Les Pêcheurs de Perles

Georges Bizet
Les Pêcheurs de Perles

opéra en trois actes
du 10 au 26 décembre 2021

Direction musicale David Reiland
Mise en scène Lotte de Beer
Scénographie Marousha Levy
Costumes Jorine van Beek
Lumières Alex Brok
Vidéos Finn Ross
Direction des chœurs Alan Woodbridge
   
Leïla Kristina Mkhitaryan
Nadir Frédéric Antoun
Zurga Audun Iversen
Nourabad Michael Mofidian

Orchestre de la Suisse Romande
Chœur du Grand Théâtre de Genève

Production du Theater an der Wien

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

« Les Pêcheurs de perles » de Bizet sur l’île de la tentation

Emmanuel Dupuy – Diapason - 20 décembre 2021

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/a-geneve-les-pecheurs-de-perles-de-bizet-s…

 

Lotte de Beer met en scène un spectacle en forme d'émission de télé-réalité, sous la direction musicale de David Reiland.

Avec ses invraisemblances et son Orient fantasmé, le livret des Pêcheurs de perles n’est certes pas le plus parfait du répertoire. Lotte de Beer choisit donc de raconter une autre histoire, sans se priver de dénoncer au passage les excès de l’impérialisme occidental – avec heureusement une bonne dose de second degré pour faire passer la pilule.
La metteure en scène voit comme des nouveaux colons les organisateurs d’une émission de télé-réalité, débarqués sur une île paradisiaque dont ils chassent les autochtones à coup de biftons. Dans ce cadre qui n’évacue donc pas tout à fait les charmes exotiques, les trois protagonistes seront les candidats d’un show cathodique poussé jusqu’au sordide, puisque la sentence de mort fait partie des règles du jeu, avec les encouragements d’une équipe de tournage (preneurs de son, caméraman, régisseurs…) omniprésente et sans scrupule.

Métaphore prestement filée
Reposant sur une direction d’acteurs aussi enlevée et pertinente que l’usage de la vidéo, la métaphore est prestement filée, distillant aussi quelques belles images, telle cette lune géante qui se lève à l’acte II sur un temple hindou. Mais, comme souvent quand un spectacle repose sur un concept, la dramaturgie finit par s’y enfermer sans qu’on perçoive l’issue ni le sens profond de la démonstration, aussi plaisante soit-elle.
Le rôle assigné au chœur pose en outre de sérieux problèmes sur le plan musical. Figurant la multitude des téléspectateurs, il reste en effet confiné en fond de scène pendant tout l’opéra, derrière un tulle, dans une grande structure semi-circulaire qui représente un immeuble vu en coupe. En raison du déséquilibre acoustique causé par ce parti-pris, les scènes de foule sont privées de l’impact nécessaire, sans qu’il faille incriminer la direction de David Reiland. Celui-ci varie au contraire plutôt bien les climats, avec le nerf et le rebond nécessaires dans les passages dramatiques, davantage de délicatesse quand la poésie prend le dessus.

Zéro chanteur français
Si le Grand Théâtre a accompli le tour de force de réunir une distribution avec zéro chanteur français, la langue n’est pas trop malmenée. Surtout pas par le Québécois Frédéric Antoun qui met beaucoup de fièvre et de sincérité dans les émois de Nadir. Mais l’artiste serait-il en méforme ? L’émission peine à se libérer, altérant parfois la justesse de l’intonation comme l’éclat de l’aigu.
Le Norvégien Audun Iversen campe un Zurga rien moins que monolithique, avec ce qu’il faut de mordant et de volume dans ses colères, de souplesse dans le phrasé pour chanter ses plus tendres remords. Triomphe surtout la Leïla de la Russe Kristina Mkhitaryan, soprano au médium charnu et souriant, dont les vocalises grimpent avec grâce jusqu’à la stratosphère, n’esquivant pas quelques accents de rage lors de ses affrontements avec le baryton. Et n’oublions pas le Nourabad de Michael Mofidian, belle basse, avec du vif-argent dans la voix et assez d’autodérision dans le jeu d’acteur pour camper, micro en main, le présentateur de ce sympathique Koh-Lanta lyrique. 

Les pêcheurs de perles au Grand Théâtre

Irma Foletti – anaclase - 17 décembre 2021

source: http://www.anaclase.com/chroniques/les-p%C3%AAcheurs-de-perles-5

 

La présente production des Pêcheurs de perles a été créée par Lotte de Beer en 2014 au Theater an der Wien et reprise, entre autres, au Liceu de Barcelone en 2019. Le spectacle s'écarte radicalement de la reconstitution historique, en décalant l'intrigue dans le cadre d'un jeu télévisé, entre Koh-Lanta et L'Île de la tentation. Les acteurs sont déjà sur scène quand on entre en salle, l'équipe de tournage effectuant les derniers repérages pour la réalisation en direct qui suivra. L'élément principal des décors de Marousha Levy consiste en un immense disque vertical en fond de plateau, recouvert d’un tulle qui accueille les projections vidéo et laisse voir, en transparence, les trois niveaux de pièces d'appartements. À l'intérieur, l'activité essentielle des habitants est de regarder le poste de télévision, sans perdre une miette de la fameuse émission Les pêcheurs de perles, le Challenge !. C’est par les votes des téléspectateurs que Zurga est désigné chef des pêcheurs et que plus tard, à une écrasante majorité, la mort plutôt que la grâce est choisie pour le sort des amoureux Leïla et Nadir

Même si l’on arrive parfois à saturation dans les clins d'œil et les tics télévisuels (on pense en particulier à l'utilisation du micro), il faut reconnaître que cette lecture fonctionne correctement. Mais on apprécie aussi les pauses et absences de l’équipe technique, omniprésente au premier acte, beaucoup moins au cours des deux suivants. Ainsi le début du II, où Leïla chante seule devant un magnifique temple bleu sur fond de disque lunaire, rejointe ensuite par Nadir pour un duo qui respecte leur intimité, est un moment sans agitation et reposant pour la vue et l'esprit. Le précipité entre les Actes II et III est mis à profit pour visionner de vrais-faux entretiens en micro-trottoir dans les rues de Genève, des réponses à la question La grâce ou la mort ?, follement drôles et en même temps grinçantes. Le jeu théâtral à l'intérieur des appartements est également fort bien réglé. On note que les familles les plus aisées logent dans les étages supérieurs, alors que plus bas une grande pièce abrite visiblement des supporteurs du Servette de Genève, bonnets sur les têtes et crosses de hockey en mains.

