Anna Bolena

Gaetano Donizetti
Anna Bolena

opéra en deux actes
du 22 octobre au 7 novembre 2021

Direction musicale Stefano Montanari
Mise en scène Mariame Clément
Scénographie Julia Hansen
Costumes Julia Hansen
Lumières Ulrik Gad
Dramaturgie  Clara Pons
Direction des chœurs Alan Woodbridge
   
Anna Bolena Elsa Dreisig
Enrico VIII Alex Esposito
Riccardo Percy Edgardo Rocha
Giovanna Seymour Stéphanie d'Oustrac
Smeton Lena Belkina
Lord Rochefort Michael Mofidian
Sir Hervey Julien Henric

Orchestre de la Suisse Romande
Chœur du Grand Théâtre de Genève

 

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

L'enfance d'une reine

Clément Mariage – ForumOpera.com - 10 novembre 2021

source: https://www.forumopera.com/anna-bolena-geneve-lenfance-dune-reine

 

Après une trilogie consacrée au personnage de Médée (Medea de Cherubini en 2015, Il Giasone de Cavalli en 2017 et Médée de Charpentier en 2019), le Grand Théâtre de Genève inaugure, avec cette nouvelle production d'Anna Bolena, un nouveau cycle sur trois saisons, comprenant trois ouvrages de Donizetti qu’on a l’habitude de réunir sous le nom de « trilogie Tudor ». A priori, cette fois, il n’y a pas de personnage commun entre les différentes œuvres. Mais Mariame Clément, qui mettra également en scène les deux volets suivants, Maria Stuarda et Roberto Devereux, choisit de faire apparaître dans Anna Bolena la fille de celle-ci, la future Élisabeth Ire, présente dans les autres ouvrages de la trilogie, d’abord comme rivale de Maria Stuarda, puis comme personnage principal. L’idée n’est pas nouvelle (Éric Génovèse notamment faisait apparaître Elizabeth enfant lors de l’exécution de sa mère), mais elle occupe ici une place centrale dans la mise en scène : la reine fait son apparition dès l’ouverture, d’abord à l’âge de 7 ou 8 ans, puis en souveraine âgée et triomphante, telle qu’elle est représentée dans Roberto Devereux. L’histoire d’Anna Bolena qui se déroule sur scène s’appréhende alors à la fois comme un souvenir de la reine âgée et comme un traumatisme de la reine enfant, témoin de l’injustice du sort de sa mère et des ravages de l’amour. Tout le récit de la chute d’Anna Bolena semble être pour Mariame Clément une justification de la volonté de la « Reine Vierge » de n’épouser aucun homme.

La présence d’Elizabeth enfant a aussi pour fonction de resserrer les enjeux entre les deux personnages féminins, Anna Bolena et sa rivale Jeanne Seymour : la metteuse en scène choisi de faire de cette dernière la gouvernante de la fille d’Anna. Ainsi, la petite fille assiste, en tant que témoin muet, à la première entrevue entre Seymour et le roi Enrico. Elle occupe cependant un rôle actif lors de la confrontation entre Anna et Seymour, puisqu’elle apparaît comme une médiatrice entre les deux femmes : elle leur voue un égal amour et, dans son désir de réconciliation, semble leur rappeler qu’elles sont toutes les deux des femmes victimes du même homme — en pardonnant à Seymour à la fin du duo, Anna privilégie l’amour maternel et lui confie l’avenir de sa fille*.

La mise en scène de Mariame Clément témoigne donc d’une très adroite direction d’acteur, sachant aussi faire jaillir ici ou là des propositions singulières, tout en s'inscrivant dans un rapport serré au livret et à la musique. Un très beau moment par exemple : le geste suppliant d’Anna sur la modulation avant la reprise de la strette du finale de l’acte I — elle a presque ramené à lui le roi, physiquement et harmoniquement, mais il sort immédiatement, furieux, comme écrit dans le livret, laissant Anna et le reste de la cour seuls sur scène pour la fin de l’acte. 

Mais la proposition scénique s’appuie également sur la très belle scénographie de Julia Hansen, qui déploie dans son choix de costumes et de décors une séduisante palette de couleurs, d’une tonalité proche de celles qu'on trouve dans les tableaux de l'époque. Le décor pivotant permet des changements de décors variés et rapides, et une multiplication des espaces qui, avec la profondeur du plateau, présente la cour comme un espace où l’intimité est exclue. Tout cela peut paraître bien classique, mais quand c’est si bien fait, et avec tant de finesse et de goût, pourquoi bouder son plaisir ?

Dans le rôle-titre, d’une exigence vocale et dramatique redoutable, Elsa Dreisig ne convainc que par intermittence. Le portrait qu’elle dresse du personnage est fouillé mais les exigences techniques de la partition semblent par moment rabattre ses habituelles qualités scéniques. Les quelques incertitudes d’intonation de son premier air sont vite oubliées ; la ligne, conduite par un legato stable, est toujours soignée et les aigus sont d’un glorieux moelleux, mais le chant manque singulièrement de couleurs différenciées, ce qui contribue à donner à l’ensemble une allure assez monochrome et manquant d'éclat. Les deux extrémités des finales de l’œuvre (le tempo di mezzo « Giudici… ad Anna! » et la strette qui suit à l’acte I, puis la cabalette « Coppia iniqua » qui clôt l’opéra) sont cependant très réussies : la chanteuse n’hésite pas à se jeter à corps perdu dans l’indignation majestueuse du personnage et à user de la voix de poitrine de manière expressive. Elle trouve ainsi une forme de mordant et un tempérament qu’on n’entendaient pas auparavant.

Face à elle, Stéphanie d’Oustrac interprète Jeanne Seymour. La chanteuse française, qui a profondément marqué le chant baroque depuis le début des années 2000, et qui a depuis quelques années ouvert son répertoire aux rôles de l’opéra romantique français (Charlotte, Carmen ou Cassandre notamment), fait ici une prise de rôle et aussi, pourrait-on dire, une « prise de répertoire », puisque c’est la première fois qu’elle aborde un ouvrage belcantiste du XIXe siècle. Sa superbe présence scénique, son maintien de tragédienne, confèrent au rôle une grande puissance. La voix est certes plutôt dénuée d’italianità et elle n’a pas la douceur de timbre d’Elsa Dreisig, mais l’expressivité de la phrase, précisément ciselée, ne vient jamais entamer un legato de la plus belle tenue.

Les deux personnages masculins principaux sont quant eux à attribués à des habitués de ce répertoire, qui ont déjà chanté leur rôle respectif, plusieurs fois même dans le cas de l’Enrico d’Alex Esposito. La projection péremptoire et le timbre chaud et sombre de la basse italienne accordent au roi une autorité qui ne manque pas de séduction. Sa composition du roi tyrannique et irascible, très « grand méchant loup », est parfois traversée d’un soupçon de doute, laissant entrevoir des failles dans ce personnage monolithique. C’est aussi l’interprète de la distribution qui mord avec le plus de saveur dans les mots. Edgardo Rocha est un Percy d’une grande musicalité, au timbre pleinement italien, qui sait se faire tantôt rêveur, en colorant avec délicatesse ses airs lents, tantôt vindicatif, dans des cabalettes, des scènes de confrontation ou des ensembles où il se montre plus incisif.

Le mezzo onctueux de Lena Belkina sied tout à fait au jeune page Smeton, frémissant de désir. Très à l’aise scéniquement, elle n’hésite pas à s'engager, physiquement et vocalement, dans son air de la chambre de la reine, où la mise en scène demande au personnage, glissé sous les draps du lit de la reine, de rêver surtout avec ses mains… Le titulaire du rôle de Lord Rochefort étant souffrant, c’est Stanislas Vorobyov, arrivé au Grand Théâtre la veille, qui endosse le costume du frère d’Anna. Le jeune chanteur impressionne par sa maîtrise du rôle, certes secondaire, mais auquel il sait donner une présence singulière. Julien Henric, révélation de l’ADAMI en 2018, incarne quant à lui un Hervey fourbe à souhait, avec une intégrité musicale qu’on voit rarement aussi affirmée dans des rôles si courts.

C’est peu dire que le bel canto romantique ne constitue pas historiquement le cœur du répertoire de l’Orchestre de la Suisse Romande. Et pourtant, quelle énergie, quel enthousiasme, quelle fête de couleurs et de timbres ! Mené par la baguette vive du chef italien Stefano Montanari, les musiciens de l’orchestre sont plus que des accompagnateurs, certes tout à fait à l’écoute des chanteurs ainsi que des variations de dynamiques et de tempos qu’ils proposent, mais de véritables conducteurs du drame, soutenant inlassablement l’action et dépliant des atmosphères variées. Une bizzarerie cependant : le chef flanque parfois sa baguette dans son dos pour avoir les mains libres de jouer sur un pianoforte. On peut s'interroger sur la pertinence philologique et stylistique du choix d’ajouter cet intrument dans une fosse d’orchestre pour une œuvre de 1830, surtout qu’il n’intervient finalement qu’assez rarement, mais il permet de faire saillie sur certains moments de l’œuvre et rappelle la forme récitative de l’écriture de certaines scènes.

Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Alan Woodbridge, n’appelle que des louanges : bel italien, belle homogénéité de timbre et d’intention. On regrette seulement que le chœur soit un peu trop souvent scéniquement traité comme un bloc, mais la faute revient plutôt à la metteuse en scène.

À suivre, dans les prochains épisodes…

Anna Bolena de Donizetti à Genève : vaudeville belcantiste

Julia Le Brun – Diapason - 2 novembre 2021

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/anna-bolena-de-donizetti-a-geneve-vaudevil…

Malgré les prises de rôles d'Elsa Dreisig et Stéphanie d'Oustrac, le spectacle de Mariame Clément comme la direction de Stefano Montanari peinent à convaincre. 

Certaines soirées lyriques laissent décidément le mélomane sur sa faim. Surtout celles d'où il sort sans avoir vibré un seul instant... et pourtant, il a assisté à une prise de rôle importante.
Elsa Dreisig est une artiste admirable disposant de magnifiques moyens et d'une bonne technique, qui l'incitent à s'aventurer dans de grandes œuvres belcantistes. D'ailleurs elle se montre plutôt à la hauteur d'une partition difficile mais elle n'a ni l'envergure, ni la maturité pour s'emparer d'un rôle de reine aussi riche et éminemment dramatique, composé, comme Norma, pour la grande Giuditta Pasta. Son Anna Bolena extrêmement juvénile, au timbre un peu trop clair, manque de profondeur et de moelleux, tandis que l'interprétation reste superficielle. Font défaut à la fois le flamboiement vocal et la présence scénique.

Mélange des époques
Il faut dire qu'elle n'est pas vraiment aidée par la production. Le décor de style classique est plutôt réussi, efficace et coloré (turquoise sur fond de forêt verdoyante), alors que côté costumes, le mélange des époques Renaissance et contemporaine est de mise, avec des résultats souvent convaincants d'un point de vue esthétique, même si on n'en saisit pas toujours l'intérêt. En fait, Mariame Clément ne semble pas prendre cette histoire au sérieux. Elle parsème le spectacle d'idées scéniques saugrenues, de détails superflus, voire dérangeants. Revendiquant l'intimité, elle transforme l'acte II en véritable vaudeville, n'évitant ni la vulgarité ni le mauvais goût, comme cette gigantesque tête de cerf abattu observant le spectateur d'un œil morne, ou la scène de masturbation de Smeton sur le lit d'Anna... Direction d'acteurs et caractérisation psychologique restent par contre assez sommaires.
Stéphanie d'Oustrac, dont c'est aussi la prise de rôle, ne sait pas trop quoi faire de sa Giovanna Seymour qui semble porter le poids du monde sur ses épaules (à croire que c'est elle qui court au billot !). Par ailleurs le bel canto ne lui sied pas trop. Son chant est un peu maniéré et elle a tendance à oublier l'existence des consonnes. Toutefois, son timbre toujours si chaleureux et une bonne implication dramatique, lui permettent de recevoir des applaudissements mérités, notamment à l'issue de son grand air du II.

Désir d'intimité
Alex Esposito, belle basse vocalement très à son aise, campe un Henri VIII des plus antipathiques, uniformément sombre et violent. Malgré un timbre pincé un peu ingrat, le Percy d'Edgardo Rocha parvient à séduire dans les passages cantabile mettant en valeur une magnifique ligne de chant, tandis que le Smeton de Lena Belkina convainc en particulier par la qualité de ses vocalises.
En accord avec la mise en scène, Stefano Montanari fait sien ce désir d'intimité, obtenant de l'Orchestre de la Suisse Romande des textures chambristes, mais avec quelques duretés et sans beaucoup de raffinement. Cette lecture manque, comme le reste, de profondeur, de finesse, d'intensité dramatique et de séduction sonore... toutes choses qui nous auraient permis d'être touchés par des personnages dont le destin nous sera finalement indifférent.

À Genève, Anna Bolena ne muscle pas assez son jeu

Romain Daroles – BachTrack.com - 28 octobre 2021

source: https://bachtrack.com/fr_FR/critique-anna-bolena-montanari-clement-dreisig-d-ou…

 

Émotions automnales au Grand Théâtre de Genève devant une assistance encore bien clairsemée pour cette lente reprise après interruption. Dans la fosse, Stefano Montanari et l’Orchestre de la Suisse Romande offrent une lecture des plus nuancées d'Anna Bolena, partition jouée pour la première fois au Grand Théâtre. Dès les premières notes de la Sinfonia, la joie de Donizetti est bien là et, au détour d’une phrase de basson et de clarinette, le chef insuffle des tempos plus étirés, chargeant l’air d’un vague à l’âme qui nous rappelle que le compositeur est aussi l’auteur du si mélancolique « Una furtiva lagrima » de L'Elisir d’amore.

Clair-obscur : c’est la couleur qui sera donnée à l’ensemble, et l’on sent le bénéfice dramatique que l’on peut tirer de ces partitions belcantistes lorsqu’on laisse ainsi respirer les charnières musicales. En ce sens, une des belles surprises de la soirée réside certainement dans les accompagnements improvisés au pianoforte par le chef lui-même à des moments de bascule émotionnelle (souvent des récitatifs, mais pas seulement) : que ce soit après l’aveu amoureux de Giovanna Seymour devant la Reine Anna Bolena au début de l’acte II ; ou sur un « hélas » de la Reine chargé de sens, quand elle comprend revoir son amant Percy pour la dernière fois. Si on peut reprocher parfois à cette direction une absence de prise de risque, on lui saura gré de mettre en place une nappe orchestrale idéale pour porter un chant belcantiste qui trouve ses plus belles résolutions d’ensemble dans un quintette de l’acte I en suspension et parfait équilibre.

Sur scène, une végétation abondante en arrière-plan qui vient soit reverdir, soit faner grâce aux subtils jeux de lumières d’Ulrik Gad. Deux grandes pièces d’un intérieur classique posées sur une tournette (scénographie de Julia Hansen) offrent un jeu entre caché et montré, de circonstance dans un opéra où l’un des ressorts dramatiques reste la délation et le jugement impartial, où chacun observe insidieusement tout le monde, pour le malheur d’une seule, Anna Bolena.

