianissimi éthérés. De son côté, le baryton italien Simone Del Savio campe un Dandini de grande classe, avec ses vocalises parfaites, tandis que son compatriote Carlo Lepore (truculent Tobia Mill dans La Cambiale di matrimonio à Pesaro le mois dernier) possède toute la saveur et l’abattage requis par Don Magnifico. Et si Simone Alberghini (Alidoro) est en méforme ce soir, laissant son personnage (vocalement) dans l’ombre, Elena Guseva (Tisbe) et Marie Lys (Clorinde) captent quant à elles l'attention grâce à leurs impossibles accoutrement et tignasse, et puis elles jouent aussi bien qu’elles ne chantent…

Mentionnons, enfin, le superbe travail du chef italien Antonino Fogliani (déjà en fosse l’an passé pour Aïda), qui parvient à équilibrer le plateau et un superbe Orchestre de la Suisse Romande avec une maîtrise rythmique idéale. Quant au Chœur (d’hommes) du Grand-Théâtre de Genève, il participe joyeusement, avec les figurants, à la folie ambiante…

 

 

La Cenerentola à Genève : du rose et des larmes chez Laurent Pelly

Irma Foletti - Bachtrack.com - 27 septembre 2020

source: https://bachtrack.com/fr_FR/critique-pelly-fogliani-goryachova-rocha-del-savio-…

 

Créée fin 2019 à Amsterdam (De Nationale Opera), la mise en scène de Laurent Pelly pour La Cenerentola de Rossini ouvre la saison du Grand Théâtre de Genève, à la place – Covid-19 oblige – de Turandot envisagée initialement. Les mesures sanitaires mises en place au cours de la soirée commencent à entrer dans nos nouvelles habitudes : masque pour les spectateurs lors de tout déplacement et port facultatif une fois assis, musiciens (hors instruments à vent…) et chef masqués en fosse, mais pas vraiment de distanciation sociale sur scène.

Si les réalisations visuelles conçues par Laurent Pelly pour certains titres du répertoire serio ne font pas toujours l’unanimité, le metteur en scène est reconnu depuis de nombreuses années comme un maître absolu dans le registre buffo. Cette Cenerentola est une nouvelle réussite, chargée d’un humour au trait pas trop épais et qui parvient aussi à dégager une vraie émotion. La scénographie de Chantal Thomas s’ouvre sur un vaste volume au papier peint bleu-vert, puis des plateaux glissent transversalement sur scène, chacun figurant une pièce de la maison de Don Magnifico : Clorinda dans sa chambre, Tisbè dans la salle de bain avec baignoire, le vestibule au fond, le salon, la cuisine, la buanderie où Angelina lance des lavages sur les deux machines (on imagine qu’il en faut une pour chaque terrible demi-sœur, afin de ne surtout pas mélanger leurs habits…). Tout vire au rose ensuite chez le prince Ramiro, des perruques aux éléments de décors peints qui descendent des cintres : lustres, chandeliers, miroir, jusqu’aux bouteilles et flacons de vin dans la cave.

Le traitement du rôle principal est particulier et le prince Ramiro a bien du mérite à détecter la beauté et la bonté chez sa future femme, tant celle-ci est mal fagotée de la tête aux pieds. Angelina est une femme de ménage accompagnée de son balai et de son seau, portant de grosses lunettes à verre épais, une blouse bleue à carreaux sur une autre de couleur orange à motifs fleuris, des collants, chaussettes, baskets. Elle passe le chiffon partout, parfois frénétiquement, ne peut même s’empêcher d’astiquer le carrosse qu’Alidoro fait apparaître, après que celui-ci s’est transformé de mendiant en chef d’orchestre qui bat la mesure. Angelina émeut plus d’une fois, comme lorsqu’elle se trouve au pied d’une machine à laver sous la menace de Don Magnifico, quand elle bondit de joie plus tard, de plus en plus haut, assise sur le canapé en réalisant que le prince veut l’épouser, ou bien dans la scène finale où Cenerentola n’apparaît pas dans ses habituels habits de lumière, mais reste femme de ménage, au tablier bleu cette fois très sale. Avant cela, sa métamorphose pour aller au bal du prince nous donne davantage l’image de la Reine de la Nuit mozartienne, une dame habillée et voilée de noir et gris, sortant d’une armoire au fond de ciel étoilé.