Malgré leur répartition dans les différentes pièces d'habitation, les choristes, préparés par Alan Woodbridge, parviennent tout de même à assurer une coordination qu'on imagine, pour le coup, comme un véritable challenge, séparés qu'ils sont par les cloisons et les planchers. Le chef David Reiland arrive aussi à maintenir la cohésion générale, aux commandes d'un Orchestre de la Suisse Romande appliqué, délivrant, de manière générale, des tempi plutôt lents.

La distribution vocale est de bon niveau et agréablement homogène, sans atteindre toutefois à l'exceptionnel. En Leïla, Kristina Mkhitaryan fait entendre un joli soprano, capable de colorature et d'extensions vers l'aigu, une palette de nuances étendue entre diminuendo et notes plus franches, un chant délicat et juste – par exemple dans l’air Comme. La qualité de diction de Frédéric Antoun (Nadir) est supérieure, mais le ténor ne nous paraît pas se présenter dans sa meilleure forme vocale, avec de petites fragilités qui donnent par moments l'impression d'un chant quelque peu forcé, ainsi qu'une intonation régulièrement trop basse, en particulier au long de Je crois entendre encore, filmé en gros plan. Le ténor québécois tient tout de même son rôle sans incident, mais on ne le sent pas totalement épanoui. Le contraste est marqué avec le baryton Audun Iversen en Zurga, doté une voix sonore et richement timbrée qui respire la santé, exprimée de plus dans un français remarquable. Son air du III, Ô Nadir, tendre ami de mon jeune âge, est l'un des sommets de la soirée. La basse Michael Mofidian (Nourabad) est également solide, davantage dans la partie grave du registre que dans l'aigu, parfois tendu. Le volume est cependant moins développé que celui de son confrère baryton, le chanteur étant assez rapidement couvert lorsque l'orchestre joue à pleine puissance.

À Genève, pauvres Pêcheurs, priez pour nous

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 12 décembre 2021

source: https://www.resmusica.com/2021/12/12/a-geneve-pauvres-pecheurs-priez-pour-nous/

 

Joli tour de passe-passe de la metteure en scène Lotte de Beer qui parasite l’intrigue des Pêcheurs de Perles de Georges Bizet en la noyant dans un épisode de téléréalité.

Qui espérait voir l’opéra Les Pêcheurs de Perles de Georges Bizet, cette histoire d’une amitié trahie, d’un serment violé, d’une jalousie indomptable, d’une mort des héros, en aura été pour ses frais. Certes le livret de ce troisième opéra du compositeur est bien mal ficelé. De même, hormis Hector Berlioz qui avait été touché par cette musique, les critiques de la première ne furent pas emballés par les pages de Bizet dont on disait qu’elles manquaient d’originalité et étaient encore empreintes des maîtres de la scène d’alors comme Gounod, Meyerbeer ou Verdi.

Alors, comment mettre en scène et présenter une œuvre qui, aujourd’hui plus qu’hier, apparaît surannée et dont l’intrigue se situe à Ceylan avec une caricature de personnages qu’il n’est plus politiquement correct de présenter selon les critères du XIXᵉ siècle ? Si la production présentée à Genève, transfuge du Theater an der Wien de Vienne révèle le talent de metteure en scène de la jeune néerlandaise Lotte de Beer (dont on a pu voir à Paris une Aida discutable), l’argument de l’opéra de Bizet est constamment détourné et parasité par une histoire parallèle. Lotte de Beer déconstruit l’intrigue en la transposant dans le tournage d’une émission-concours de téléréalité du style Koh Lanta. Ainsi, elle noie habilement le poisson de l’aventure amoureuse caricaturale et tropicale derrière l’excitation de tout un monde de la télévision tournoyant autour des protagonistes. Le décor efficace de Marousha Levy représente une plage de sable qu’on meuble de palmiers au hasard des besoins des scènes. A l’arrière, un grand disque sert à la fois d’écran aux projections vidéo du paysage, aux gros plans des protagonistes filmés depuis le bord de la scène ou à l’habitation des membres du Chœur du Grand Théâtre de Genève qui suivent sur leur télévision l’émission qu’on est en train de tourner. Si le travail de direction d’acteurs tant des protagonistes, des équipes de tournage que des membres du chœur s’avère excellent, la distraction du spectateur au déroulé de l’opéra de Bizet est telle que, revient en mémoire les termes d’une critique de spectacle d’opéra parisien interrogé par l’écrivain et chroniqueur radio Philippe Meyer qui écrivait : « On avait peur que la musique dérange la mise en scène ! »

Parce que musique, il y a. Et quel charme l’habite. Avec Les Pêcheurs de Perles, Georges Bizet compose en l’espace de quelques mois l’un de ses plus beaux opéras. La mélodie, pouvant aujourd’hui apparaître surannée tant elle respire le romantisme à-la-française enchante à chaque instant. Dès le début de l’opéra, le duo entre Zurga et Nadir emporte l’auditeur dans une romance qui devient obsessionnelle et dont il chantera la mélodie longtemps encore après que le rideau soit tombé.

Si sous la direction du chef français David Reiland, l’Orchestre de la Suisse Romande est apparu bien terne et manquant singulièrement de couleurs, le Chœur du Grand Théâtre de Genève s’inscrit dans l’excellence. Disséminé dans les étages du décors, il ne tombe jamais dans les approximations vocales, restant toujours précis et musical.

En scène, les quatre protagonistes de l’opéra sont à la hauteur de leur tâche avec une légère préférence pour le baryton norvégien Audun Iversen (Zurga) dont on apprécie le timbre éclatant, la justesse de ton et surtout une diction française impeccable. A ses côtés, la basse britannique Michael Mofidian (Nourabad) fait aussi preuve d’une belle tenue vocale ainsi que d’une impeccable prononciation de la langue française. Le ténor canadien Frédéric Antoun (Nadir) est apparu vocalement extrêmement fragile, une fragilité alliée de sensibilité excessive le poussant parfois à quelques problèmes de justesse comme dans la sublime cantilène « Je crois entendre encore ». La soprano russe Kristina Mkhitaryan (Leïla) possède un matériel vocal prêt à toute épreuve. Elle empoigne cette partition avec beaucoup de cran et de technique se jouant des difficultés sans coup férir. Toutefois, on lui regrettera une certaine froideur interprétative ainsi qu’une diction défaillante.

Enfin le public, comme entrainé inconsciemment dans la mystification d’une œuvre de répertoire, applaudit avec chaleur un spectacle dont l’apparat visuel cache la profondeur du message universel. Pauvres Pêcheurs, priez pour nous !