Mais à scénographie habile, direction d’acteur et donc mise en scène (Mariame Clément) conventionnelle et bourgeoise. Conventionnelle dans le sens où mis à part l’idée des doubles de la Reine en enfant et vieille femme – toujours assez efficace mais vu et revu dans tant de mises en scène –, les propositions s’inscrivent dans un rapport logique au livret tout à fait littéral et pauvre, attribuant à chaque scène son anecdote. Ainsi la rencontre amoureuse entre le Roi et Giovanna (acte I) où celui-ci relève haut ses manches, passe ensuite sa veste à Giovanna puis la bloque contre un mur ; ainsi le page Smeton, rôle travesti amoureux de la Reine, qui se masturbe sous les draps devant le portrait de la Reine, épisode qui, s’il parvient encore à choquer le parterre de la cité de Calvin, tourne court sans évoquer les délicieuses subtilités d’un amour adolescent – on pense à l’amour d’un Chérubin pour la Comtesse chez Mozart. Bourgeois car si nous observons ici et là des tentatives de distanciation de l’histoire (codes du conte avec l’apparition d’oiseaux et cerf géants, citation d’une nature romantique…), le geste arrêté à mi-chemin réitère finalement les codes d’un théâtre bourgeois conventionnel relativement statique.

Et si la promesse de la soirée résidait dans les prises de rôles d’Elsa Dreisig (Anna Bolena) et Stéphanie d’Oustrac (Giovanna Seymour), force est de constater que là où cette dernière s’en tire haut la main, montrant dans ses deux airs l’homogénéité de sa voix dans les différents registres et sa capacité de modulation (jusqu’à une messa di voce impeccable comme dans son « Per questa fiamma »), Elsa Dreisig campe une Anna Bolena nettement plus monochrome, qui n’est pas sans offrir une dimension là encore automnale à cette Reine victime de toutes parts. La voix prenait ses aises au fur et à mesure de la soirée dans les larghettos (jusqu’à de très belles épiphanies en début d’acte II), mais on n’a pu que constater sa fragilité dans un répertoire où à propos de vocalises, les ports de voix et autres glissandos ne doivent pas être la règle, et où la dimension dramatique du rôle ne doit pas être sous-estimée. On note le Smeton tout à fait prometteur et agile de Lena Belkina, en prise de rôle aussi ; là où le Percy d’Edgardo Rocha est trop pincé et acide dans son registre haut pour parvenir à véritablement nous charmer dans le rôle de l’amoureux transi.

Gageons que ce premier épisode d’un triptyque donizettien à venir les saisons prochaines avec les mêmes équipes s’étoffera en idées scéniques et se bonifiera vocalement avec le temps…

Anna Bolena

Jules Cavalié – Avant-Scène Opéra - 26 octobre 2021

source: https://www.asopera.fr/fr/productions/4147-anna-bolena.html

 

Il n’a fallu que d’une ouverture à rideau fermé pour nous mettre dans les meilleures dispositions à l’égard de cette production. Savourant ce plaisir si rare d’une entrée dans l’œuvre par le seul signifiant musical, sans le soulignement par la pantomime, on n’en a que mieux apprécié le bref épisode rideau ouvert, où Elizabeth enfant et adulte se retrouvent sidérées face au billot sur lequel leur mère fut décapitée. Moment inattendu et marquant, il rappelle que cette Anna Bolena est le premier épisode d’une série – au sens netflixien – proposée par le Grand Théâtre puisque Maria Stuarda et Roberto Devreux doivent suivre lors des prochaines saisons avec la même équipe artistique : directions musicale et scénique, et interprètes. Nul doute donc que de nombreux jalons ont été posés aujourd’hui et trouveront leur sens demain ; d’emblée il faut donc renoncer à vouloir tout saisir de cette mise en scène. La présence continue d’Elizabeth, soit enfant, soit adulte, donne en effet au spectacle l’image d’un prequel : traumatisme originel qui expliquerait l’évolution du personnage. Cela permet aussi de détourner l’enjeu de l’opéra, ici Anna ne tient pas tant à la vie qu’au bonheur de sa fille et à sauvegarder le trône qui lui est destiné, dès lors l’ambivalence de Seymour tient au fait qu’elle menace cet avenir mais se révèle aussi être une nourrice bienveillante et finalement un relais maternel de confiance. Par une habile attention au texte, Mariame Clément use de cette recomposition familiale en faisant adresser certaines paroles à la jeune Elizabeth plutôt qu’à Giovanna, et de la même façon lorsque celle-ci dit à Enrico « elle se repose » il ne s’agit plus d’Anna, mais d’Elizabeth que l’on voit dormir sur une chaise. Le pari est audacieux, car si l’on accepte que le sens se révèle sur le long terme, on reste un peu sur sa faim : des tempéraments comme ceux d’Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac auraient mérités une direction d’actrice plus forte, osant jouer le sentiment à fond, et au contraire il aurait fallu débarrasser Edgardo Rocha de certains gestes conventionnels et automatiques.

La scénographie de Julia Hansen permet de démultiplier les espaces de façon astucieuse et intéressante : un beau décor tournant « bleu Holbein » représente tour à tour les différents lieux de l’action. Le plus souvent ouvert sur une nature luxuriante, il peut aussi concentrer l’espace scénique au proscenium, ou encore s’entrouvrir sur une scène recompartimentée où les courtisans attendent le résultat des audiences et du jugement et qui donne ainsi une profondeur de champ à l’ambiance mortifère et angoissée de la chute de Bolena. On s’interroge seulement sur la nécessité de surligner parfois le sens de l’œuvre : pourquoi montrer un monumental cerf gisant pendant la scène de chasse, si ce n’est pour rappeler qu’Anna est la proie d’Henry ? L’œil jouit d’un bel objet scénique tout comme pour l’indétermination des costumes – globalement seizièmistes mâtinés de vêtements discrètement contemporains. Clément et Hansen jouent d'une forme d’intemporalité qui ne s’assume pas vraiment. Pour cette mise en scène en devenir on attendra donc les prochains spectacles, où l’on espère que des options plus tangibles seront présentées, avant d’émettre des jugements définitifs.

Le plaisir de l’ouverture à rideau fermé réside dans l’appréciation d’un moment suspendu, du passage du monde réel à celui de l’illusion lyrique par le truchement de la musique, artefact qui traduit orchestralement le « Il était une fois… » des vieux récits. Sous la baguette de Stefano Montanari l’orchestre de la Suisse Romande groove, les contrebasses assurent une pulsation qui permet aux violons et aux bois de chanter. Ainsi à l’obscurité inquiétante de la première partie (lente) de l’ouverture succède la brillante lumière de la partie rapide. Au fil de l’opéra Montanari mais en valeurs l’orchestration colorée de Donizetti, travail sur les textures des cordes, liberté donnée aux bois solistes, cors délicieusement cuivrés… si le drame est sur scène, l’accompagnement est attentif et toujours juste pour soutenir les intentions des chanteurs. Il s'installe aussi de temps en temps au clavecin pour introduire quelques contrechants bienvenus, saisissant résultat pour le trio du deuxième acte où le clavecin lancinant parachève le clair-obscur hitchcokien de l'orchestre.

Parmi les sept solistes, cinq font une prise de rôle avec cette production, y compris les deux reines. Mozartienne acclamée, soprano à l’agilité impeccable, Elsa Dreisig développe son répertoire avec soin en même temps qu’elle fait mûrir sa voix. À ce titre, sa prise du rôle d’Anna Bolena marque un pas décisif vers des rôles dramatiques. Elle use des moyens qu’on lui connaissait – un beau métal étincelant, une facilité à vocaliser, des aigus intenses – et nous fait découvrir des graves colorés et projetés qui lui permettent d’assumer ce rôle sans difficulté apparente. Mais ses principales qualités ne sont pas là, la reine est blessée, maternante et pathétique, mais aussi souveraine dans la folie et léonine dans sa confrontation avec Seymour. Dreisig prête attention aux mots et aux moments, passant d’un sentiment à l’autre sur la parole et le temps justes. Des puristes autoproclamés se sont fendus à la sortie du théâtre de commentaires sur le manque d’italianité et de traditionalisme belcantiste… qu’importe si le chant est beau, et le personnage émouvant ? Sommes-nous là pour sans cesse ramener les interprètes à un canon largement fantasmé ou bien constater l’intérêt et les séductions des propositions d’une artiste ? Elsa Dreisig nous offre plus qu'un point de départ pour cette première rencontre avec le rôle, une véritable réussite et une belle promesse pour l'avenir.

Face à elle, Stéphanie d’Oustrac est une Giovanna Seymour investie d’une mission individuelle – exister réellement face au roi – et pleine d’une empathie qui se traduit par l’affection qu’entretient Elizabeth pour elle. La voix n’a plus toutes ses couleurs et l’émission est parfois surprenante, mais la puissance et la force dramatique de cette personnalité demeurent. Elle fait fléchir le roi avec un mélange d’autorité et d’humilité implorante, puis touche par sa culpabilité désespérée. Pourtant comme une eau dormante, la future reine est déjà là. Si Alex Esposito ne présente pas un portrait aussi complexe du roi, ce familier du rôle possède toutes les qualités vocales pour livrer une interprétation traditionnelle : la couleur sombre du roi brutal, le fraseggio qui lui fait posséder chaque mot et la mâle projection de son chant. Edgardo Rocha est le seul autre interprète de la production a avoir déjà chanté son rôle. Il en maîtrise les écueils et connait son personnage à la fois charmant et tragique. Timbre clair, voix bien placée et suraigus faciles il n’en rajoute néanmoins pas (et peut-être pas assez ?) dans les passages les plus virtuoses. Le Smeton de Lena Belkina a le timbre et le chant charmeurs, son beau mezzo convient ainsi parfaitement au personnage d’adolescent aux hormones en ébullition que propose la mise en scène. Enfin, Michael Mofidian (Lord Rochefort) et Julien Henric (Sir Hervey) – tous deux issus du Jeune Ensemble du Grand Théâtre – complètent idéalement cette distribution. Le premier possède un beau baryton bien chantant, et le second est un ténor dont le métal présente déjà un vif intérêt et auquel la stature assure une véritable présence scénique.

Le travail effectué par Alan Woodbridge avec les chœurs vise avant tout à trouver les justes couleurs pour compléter ce tableau italien et romantique de l’Angleterre des Tudors. Des murmures initiaux, à la complainte qui ouvre la dernière scène, en passant par les fiers accents de la chasse, on ne saurait prendre en défaut cette formation qui aborde toutes les scènes avec une égale fraîcheur.

Anna Bolena sous l’oeil d’Elisabetta à Genève

Gilles Charlassier – Toute La Culture.com – 28 octobre 2021

source: https://toutelaculture.com/spectacles/opera/anna-bolena-sous-loeil-delisabetta-…

Le Grand-Théâtre de Genève met à l’affiche une nouvelle production d’Anna Bolena dirigée par Stefano Montanari, et réglée par Mariame Clément, qui fait planer l’ombre de sa fille Élisabeth sur le destin de la reine.

L’opéra de Donizetti Anna Bolena fait partie, avec Roberto Devereux et Maria Stuarda, de ce que l’on appelle communément la « trilogie des reines », associée à la dynastie Tudor. C’est d’ailleurs dans cette optique cyclique qu’Aviel Cahn et le Grand-Théâtre de Genève ont confié Anna Bolena à Mariame Clément. La metteur en scène française a ainsi choisi d’insérer au cœur de la narration le regard d’Élisabeth, la fille de la souveraine encore enfant lors de la condamnation à mort de sa mère. Mais le dispositif ne se réduit pas à un ajout soumis au réalisme temporel, un avatar d’Élisabeth I à l’âge mûr apparaît également aux côtés de la petite fille, comme un signe du prolongement de la fatalité par-delà les générations.

La scénographie rotative en boiseries bleu Holbein dessinée par Julia Hansen fait se succéder les différents espaces du drame, dans une réinterprétation contemporaine de la Renaissance ou de l’âge Baroque, sous les lumières d’Ulrik Gad, au diapason des couleurs du décor. L’une des faces est tapissée de faune et de flore comme un cabinet de curiosités flamand – ou les tatouages de Percy. Celle d’apparat est habillée de trophées de chasse, tandis que l’espace intime est meublée d’un vaste lit. La maîtrise des mouvements d’ensemble rappelle avec à-propos la surveillance morale et politique de la cour, contraignant la vie privée. Sous une apparence de relative sagesse visuelle, le spectacle tisse un récit psychologique polyphonique habilement construit, qui aurait pu se passer de simplifier sinon trahir le languissement amoureux de Smeton sur le mode masturbatoire. La dissimulation du page derrière le rideau réserve en revanche une tonalité chérubinesque non dénuée de pertinence dans la collision des sentiments.

Dans le rôle-titre, Elsa Dreisig fait valoir une sensibilité frémissante, et affleurer d’intéressants ressacs affectifs. La vocalité ne correspond peut-être pas aux archétypes du bel canto, mais se distingue par une appréciable musicalité expressive, que l’on retrouve dans la Giovanna Seymour de Stéphanie d’Oustrac. Si l’on décèle quelque raideur au début de la soirée, la mezzo française prend progressivement ses marques dans un répertoire nouveau pour elle et restitue avec intelligence la complexité du personnage, perceptible dans les inflexions de l’émission et d’un chant attentif au verbe.

Le Smeton de Lena Belkina équilibre juvénilité et homogénéité sur toute la tessiture. Seul de la distribution à ne pas être en prise de rôle – avec le Riccardo Percy d’Edgardo Rocha, dont la clarté de l’éclat ne dissimule pas la fragilité émotionnelle, esquissée avec tact – Alex Exposito impose l’autorité puissante un rien monochrome d’Enrico VIII, avec un grain vocal où la vigueur et la densité prennent le pas sur la couleur. Membres du Jeune Ensemble du Grand-Théâtre, Michael Mofidian et Julien Henric ne déméritent aucunement en Lord Rochefort et Sir Hervey. Préparé avec précision par Alan Woodbridge, le chœur participe pleinement à la dynamique du drame.

A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Stefano Montanari, qui vient pour la première fois à Genève, n’hésite pas à moduler l’orchestration et confier certaines articulations au pianoforte pour souligner les tensions expressives de la musique. Le chef italien confirme son irréductible instinct théâtral, défiant le fétichisme de la partition. On peut discuter les artifices et les in(ter)ventions, mais reconnaissons que cela sort l’opéra du risque de la torpeur muséale qui le guette, qu’Aviel Cahn, fidèle à son parcours, entend bien conjurer. Cette Anna Bolena moins consensuelle qu’il n’y paraît ne le démentira pas.

Anna Bolena à Genève – La reine est morte, vive les reines !