Vocalement, c’est le rôle-titre défendu par Anna Goryachova qui domine une distribution globalement de très bonne tenue. La mezzo fait entendre une voix agréable, capable de projection sur certaines notes enflées, instrument souple aux vocalises parfaitement en place, jusqu’à son rondo final particulièrement brillant. Edgardo Rocha, qui s’est produit de nombreuses fois en Don Ramiro, en particulier aux côtés de Cecilia Bartoli, est un ténor typiquement rossinien, volume assez léger mais un son bien concentré lors de ses extensions vers l’aigu, où les notes sont précises, vigoureuses et tenues. Tout juste remarque-t-on ce soir que la vocalise ne semble pas aussi huilée que d’ordinaire, mais son air de l'acte II « Si, ritrovarla io giuro » reste un grand moment de bravoure, aux aigus vainqueurs. Dès son premier air où il émerge du canapé devant la télévision éteinte, Carlo Lepore incarne un idéal Don Magnifico : la voix est celle d’une basse très profonde, volumineuse, le chant sillabato est un régal et il est doté d’une vis comica sans en faire des tonnes. Simone del Savio en Dandini fait entendre un très beau grain de voix de baryton, à la puissance mesurée, plus à l’aise dans le registre aigu que sur les notes les plus graves du rôle, le chant d’agilité étant par ailleurs plutôt convaincant. Simone Alberghini en Alidoro n’amène pas les mêmes satisfactions, la voix semble souvent serrée et peine à s’épanouir avec plénitude, tandis que Marie Lys (Clorinda) et Elena Guseva (Tisbè) caractérisent au mieux les deux affreuses demi-sœurs.

Il faut remercier enfin Antonino Fogliani, chef rossinien reconnu, et directeur musical du festival Rossini de Bad Wildbad depuis 2011. Sa direction de l’ouverture démarre avec délicatesse, puis elle marque avec netteté des accélérations pour les passages plus rapides. Le tourbillon rossinien souffle plus d’une fois au cours de la soirée, les musiciens sont à l’unisson, ainsi que les choristes masculins sur scène.

La Cenerentola voit la vie en (très) rose

Pierre Géraudie - -Olyrix.com - 17 septembre 2020

source: https://www.olyrix.com/articles/production/4285/la-cenerentola-rossini-grand-th…

La nouvelle saison du Grand Théâtre de Genève s’ouvre sur La Cenerentola (Rossini) enthousiaste, portée par un casting vocal très tenu et une mise en scène de Laurent Pelly bien ficelée, où rêve et réalité s’entremêlent par de vifs jeux de couleurs. Les oreilles comme les yeux sont en somme servis.

Ce devait être Turandot, c’est finalement La Cenerentola. Nécessitant des moyens humains et dimensions hélas bien incompatibles avec les mesures sanitaires de circonstance, l'opéra de Puccini, qui devait ouvrir cette saison genevoise, a été reporté à une année ultérieure. Et c’est avec le dramma giocoso de Rossini, initialement programmé en mai dernier (mais qui n'avait pu être joué) que débute donc une nouvelle saison lyrique sur les bords du lac Léman. Un spectacle bien tombé à l’heure où il s’agit enfin (espérons pour de bon) de renouer le lien entre la culture et son public. Élan musical à la fosse, voix remarquées sur scène, couleurs et lumières scintillantes pour mieux incarner une large dimension onirique : cette Cenerentola à de quoi ravir une audience certes masquée (et bien éparse : le théâtre est à peine rempli, la faute notamment aux mesures de distanciation), mais bien disposée à ne pas bouder son plaisir en cette période incertaine.