Des perles sans nacre

Claudio Poloni – ConcertoNet.com – 12 décembre 2021

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=14844

 

L’intention était louable : proposer Les Pêcheurs de perles pour les fêtes de fin d’année et donner ainsi sa chance à cet ouvrage magnifique du jeune Bizet, injustement relégué dans l’ombre de la sempiternelle Carmen. Mais le Grand Théâtre de Genève a joué de malchance sur pratiquement tous les tableaux. D’abord en reprenant une production alambiquée, étrennée à Vienne en 2014 puis présentée à Tel Aviv et Barcelone. Même la metteur en scène semble ne pas y croire, c’est dire. Lotte de Beer déclare en effet qu’elle trouve le livret de l’ouvrage de Bizet totalement invraisemblable, à la limite du ridicule. Peut-être, mais encore faut-il placer l’opéra dans le contexte d’une époque (1863) où l’exotisme occupait une place prépondérante dans toutes les formes d’art. D’où un triangle amoureux ancré à Ceylan, sur fond de rituels païens. Et puis, si l’opéra n’inspire pas, pourquoi diable avoir accepté de le mettre en scène ? Quoi qu’il en soit, l’artiste hollandaise a choisi de faire des Pêcheurs de perles un show de téléréalité. Selon elle, les invraisemblances du livret renvoient à des émissions telles que « Koh Lanta » ou « L’Ile de la tentation », au cours desquelles les participants sont livrés en pâture aux téléspectateurs, qui décident de leur sort en les faisant rester ou non pour la suite des épisodes. C’est ainsi qu’on voit débarquer sur le plateau une équipe de télévision armée de caméras, de perches, de micros et de scripts. Nourabad devient ici le présentateur de l’émission. Nadir, Zurga et Leïla sont, eux, les protagonistes de ce reality show, dans un décor de faux palmiers et de faux coquillages. En arrière-plan, une structure sur trois étages montre des appartements dans lesquels des téléspectateurs (joués par les choristes du Grand Théâtre) regardent leur émission TV préférée. Entre les deux parties de l’ouvrage, on a même droit à un micro-trottoir caricatural, dans lequel les personnes interrogées donnent leur avis et décident du sort des personnages. Le concept est tellement tiré par les cheveux qu’il parasite la compréhension de l’ouvrage. Sans parler du fait qu’il n’y a rien de plus ringard que de tenter de faire du neuf avec du vieux : le concept de téléréalité a fait son apparition sur les chaînes françaises en... 2001, donc depuis beaucoup d’eau a coulé sous les ponts.

Le Grand Théâtre n’a pas non plus eu la main très heureuse avec la distribution, qui se révèle tout simplement honnête, sans plus. Visiblement en méforme, Frédéric Antoun livre des aigus serrés et son timbre est quelque peu terne et manque de projection. Le ténor incarne néanmoins un Nadir nuancé et délicat. Tout le contraire de la Leïla de Kristina Mkhitaryan, qui peine à contrôler sa voix et surtout ses aigus, malgré de superbes pianissimi. Audun Iversen est beaucoup plus convaincant en Zurga au phrasé exemplaire et au timbre opulent. On signalera aussi la belle prestation de Michael Mofidian en Nourabad aux graves percutants. Le seul véritable bonheur vient de la fosse. A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, David Reiland fait ressortir toute la finesse et l’élégance de la partition de Bizet, la ciselant en orfèvre. En l’écoutant, on se dit que cet opéra mériterait d’être plus souvent représenté, tant la musique est riche et belle.

Au Grand Théâtre, un «Koh-Lanta» de boulevard

Anya Leveillé – Le Courrier - 16 décembre 2021

source: https://lecourrier.ch/2021/12/16/au-grand-theatre-un-koh-lanta-de-boulevard/

 

La metteuse en scène néerlandaise Lotte de Beer transpose Les Pêcheurs de perles de Bizet sur le plateau d’une émission de téléréalité.

Sur une plage idyllique de Ceylan, deux amis pêcheurs de perles, Nadir et Zurga, amoureux de la même femme (la prêtresse Leïla) livrent leurs émois à… des caméras qui traquent les jalousies, trahisons et sacrifices. Caméras mises à part – intégrées à l’action par la metteuse en scène Lotte de Beer –, l’histoire des Pêcheurs de perles tient en une seule phrase; le reste du livret reposant sur un amoncellement de situations et rebondissements invraisemblables qui avaient déjà été moqués par les critiques lors de la création, en 1863, de ce premier opéra de Georges Bizet.

Partant de ce livret ténu et chargé de clichés exotiques (l’orientalisme est alors à la mode), Lotte de Beer transpose les tribulations des pêcheurs sur un ­plateau d’émission de téléréalité intitulée Les Pêcheurs de perles-The Challenge. Sur une île paradisiaque s’affaire une équipe de tournage emmenée par Nourabad, le prêtre hindou du livret transformé en animateur aussi survolté que narcissique, qui tend son micro aux deux candidats, Zurga et Nadir, et à l’unique candidate, Leïla. Au fil du jeu, les trois protagonistes se retrouvent pris au piège d’un jeu d’amour, de hasard et… de mise à mort, décidée par le public qui vote par téléphone.

Truffée d’astuces et de ressorts ­comiques, la relecture de Lotte de Beer s’appuie sur la scénographie volontairement kitch de Marousha Levy. A l’avant de la scène se déroule l’action de l’émission, dévoilant temple hindou de pacotille et coquillages géants, alors qu’à l’arrière, un dispositif en demi-disque laisse apparaître un immeuble géant où le «chœur-public», vissé aux écrans et chauffé à bloc, interagit en direct avec la production en livrant ses votes. Des projections d’images choc (vues aériennes de l’île, confessions des candidats face caméra) complètent le tableau qui brouille, dans un premier temps, les incohérences du livret.

Un propos qui tourne à vide
Malheureusement, comme souvent sur les îles de la tentation et autres Koh-Lanta de boulevard, le propos finit par tourner à vide. Une fois énoncées les règles du jeu, l’ineptie du livret et l’inconsistance des personnages reprennent leurs droits. Saturée par une multitude de micro-événements – chicaneries de l’équipe de tournage, apparition de danseuses, saynètes dans les appartements de l’immeuble –, l’action mobilise et détourne le regard au détriment de l’ouïe. La partition, pourtant magnifique, de Bizet, aurait certainement obtenu tous les votes du public, mais elle se retrouve trop souvent reléguée au rang de simple bande-son. Dommage, car dans la fosse, David Reiland à la tête de l’OSR relève à merveille les couleurs, les envolées lyriques et les effets sonores d’un tableau symphonique époustouflant composé par un jeune Bizet de 24 ans.
De cette toile se détachent les deux barytons: Audun Iversen, bouleversant Zurga, et Michael Mofidian, dont la voix puissante et veloutée magnifie l’insupportable Nourabad. A leurs côtés, la soprano Kristina Mkhitaryan (Leïla) et le ténor Frédéric Antoun (Nadir) composent un duo d’amoureux convaincants même si, le soir de la première, des faiblesses vocales s’invitaient dans certains passages. Au final, on déguste ce spectacle comme un film léger qui s’oublie rapidement.