Laurent Bury – PremièreLoge.com - 27 octobre 2021

source: https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/2021/10/27/anna-bolena-…

De la part d’un directeur aussi attaché à la modernité qu’Aviel Cahn, on pourrait s’étonner que Donizetti soit mis à l’honneur pour trois saisons : on se souvient par exemple qu’en son temps, Gérard Mortier avait banni le belcanto et le vérisme du Théâtre de la Monnaie, et c’est donc une heureuse surprise que la fameuse « trilogie des reines » soit à l’affiche à Genève.

La multiplication des reines
En confiant la mise en scène à Mariame Clément, le Grand Théâtre s’est aussi assuré la collaboration d’une personnalité qui a su renouveler notre regard sur des œuvres comme le Don Quichotte de Massenet. Peut-être est-il trop tôt pour juger un spectacle explicitement conçu comme le premier volet d’un triptyque. Pour le moment, la clef de cette production semble être la focalisation sur celle qui unit les trois actes de la trilogie, Elisabeth Ière, qu’une légère entorse à la vérité historique permet de nous montrer ici sous les traits d’une fillette de six ou sept ans (elle en avait trois quand sa mère Anne Boleyn fut décapitée) et sous ceux, immédiatement reconnaissable, de la Reine Vierge vers la fin de sa vie, arborant la perruque et le costume visibles sur ses portraits les plus célèbres. Qu’Elisabeth enfant soit très souvent présente sur scène paraît logique dès lors que l’on fait de Jane Seymour sa gouvernante ; qu’Elisabeth âgée le soit presque autant étonne davantage car, à part à tel moment précis où l’on voit son père Henry VIII confronté au même dilemme qu’elle connut à son tour – décapiter ou ne pas décapiter, telle est la question –, on s’explique mal la récurrence systématique du personnage qui observe ce qui se passe sur le plateau. L’enfant contribue à humaniser Anne Boleyn (« mes tourments, ma douleur amère, / Si l’on n’est pas épouse et mère, / On ne saurait les concevoir », comme dirait une autre héroïne de tragédie) ; la vieille reine introduit une distance rétrospective dont l’avantage n’est pas toujours flagrant, mais dont la cohérence apparaîtra sans doute une fois la trilogie complétée. On s’interroge aussi sur le sens des animaux géants (oiseaux, cerf mort) qui apparaissent à deux moments, dans le beau décor tournant qui permet de varier les lieux de l’action.

Débutantes et confirmés
La distribution réunie à Genève fait se côtoyer prises de rôle et titulaires expérimentés. Deux chanteuses françaises pour les rivales : Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac rempliront les mêmes fonctions dans les volets suivants de la trilogie. Attendue au tournant, la soprano endosse le rôle-titre alors qu’elle a encore l’âge du personnage, là où bien des stars ont attendu l’apogée de leur carrière pour le chanter. Leyla Gencer, Beverly Sills, Edita Gruberova, Anna Netrebko… la diversité des profils vocaux des grandes Anna Bolena montre que chaque interprète peut s’approprier la partition selon ses moyens. Malgré quelques aigus qui gagneraient à s’épanouir davantage, et un timbre que d’aucuns jugeront trop juvénile, Elsa Dreisig emporte l’adhésion par l’ardeur avec laquelle elle s’empare du personnage. Face à elle, Stéphanie d’Oustrac joue des particularités de son émission, avec ces sons dont les contours sont parfois comme estompés, pour camper une Seymour craintive, presque accablée par ce qui lui arrive ; nul doute que les volets suivants lui permettront de laisser éclater un tempérament plus volcanique. Edgardo Rocha n’en est plus à son premier Percy, et c’est avec une belle assurance qu’il prodigue ici les suraigus, prêtant au héros une virilité conquérante. Alex Esposito n’a pas le volume physique d’Henry VIII, mais il a la voix d’Enrico et l’autorité du souverain. Lena Belkina propose un Smeton qui ne passe pas inaperçu, notamment avec son air dans les appartements de la reine, où la mezzo parvient à concilier virtuosité sans failles et plaisir solitaire obtenu tout en contemplant le portrait d’Anna…

Sous la direction souple de Stefano Montanari, l’orchestre de la Suisse romande et le chœur du Grand Théâtre de Genève rendent justice à la partition de Donizetti, et l’on aimerait savoir qui tient le pianoforte dont les accords montent régulièrement de la fosse.

Anna Bolena à Genève

Irma Foletti – Anaclase.com - 22 octobre 2021

source: http://www.anaclase.com/chroniques/anna-bolena-anne-boleyn-3

 

Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre de Genève, vient d’être prolongé dans ses fonctions jusqu’à 2029, un horizon qui lui permet d’envisager une programmation à long terme. Déjà retenue à l’affiche genevoise pluriannuelle, la Trilogie Tudor de Donizetti commence avec Anna Bolena et se poursuivra lors des prochaines saisons avec Maria Stuarda puis Roberto Devereux, la série étant reprise ultérieurement. Le projet est confié à la même équipe artistique, Mariame Clément pour la mise en scène, associée à Julia Hansen en charge de la scénographie et des costumes, tandis que la direction musicale est assurée par Stefano Montanari.

On a connu des productions bien plus décalées, voire dérangeantes, que cette Anna Bolena, somme toute plutôt classique et sobre. Le dispositif scénique est constitué d’une vaste salle aux murs ajourés dont la rotation permet de varier les angles de vue et l’atmosphère des tableaux. Le rideau se lève sur la souveraine posant devant un peintre, la cour immobile autour d’elle, ce tableau tombant plus tard dans les mains de Smeton, amoureux de Bolena. On peut simplement formuler des réserves quant à la scène dans la chambre de la reine où ce jeune homme, secrètement allongé dans le lit avec le portrait d’Anna à ses côtés sur l’oreiller, se masturbe ostensiblement, au rythme de la musique, sous les draps. Les deux oiseaux géants qui apparaissent de chaque côté du plateau en début de représentation sont un peu énigmatiques ; plus tard, le grand cerf gisant à terre est sans doute plus en situation, vraisemblablement abattu par les chasseurs. Une petite fille – Elizabeth, la fille de l’héroïne – et sa version plus âgée de vieille reine au visage blanc blafard, se promènent tout au long de la représentation. Elizabeth sera d’ailleurs le fil conducteur de la trilogie. Les costumes de Julia Hansen sont d’époque pour leur majorité, avec tout de même une tenue actuelle en chemise et pantalons pour Rochefort et Percy, ce dernier arborant tatouages et bracelets de force.

Dans le rôle-titre, Elsa Dreisig ne convainc que partiellement. La voix du soprano est ample, le timbre séduisant et homogène sur toute la tessiture, le souffle long et les aigus faciles. Les passages d’agilité sont également mieux maîtrisés que lors des Puritani (Bellini) à Paris en 2019, mais l’interprétation reste un peu en-deçà d’une Bolena royale prise de passion, de colère, de fureur. Piangete voi – Al dolce guidami, la longue scène finale, lui convient idéalement, en revanche ; la ligne musicale est douce et émouvante, puis la cabalette Coppia iniqua prise avec abattage. En Giovanna Seymour, Stéphanie d’Oustrac n’est pas vraiment une habituée de ce répertoire... c’est d’ailleurs la première fois qu’elle aborde Donizetti ! Certaines notes émises en sons fixes peuvent témoigner de cette grande première, mais l’interprète fait preuve de beaucoup de tempérament et compose un personnage de chair et de sang.

Avec Alex Esposito en Enrico VIII – il l’incarnait à Rome il y a deux ans  – on se retrouve en terres belcantistes bien connues, le baryton-basse fréquentant très régulièrement les emplois donizettiens et rossiniens. Son grain de voix est véritablement royal et autoritaire, la souplesse ne faisant jamais défaut pour les parties plus fleuries. La haute virtuosité est aussi l’une des premières qualités du ténor Edgardo Rocha. En très belle forme ce soir, il soutient les cadences les plus rapides de Riccardo Percy et monte avec vaillance vers les suraigus les plus fous (contre-mi bémol). Son grand air de l’Acte II, Vivi tu, est un somptueux morceau de choix, servi avec de petites variations dans la reprise de la cabalette. On reste au chapitre bel canto avec Lena Belkina en Smeton, mezzo très agile, de couleur sombre et doté de sonorités masculines qui correspondent bien à ce rôle travesti. Une mention également au timbre noble et riche du baryton-basse Michael Mofidian (Lord Rochefort), aux côtés du ténor Julien Henric (Sir Hervey).

À l’image de la réalisation visuelle, la direction musicale de Stefano Montanari paraît s’être assagie si l’on garde en mémoire certaines de ses prestations à Lyon, avec des partitions de Mozart bousculées, voire malmenées. À Genève, on entend une musique vivante, expressive, colorée. Beaucoup de soin est apporté aux détails, ainsi qu’à des contrastes marqués dans les tempi et les nuances, mais sans agressivité. Une originalité est cependant à signaler : on est surpris d’entendre régulièrement des sonorités de pianoforte et de clavecin, pendant les récitatifs mais aussi dans quelques passages de transition. Ceci est bien confirmé, un pianoforte est installé en fosse, doté de deux registres possibles, clavecin ou pianoforte, donnant à ces pages un caractère inhabituellement mozartien ou rossinien. En tout cas, l’Orchestre de la Suisse Romande fait un sans-faute, tout comme le Chœur du Grand Théâtre, formidablement préparé par Alan Woodbridge.

Des vocalises qui s’enlisent

Claudio Poloni – ConcertoNet.com - 28 octobre 2021

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=14778

 

Anna Bolena vient de donner le coup d’envoi d’une « Trilogie Tudor » donizettienne qui sera proposée par le Grand Théâtre de Genève sur trois saisons. Non seulement les deux chanteuses principales (Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac) mais aussi toute l’équipe de production seront les mêmes pour les trois ouvrages (les deux autres étant Roberto Devereux et Maria Stuarda) : Stefano Montanari à la direction musicale, Mariame Clément à la mise en scène et Julia Hansen aux costumes et aux décors. Cette dernière a reçu pour mandat de concevoir un seul et même décor pour les trois opéras, de sorte qu’une fois le dernier volet terminé, la trilogie pourra être facilement proposée en cycle, comme cela se fait généralement pour le Ring wagnérien, par exemple. Le décor, justement, représente une grande pièce qui donne, sur trois côtés, sur un parc verdoyant, et qui pivote sur elle-même. Au fil de la soirée, la pièce est tantôt ouverte, tantôt fermée et se transforme en salle de réunion ou en chambre à coucher au gré de l’intrigue, avec des projections d’animaux et de fleurs. Au lever de rideau, on voit la cour réunie autour d’un peintre, qui pourrait être Holbein, esquissant le portrait d’Anne Boleyn, assise en face de lui, dos au public. Mais ce n’est pas tant le contexte historique qui intéresse la metteur en scène que les relations entre les personnages. Preuve en sont aussi les costumes, patchwork de plusieurs époques. Tout au long du spectacle, on voit déambuler sur le plateau une Elisabeth Ire (fille d’Anne Boleyn et de Henri VIII) enfant et une autre en femme mûre, le personnage devenant en quelque sorte le fil rouge de cette trilogie. La petite fille voit sa mère décapitée sur ordre de son père et la femme qu’elle deviendra plus tard sera obsédée par cette tragédie. Mère et fille n’ont de cesse d’échanger des regards. Pour le reste, Mariame Clément signe une production plutôt statique, qui voit la plupart du temps les chanteurs immobiles sur le devant de la scène pour interpréter leurs airs.

La distribution vocale, inégale, témoigne de la difficulté de trouver aujourd’hui des interprètes adéquats pour le belcanto romantique. L’Anna Bolena d’Elsa Dreisig laisse perplexe. Voilà une jeune chanteuse dotée d’une très belle voix et de ressources vocales prometteuses, qui lui permettraient sans doute aucun de faire une magnifique carrière de soprano lyrique. Mais elle s’évertue à s’aventurer dans le belcanto, un répertoire qu’elle ne maîtrise pas totalement. On en veut pour preuve son Elvira décevante dans Les Puritains à Bastille en 2019. Son Anna Bolena est à l’avenant : des vocalises scolaires, des aigus escamotés ou arrachés et une envergure vocale insuffisante pour traduire les affres d’un personnage qui joue son existence. Dommage, car dans les passages extatiques ou sans pyrotechnie vocale, l’artiste offre de superbes moments d’intensité et d’émotion. Stéphanie d’Oustrac n’est pas non plus une belcantiste par nature, et ses aigus sont aussi acidulés, mais quel panache et quels accents véhéments en Giovanna Seymour ! En revanche, on admire sans réserves la technique et la vaillance d’Edgardo Rocha en Riccardo Percy, lequel enchaîne les aigus avec une facilité déconcertante, allant jusqu’à décrocher crânement des contre-mi bémol. Alex Esposito n’est peut-être pas le plus raffiné des interprètes et son chant ne s’embarrasse pas de nuances, mais il a au moins le mérite de rendre son Henri VIII encore plus autoritaire et brutal. Parmi les rôles secondaires, on retient surtout la voix de velours de Lena Belkina en page Smeton. Une mention particulière est aussi à décerner au chœur, confondant d’homogénéité et d’expressivité. A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Stefano Montanari propose une interprétation dynamique et contrastée, nerveuse et théâtrale, réussissant à faire de la fosse bien plus qu’un simple accompagnateur des voix.

Anna Bolena in Genf

Marco Ziegler –OperaGazet.com – 28 octobre 2021

source: https://operagazet.com/anna-bolena-in-genf/?lang=de

 

Zum Auftakt der Neuproduktion von Gaetano Donizettis Königinnen-Trilogie präsentierte das  Grand Théâtre de Genève  diesen Monat die Premiere von Anna Bolena. Dieses Werk 1830 in Milano uraufgeführte Werk besitzt mit über drei Stunden reiner Spieldauer und ihrem ikonischen Charakter, sowie den immensen vokalen Anforderungen an die Solisten eine Art Sonderstellung unter den Belcanto-Opern. Das liegt neben den extremen musikalischen Emotionen auch an der außergewöhnlich spannenden Opernhandlung, um den berühmten englischen Tudor-König Henry VIII. und seiner zweiten Frau Anne Boleyn, die dieser 1536 auf Grund von Untreue hinrichten ließ. In der Oper jedoch wird die angebliche Affäre, welche letztlich zur Hinrichtung Annes führte, opernhaft und detailliert zu Gunsten der Königin dargestellt: Henry/Enrico hat sich in Annes Hofdame Jane/Giovanna Seymor verliebt. Diese drängt den König auf Hochzeit, woraufhin Enrico eine Intrige plant. Er begnadigt Annas Jugendliebe Sir Richard/Riccardo Percy und forciert ein Aufeinandertreffen der Beiden auf der Jagd bei Schloss Windsor. Bei einer Unterredung von Anna und Riccardo in den Gemächern der Königin kommt es – unter Beteiligung  des Pagen Smenton zu einer missverständlichen Situation – dem vom König antizipierten Vorwand, um die Königin des  Ehebruchs zu überführen. Er lässt Anna im Tower of London unter Arrest stellen. Dort wird sie von Giovanna aufgesucht, die ihr unter größten Gewissensbissen gesteht, Annas Rivalin zu sein – woraufhin Anna Bolena ihrer ehemaligen Vertrauten ihren Verrat verzeiht. Als die Richter die Königin zum Tode verurteilen, setzt sich Giovanna vergeblich bei Henry  für deren Begnadigung ein. Während die halb wahnsinnige Anna zur Hinrichtung geführt wird, läuten in London die Hochzeitsglocken für Giovanna und Enrico.