Un rose très “flashy” pour incarner la magie du rêve de Cendrillon

Réjouissant, donc, ce spectacle l’est assurément, lui qui avait été créé en décembre dernier à l’Opéra d’Amsterdam. Certes, la mise en scène use de procédés déjà connus, comme le mélange des époques (le XVIIIe côtoie la modernité), ou encore le transport de l’action au pays des songes (un rêve d’une vie meilleure formulé par Cendrillon). Pour autant, le travail de Laurent Pelly, idéalement servi par les décors de Chantal Thomas et les lumières de Duane Schuler, n’en manque pas moins d’intérêt ni de saveur. La volonté affichée, celle de faire s’opposer le monde du rêve à une réalité bien implacable, est restituée avec justesse. D’un côté, l’univers austère et sans âme de la demeure de Don Magnifico, avec sa table de cuisine en formica, son téléviseur cathodique et son canapé vert pomme dignes d’un foyer sans âme de l’époque giscardienne, et de l’autre, une ambiance de maison impériale, avec habits distingués (costumes, perruques et jabots) et mobilier de luxe suspendu ostensiblement en plein milieu de la scène. Deux ambiances, deux époques et deux couleurs, surtout : le gris pour le côté “réel”, et un rose bonbon très “flashy” pour figurer toute la magie du rêve d’amour de Cendrillon. Un contraste saisissant, qui scinde donc distinctement les deux sphères de l’action dans une mise en scène où le mouvement est aussi de rigueur. Celui des décors d’abord (qui vont et qui reviennent par le jeu de déplacements de modules latéraux), mais aussi des protagonistes, lesquels font les cent pas sur scène et se laissent aller à quelques chorégraphies du meilleur effet qui, à défaut de toujours entraîner l’hilarité générale, parent le spectacle d’un rythme vif et d’un enjouement incessant. Sans être révolutionnaire, le travail de Laurent Pelly (qui signe aussi les somptueux costumes) brille ainsi par son efficacité imparable, son dynamisme et son souci d’un esthétisme flamboyant dans l’incarnation du merveilleux. 

Ainsi tiraillée entre son fantastique rêve d’amour et sa crue réalité de servante (et même ici de femme de ménage), Angelina est campée par une impeccable Anna Goryachova. Dans son bleu (sali) de travail comme dans sa robe de princesse, la mezzo russe déploie une voix chaudement timbrée, d’une amplitude propre à atteindre des aigus aussi vibrés que sonores. Semblant gagner en aisance vocale à mesure de l’avancée du spectacle, cette Cenerentola là ne cesse jamais d’être touchante, notamment dans ses airs de victime bien décidée à vivre pleinement son rêve d’amour sans renier les siens qui, pourtant, sont aussi ses bourreaux. Le brillant “Non piu mesta” final, interprétée par une Angelina redevenue femme de ménage (car le rêve est clos), est nanti de vocalises virevoltantes, et vient parachever une prestation accomplie. Autres voix féminines, la Tisbe d’Elena Guseva et la Clorinda de Marie Lys sont complémentaires tant dans la fougue et la drôlerie portées à leur jeu de scène que par leurs voix aux timbres joliment colorés et projetées avec assurance.

Dans le rôle de Ramiro qu’il connaît bien (pour l’avoir notamment chanté aux côtés de Cecilia Bartoli), le ténor Edgardo Rocha, en plus d’afficher son charisme dans ses habits de prince, s’illustre par une constante prestance vocale, avec des aigus lumineux et une belle tenue de souffle, ainsi qu’un souci constant de polir chaque phrase avec raffinement. 

En Dandini, le baryton Simone del Savio se distingue lui aussi, par son énergique engagement scénique autant que par sa voix ardemment timbrée, émise avec autorité et générosité. Autoritaire, le Don Magnifico de Carlo Lepore l’est tout autant, au sens propre comme figuré. Le rôle du pater familias à la bouffonne cruauté est pleinement restitué par des mimiques drôlatiques et par l’emploi d’une voix profonde émise avec un naturel épatant. La basse italienne, rompue aux rôles rossiniens, s’acquitte de ses deux grands airs avec une gourmandise communicative (et un débit “rossinien” plein d’allant). Enfin, lui aussi grand rossinien, Simone Alberghini est un Alidoro, qui passe du statut de mendiant à celui de chef d’orchestre comme pour mieux diriger le rêve de Cendrillon. Avec sa voix chaude et agréablement vibrée sur toute l’étendue de la tessiture, le baryton livre une prestation sans fausse note. 

Depuis la fosse, et le visage masqué (durant près de trois heures tout de même), le chef Antonino Fogliani parvient à tirer l’essence rossinienne de chacun des pupitres de l’Orchestre Romand, avec des cordes sautillantes ou tempétueuses et des vents sonores se délectant particulièrement des passages con fuoco. Le maestro mène d’une main tout aussi savante les ensembles vocaux qui, par le jeu des crescendi et des accélérations de rythme, sont autant de murmures devenus ouragans vocaux. Par sa grande qualité sonore et le plein engagement vocal de ses membres, la prestation du Choeur d’hommes du Grand Théâtre est aussi à mettre à l’actif de la réussite d’un spectacle plaisant d’un bout à l’autre, et dont le public ressort les yeux rosis de plaisir.