Bizet à Koh-Lanta

Charles Sigel – ForumOpera.com - 12 Décembre 2021

source: https://www.forumopera.com/bizet-les-pecheurs-de-perles-geneve-bizet-a-koh-lanta

 

Idée saugrenue d’être allé repêcher une mise en scène plutôt faiblarde qui ne méritait que l’oubli.
En 2014, Lotte de Beer en l’élaborant pour le Théâtre An der Wien semblait vouloir ne se saisir des Pêcheurs de Perles qu’avec des pincettes, comme pour les tenir à distance et devancer les critiques qui ne manqueraient pas. Peut-être avait-elle pressenti le mouvement cancel culture (auquel on doit par ailleurs quelques perles…).
Dommage pour Les Pêcheurs de Perles, galop d’essai du jeune Bizet, qui n’avait pas été représenté dans ce théâtre depuis 1950.
Que cet opéra soit un produit de son époque, cela va sans dire, on suppose… et c’est peut-être son côté suranné qui en fait le charme léger. Encore faut-il l’aborder avec délicatesse, on allait dire avec affection.

Un imaginaire de confection
Les Pêcheurs de Perles, composé en 1863 pour le Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet, dirigé par Léon Carvalho, était un pur produit de son temps. L’exotisme géographique ou historique était le fond de commerce quotidien des peintres du Salon comme des fabricants de spectacle en mal d’imagination. Delacroix (Femmes d’Alger), Ingres (La grande Odalisque), Chassériau (Danseuses marocaines), Ziem (Le bain de la sultane) d’un côté, et de l’autre Gounod (Sapho), Lalo (Le Roi de Lahore), Félicien David (La Perle du Brésil), Meyerbeer (L’Africaine), Halévy (Jaguarita l’Indienne), Delibes (Lakmé), Saint-Saëns (Samson et Dalila)… et tous ceux qu’on a oubliés.
Spectacles produits à la chaîne pour un public venant chercher à l’Opéra ou à l’Opéra-Comique la confirmation de ses préjugés, spectacles de confection pour un imaginaire de confection.
Des hommes comme Renan, Gobineau, Gambetta ou Jules Ferry allaient donner quelques fondements idéologiques au mythe de la vocation civilisatrice d’une Europe qui se percevait comme le centre, c’est-à-dire le cerveau du monde. L’idéologie colonialiste n’était guère mise en doute que par Clemenceau (et Gladstone en Angleterre).
Les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne enrichissaient leurs musées de curiosités ethnologiques pillées en Afrique et en Orient. On en vint même à monter des ethnic shows, le pire étant peut-être l’exhibition de la « Vénus hottentote ». Christophe Colomb en avait été pionnier en ramenant des Indiens Arawaks à la cour de la reine Isabelle le Catholique.

Un livret prétexte
Le livret a toujours été le point faible des Pêcheurs de Parles. MM. Cormon et Carré s’étaient semble-t-il inspirés d’un livre d’Octave Sachot, L’Île de Ceylan et ses curiosités naturelles, paru dix ans auparavant, où ils avaient trouvé tout le nécessaire, les superstitions des pêcheurs de perles, leur dur travail, le temple en ruines, etc. Ils y avaient inséré une intrigue pauvrette, les deux amis amoureux de la même belle jeune fille, l’éternelle reconnaissance de l’un d’eux à celle qui jadis l’avait sauvé, le collier nécessaire pour l’heureux dénouement, bref toute une histoire sans importance, prétexte à airs sentimentaux, duos en tous genres (ténor/baryton, ténor/soprano, soprano/baryton), scènes avec chœur, et fins d’actes endiablées, l’opéra quoi !
Les personnages étaient comme de grands enfants, candides et touchants, et le spectateur de l’époque, persuadé sans doute de la supériorité de la race blanche, n’y voyait rien à redire.
C’est sans doute cette naïveté qui fait la poésie d’un opéra, où le jeune Bizet, 24 ans, fait son apprentissage au sortir de la Villa Medicis, et s’il n’y avait pas la grâce de sa musique, sa délicatesse de coloris, l’inspiration de ses mélodies, et quelques signes précurseurs de Carmen, sans doute aurait-on oublié cette œuvre modeste.

Reality show
Le spectacle du Grand Théâtre de Genève part de l’idée que L’Ile de la Tentation de M6 et les Marseillais à Cancun ou en Thaïlande qu’on peut voir (mais on n’est pas obligé) sur W9 seraient des versions contemporaines de ces errements. Les Pêcheurs de Perles chez Koh-Lanta, tel est le concept. Et peut-être bien que notre imaginaire est un imaginaire de confection, lui aussi…
On va donc voir une équipe de télévision, avec cameraman, perchman, scriptboy sautillant, réalisateur et présentateur (plus deux agents de sécurité avec kalashnikovs) mettre en scène un reality show dont les protagonistes seront Nadir, Zurga et Leïla, tout cela se passant dans un Sri Lanka de carton-pâte : comme les tôles ondulées et les cahutes de ces pauvres pêcheurs sont trop minables, on les remplace prestement par de faux palmiers et de faux coquillages (avec danseuses cinghalaises incluses) dignes des Folies-Bergère d’autrefois. Caricature dans la caricature.
Au fond de la scène, une grande structure ronde révèlera sur trois étages une série d’appartements, de salles de séjour, de chambres où tout un peuple de téléspectateurs petits-bourgeois, bien caricaturaux aussi, suivra ce programme (on pense à l’immeuble de La Vie mode d’emploi de Perec). En l’occurrence, le chœur du GTG, d’ailleurs moins précis qu’à l’accoutumée et comme mis à distance (acoustique) par cette configuration.
On voit par là qu’il fallut utiliser le forceps pour concilier le livret de l’opéra et l’idée-force (?) de ce spectacle, sous-titré « The Challenge ».