Psychologische Durchdringung
Die Titelrolle der unglücklichen englischen Königin gilt seit der Uraufführung als Paraderolle für den dramatischen Koloratursopran. Damals sang die legendäre Giuditta Pastia diese schwierige Rolle. Im 20. Jahrhundert wagten sich u.a. Maria Callas, Beverly Sills, Leyla Gencer, Montserrat Caballé, Joan Sutherland, Edita Gruberova und in den letzten Jahren auch  Anna Netrebko an diese grosse Herausforderung. In Genève stellte sich nun die junge Elsa Dreisig dieser immensen Rolle. Dreisig besitzt einen klar geführten und koloratursicheren Sopran, der auch trotz des jungen Alters der sympathischen Sängerin  die geforderte Dramatik aufweist. Da sah man dieser Anna Bolena den ein oder anderen scharfen Spitzenton gerne nach. So zeichnete Elsa Dreisig ein rundum gelungenes und mitreißendes Porträt, einer einst vom Ehrgeiz getriebenen Frau, die im ersten Akten beklagte, die Königinnenkrone habe ihr kein Glück gebracht (“Come, innocente giovane”), Ihr berühmter  Ausruf  “Guidici ad Anna ” brachte treffend ihr Entsetzen über Enricos geglückte Intrige zum Ausdruck und in der fulminant vorgetragenen  Schluss-Cabaletta “Coppia iniqua” gelang es ihr wahrlich, für Gänsehaut-Momente zu sorgen. Dazwischen lag jedoch noch das zentrale Duett “Sul suo capo aggravi un Dio” zwischen Anna und Giovanna, das wohl das Herzstück einer jeden Aufführung von Anna Bolena darstellt. Hier führte die Sängerin eine mitreißende psychologische Durchdringung von Text und Musik vor, wobei ihr jedoch leider mit  Stéphanie d’Oustrac eine adäquate Mezzosopran-Partnerin als Giovanna fehlte.

Unausgeglichenes Klangbild
Die französische Mezzosopranistin verfügt zwar über eines solides und wohltimbriertes Material, leider schaffte sie es jedoch nur teilweise, dieses im Sinne des Belcantos einzusetzen. Es fehlte über weite Strecken  jene (Atem-)Technik, die es braucht, um Donizettis lange, belcanteske  Phrasen überzeugend zu vermitteln, stattdessen versuchte die Sängerin im imposanten historischen Kostüm, sich irgendwie mit Ausdruck durch den Abend zu retten. Das gelang jedoch nur bedingt und sorgte für ein sehr unausgeglichenes Klangbild, was bei einem solchen Belcanto-Werk wirklich fehl am Platz ist.  Schade, da die Sängerin in dieser Inszenierung die Giovanna deutlich intriganter und berechnender spielte, als dies sonst der Fall ist und sie bei diesem interessanten Ansatz auch stimmlich deutliche Akzente hätte setzen können. Alex Esposito dagegen, sang den König Enrico mit markantem schwarzem, jedoch auch elegantem Bass. Hier stand eindeutig der Verführer gegenüber dem brutalen Ehemann im Vordergrund und überzeugte auf ganzer Linie.

Edgardo Rocha
Eine absolute Luxusbesetzung präsentierte die Genfer Oper mit Edgardo Rocha als Sir Riccardo Percy, der in dieser Rolle vor zwei Jahren bereits im benachbarten Lausanne das Publikum zu Begeisterungsstürmen hingerissen hatte. Das geschah auch dieses Mal, präsentierte Rocha doch als unglücklicher Geliebter Annas mit seinem herrlichen, bei Rossinis Musik  geschultem Tenor,  eine vollendete belcanteske Gesangskunst. Dabei waren das häufig gestrichene Terzett Anna-Enrico-Riccardo und die für den Star-Tenor Giovanni Battista Rubini komponierte Arie “Vivi tu” unvergessliche Höhepunkte. Lena Belkina sang mit warmem Mezzosopran einen  ausgezeichneten Page Smenton, Michael Mofidan einen stimmlich präsenten Lord Rocheford, während Julien Henric als intriganter Sir Hervey mit ausdrucksstarkem Tenor für den König spionierte.

Müdes Lachen
Und wahrlich, spioniert wurde in der Inszenierung von Mariame Clément in der Ausstattung von Julia Hansen an diesem Abend viel. Ein blauer drehbarer Würfel mit zahlreichen Öffnungen und Türen, der das Grundgerüst des Bühnenbilds bildete (Ein ähnliches Bühnenbild hatte man an der Bayerischen Staatsoper bereits bei Jonathan Millers Anna Bolena-Inszenierung Mitte der 1990er Jahre erlebt), erinnerte in abstrahierter Form an die Gemälde von Hans Holbein, dem Hofmaler Henrys VIII. Während dieser Würfel die Innenräume des Schlosses Windsor und auch im zweiten Aktes des Towers of London  andeutet, sieht man im Hintergrund ein Waldgemälde. Immer wieder werden – warum auch immer – diverse Tiere, wie ein erlegter Hirsch oder überdimensionale Vögel sichtbar. Die von Hansen entworfenen Kostüme belassen die Handlung zwar im historischen Tudor-England, verwendeten jedoch für  Riccardo, Lord Rocheford und Smenton unter den historischen Jacken moderne Hemden – was fast so wirkte als traue sich die Regisseurin heutzutage nicht mehr, ganz auf die Wirkung historischer Kostüme zu setzen. Im Sinne dieses Zeitgeistes war auch die Masturbation des Pagen Smenton im Bett der Königin zu verstehen, was nur noch ein müdes Lachen seitens des Publikums erzeugte. Der Verzicht auf das Tragen der Männer von Degen kreierte zudem die unlogische Situation, dass sich Riccardo bei seinen Suiziddrohungen am Ende des ersten Aktes mit einer Klinge “aushelfen” musste, die er zufällig auf dem Nachtkästchen (!) der Königin gefunden hatte.

Werk-dienliche  Inszenierung
Bis auf diese Einschränkungen zeigte das Regieteam jedoch eine weitgehend gelungene und werk-dienliche  Inszenierung, mit einer an vielen Orten intelligent-psychologischen Personenregie, wobei die Oper aus der Perspektive der alten Königin Elisabeth I., der Tochter von Henry und Anne erzählt wurde. So war die spätere “Virgin-Queen” bereits als Kind eng in das Geschehen eingebunden und bekam so aus der Sicht eines Kindes die Intrige mit, die ihr Vater gegen ihre Mutter angezettelt hatte. Dies war sehr berührend gezeigt.

Frische Interpretation
Die psychologische Herangehensweise der Regisseurin wurde auch von Dirigent Stefano Montanari aufgegriffen, der am Pult des  Orchestre de la Suisse Romande eine frische, dynamische-akzentuierte Interpretation der Anna Bolena lieferte, bei der man Donizettis unglaublich spannender Musik atemlos folgte. Der Einsatz eines Klaviers bei einer Oper, bei der jedoch bereits die Verwendung von Secco-Rezitativen durch den Komponisten überwunden war, ergab jedoch wenig Sinn. Eine großartige Leistung erbrachte, der von Alan Woodbridge einstudierte Chor, welcher klanggewaltig am Schicksal der englischen Königin teilnahm und dieses kommentierte.

Am Ende dieses drei Stunden und 45 Minuten dauernden Abends, fehlte für mich jedoch in der Gesamtbeurteilung dieser gelungenen Opernaufführung insgesamt etwas die Grandezza, welche stets den Reiz von Gaetano Donizettis Königinnen-Dramen ausmacht. Nichtsdestotrotz erhielten am Ende alle beteiligten Künstler stehende Ovationen.

Elsa Dreisig force l'admiration dans Anna Bolena au Grand-Théâtre de Genève

Emmanuel Andrieu - Opera-Online.com – 26 octobre 2021

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/manu34000/elsa-dreisig-force-ladmiratio…

Le jour même de cette première d’Anna Bolena de Donizetti au Grand-Théâtre de Genève, l’on apprenait que le maître des lieux, Aviel Cahn, était reconduit pour cinq années à la tête de l’institution helvète (jusqu’en 2029). La suite de la Trilogie Tudor est déjà programmée, et c’est ainsi que l’on pourra entendre in loco Maria Stuarda en 2022 et Roberto Devereux en 2023. C’est la première fois que ce titre était donné à Genève, de même qu’Elsa Dreisig (dans le rôle-titre) et Stéphanie d’Oustrac (en Giovanna Seymour) effectuaient là une prise de rôle.

Chanter un rôle aussi exigeant que Bolena à 30 ans, quelle folie ! Et pourtant, on reconnait bien là la volonté farouche et le goût du risque de la jeune soprano française : « J’aime le risque, c’est plus fort que moi, c’est ce qui me galvanise et me fait avancer dans la vie ! » nous avait-elle avoué en interview il y a quatre ans à Aix. Et elle le prouve, le risque parfois paie : l'engagement sans faille d’Elsa Dreisig tout au long de la soirée force l’admiration, soutenue par une voix large et sonore, tandis que la coloration du phrasé, le registre grave et la projection des mots font également grande impression. Seul bémol à son éclatante prestation, le suraigu qui clôt le premier acte se crispe et n’est pas tenu, et elle ne tentera pas le contre-Ré sur lequel est censé se terminer la soirée (mais mieux vaut un contre-Ut réussi qu’une note supérieure ratée !). Face à elle, Stéphanie D’Oustrac ne démérite pas, même si les débuts paraissent hésitants (elle est la première à entrer en scène), avec une ligne de chant mal contrôlée. Sa fréquentation assidue du répertoire baroque lui permet de varier les couleurs, et le jeu de l’actrice s’avère toujours aussi admirable d’intensité.

Dans le rôle de Percy, le ténor uruguayen Edgardo Rocha prouve, dans la cavatine et cabalette du premier acte, qu'il possède toutes les qualités requises pour interpréter ce répertoire : facilité d'émission (il tente de nombreux contre-Ré… qu'il réussit avec brio !), netteté de la diction, vibration du phrasé et ligne de chant parfaitement maîtrisée. De son côté, Alex Esposito ne fait qu’une bouche de la partie d’Henry VIII, avec sa voix de bronze, homogène sur toute la tessiture, avec un sens infaillible des nuances. Spécialiste de ce répertoire, la mezzo ukrainienne Lena Belkina offre une voix ductile et racée au personnage travesti de Smeton, renforcée par une technique vocale sans faille et un jeu scénique confondant de naturel, jusque dans les incongruités de la direction d’acteur qui la fait se masturber en contemplant le portrait de sa dulcinée, tandis qu’elle a pris place dans son lit pendant son grand air « E sgombro il loco », dont la note la plus haute correspondra également au « soulagement » du personnage… C’est une petite révélation que constitue le Lord Rochefort du baryton écossais Michael Mofidian, qui vient d'intégrer la troupe du Grand-Théâre, et dont le timbre somptueux, le legato impeccable, et la présence irradiante ne manquent pas d’impressionner. Enfin, le jeune ténor français Julien Henric campe un Sir Hervey au timbre fièrement projeté.

Mais qu’est-il donc arrivé à Mariame Clément ? Après ses lectures décapantes d’ouvrages tels que Armida à Anvers ou La Calisto à Strasbourg, on ne s’attendait certes pas à une reconstitution d’époque, tant dans la scénographie que dans les costumes (au demeurant de toute beauté, signés par la fidèle Julia Hansen), ni à un déroulement de l’action sans heurt ni anicroche… Si ce n’est la fantaisie de vêtir Lord Percy d’une chemise zara aux manches retroussées qui laissent découvrir des avant-bras tatoués (dans ce qui est devenu une mode d’introduire des aspects contemporains pour mieux atemporaliser le drame...), tout apparaît ici d’un classicisme de bon aloi. Le magnifique quadrilatère d’un bleu turquin, posé sur une tournette, laisse apparaître tour à tour une riche salle palatiale ou l’image d’une forêt luxuriante. Et les seules audaces de la mise en scène seront de faire apparaître, d’abord deux (énormes) têtes de mésanges bleues, puis le cadavre d’un immense cerf, dont la symbolique nous a échappés. Mais l’idée maîtresse de Mariame Clément (que l’on a déjà vue ailleurs…) et de rendre omniprésent le personnage d’Elisabeth en tant qu’enfant, mais aussi de laisser entrevoir à certains moments-clés de l’action et cette fois à l’âge adulte, la Reine Elisabeth 1ère.

En fosse, le très rock’n’roll chef italien Stefano Montanari obtient, à la tête d’un superbe Orchestre de la Suisse Romande, un accompagnement magnifique de panache et de vitalité. A la fois nerveuse sur un plan rythmique et engagée au niveau dramatique, sa direction sait pourtant respecter la personnalité des chanteurs qui ne se voient ainsi jamais en danger d’être relégués au second plan. Quant aux choristes du Grand-Théâtre de Genève, ils se comportent très honorablement et méritent les plus vifs éloges aussi bien pour leurs qualités musicales que pour leur tenue scénique.

À Genève, Elsa Dreisig trop retenue pour Anna Bolena

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 25 octobre 2021

source: https://www.resmusica.com/2021/10/25/a-geneve-elsa-dreisig-trop-retenue-pour-an…

Après quinze ans d’absence à l’affiche, Gaetano Donizetti retrouve le Grand Théâtre de Genève dans une Anna Bolena dont le bel canto a un peu perdu de son âme et de sa tradition.

A notre époque où la mise en scène prime sur la musique, les chefs d’orchestre et les chanteurs, cette production d’Anna Bolena de Gaetano Donizetti démontre combien il est difficile de monter un opéra de bel canto. Mariame Clément s’est attachée à raconter l’histoire en fonction du récit plutôt que l’Histoire avec la connaissance du passé. En voulant minimiser l’importance du contexte historique, prétextant que Donizetti et son librettiste avaient aussi pris nombre de libertés avec la réalité des faits, elle se perd dans des considérations annexes et parasites oubliant parfois de servir l’œuvre. Or, une mise en scène se doit d’être une quête d’unité, ici, c’est un « tout-permis » parfois indéchiffrable. Ainsi, que viennent faire ces mésanges géantes ? Ou cet immense cerf allongé dans un salon ? Quelle réflexion devant le roi Henri VIII lâchant les bretelles de son pantalon en acculant Jeanne Seymour contre un mur ? Ou cette vulgaire masturbation de Smenton devant l’image de la reine ? Alors que l’Anna Bolena qui chante est en crinoline, les cheveux défaits, à intervalles réguliers, pour s’assurer (ou se rassurer ?) que nous sommes dans une tragédie historique, Mariame Clément fait déambuler un double d’Anne Boleyn, assistant au déroulé de son propre destin. En mélangeant les genres, la metteuse en scène dépassionne les enjeux entre les personnages. Elle semble se complaire à montrer que dans la vie ou sur la scène, les choses et les gens sont identiques. Or, le théâtre, à plus forte raison l’opéra, est là pour faire rêver le spectateur. Voire le faire vibrer.

Alors, à quoi tient un opéra de bel canto si la mise en scène ne peut se concevoir autrement que dans la convention ? Certainement aux chanteurs. Or, si dans la distribution genevoise, les solistes engagés se sont tous appliqués aux critères du chant donizettien et à l’enthousiasme que le « beau chant » peut soulever chez les spectateurs, les moyens vocaux pour y parvenir ne sont pas au rendez-vous. Certes, Stéphanie d’Oustrac (Giovanna Seymour) se montre convaincante théâtralement, faisant de son personnage une femme déchirée entre l’amitié pour sa reine, l’attirance pour son roi et l’ambition de la notoriété. Vocalement, elle pêche toutefois dans l’expression d’une ligne de chant dont elle ne ressent pas toutes les subtilités. A ses côtés, la soprano Elsa Dreisig (Anna Bolena) est bien trop retenue pour conduire son personnage de femme bafouée, dont le destin est la mort. Si la voix de la jeune femme est belle, bien posée, on attend plus du personnage. Sa voix manque d’envergure et ne possède pas la folie des grandes interprètes qui donnent corps au tragique d’Anne Boleyn. Dans son exercice de bel canto, il y a encore loin entre sa possession des notes et l’interprétation du personnage. En outre, notons la voix chaude et sonore de la mezzo Lena Belkina (Smenton), qui, même si elle nous gratifie d’un très beau Deh ! non voler costringere initial reste, elle aussi, encore loin de la tradition belcantiste.

Du côté des messieurs, la noirceur parfois exagérée du baryton-basse Alex Esposito (Enrico VIII) en fait le personnage idéal de cruauté. Sa belle présence scénique complète le portrait d’un artiste de qualité. Avec Edgardo Rocha (Percy), on se retrouve dans la ligne des ténors aux aigus stratosphériques mais pas toujours harmonieux. Et c’est le cas du ténor Edgardo Rocha qui, en dehors de son allure de rocker hors de l’esprit de la cour d’Anne Boleyn, distribue des suraigus souvent serrés. Enfin, avec le baryton-basse Michael Mofidian (Lord Rochefort), le Grand Théâtre de Genève intègre une très belle voix dans son Jeune Ensemble.

Dans la fosse, le chef Stefano Montanari peine à donner corps à un Orchestre de la Suisse Romande qui semble se borner à ne jouer que les notes de la partition. Le chef, comme soucieux de ne pas couvrir les voix des chanteurs, dirige son orchestre en petites touches, parfois imperceptibles, d’accords et de phrases dont il ne se soucie guère de les rendre colorées. Dommage, il aurait certainement aidé les deux protagonistes principales à se libérer d’une toujours difficile prise de rôle.

Nonobstant, le public, en partie acquis à la cause de la soprano Elsa Dreisig, a réservé un triomphe, peut-être exagéré, à cette « renaissance » du bel canto dans la maison d’opéra de Genève. On attend avec impatience les deux autres opéras des reines, Maria Stuarda et Roberto Devereux au programme des prochaines saisons du Grand Théâtre avec la participation des deux protagonistes féminines de cette Anna Bolena.

Anna Bolena à Genève, soir de premières

Pierre Géraudie – Olyrix.com – 25 octobre 2021

source: https://www.olyrix.com/articles/production/5203/anna-bolena-donizetti-grand-the…

Pour lancer une grande trilogie des opéras tudoriens de Donizetti, qui se poursuivra ces deux prochaines saisons sur les bords du Léman, une captivante Anna Bolena est l’occasion d’assister à de multiples prises de rôles. Dont celle d’Elsa Dreisig, dans ce rôle-titre si exigeant

Après Guerre et Paix tout en mouvement et démesure, place à l’amour et à la haine au Grand Théâtre de Genève, institution où le Directeur Général Aviel Cahn vient tout juste de voir son mandat prolongé de cinq ans, soit jusqu’en 2029. De quoi voir venir pour celui qui entend poursuivre sa politique d’ouverture de l’art lyrique, tant à un public nouveau qu’à des arts parallèles (en atteste notamment la très théâtrale Clémence de Titus mise en scène par Milo Rau en février dernier). Mais pour l’heure place au bel canto, donc, pour une production événement à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle inaugure un cycle qui verra se succéder en autant de saisons les trois tragédies tudoriennes de Donizetti, Anna Bolena précédant Maria Stuarda et Roberto Devereux. Ensuite parce qu’elle donne ici à entendre des solistes qui, pour la plupart, effectuent une prise de rôle, des débuts qui valent aussi pour le maestro Stefano Montanari qui, pour sa première au “GTG”, dirige rien de moins que... la première Anna Bolena donnée in loco. 

 Pour ce spectacle inédit qui en appelle donc deux autres, la mise en scène et la scénographie sont confiées à un duo aussi rodé que complice, celui formé par la Française Mariame Clément et l’Allemande Julia Hansen. Un duo féminin pour narrer le sombre destin d’une femme, Anne Boleyn, coupable d’avoir cru en la grandeur du pouvoir royal mais n’y ayant trouvé que malheur et trahison. Un opéra “des illusions perdues” et de “l’engrenage amoureux” (dixit Mariame Clément), qui se trouve ici servi par une mise en scène en partie atemporelle, en tout cas vestimentairement parlant, les somptueuses robes vertugadin des unes côtoyant les chemises d’un style beaucoup plus moderne des autres, notamment d’un Percy dont les manches sont retroussées sur des bras ostensiblement tatoués. Un mélange des styles assumé, comme pour mieux signifier que le drame amoureux n’a pas d’âge, le destin de cour d’hier devenant le fait de société d’aujourd’hui. 

 Un certain classicisme vaut en revanche pour le décor très naturaliste, aux couleurs oscillant entre vert de gris et bleu turquin (tons de couleurs inspirés des œuvres picturales d'Holbein Le Jeune, connu pour avoir peint le portrait d’Henri VIII... époux d’Anne Boleyn, puis de Jeanne Seymour). Un décor amovible, en l’occurrence, dont la rotation permet d’alterner entre différents tableaux, ici la nature verdoyante, là une salle de palais royal ou un genre de tribunal fait de peu de choses (mais de beaucoup de chaises), le tout trouvant un relief supplémentaire dans l’apparition d’animaux à tailles de géants, tel ce cerf (ou tout du moins sa tête) empaillé, où ces mésanges montrant soudainement le bout de leur bec en bord de scène. Des apparitions surprenantes et intrigantes qui sont les seules “extravagances” d’une mise en scène relativement dépouillée mais néanmoins esthétique, où rôdent deux personnages muets mais qui sont plus que des figurants, et dont on devine qu’il s’agit de la fille d’Anne Boleyn, soit Elisabeth Ier, et de cette même Elisabeth bien plus âgée (personnage central de la suite d’une trilogie aux jalons futurs déjà posés par ce double effet de réminiscence et d’anticipation).

 Débuts valeureux dans le rôle-titre
Dans ce rôle-titre qu’elle affronte pour la première fois, non sans un certain aplomb vu son jeune âge (30 ans), Elsa Dreisig se montre valeureuse d’un bout à l’autre. La voix sonore est expressive, lustrée par des aigus lumineux et un soyeux vibrato, le phrasé sachant se faire tranchant aux justes moments, notamment quand la reine déchue comprend le destin qui l’attend (“Ah! segnata è la mia sorte”). Hélas, sur la longueur, la soprano peine à dessiner le personnage dans toute sa complexité dramatique, avec toute l’intensité attendue, la voix manquant d’une rondeur plus prononcée, et d’une longueur de souffle plus nourrie. Le feu de la colère brûle mais, dans le phrasé, la flamme de la douleur a tendance à se consumer bien trop rapidement pour déclencher l’incendie émotif ici attendu. 

 En Giovanna Seymour, elle aussi pour une prise de rôle, Stéphanie d’Oustrac se montre vaillante également, mais dans un genre davantage mozartien que profondément belcantiste romantique. Après des débuts un peu hésitants, marqués par une ligne de chant étrangement instable, un mezzo sonore et coloré en intonations trouve toutefois matière à épanouissement dans ce rôle d’amante du roi (presque faussement) culpabilisante envers Anna. 

 En page façon Cherubin (qui en vient à s'adonner à l'onanisme devant le portrait d’Anna, autre “légère” extravagance de la mise en scène), la mezzo ukrainienne Lena Belkina, déjà entendue dans Guerre et Paix, fait encore figure de révélation pour ses débuts dans le rôle, avec sa voix ample et chaudement timbrée, son incarnation pleine de vie et de cocasserie.

 Dans les incarnations masculines, le Bergamasque (comme Donizetti) Alex Esposito porte avec abattage un Henri VIII efficace. Ce roi sans pitié est ici paré des justes traits de noirceur et d’austérité tant dans la proposition scénique que dans l’emploi d’une voix de baryton-basse pénétrante au timbre de bronze, dotée qui plus est d’une belle élasticité dans le passage des registres. Edgardo Rocha est un Percy non moins percutant, avec son timbre de ténor clair et mordant, et cette largesse de projection que viennent orner un legato soigné et des aigus vaillants. En Lord Rochefort, l’Ecossais Michael Mofidian parvient aussi à exister pleinement, avec son robuste instrument de baryton-basse et cette capacité à pleinement entrer dans le rôle d’un frère meurtri, prêt, en restant fier et debout, à affronter la mort. Enfin, en Sir Hervey, le jeune ténor Julien Henric se démarque par l’assurance et l’ardeur de sa projection.

 Conduit par le très rock’n'roll maestro Stefano Montanari, portant pantalon de cuir et boucles aux oreilles, l’Orchestre de la Suisse Romande est irréprochable de justesse et d’entrain rythmique, le chef s’attachant à extraire de chaque pupitre des sonorités forcément belcantistes, avec des couleurs variées et des accents plus prononcés lorsque nécessaire (comme pour décrire la colère et le tourment qui règnent sur scène). Les membres du Chœur du Grand Théâtre de Genève sont eux aussi impeccables dans leurs sollicitations diverses, pour rendre la loi suprême ou pour venir consoler Anna à l’heure de sa mort (mission revenant à de très éthérées voix féminines). 

Une soirée ainsi marquée par de valeureuses prises de rôle, et qui donne envie, d’ores et déjà, de découvrir la suite de cette vibrante trilogie dont le premier opus est ici salué par de vibrants applaudissements. 

Anna Bolena, sous le joug du monstrueux Henry VIII

Cécile Dalla Torre – Le Courrier – 25 octobre 2021

source: https://lecourrier.ch/2021/10/25/anna-bolena-sous-le-joug-du-monstrueux-henry-v…

Au Grand Théâtre de Genève, Mariame Clément met en scène avec élégance et distance un féminicide historique, fruit d’une machination tyrannique.

L’histoire d’Anna Bolena est cruelle, comme le démontre l’opéra éponyme de Donizetti, à voir jusqu’au 11 novembre au Grand Théâtre de Genève. Son directeur Aviel Khan, qui vient d’être reconduit jusqu’en 2024, a passé commande à la metteuse en scène française Mariame Clément pour monter une trilogie autour des Tudors.

Ici, dans la premier volet, le roi Henry VIII (Alex Esposito) s’est épris de la servante et confidente de son épouse, Jane Seymour (Stéphanie d’Oustrac), voulant faire d’elle la nouvelle reine d’Angleterre.

Marié à Anna Bolena (Elsa Dreisig), Henry VIII organise le retour d’exil de son premier mari, Percy (Edgardo Rocha). Celui-ci est sincèrement amoureux d’Anna Bolena, qui ne cède pas à ses avances. Henry VIII accuse à tort sa femme d’adultère et la fait exécuter afin d’avoir le champ libre pour placer son amante sur le trône.

La machination va si loin qu’en bon tyran, son jugement vaut décision de justice. Sa victime n’échappera pas à la guillotine – la scène d’ouverture montre habilement le socle en bois tenu en laisse par une reine mère stoïque et impuissante pour nous faire pressentir déjà l’enjeu de cette tragédie du XIXe siècle. Les dés sont en quelque sorte pipés.

Mariame Clément n’a pu inverser le cours de cette histoire de féminicide, telle qu’elle a été conçue par le librettiste Felice Romani. Elle introduit en revanche la présence d’une lignée de femmes témoins, vêtues des mêmes costumes, à travers le personnage de la petite fille Elisabeth, observant sa mère avec amour, tout comme le fait la reine mère. Une manière de poser un regard féminin sur ces crimes et de signifier qu’ils ne peuvent se répéter au fil des générations.

Grâce à un décor tournant ajouré, comme une fenêtre ouverte, qui laisse percevoir en fonds de scène un paysage de nature, on évolue vite et facilement d’un espace à l’autre de cette mise en scène magnifiquement sobre et raffinée, scénographiée par Julia Hansen.

Cette fluidité, qui émane également de la direction musicale aérienne et légère de Stefano Montanari, violoniste baroque réputé, a conquis le public vendredi dernier, soir de première. Sans compter l’excellence des deux stars lyriques, la soprano franco-danoise Elsa Dreisig et la mezzo soprano française Stéphanie d’Oustrac, qui ont su souligner le parti pris de la sororité dans un premier acte chargé d’émotion, toutes deux solidaires sous l’emprise d’un même homme, capable à la fois de les glorifier et de les détruire. Entre Jardin d’Eden pour célébrer l’amour, et squelettes de têtes de cerfs ornant la façade du palais – un cerf géant fait aussi office de peluche pour la petite Elisabeth plongée dans un univers féerique –, l’esprit de la chasse ne fait qu’accentuer le caractère prédateur d’Henry VIII, qui a inspiré le personnage de Barbe-Bleu. On regrette toutefois une mise en scène un peu timide à révéler son tempérament de monstre, face à l’innocence d’Anna Bolena en robe blanche de jeune mariée dans le second acte, plongée dans ses rêveries, qui demeurent finalement les seules échappatoires à la mort.

«Anna Bolena», ou le classicisme réinventé

Rocco Zacheo – Tribune de Genève – 23 octobre 2021

source: https://www.tdg.ch/anna-bolena-ou-le-classicisme-reinvente-107424949947

Montée pour la première fois au Grand Théâtre, l’œuvre de Donizetti affiche un beau plateau vocal, dans une mise en scène sobre et élégante.

Il aura fallu 170 ans pour qu’«Anna Bolena», pièce de Donizetti où l’on croise tous les traits du belcanto, débarque enfin sur la scène du Grand Théâtre. Des raisons de cette longue absence, on en trouverait sans doute à la sortie du spectacle présenté en première vendredi soir. Ce drame en deux actes cumule les exigences; il aligne les défis tant sur le plan musical – des airs ardus en cascade – que dans son fil narratif, très long et linéaire. Dans sa trame, on croise donc le destin d’un personnage historique duquel le compositeur s’est librement inspiré, celui d’Ann Boylen. Deuxième femme d’Henri VIII, cette figure qui a agité les esprits de toute la lignée des Tudor sera injustement accusée par le monarque de trahison et d’adultère, et finira exécutée par décapitation.