Flottements
Le premier acte est sans doute le plus encombré d’idées plus ou moins bien réalisées. Les figurants de l’équipe de télévision jouent comme dans un spectacle de patronage et la direction d’acteurs ne semble pas le fort de Lotte de Beer. Le duo fameux « Au fond du temple saint », joué par deux personnages de télé-réalité qui se défient l’un de l’autre, et non pas par deux amis qui se retrouvent, en ressort aplati, manquant de chaleur, de ferveur, d’expansion. Les deux chanteurs y semblent aussi mal à l’aise l’un que l’autre. Un orchestre de la Suisse Romande un peu terne, à la sonorité insaisissable, sous la baguette de David Reiland, des chœurs évanescents, on n’est pas à la fête…
Le soir de la première, Frédéric Antoun, en petite forme vocale, donnait d’ailleurs une impression de fragilité, avec même quelques flottements dans les passages en voix mixte de « Je crois entendre encore » et peu de projection, chose étonnante pour un chanteur qui nous avait semblé un Gérald idéal dans Lakmé à l’Opéra-Comique il y a quelques saisons. On le vit heureusement au fil du spectacle reprendre de l’assurance et faire entendre un médium solide, notamment dans le beau duo avec Leïla du second acte (« Leïla ! Dieu puissant »).
Glissons sur le kitsch des danseuses sortant des coquillages, des costumes multicolores des gardes, du palanquin sur lequel on amène Leïla…  Et sur le « Ô Dieu Brahma » de Leïla dont les danses sont imitées en fond de scène par les choristes dans leurs appartements, comme on ferait de la gymnastique devant son téléviseur…

Micro-trottoir
Au retour de l’entracte, pour continuer de filer la métaphore, on aura droit à une séquence filmée dans les rues de Genève, un faux micro-trottoir sur le thème « Suivez-vous The Challenge ? » avec toutes les réactions auxquelles on peut s’attendre, les intellos faisant la fine bouche, les petites jeunes filles ne manquant pas une émission et pour finir la grande question : « Voteriez-vous la mort pour le couple coupable ? » A 90 %, Oui sans hésiter. Amusement dans la salle (séquence avec accent local).
La seconde partie allait nous rasséréner quelque peu. Peut-être parce que la metteuse en scène calma son enthousiasme. Et que la musique reprit l’avantage. Devant un joli temple bleu, Kristina Mkhitaryan donna une très touchante interprétation de sa cavatine « Me voilà seule dans la nuit », (où Leïla semble préfigurer la Micaëla de Carmen). Sincérité, timbre radieux, belle ligne de chant, projection et longueur de souffle, malgré un tempo très lent (mention spéciale pour l’accompagnement des cors, ainsi que pour le hautbois préludant au duo « De mon amie »). Et on allait admirer son sens du legato dans son duo très passionné avec Nadir (et, comme on l’a dit, un Frédéric Antoun de plus en plus assuré). Le grand ensemble du final, très en place, allait montrer un David Reiland tenant fermement tout son monde.

Enfin !
Le troisième acte allait offrir deux très beaux moments grâce au baryton norvégien Audun Iversen.
D’abord dans la longue séquence en solo de Zurga « L’orage s’est calmé » : opulence du timbre, longueur de la voix, maîtrise des nuances, phrasé, diction et surtout intériorité. Cette musique n’a besoin que d’une chose : qu’on croie en elle… Et qu’on laisse s’épanouir le romantisme et la fraîcheur de Bizet (« Ô Nadir, tendre ami de mon jeune âge »).
Ajoutons que le visage du chanteur, filmé en gros plan (le « confessionnal » des reality show) et projeté sur le fond de scène, rendait toute proche son émotion.
L’autre grand moment de ce troisième acte (et de tout le spectacle) devait être le très long duo « Je frémis, je chancelle » entre Leïla et Zurga, avec deux couleurs vocales parfaitement appariées et surtout un engagement sans limite, vraiment superbe. Kristina Mkhitaryan put y faire valoir la longueur de sa tessiture, avec de beaux graves très pleins, et après une impressionnante vocalise de supplication impeccablement descendue, un grand cri parlando furieux semblant annoncer  le « Frappe-moi donc ou laisse-moi passer » de Carmen. Etonnant duo qui fait songer aux duos soprano/baryton de Verdi (que Bizet admirait fort).
Par chance, tout se passerait alors sur un plateau quasi nu, si ce n’est une dernière apparition du présentateur, en l’occurrence le Grand prêtre Nourabad, reconverti en speaker  (l’impeccable Michael Mofidian aux graves de bronzes dans « Sombres divinités »).
Beau succès final, grâce aux chanteurs, et grâce à Bizet. Mais tout de même, quelle occasion manquée.

Des Pêcheurs sans perles, mais non sans cervelle

Guy Cherqui — Wanderersite.com - 16 décembre 2021

source: https://wanderersite.com/2021/12/des-pecheurs-sans-perles-mais-non-sans-cervell…

 

Les Pêcheurs de perles n’ont pas été présentés au Grand Théâtre de Genève depuis 1950, soit depuis 71 ans. Il était plus que temps de proposer au public d’aujourd’hui une nouvelle production du deuxième chef d’œuvre de Bizet, moins connu que Carmen, mais tout de même relativement fréquent dans les théâtres .
Aviel Cahn a fait le choix d’une reprise de la production bien connue que Lotte de Beer réalisa en 2014 pour le Theater an der Wien, qui se propose de détourner le kitsch orientaliste de l’œuvre en l’insérant dans un projet moderne de téléréalité. Beau succès public à la première, même si au total l’impression est un peu mitigée, sans nier la grande intelligence du propos et ses implications, plus incisives qu’il n’y paraît à première vue, ni un plateau globalement de qualité, mais pas exceptionnel.

 Peuple voyeur et décor exotique
La question de l’exotisme et de l’orientalisme apparaît à mesure que les voyages dans les terres plus lointaines se développent et qu’on découvre (ou qu’on conquiert) des espaces nouveaux. Symbole à l’opéra bien connu dont le Rapport sur la diversité à l’opéra de Paris a parlé, Les Indes Galantes de Rameau (avec ses « Sauvages ») où la très fameuse mise en scène parisiennes de Maurice Lehmann dans les années cinquante fut un sommet du kitsch, puisque même des parfums « orientaux » étaient diffusés dans la salle. Impossible de reproduire aujourd’hui ce genre de spectacle, même si la représentation du pittoresque ne se limite pas aux contrées lointaines, voir par exemple les opérettes à grand spectacle comme L’Auberge du Cheval Blanc et sa représentation d’une Autriche exotique, ou le Canada de Rose-Marie, sinon les magyars de Princesse Czardas.

Les Pêcheurs de perles (1863) sont un des avatars de cet Orientalisme né au XVIIIe (voire au XVIIe avec les « turqueries ») qui se développe à mesure que le monde se dévoile aux occidentaux et à leurs conquêtes coloniales. Les anglais conquièrent les Indes au XVIIIe, au nez et à la barbe de la France, qui perd aussi le Canada à leur profit.
L’histoire en elle-même, un amour interdit entre une vierge dédiée à la déesse, et un jeune homme impétueux et imprudent, est à rapprocher de l’opéra préféré de Napoléon 1er, La Vestale, de Gaspare Spontini qui raconte une histoire voisine dans le cadre de la Rome impériale.
Le livret d’Eugène Cormon et de Michel Carré n’est pas une réussite, le texte en est faible, et la musique de Bizet – qui a 25 ans alors- méritait mieux. Aujourd’hui, Les pêcheurs de perles tiennent par la musique et notamment les deux morceaux de bravoure du 1er acte, le très fameux duo « Au fond du temple saint » et l’air de Nadir, « je crois entendre encore » qui sont de grands tubes de l’opéra.