Un dispositif ingénieux
Le récit que donne à écouter le livret, dans ce chemin qui mène à la mise à mort, fige l’action et ses personnages dans une sorte de fatum, où tout semble décidé d’avance, du moins dans les intentions du roi, et où tout le développement de l’intrigue repose en partie sur les supplications de la condamnée. Mais aussi sur l’héroïsme de son amant, Riccardo Percy, et de son frère, Lord Rochefort, condamnés eux aussi. Comment donner un souffle conquérant à une intrigue quasi dépourvue de climax notables? Mariame Clément à la mise en scène et Julia Hansen à la scénographie et aux costumes y répondent avec sobriété, en habillant le plateau d’un univers au classicisme réinventé, loin de toute transposition vers le contemporain et de toute reconstitution historique.
On est séduit, dès lors, par ce dispositif ingénieux qui domine la scène, un parallélépipède tournant régulièrement sur son axe et dont les larges ouvertures dans les parois donnent à voir au public des contextes sans cesse renouvelés. On passe ainsi agilement de la chambre à coucher de la reine – où on assiste par ailleurs à une scène incongrue de masturbation sous les draps de Smeton, secrètement amoureux d’Anna – aux salles sombres qui font office de chambre des pairs; d’un extérieur boisé jusqu’aux lieux sinistres où la tête de l’accusée va tomber. Ces espaces aux éclairages très contrastés (signés par Ulrik Gad) sont parés d’un beau bleu cobalt et ajoutent à l’intrigue une portion considérable d’oppression, un sentiment d’enfermement face au dénouement inéluctable de la pièce. Une sensation par ailleurs renforcée par les figures spectrales constituant la noblesse à la suite de la cour, toutes serrées dans leurs longs costumes spartiates.
On avance ainsi dans une succession de variations sur un thème scénique imposant et, inévitablement, on bute ici et là sur des longueurs, sur des passages où les pulsations ralentissent dangereusement. Et on saisit au fond les limites d’une œuvre dont les curseurs sont davantage tournés vers la musique, d’une très grande beauté. Sur ce front, la production genevoise aligne de beaux atouts. À commencer par Elsa Dreisig, qui a fait un triomphe dans le rôle-titre. Présence distante, peu caractérisée, voire glaciale dans la première partie, la soprano glisse progressivement dans son rôle tragique, avec des scènes (celle de la folie qui précède son trépas, notamment) très accomplies. Sa voix, un rien acidulée dans l’aigu, affiche un timbre éclatant et une agilité bluffante dans sa tessiture.

Petit feu d’artifice
Sa grande rivale, Giovanna Seymour, trouve en Stéphanie d’Oustrac une mezzo qui habite la scène d’une présence affirmée et dont l’incarnation campe parfaitement les dilemmes du personnage, tiraillé qu’il est par les tumultes de sa trahison de la reine et par l’ambition de se voir à son tour couronné aux côtés d’Henri VIII. Cette voix aux rondeurs amples nous emporte dans son flux séduisant. On aurait cependant aimé davantage de caractère dans la diction, des consonnes plus appuyées et des mots plus intelligibles. On a été tout aussi conquis par Alex Esposito, Enrico VIII vaillant et tout à fait à son aise dans ce rôle impitoyable et cruel, tout comme par une androgyne, Lena Belkina, Smeton juvénile et plein d’élan vocal. Enfin, Edgardo Rocha a frappé les esprits. Sa voix solaire bien que parfois forcée dans l’aigu et son timbre qui épouse parfaitement la langue ont été un régal pour les oreilles.
Ce beau plateau a été porté aussi par un chef, Stefano Montanari, qui a su insuffler à l’Orchestre de la Suisse romande tous les élans belcantistes. Colorée – une ouverture en petit feu d’artifice – et dramatique à la fois, la fosse a relevé le défi que pose Donizetti avec cette pièce gorgée de musicalité. Et le Chœur du Grand Théâtre a été à l’avenant, parant d’un sombre mystère cette intrigue des Tudor. Deux autres suivront les saisons à venir. On les attend de pied ferme.

Une «Anna Bolena» maternelle au Grand Théâtre

Sylvie Bonier – Le Temps - 24 octobre 2021

source: https://www.letemps.ch/culture/une-anna-bolena-maternelle-grand-theatre

L’opéra de Donizetti apparaît pour la première fois à Genève dans une mise en scène touchante et de magnifiques décors et costumes

L’intronisation genevoise d’Anna Bolena est belle, sans étinceler. C’est d’abord que l’opéra de Gaetano Donizetti, peu enregistré et produit, est une partition aux longueurs et aux lourdeurs difficiles à éviter. Après Callas et Visconti qui la firent revivre en 1957 à la Scala de Milan, la renommée de l’ouvrage, bien que ranimée, n’en est pas moins restée presque confidentielle depuis.

L’arrivée au Grand Théâtre de cette œuvre vaut essentiellement par sa rareté, donc. Et parce qu’elle s’inscrit dans un projet de «Trilogie des Tudors» décliné pendant trois saisons consécutives sur la scène de Neuve.
Confiée à des intervenants réunis dans l’aventure sur le long terme, avant Maria Stuarda et Roberto Devereux, la tragédie lyrique se présente ici dans une belle simplicité. Presque trop épurée. Car les deux femmes aux commandes scéniques suivent un fil touchant mais un rien ténu.

Figure fondatrice
En abordant l’affaire par l’angle de la vie d’une femme, de son enfance à son déclin, Mariame Clément installe une cohérence et une filiation que la reine Elisabeth Ire d’Angleterre représente aux trois périodes clés de sa vie. D’abord, comme fille d’Anna Bolena. L’enfant n’apparaît ni théâtralement ni musicalement dans l’opéra. Mais la metteuse en scène l’utilise comme figure fondatrice de la tragique saga dont elle sera à la fois victime et actrice.
L’idée s’avère d’autant plus intéressante que la lecture est défendue par un duo de femmes, mères toutes deux. Leur vision, très incarnée et charnelle, extrait Anna Bolena de ses pures tensions de pouvoir politique et amoureux pour mettre en lumière l’histoire et le destin d’une reine à travers un parcours intime. L’analyse humaine et psychologique de l’enfance, marquée au fer rouge de la terreur familiale, offre un éclairage très touchant. Une approche maternelle inhabituelle et hautement sensible.
Mais sur la longueur, le propos finit par s’essouffler entre les allées et venues de la petite fille et de la femme épanouie puis mûre qu’elle deviendra. Heureusement, le magnifique décor de Julia Hansen contient et développe l’action avec fermeté mais douceur.

Des mondes contradictoires
L’immense cadre bleu tournant est constitué de parois et de portes. Il ouvre et ferme sur des mondes contradictoires. Une superbe forêt, peinte avec une minutie extrême, et deux arbres plus vrais que nature entourent et apaisent les passions de la cour, haut lieu d’étouffement.
Sur l’encadrement, végétaux et animaux issus de tapisseries de la Renaissance anglaise succèdent à des trophées de chasse, une chambre ornée de grandes tentures et une immense dépouille de cerf, qu’on croirait vivant tant son regard est réaliste.
L’intelligence des mouvements, enserrés et libérés par ce dispositif habile et très esthétique, offre au chœur et aux personnages, luxueusement costumés, des terrains de jeu classiques et contenus.
A l’inverse, la direction musicale de Stefano Montanari renverse les codes. Le chef, au look cuir noir déstructuré, traite la partition comme un espace d’exploration. Nuances vives, lignes vertes, archets menés à l’ancienne, contrastes décapants et ajout d’un pianoforte sous certains airs, l’Italien refuse à Anna Bolena son statut de bel canto lyrique tourné vers le romantisme pour le ramener à des origines baroques. Un postulat déstabilisant qui a le mérite d’alléger le discours et de surprendre l’oreille.

Une prudente retenue
Dans ce contexte antinomique, les chanteurs ont une marge de manœuvre assez serrée. Le caractère dramatique de la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac, dont le tissu vocal carmin déteint parfois par endroits, apparaît trop large pour une Giovanna Seymour aux accents pucciniens.
Elsa Dreisig, timbre solaire et vibrato serré, compose de son côté une Anna Bolena intense aux aigus éclatants, qui peine parfois à libérer ses vocalises d’une retenue prudente. Il faut dire que le rôle est lourd et semé d’embûches.
Le baryton Alex Esposito est parfait en Enrico VIII, voix tranchante et violence vocale glaçante, en face du Percy d’or d’Edgardo Rocha, ténor fougueux aux aigus sûrs et drus, et de Julien Henric, Hervey mauvais à souhait.
On espère réentendre bientôt le baryton-basse Michael Mofidian, Rochefort au timbre boisé, lumineux et compact, et Lena Belkina, mezzo légère et vive dont le Smeton onaniste et éploré attendrit et séduit.

Notre route est droite, mais la pente est forte

Guy Cherqui — wanderersite.com - 24 octobre 2021

source: https://wanderersite.com/2021/10/notre-route-est-droite-mais-la-pente-est-forte/

 

Première attendue par un très nombreux public (la jauge est revenue à 100%), Anna Bolena de Gaetano Donizetti est aussi une première pour Genève, puisque l’opéra n’y a jamais été représenté. Première apparition de Stefano Montanari en fosse, et double prise de rôle pour les deux protagonistes féminines, Elsa Dreisig en Bolena et Stéphanie d’Oustrac en Giovanna Seymour. Aviel Cahn, dont le contrat vient d’être prolongé, sait parfaitement doser sa programmation et stimuler les curiosités : après Guerre et Paix, très réussi, mais un peu boudé par le public au départ, et une Incoronazione di Poppea discutable, voici la troisième production, celle de toutes les curiosités : comment s’en sortiront les deux chanteuses qui abordent pour la première fois le Bel Canto ? comment réagira le public genevois peu habitué à ce répertoire ? Et surtout, comment mettre en scène le bel canto, sans doute le genre lyrique le plus difficile à proposer aujourd’hui ?

 

Il y a un singulier paradoxe : le mythe de l’opéra vit largement des souvenirs de bel canto, La Bolena de Callas ou de Gencer, l’Elisabetta de Caballé, la Stuarda de Sutherland… Et pourtant, hors d’Italie (et encore), et de quelques productions à Londres ou Zurich, les opéras des « trois reines » sont assez peu représentés, plus Maria Stuarda que Bolena et Devereux (on pense pour Devereux à Edita Gruberova qui vient de disparaître et qui en avait fait un cheval de bataille).
Le genre lyrique le plus emblématique avec ces acrobaties vocales, ces scènes au sommet entre mezzo et soprano, ces amours contrariées qui finissent au pied de l’échafaud reste encore peut-être le plus difficile à monter.
Depuis combien de temps n’a‑t-on pas vu de Donizetti tragique à l’Opéra de Paris, alors que Paris fut historiquement un des grands lieux de création d’œuvres belcantistes ? On se limite à Lucia di Lammermoor, plus souvent représenté avec des titulaires diverses et à quelques pièces bouffes. Pour Bellini, on se contente de I Puritani et de Sonnambula essentiellement, mais plus de Norma à l’horizon.
Mais pas les trois reines de Donizetti…
On sait que Lissner à Naples s’engage dans cette voie, mais Naples est l’une des capitales historiques du Bel Canto.
On est donc ravi que le Grand Théâtre de Genève s’y engage aussi. Genève n’a qu’une tradition lyrique tardive, mais c’est peut-être une chance puisque le poids de l’histoire n’étant pas si lourd, on peut y faire de tout un peu. Il était donc temps que ces Donizetti fassent leur entrée sur le Léman.
On connaît mieux Aviel Cahn pour son goût pour le XXe que pour le Bel Canto, mais ayant sans doute étudié le répertoire du théâtre, il a vu ce manque, car c’en est un, et va s’employer à le combler par un projet « Tudor » conduit par le chef Stefano Montanari et Mariame Clément à la mise en scène. C’est une sorte de défi, sans doute encore plus difficile que le projet russe qu’il mène parallèlement car aujourd’hui, le bel canto « pur » se perdant un peu, on en perd aussi le style et les règles.

Très souvent, trop souvent, on considère les grands opéras de Donizetti comme du pré Verdi. On lit le bel canto à l’aune de la suite. Qui nierait que Verdi, et notamment le jeune Verdi ait cherché son style dans les opéras de Donizetti, mais Verdi constitue une bascule, on passe avec Verdi dans un autre temps, un temps où le théâtre domine, où la question du livret se pose dans ses relais psychologiques à la musique, chez Verdi comme chez Wagner, et où les voix évoluent.
À la lumière de tentatives récentes, notamment de Cecilia Bartoli mais pas seulement, je préfère regarder le bel canto non comme du pré Verdi, mais comme du « post-baroque », c’est à dire le dernier état de l’opéra-seria, déjà passé à la moulinette rossinienne, et l’on sait que Donizetti était à ses débuts un admirateur-imitateur systématique de Rossini et qu’il en a retenu les leçons. Si l’on regarde ainsi le bel canto, la perspective est très différente : on comprend tout à coup ce soir à Genève pourquoi Montanari a placé un pianoforte à l’orchestre, comme souvent à l’époque de Donizetti, on comprend aussi un style, des coups d’archets, une relative brutalité du son, du ton, qui se relie à un style d’interprétation plus lié au passé qu’au proche avenir. La question des techniques de chant se pose de manière aveuglante quand on entend la représentation de ce soir, avec un cast respectable, valeureux, mais sans aucune homogénéité stylistique.
C’est pourquoi je salue et je fréquente le Festival Donizetti de Bergame, qui essaie de maintenir à flot ce répertoire, avec des éditions critiques et qui essaie à l’instar de l’Accademia Rossiniana de Pesaro pour Rossini, de perpétuer un style et une technique. Mais ce n’est pas gagné.
Dans Wagner, voire Strauss, une personnalité scénique forte peut à elle seule remplir une scène. Waltraud Meier qui n’a pas les moyens d’antan, peut encore emporter une salle dans ce répertoire. Mais déjà jadis dans Eboli, alors qu’elle était au sommet de sa gloire, elle n’était pas du tout à son aise dans la chanson sarrasine, le chant italien ne pardonne pas, ce n’est pas moi qui le dit, c’est l’immense Martha Mödl.
Dans le bel canto en effet, la personnalité scénique n’est pas séparable de la technique de chant : on ne peut éviter les écueils, les pièges de ce style et on ne peut compenser l’insuffisance ou l’approximation technique par une présence ou un engagement, parce que la présence est donnée par l’alliance scène-chant, pas par la seule présence scénique, la technique de chant impose en même temps des attitudes, une expressivité. Une Gencer, une Callas, une Caballé irradiaient par cette double postulation où elles étaient capables de vilains sons bien placés pour donner de la force. Mais on se souvient aussi que Caballé, en 1982 à la Scala, culbuta lourdement justement dans Bolena.
Il suffit d’entendre cinq minutes de la Bolena de Gencer pour se convaincre de ce qu’est une personnalité scénique de Bel canto. Mais aujourd’hui, le chant italien est maintenu à flot encore pour Verdi, Puccini et le vérisme, un peu pour Rossini, mais pas vraiment pour le Bel canto. D’autant que beaucoup chantent Donizetti comme Verdi, voire Puccini, alors qu’il faudrait regarder plus en amont vers Rossini, voire Mozart et Gluck, et non en aval. Mais le public d’aujourd’hui, perverti par la sensiblerie et les émotions fortes et immédiates, aime ce qu’il croit être de la tripe. Alors que l’émotion belcantiste naît de la perfection du son, du ton, de la domination technique au service d’une musique bien plus rigoureuse qu’on ne le croit.

Enfin, c’est aussi un répertoire qui plaît un peu moins, pour la simple raison qu’il est aujourd’hui médiocrement défendu, médiocrement mis en scène, et que c’est un répertoire qui plus qu’un autre ne supporte aucune médiocrité. A force d’entendre des Donizetti moyens, on finit par se persuader que c’est Donizetti qui est moyen. Et alors on s’en désintéresse.
Enfin, on se trompe aussi sur les conditions de représentation en pensant que tous les théâtres du XIXe étaient aussi vastes que la Scala de Milan ou le San Carlo de Naples. or la plupart des théâtres n’excédaient pas une jauge de 800 à 1000 personnes, avec un volume contenu (un peu la jauge de Zurich), le diapason était plus bas, et les instruments musicaux moins forts qu'aujourd'hui. Nous sommes habitués à un diapason plus haut et à un son différent, et nous fréquentons souvent des théâtres plus vastes, puisque l'Opéra doit forcément "se poser là". Les conditions modernes ne favorisent pas le Bel canto.
On comprend dès lors la valeur du défi lancé par Aviel Cahn à Genève, lui qui a monté à Anvers Le Duc d’Albe, l’œuvre inachevée dont le livret a été utilisé ensuite par Verdi pour les Vêpres Siciliennes.
Nous voulons souligner la signification particulière d’une programmation intelligente à plus d’un titre : l’idée de construire des séries (série russe, les Tudor) permet de mieux éclairer le spectateur, d’articuler la programmation non plus autour de titres indépendants mais dans des rendez-vous avec le public, susceptibles de le fidéliser, mais aussi de l’éclairer.
Alors, saluons le projet.

Mais cette production d’Anna Bolena, qui a remporté un très grand succès à la Première, porte en elle toutes les difficultés du genre. En confiant les rôles des deux protagonistes à deux chanteuses françaises de renom qui surgissent dans ce répertoire, Aviel Cahn leur offre à la fois une scène européenne importante, et un public a priori disponible, parce qu’il découvre l’œuvre . L’enjeu serait bien différent sur une scène italienne évidemment.
En confiant à Mariame Clément la mise en scène, à qui il avait confié Armida de Rossini en Flandres, Aviel Cahn table sur une « modernité sans risques », nécessaire pour équilibrer ses productions auprès d’un public genevois un peu anesthésié par dix ans de productions Richter qui se laissaient voir sans déranger ni frémir. On sait une partie du public d’opéra plus sensible au « joli à voir » qu’à des mises en scène qui remuent trop les méninges.
Enfin en appelant Stefano Montanari dans la fosse, non seulement il propose à Genève un chef nouveau, mais surtout l’un des meilleurs représentants de la nouvelle génération de chefs italiens, spécialisé dans le baroque (un univers d’où il vient d’ailleurs) et le classicisme, en bref, de Gluck à Rossini. C’est une figure qui voit le bel canto comme le dernier avatar d’un style, plutôt qu’un socle pré-verdien et c’est une figure dynamisante.
Le résultat de tous ces paris, de toutes ces idées est défendable mais reste contrasté, et montre surtout la difficulté d’un répertoire où la performance vocale fait tenir tout le château de cartes.
Il est clair que du point de vue scénique nous n’y sommes pas du tout, – en termes de mise en scène, inexistante, aux idées souvent vues et revues.
Il est clair que du point de vue du chant, honorable au demeurant, nous n’y sommes pas encore tout à fait.
Enfin en termes de direction musicale, il est clair que nous y sommes totalement, pour le style, l’ambiance, le dynamisme et l’intelligence de l’accompagnement.

La mise en scène de Mariame Clément ne propose en effet aucune vision spécifique. On reste frappé de la différence entre les intentions affichées dans le programme de salle et le résultat réel. Et comme souvent en pareil cas, on entend parler non de mise en scène mais du décor, comme si le décor faisait la mise en scène. On entendait à l’entracte ou à la fin des réflexions flatteuses qui disaient « c’est joli ». Quand on rapporte cette réflexion à l’histoire racontée d’une femme piégée, outragée et portée à l’échafaud, c’est quand même moins joli. Décapitée, mais avec élégance au milieu des tapisseries anglaises et des forêts soi-disant hyperréalistes, « ah mon Dieu que le billot est joli ! »
Misère des regards sur l’opéra, misère des regards sur le théâtre, alors que la force portée par l’opéra est tellement renforcée par le théâtre.
Alors quelle idée porte cette vision (?). Une seule idée, développée de manière répétitive depuis l’ouverture à la scène finale : Elisabeth 1ère, petite fille et adulte, traverse sans cesse la scène. Enfant, elle se blottit dans les jupes de sa mère, Anna Bolena, ou de sa gouvernante Giovanna Seymour cherchant une affection qui sans doute lui manque(ra). Adulte, elle traverse fantomatiquement les scènes, comme autant de leçons pour la future souveraine. À chaque scène, elle apparaît sous une forme ou l’autre, ou les deux pour bien marquer qu’il s’agit d’un projet construit autour de la reine sans hommes (deux opéras sur les trois), et que pour asseoir la « trilogie Tudor », il faut bien lui trouver une place dans un opéra où elle n’apparaît pas. D’où cette idée d’une vision d’Elisabeth de l’enfance à la maturité, qui n’est pas historique (vu que la petite Elisabeth avait 3 ans à la mort de sa mère et pas les 8 ou 9 ans qu’elle semble avoir sur scène) et même s’il semble que sa mère s’en soit vraiment occupée, ce qui n’était pas vraiment la tradition à l’époque.
Au-delà, les scènes se succèdent au rythme de la tournette sur laquelle est installé le décor, un cube ajouré où à chaque face correspond une scène, chambre à coucher d’Anna, jardin avec des arbres au pied duquel lit Rochefort au moment où arrive Percy, un cadre bucolique pour amours romantiques, qu’on croirait sorti d’un tableau de Benozzo Gozzoli, et plus sûrement d’une tapisserie anglaise du temps, tout comme le décor de chambre à coucher d’Anna Bolena genre intérieur anglais XIXe ou des trophées de chasse pour la salle royale, car non seulement le roi est chasseur, comme tous les rois, mais là il est à la chasse à l'homme ou plutôt à la femme.

Le décor n’a rien d’original, mais fonctionne, notamment pour mettre les protagonistes sous les yeux de tous, pour laisser en arrière fond des circulations pendant que des scènes plus intimes se passent au premier plan, où des portes s’ouvrent pour laisser passer tantôt l’ombre portée d’Elisabeth ou tel ou tel protagoniste (Rochefort, Percy), ou tel homme de main (Hervey).
Un espace qui aurait pu mieux prendre sens, faire ressentir une ambiance lourde comme dans un palais de Néron racinien où tout est observé et où il n’y a pas de place pour l’intime, mais seulement pour les pièges et les trahisons. On ne sent pas cette atmosphère lourde, parce que dans ce cadre, rien ne vit vraiment et rien ne fait vivre.
L’interview de Mariame Clément dans le programme éclaire les ressorts psychologiques des personnages, mais scéniquement il en transparaît bien peu. Il y aurait pu y avoir quelque chose de shakespearien qui tirât vers la tragédie mais aussi vers la comédie quelquefois, comme la scène du page Smeton adorant en secret Anna Bolena jusqu’à en tirer un plaisir solitaire, mais c’est traité anecdotiquement et si grossièrement que lorsque le portrait qu’il a dérobé est ostensiblement caché dans le rideau, on comprend bien qu’il est placé là pour être découvert, dans une scène où caché derrière le rideau, le page va entendre la scène entre Percy et Anna, comme Cherubino dans Le nozze di Figaro entend le comte et Susanna. Il y aurait là un peu d’humour à exploiter, un peu de comédie pour faire contraste avec le drame qui va suivre mais ce n’est pas mené jusqu'au bout.

De même le personnage d’Enrico ne quitte pas une sorte de fureur bougonne en agitation permanente, et je vais à droite, et je vais à gauche, et je suis furieux, et je suis méchant. On pouvait fouiller le personnage un peu plus, notamment avec un acteur comme Esposito bien plus apte à donner une vision moins monolithique.
D’autant que la trame naît d’un piège tendu par Enrico à Anna pour s’en débarrasser, et que ce piège est médité longtemps à l’avance puisque Percy est opportunément rappelé : cela veut dire que cet Enrico a un peu de subtilité. Ou alors il feint d’être jaloux, en colère, etc… pour préparer la reine à sa ruine. Mais dans ce cas, il faut que le double jeu soit montré de manière plus évidente.

De même Percy et Rochefort dans leur première scène dans un jardin de théâtre, comme une scène presque pastorale où Rochefort lit poétiquement au pied d’un arbre. Une scène « jolie » qui va plaire sans doute. Manière de montrer le personnage inoffensif, rêveur et intellectuel ? Montrer qu’on est entre âmes innocentes ? L’histoire de Percy est historique, historique aussi l’importance et le poids du clan Boleyn à la cour où Anna arrive en 1522, même si elle n’est reine qu’entre 1533 et 1536. Rochefort est le résidu de ce clan dans l’opéra, il semble ici plutôt inoffensif. Et les costumes ne disent rien de ces deux personnages : Rochefort, frère de la reine est un homme de cour, homme du clan, cela doit se voir : que Percy soit vêtu assez simplement on peut le comprendre puisqu’il revient d’exil, que Rochefort soit à peu près vêtu aussi simplement que lui, cela ne situe pas le personnage : qui dans la salle a compris que Rochefort est le frère de la reine ? Certes, Mariame Clément affirme qu’elle s’assoit sur la vérité historique, à l’instar du librettiste mais souvent l’Histoire permet de donner aux personnages d’opéra une valence différente, une profondeur et une subtilité qu’ils n’ont pas ici. On reste à la surface des choses. Sans épaisseur aucune.
Même question sur l’opposition entre Anna Bolena et Giovanna Seymour. Certes, Giovanna Seymour est un personnage authentiquement déchiré entre son amour réel pour Enrico et son respect pour la reine dont elle se dit l’amie. Pour renforcer cela, Mariame Clément en fait la gouvernante de la jeune Elisabeth, pourquoi pas ? D’autant que c’est une bonne leçon de trahison pour la future reine qui aura fort à faire dans les deux autres opéras en la matière. Mais sur scène, entre une Seymour éplorée en permanence et une Bolena éplorée en permanence, qu’est ce qui les différencie ?

Hasard historique : elles étaient opposées physiquement, Boleyn brillante, brune et racée, Seymour, discrète, blonde et plutôt effacée. Ici Bolena est blonde cheveux au vent, en robe bleue « Holbein » et Seymour est brune en robe rouge de séductrice.
Quelle subtilité ! La séductrice est brune-Carmen, et la reine déchue blonde innocente. Le cliché dans sa puissance et son ridicule, alors que l’histoire de Bolena est celle non d’une femme éplorée mais d’abord de la chute politique d’un clan trop puissant (belle leçon d’ailleurs pour Elisabeth). C’est ce que fait entendre si fortement Gencer au disque lorsqu’on l’entend chanter sa Bolena. C’est ce qu’on n’entend pas ici et qu’on ne voit pas non plus. Car le bel canto à son sommet contrairement à certaines imbécillités qu’on lit, a un ressort psychologique fort : les personnages ont un relief, une psychè et ne sont pas seulement des gorges qui gargouillent avant de passer sous la hache. Mais comme il n’y a pas vraiment de conduite d’acteurs…Concluons enfin sur ces symboles lourds, comme ces mésanges à col bleu géantes qui expriment un rêve d’innocence, ou comme la couronne de mariage géante à la fin qui entoure le billot, une couronne symbolique du mariage avec Enrico tandis qu’il convole en justes noces avec Seymour (dans l’Histoire, Ann Boleyn est morte le 19 mai 1536 et le mariage a eu lieu le 20…), comme si l’histoire se reproduisait, et comme si cette couronne géante était couronne d’innocence et de rêve à usage multiple…

sans parler du cerf mort géant (à la cour on chasse) qui est un rappel déjà utilisé par David Livermore dans Elisabetta regina d’inghilterra à Pesaro, rappel du cerf mort de Stephen Frears dans The Queen au moment où elle quitte Balmoral pour affronter la crise. D’ailleurs cette jeune Elisabeth (1ère) se blottit contre le cadavre, à l’instar de l’émotion d’Elisabeth (II). Comme on le voit aucun cliché ne nous est épargné. Trois images géantes et lourdes qui ne sont qu’inutiles et ne rajoutent rien.
Voilà pourquoi je considère que cette mise en scène ne dit rien, ne montre rien d’autre que ce qu’on voit dans toutes les mises en scènes plates et sans intérêt de ce répertoire, et quand on pense que deux autres suivent, j’ai quelque crainte si elles sont de cet acabit. Ce n’est pas le classicisme de la mise en scène que je déplore, c’est sa vacuité.

Musicalement, les choses sont très honorables, mais pas tout à fait convaincantes. On doit saluer les deux protagonistes dans leur choix d’affronter ce répertoire ravageur, elles se lancent avec audace, et si elles permettent de le défendre et de le maintenir dans les salles d’Opéra, on ne va pas s’en plaindre.
La distribution, nous l’avons dit, est plutôt homogène, et tous les rôles sont tenus correctement et avec engagement. Le rôle épisodique de Sir Hervey, l’homme de main de Enrico, est correctement défendu par la voix claire et bien projetée de Julien Henric, membre du jeune ensemble du Grand Théâtre qu’on avait déjà remarqué dans « L’Affaire Makropoulos ».
Particulièrement intéressant le timbre velouté du baryton Michael Mofidian, formé aux écoles britanniques. La couleur de la voix, sa douceur et sa suavité devraient très vite l’appeler à d’autres rôles. C’est une vraie découverte.
Avec Edgardo Rocha, nous avons affaire à une figure beaucoup plus familière, notamment dans le répertoire rossinien où il excelle. Le ténor uruguayen dont on peut louer le style, le phrasé, la clarté d’un timbre très lumineux, n’a peut-être pas la couleur voulue pour Percy. Et la voix n’a pas l’homogénéité pour affronter le suraigu, qui heurte par la manière abrupte des attaques et l’absence de ligne. Le ténor belcantiste peut-être un ténor venu de Rossini (Juan Diego Florez, voire Sergey Romanovsky), mais pas forcément (Francesco Meli fut dès ses débuts un belcantiste notable sans être "rossinien"). Il faut peut-être pour Percy une voix pas moins claire, plus assise, plus large. Tout en proposant un personnage crédible, pas trop mature, qui se laisse facilement berner, il n’est pas exactement la voix voulue pour ce rôle.