L’histoire en elle-même est assez simple et peu vraisemblable : deux amis se retrouvent par le plus grand des hasards et sans explication dans le même lieu et revivent une histoire d’amour vécue quelques années auparavant.
Nadir et Zurga sont deux amis d’enfance à la vie à la mort amoureux de la même femme. Pour ne pas gâcher leur amitié, ils se jurent mutuellement d’oublier cet amour.
Zurga devient chef du village de pêcheurs de perles au moment où reprend la saison de la recherche d’huitres perlières, protégée par la divinité dont la présence d’une prêtresse garantit la faveur.Nadir, qui s’est éloigné à cause de cet amour et aussi parce qu’il a (un peu) trahi son serment revient (par hasard). Les deux amis se retrouvent, évoquent leur serment, quand la prêtresse apparaît, et Nadir reconnaît immédiatement en elle Leïla, dont il était amoureux et évidemment l’amour se réveille, encore plus violent, encore plus exigeant, encore plus fou.
Ils se rencontrent, s’étreignent une nuit, sont surpris par le prêtre Nourabad qui évidemment les condamne, mais Zurga les protège, jusqu’à ce qu’il découvre sous ses voiles cette Leïla dont il était amoureux. Fou de jalousie, il va livrer les deux amants à la vindicte populaire quand il apprend que c’est cette Leïla jadis qui lui sauva la vie. Il décide donc de rendre la pareille, sauve la vie du couple, et attend d’être pris et jugé pour trahison par les habitants dont il était le chef. Rideau.

Amour, amitié, mais aussi « superstition », mais aussi loi religieuse, mais aussi habitants crédules sur fond de divinités indiennes (on est à Ceylan, le Sri Lanka d’aujourd’hui), tout est là pour plaquer une histoire romantique à l’occidentale sur une réalité orientale (un peu ce qui se fera huit ans plus tard avec l’Égypte d’Aida…que Lotte de Beer vient de mettre en scène à Paris la saison dernière).
Que faire avec ce livret ? Une chose est claire, les dernières productions rompent avec l’orientalisme et la pacotille, optant soit pour un déplacement du contexte, c’est le choix de Lotte de Beer ici, mais aussi du collectif FC Bergman qui mit en scène le chef d’œuvre de Bizet pour L’opéra des Flandres alors dirigé (en 2018) par Aviel Cahn. Ce fut aussi, plus timidement le choix de Wim Wenders à la Staatsoper de Berlin qui opta pour « l’espace vide » et l’abstraction.
Lotte de Beer en 2014 décida d’affronter la question de l’orientalisme et de nos regards d’aujourd’hui en insérant le livret « tel quel », dans un contexte inattendu, celui d’une scénarisation de téléréalité, où la trame des Pécheurs de perles devient un jeu au quotidien où l’histoire se déroule à la télévision, une « histoire dans l’histoire » en quelque sorte, mais où les protagonistes, par la même magie impossible du livret, se retrouvent sur un même plateau vivant leur même histoire, jusqu’au moment où la loi télévisuelle du scénario pré-écrit est violée par le couple, et qu’ils soient découverts, devenant du même coup des victimes offertes à la vindicte des téléspectateurs frustrés.

Cela permet

  • De continuer de faire fonctionner le livret dans un contexte où l’absurdité est la loi du genre, et donc de faire passer l’invraisemblance comme ingrédient pré-digéré du scénario
  • De réinsérer l’orientalisme dans une vision d’aujourd’hui, avec soleil, plages et palmiers, comme on le voit dans « Koh-Lanta » ou « L‘ile de la Tentation », en montrant qu’entre l’orientalisme du XIXe et de notre goût actuel de l’exotisme, il n’y pas de différence de nature, mais simplement d’outils

Ainsi le propos de Lotte de Beer en 2014 doit être pris exclusivement au second degré, et non comme une accumulation de poncifs inutiles et dépassés. Peut-être la téléréalité est-elle une forme dépassée aujourd’hui, même si Koh-Lanta existe encore (et donc trouve encore son public) mais le rapport morbide du public aux situations, la manière de faire voter pour untel et contre untel existe encore, peut-être par d’autres canaux.

Il y a en effet deux niveaux de regard dans ce travail :
D’une part, la transformation du livret, avec des héros en vêtements contemporains, qui sont enfermés dans la logique d’une scénario pré-ficelé, mais qui vivent pour eux-mêmes une aventure individuelle réelle, et alors se justifie que chaque grand monologue ou air soit filmé dans le « confessionnal » un lieu bien connu où les héros de téléréalité viennent révéler le fond (?) de leur âme (?), mais se justifient aussi les artifices des décors, les faux palmiers, le temple du deuxième acte, les huitres perlières géantes et le ballet absurde qui va avec, car tous les ridicules sont alors possibles, on pourrait même penser que le ridicule ne va pas assez loin, qu’il fallait encore plus pousser les choses. Il s’agit en effet de montrer tous les ingrédients du spectacle, ici d’ailleurs rendu volontairement un peu « cheap » pour souligner la naïveté du téléspectateur. Les français se souviennent de la réflexion de Patrick Le Lay, alors directeur de TF1 en 2004 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible ».  

Mais cet orientalisme vu comme pacotille, les soldats qui semblent des evzones en brun, les discrets jeux sur le genre que Madame de Beer a si bien développés dans ses dernières Nozze di Figaro d’Aix, tout cela ne tient en réalité que parce que la focale n’est pas l’histoire qu’elle raconte, mais le rapport que le public télévisuel au cerveau humain « guidé » entretient avec cette histoire.
Le chœur (assez correct) est distribué dans un immeuble qu’on voit en coupe, dans ce grand globe où se projettent des images, les vidéos des personnages, et où le chœur dans des appartements regarde avidement la transmission télévisuelle. C’est bien le sujet véritable de cette mise en scène que le rapport à un spectacle qui s’apparente aux spectacles de cirque romain, avec son rapport à la mort, et du même coup le droit que s’arroge « le peuple » sur les destins individuels.

Alors, au-delà du pittoresque et des palmiers en plastique, des huitres géantes et du faux temple (beau décor d’ailleurs de Marousha Levy), l’enjeu se situe ailleurs et notamment dans le pouvoir que le media s’arroge sur les esprits des téléspectateurs mais aussi sur les candidats, puisque dans ce « scénario » se retrouvent des candidats ; Leïla par exemple est une jeune femme venue faire un stage de Yoga. Alors se justifie un Nourabad présentateur et « maître du temps », et non plus le grand-prêtre de Brahma. On est passé de la loi religieuse à la loi médiatique, mais l’effet est le même, la TV a pris la place de la religion comme opium du peuple.