Le page Smeton est incarné par la mezzo ukrainienne Lena Belkina qui chante beaucoup en Allemagne et souvent des rôles lourds (Eboli à Wiesbaden). Elle est ici particulièrement convaincante comme personnage d’abord, mais surtout vocalement. Voilà une voix fluide, à l’émission facile, au beau phrasé, qui chante avec une simplicité voulue par la couleur du rôle, sans jamais forcer mais faisant entendre qu’elle a non seulement de la réserve, mais de l’intelligence dans l‘expression, on sent une expérience de la scène consommée (elle a été longtemps en troupe à Leipzig) et surtout une véritable technique : c’est tout autre chose qu’un rôle de page léger et gentillet. On entend là une voix intéressante et séduisante avec une véritable ligne.

Enrico VIII est Alex Esposito, sans doute la voix la plus expérimentée dans ce répertoire, douée d’une forte autorité, avec une étendue particulière. Il chante désormais Filippo II de Don Carlo, et la voix s’est assombrie. Plus basse que baryton désormais, ou disons, une basse chantante.
Le phrasé, la diction, l’énergie tout y est, et avec une mise en scène, il aurait sans doute été mieux dirigé pour donner à son personnage un profil plus raffiné. Il m’est en effet apparu un peu en deçà d’autres prestations, avec un chant superficiel, jamais intériorisé et toujours dans une relative agitation. Il reste que c’est un chanteur de valeur, qu’on aurait aimé un peu plus investi.
Restent nos deux protagonistes qui affrontent chacune pour la première fois ces rôles et qu’on va revoir dans les deux productions qui suivent. Il faut donc à la fois tenir compte de la situation, une première, une prise de rôle et une suite…

Stéphanie d’Oustrac vient du baroque, et cela s’entend. Elle s’accommode bien de la direction d’un Montanari qui vient du même univers, la voix est très contrôlée, assez homogène, avec des aigus bien maîtrisés et un timbre chaleureux. Elle a montré quelques fragilités ou instabilités au tout début (c’est elle qui entre en scène la première), mais s’est tirée avec les honneurs de la grande scène avec Anna et de celle avec Enrico. Ce contrôle vocal et son contrôle de la ligne lui donnent une intensité qui pose le personnage, et une esquisse de style belcantiste, plutôt personnel, que son aisance scénique bien connue accompagne. C’est un rôle chanté par Verrett ou Simionato par le passé, de vrais mezzos verdiens et pour Verrett sur la ligne de crête entre mezzo et soprano, tout cela pour dire qu’on entend une voix qui va encore sans doute s’élargir notamment à l’aigu.  Il y a là des possibilités qui s’ouvrent pour elle : elles sont rares, les chanteuses qui ainsi s’installent dans un style.

Elsa Dreisig affronte Anna Bolena. On pourrait même dire qu’elle fait front, tant son engagement est grand, tant on lit sa volonté d’imposer un personnage scéniquement. Pour le dire vulgairement, elle y va et ne ménage pas ses efforts. Elle y réussit quelquefois de belle manière avec une vraie présence scénique et vocale, et quelques très beaux moments.
Mais si l’ensemble de la prestation a remporté un triomphe de la part du public, car cet engagement et le risque pris méritent le succès, il faut reconnaître que nous n’y sommes pas encore tout à fait. Elsa Dreisig est une chanteuse a forte personnalité scénique, elle était une Fiordiligi intense et fraiche à la fois dans le Cosi fan tutte de Salzbourg. Elle devrait plus penser à Mozart qu’à Verdi en chantant ce rôle. Son engagement si fort donne à son Anna une couleur plus verdienne, notamment dans la première partie, à l’opposé de sa collègue : on a là deux styles de chant qui illustrent exactement ce que nous essayions d’évoquer au début de ce compte rendu.
Un autre problème est le contrôle et l’homogénéité sur tout le registre : les problèmes à l’aigu sont nombreux, certains sont ratés, d’autres savonnés, d’autres baissés de ton. Un seul exemple, le plus sensible, l’aigu d’infiorato au début son air final  Piangete voi ? donde tal pianto?… È questo
giorno di nozze. Il Re mi aspetta… è acceso infiorato l'altar
,  cet air de la folie qui commence par ce juge de paix initial où Caballé s’est écrabouillée à la Scala et provoqua une bronca historique et ignominieuse. Elsa Dreisig l’a passé, savonné, et contourné. Pour une des notes les plus emblématiques des pièges de la partition, c’est un problème. Mais le rôle est redoutable et l’affronter si tôt dans la carrière est un défi qu’il faut saluer.
Du point de vue du personnage, la mise en scène(?) marque la différence entre le premier acte, où la reine essaie de résister, de se bercer d’illusions et un deuxième acte où il n’y a plus grand chose à faire. Signe extérieur de changement : la coiffure, déliée au premier acte, et « coiffée » au deuxième, comme si on posait une dialectique insoumise au premier acte et soumise au deuxième. Apprécie qui voudra. Mais c’est plus la personnalité d’Elsa Dreisig qui donne de la couleur au personnage que la mise en scène proprement dite. Au total, on attendra avec curiosité après ces premiers pas les suivants, dans les autres opéras, c’est en quelque sorte, une promesse de l’aube.

Le chœur du grand théâtre souvent relégué en fond de scène, est présent et bien préparé comme toujours par Alan Woodbridge. Mais c’est de la fosse que vient la plus belle des surprises. À vrai dire ayant l’expérience de Montanari dans Rossini, dans Gluck, dans Mozart on connaît bien à la fois son énergie, sa vivacité, sa faculté presque innée pour dynamiser un orchestre. Violoniste de grand talent, ayant travaillé avec L’accademia Bizantina d’Ottavio Dantone, il mène maintenant une carrière de chef qui le conduit de l’Opéra de Rome à Covent Garden, et bientôt à l’Opéra de Munich et à Vienne. C’est donc non plus un chef montant, mais bien installé dans le paysage qu’Aviel Cahn s’est attaché, avec l’intuition qu’il ferait entendre un Donizetti à la couleur particulière. Autant la mise en scène n’apprend rien, autant cette Anna Bolena vive sans être trop éclatante, quelquefois abrupte, aux sons particuliers : nous avons cité plus haut le pianoforte et ce son si particulier qui renvoie aux exécutions du XIXe, et au monde d’avant Donizetti qui tranche avec d’autres moments de l’opéra, et qui laisse aussi une certaine poésie. Il faut louer aussi la clarté du rendu, la lisibilité de la partition tout en maintenant intacte l’énergie, avec cette sécheresse relative, sans abuser du rubato ou de langueurs romantiques et la manière intelligente d’accompagner les chanteurs et de les soutenir.
Enfin l’Orchestre de la Suisse Romande sonnait différemment, comme entrainé par cette vivacité. Rien que pour cette prestation neuve, inattendue, une bonne partie du pari est gagnée : on entend en fosse à Genève un Donizetti original, neuf, stimulant. Comme on aurait aimé le voir aussi sur la scène…

Vierfacher Belcanto

Peter Krause – Concerti.de - 23 octobre 2021

source: https://www.concerti.de/oper/opern-kritiken/grant-theatre-de-geneve-anna-bolena…

Ein Debüt mit Folgen: Sopran-Zauberfrau Elsa Dreisig wagt sich erstmals an eine Belcanto-Königin Donizettis und hinterlässt einige Fragezeichen. Das Regieteam um Mariame Clément und Julia Hansen versteht genau, was der Belcanto braucht und was nicht.

Was wäre, wenn die Bilder, die einst das Leben auf Leinwand bannten, wieder laufen lernten? Etwa jenes berühmte Portrait von Heinrich VIII., das der deutsche Renaissancemaler Hans Holbein um 1536 von jenem englischen König schuf, der seine sechs Ehefrauen gern auf unkonventionell rustikale austauschte: Mal annullierte er kurzerhand seine Ehen, mal ließ er die Damen enthaupten. Nebenbei wurde er so zum Gründer der anglikanischen Kirche, denn der Papst war über die privaten Machenschaften des Königs derart deutlich not amused, dass ein Bruch mit der mächtigen römischen Kirche unausweichlich wurde.

In ihrer Ausstattung von Donizettis Königinnenoper „Anna Bolena“ ließ sich Julia Hansen am Grand Théâtre de Genève nun von Hans Holbeins Gemälden inspirieren, so auch von seiner bildlichen Verewigung der Jane Seymour, die als Nebenbuhlerin von Anne Boleyn die Königin ablöste. In der Oper heißen die Damen italianisiert Giovanna und Anna, Henry mutiert zu Enrico, der frühere Geliebte der Anna zu Riccardo (statt Richard) Percy. Holbeins detailverliebte Darstellung der fein gewirkten Stoffe der Kleider finden sich auf der Bühne ebenso wieder wie ein die Drehbühne zierender Palazzo im Holbein-Stil, der mal den Blick in die Natur nach Außen, mal den Schlüssellocheinblick ins königliche Schlafzimmer bietet.

Historisierend modern
Die Bildfindungen von Julia Hansen, die Regisseurin Mariame Clément mit den Gemälden abgeguckten Gesten und Blicken (die mitunter töten können) theatralisch beglaubigt, wirken freilich nur auf den ersten Blick historisierend und mitnichten museal oder altbacken. Ja, das eingespielte, besonders in Frankreich erfolgreiche und gefragte weibliche Regieteam belässt das Tudor-Drama in seiner librettogemäßen Spielzeit. Doch es eröffnet dank der überaus präzisen Figurenzeichnung weite Assoziationsräume durch die Epochen, sodass wir bald zur bitteren Erkenntnis gelangen: Die Geschichte wiederholt sich. Die moral- und empathiebefreite Testosteronsteuerung dieses Königs (die Alex Esposito mit bassbaritonaler Wucht und Sprachmacht verkörpert) ist kein singuläres männliches Phänomen, sondern ein in alle Zeiten übertragbares.
Der Krieg des schönen Geschlechts um den Rang der Primadonna an der Seite des ersten Mannes im Staate kennt dafür immerhin Gewissensbisse und eine gewisse weibliche Solidarität. Denn Giovanna will Anna ja keineswegs an den Henker liefern, sondern ihr Leben retten. Dass die Brutalität des Königs sehr wohl auch historische Folgen hatte, zeigen Hansen und Clément, indem sie die Tochter von Henry und Anne als stumme Rolle und eine Art Alptraumgeist einführen. Elisabeth, die später als hochgebildete Frau ein ganzes Zeitalter prägen sollte und als jungfräuliche Königin in die englische Geschichte einging, ist als Kind wie als alte Frau präsent, die nun gleichsam das Trauma ihrer Familie aufarbeitet. Ulrik Gad akzentuiert die Erzählebenen in seinen Lichtstimmungen suggestiv sensibel.

Die dialektische Brücke zwischen Ausstattungs- und Regietheater
Es ist somit eine schöne Erkenntnis, dass sich gerade im Belcanto durchaus eine dialektische Brücke zwischen Ausstattungs- und Regietheater beschreiten lässt. Das Regieteam huldigt einem Klassizismus, der dem Publikum die Transferleistung in die eigene Wirklichkeit erlaubt. Die noch schönere Erkenntnis dieses Abends lautet: Man kann Donizettis Musik vom Vorurteil des bloßen Sängertheaters befreien, wenn man denn einen Maestro wie Stefano Montanari engagiert, der mit dem Orchestre de la Suisse Romande jeder Faser der Partitur nachspürt. Seine artikulierte Phrasierungskunst, die er in einer Art modellierendem Dirigierstil herausarbeitet, macht immer wieder Erstaunliches hörbar: In der einleitenden Sinfonia die Verbindung aus Banda-Folklore und Kunstmusik, in den frühen Farben der Romantik die Brücke von Italien nach Deutschland mit Anklängen an Mendelssohn und Carl Maria von Weber.
Wer Montanari lauscht, der lernt: Wir sollten Donizetti nicht unterschätzen, wir dürfen ihn ganz neu schätzen als einen Meister seiner Zeit, der die gesamteuropäischen Einflüsse aufnahm und in der Oper wirksam machte. Der Maestro bereitet also den Sängern nicht einfach nur den orchestralen Seidenteppich, er fordert sie auf, die Zwischentöne dieses besonderen Belcanto aufzugreifen, der hier ja längst kein bloßer Ziergesang als virtuose Selbstdarstellung mehr ist. Dieser Belcanto „bedeutet“, er ist dramatisch höchst wirkungsvoll.

Was ist Belcanto? Und wie soll man ihn nur singen? Dieser Abend bietet viele verschiedene Antworten.
Sängerisch freilich löst der Genfer Auftakt eines auf drei Spielzeiten angelegten Donizetti-Zyklus einige Fragen aus. Es stehen zwar ausnahmslos starke Persönlichkeiten auf der Bühne. Doch zu hören gibt es mindestens vier verschiedene Auffassungen, was denn Belcanto als Gesangstil sein kann. Ausgerechnet die „Terza Donna“, die den in die Königin verknallten Pagen Smeton gibt, zeigt dank Lena Belkina, wie Belcanto als ganz reine, wasserklare, scheinbar natürliche Gesangsform funktioniert. Ihr junger Mezzo ist von einer entwaffnenden Ehrlichkeit, die direkt zu Herzen geht. Stéphanie d’Oustrac als Giovanna Seymour hingegen stellt die Dramatik der bösen Nebenbuhlerin Anna Bolenas in geradezu veristischer Manier (und mit gefährlichen Schärfen) her, mit einer in den Hals verrutschten gutturalen Tongebung, die den italienischen Konsonanten so gar nicht zum Klingen verhilft. Ein feiner Stilist ist hingegen Edgardo Rocha, der mit seinem jungmännischen Tenore di Grazia keine Höhengrenzen zu kennen scheint und sich in die Ohren des Publikums schmeichelt. So geht reiner, edler Belcanto.
Und die Debütantin Elsa Dreisig in der Titelpartie? Die wunderbare Mozartsängerin und berückende Massenet-Manon ist erstmals in einer Titelpartie des Belcanto zu erleben. Ihr durchaus großer lyrischer Sopran ermöglicht ihr die Facherweiterung. Dennoch ist die harte Erarbeitung der Partie noch deutlich zu spüren. Dreisig will sich die Anna Bolena erringen und ersingen. Sie füllt sie mit ihrer starken Persönlichkeit. Doch das Raffinierte der Messa di Voce-Effekte, das Spielen mit all den köstlichen Zutaten des Belcanto geht ihr noch ab. Elsa Dreisigs Belcanto hat etwas Unschuldiges, ihre Figurenzeichnung geht daher auch enorm zu Herzen. Doch die ausgefeilte Belcanto-Delicatezza der jüngst verstorbenen Edita Gruberova scheint an diesem Abend als unerreichbarer Vergleich wie ein Geist im Raum zu schweben.