Le détournement est intelligent, d’autant qu’il ne modifie pas l’histoire et du coup le livret qui n’est pas bon, se retrouve lu à l’aune de la médiocrité des scénarios de téléréalité. On passe d’une médiocrité à l’autre, sans coup férir, et avec une certaine fluidité et aussi une certaine justesse. Il est clair, nous l’avons dit, que le medium, la téléréalité, est un peu dépassé en une période où les choses vont très vite et où l’on brûle rapidement ce qu’on adorait la veille. Mais les problématiques restent posées, et malheureusement dans les mêmes termes.
Après une première partie où sont posés l’anecdotique et une autre pittoresque : l’émission de télévision, de décor, les protagonistes, la deuxième partie (deuxième et troisième actes) pose l’intrigue et le nœud de la trame. L’émission pose ses règles, la jeune « prêtresse » doit dormir seule la nuit dans le temple sacré, au décor luxuriant, et ne voir personne, ni se dévoiler. Or Nadir vient la retrouver, et après quelque résistance, ils se retrouvent à filer le parfait amour au sommet du temple, au mépris des éventuelles surveillances. On a déjà vu des couples clandestins « faire des choses » dans des piscines aux débuts du Loft Story français… Mais ils enfreignent la loi imposée par le scénario, sont découverts, sous les caméras et l’histoire jusque-là gentillette bascule dans le sordide.

Tout manquement à la règle télévisuelle sera puni de mort… La TV-religion n’y va pas par quatre chemins, mais tout est donné à juger par les téléspectateurs à qui d’une certaine manière on a volé l’histoire, mais à qui on va en offrir une autre, bien plus délicieuse, où ils vont devoir voter pour décider du destin des « coupables ». Ces coupables, qui ont enfreint le règlement du « jeu », sont pris, prisonniers, et dans les mains d’un staff télévisuel qui devient totalitaire, policier, tout en gardant sa légèreté (danses, pittoresque etc…) qui distancie et fait du réel une sorte de virtuel.
Ainsi donc, nous sont proposés des sondages : qui est pour la mort ? qui est pour la grâce ? Et le sommet de l’affaire est proposé entre les actes II et III, où un « micro-trottoir » nous est montré, volontairement tourné de manière un peu cheap, parce que cette TV ne semble pas trop professionnelle, où sur fond de Genève automnale, on demande à des échantillons de population ce qu’ils vont voter, et où il apparaît que la mort est plus attirante que la grâce. On sait combien les micros trottoirs sont orientés, montés, et qu’on peut leur faire dire n’importe quoi, tout et son contraire, selon la thèse qu’on veut faire avancer : vous interrogez 100 personnes, 90 disent « la grâce », 10 « la mort », vous décidez de passer en TV les 10 qui votent la mort et vous choisissez quatre réponses « la grâce », vous donnez l’impression que la majorité vote la mort, et le tour est joué. Car tout est calibré, tout est préparé, tout est pipé, tout est infox.

Évidemment, la mise en scène joue sur l’ambiguïté du jeu, mais aussi sur la relation qu’on entretient à l’image, et au spectacle, y compris celui de la mort. Certes, tout cela apparaît excessif et caricatural, tout le monde dans la salle rit parce que chaque personne interrogée est en soi une tranche de vie, ou un triste « bout de cerveau humain disponible » mais c’est peut-être le moment où le rire peut jaunir quelque peu. La mort spectacle, on la connaît en Occident depuis les exécutions capitales publiques, qui jusqu’au début du XXe ont attiré un nombreux public, au point que depuis les années trente, en France, elles ont été interdites au public. Mais récemment encore, les réseaux sociaux ont montré des exécutions (pendant la guerre en Syrie contre Daesh), et Facebook des suicides en direct. La question du regard vers la mort mise en scène est une réalité, que Lotte de Beer évoque.
Nous avons une relation à la mort à la fois répulsive – nos sociétés font du divertissement au sens pascalien du terme une diversion face à notre propre condition de mortel, et en même temps attractive parce que la mort de l’autre devient en quelque sorte « apotropaïque », c’est à dire une garantie que l’esprit mauvais m’évite en atteignant l’autre : en regardant la mort de l’autre, je vérifie que moi au moins je reste vivant et je me préserve.
Les Romains du cirque, avec leur pouce levé ou abaissé, ont inventé la mort-spectacle, mais la société romaine avait un rapport tout autre à la mort, tout comme au sexe, radicalement opposé au nôtre. Les chrétiens ont fait de la représentation des supplices des martyrs une leçon pour les vivants, mais peu à peu, à mesure de « l’évolution » des sociétés, la mort s’est effacée de notre réalité – aujourd’hui on ne porte même plus le deuil. Alors, la cérémonie d’une mort en direct, c’est une sorte de catharsis, à cette différence que la mort n’est pas « représentée », mais effective et donc presque curative.

Toutes ces questions sont en filigrane dans ce dernier acte : le crime de Nadir et Leïla est d’avoir trahi la loi télévisuelle, on les punit donc par une mort-spectacle. Dans cette perspective, l’amour-jalousie de Zurga n’est qu’anecdotique, jusqu’au moment où il décide de sauver les amants (puisque Leïla jeune l’a sauvé jadis), c’est à dire de se sacrifier lui-même et de s’offrir en holocauste à une foule qui ne veut pas être privée de son spectacle. Il faut à cette foule pour la satisfaire un sacrifice humain un sacrifié, un bûcher … on est au seuil du Moloch de Salammbô, l’un des romans phares de l’Orientalisme au XIXe. Évidemment, nous sommes au théâtre et un public « raisonnable » pourrait y voir une vision un peu excessive, on a constaté plus haut que les choses ne sont pas si simples et le spectacle du bûcher, en permanence en scène est en soi une garantie, ainsi que l’arrivée des spectateurs avec leur volonté de faire des photos et des selfies. Anecdote personnelle, à Auschwitz, dans la chambre à gaz, une visiteuse s’est fait un selfie en appelant quelqu’un et lui demandant, enjouée « devine où je suis ! ». Où sont les sauvages ? Et c’est bien là la question essentielle de cette mise en scène qui illustre l’adage bien connu homo homini lupus.

Deux points pour conclure cette lecture de la mise en scène, d’une part elle respire l’intelligence et une analyse profonde de nos sociétés et hélas assez juste : il suffit de voir régulièrement les problématiques concernant la peine de mort remonter à la surface, la peine apotropaïque par excellence, celle qui légalise l’assassinat au nom du bien-être et de la (fausse) tranquillité sociale, mais je trouve qu’elle ne donne peut-être pas suffisamment de relief au sarcasme, notamment dans la deuxième partie (Actes II et III) qui manque de mordant, au-delà de la question même de la téléréalité, qui n’est pas la question centrale. La question, c’est notre propre rapport aux choses médiatiques quelles qu’elles soient, au monde, à l’autre, notamment quand il est éloigné et donc chosifié, ainsi que notre crédulité de moutons de Panurge suicidaires. La téléréalité est peut-être un concept télévisuel dépassé, mais l’instinct de voyeurisme existe toujours, quel que soit le média utilisé. On le constate chaque jour.

Pour servir un tel travail, il eût fallu une distribution de plus haut vol, qui donne à l’ensemble un relief également musical. Le chœur dirigé par Alan Woodbridge est au rendez-vous, ses interventions sont plutôt satisfaisantes, et sa disposition dans les « appartements » plutôt séduisante, le chœur retrouve sa fonction de commentateur de l’action, ce qu’est tout téléspectateur, mais en même temps il est cible essentielle de tout le dispositif et il s’en sort bien.
L’Orchestre de la Suisse Romande s’en sort aussi avec les honneurs, avec la direction équilibrée et chaleureuse de David Reiland, à la fois tendue, lyrique, faisant bien ressortir les raffinements d’une orchestration qu’on a tendance quelquefois à oublier : Bizet a 25 ans, il est déjà un très grand compositeur, dont les qualités de mélodiste et d’orchestrateur se révèlent ici : il n’y a pas de hasard, le tube universellement connu des amateurs d’opéra qu’est le duo « Au fond du temple saint » n’est pas un hasard.  L’orchestre sait se rendre lyrique (surtout dans la première partie), même si il pourrait aller encore plus loin dans le raffinement, il est plus dramatique ensuite, et il accompagne bien le plateau.

Un plateau qui a le défaut d’être réduit, quatre chanteurs, ce qui rend l’attention de l’auditeur-spectateur focalisée sur quatre voix seulement, et l’exigence en est d’autant plus grande.
Il est clair également que la mise en scène évacue ce qui pourrait-être un élément de l’histoire originale, à savoir un aspect évocatoire, à mi-chemin entre rêve et réalité : la prêtresse invisible sous ses voiles excite curiosité et fait gamberger les âmes : la touriste venue pour un stage de yoga un peu moins.  L’orientalisme des origines éloigne de la réalité et excite le fantasme, le « divertissement » et l’évasion. Entre les techniciens TV et leur agitation, les faux palmiers les huitres géantes et les héros en jean, tout ça disparaît et il faudrait de sacrées personnalités vocales et scéniques pour pallier ce rêve disparu.
Ce n’est pas le cas, même si la distribution est globalement homogène, et engagée.
Le Nourabad de Michael Mofidian, que nous avions déjà remarqué dans le rôle de Lord Rochefort d’Anna Bolena, est sans doute paradoxalement (parce que c’est vocalement le rôle le moins important) le mieux défendu, avec une véritable ardeur, une voix solide, projetée, profonde, sonore. Sans nul doute ce chanteur qui appartient au « jeune ensemble » du Grand Théâtre » est-il riche de potentialités et d’avenir. Il est expressif, très engagé dans le jeu (il joue de présentateur/producteur de l’émission et à ce titre quitte peu la scène), et la voix est de très grande qualité, si bien que dans les quatre chanteurs, elle se remarque. Il faut retenir ce nom.

 Audun Iversen, baryton norvégien, se tire de manière très honorable de Zurga, d’abord par un beau phrasé français et une diction claire et compréhensible, ensuite avec un bel engagement scénique, et enfin avec une voix au spectre large, des aigus sonores, même si le timbre n’est pas particulièrement séduisant. Il campe ce personnage dévoré d’amour et de jalousie, et aussi marqué par une certaine générosité (et donc tiraillé et contradictoire) avec une certaine vérité. Il lui manque un peu de lyrisme, de sens de la morbidezza d’une voix qu’on souhaiterait un peu plus souple, mais dans l’ensemble la prestation est très honorable.

Kristina Mkhitaryan est ce qu’on appelle une belle voix de soprano lyrique, bien projetée, bien assise sur tout le spectre, l’école russe dans ses qualités techniques, y compris dans la diction. Il lui manque – mais la mise en scène est ici sans doute responsable – un peu de mystère et un peu ce côté éthéré qu’on attend d’une Leïla, une voix lyrique qui doit alléger quelque peu à certains moments. Ici, on entend un soprano plutôt assis qui manque un peu de légèreté, bien qu’elle chante aujourd’hui très souvent des rôles comme Gilda de Rigoletto ou Giuletta de Capuleti e Montecchi. Personnellement, j’entends dans cette voix un futur lirico-spinto (une Elisabetta de Don Carlo par exemple). Mais la prestation est très honorable, et la voix assurée et techniquement sans failles. Il reste à plus « interpréter » car il manque souvent un travail sur la couleur. Comme pour ses partenaires, elle se donne plus en deuxième partie, plus dramatique et plus tendue.

Frédéric Antoun, au moins à la Première a constitué une déception. Nous aimons cette voix suave, qui nous a souvent séduits et émus par exemple à Zürich dans Iphigénie en Tauride aux côtés de Stéphane Degout ou dans Cassio à Londres auprès de l’Otello de Jonas Kaufmann. Chanteur discret et élégant, plutôt contrôlé, on pensait que Nadir lui conviendrait, mais le premier acte est très problématique, la romance « je crois entendre encore », morceau de bravoure du rôle montre des aigus mal négociés, voire ratés, et sans vraie ligne. Il en résulte un chant sans homogénéité et sans lyrisme. Les actes II et III étant plus dramatiques, il s’en sort mieux parce la voix a moins besoin de ce contrôle très calibré pour les parties lyriques, mais cela reste insuffisant pour un rôle où l’on attend surtout la suavité et non l’acidité dont il a plutôt fait preuve.

Impression globale mitigée, qui demandait peut-être un autre plateau, mais mise en scène intelligente qui montre les excès et limites de nos sociétés contemporaines. Certes, la question de nos représentations de l’Orientalisme et de l’exotisme sont importantes dans ce travail, mais l’essentiel pour nous est ailleurs, il est dans le goût du voyeurisme, dans nos insondables vulgarités et la soif d’event qui va toujours plus loin, c’est à dire notre propre goût du cirque : que le trapéziste travaille avec un filet enlève, comme on l’entend par-ci par-là quelque chose du spectacle. C’est par les bas-instincts qu’on attire les spectateurs, comme la viande faisandée attire les mouches. Voilà le propos de Lotte de Beer.

Des «Pêcheurs de perles» joliment acides au Grand Théâtre

Sylvie Bonier – Le Temps - 12 décembre 2021

source: https://www.letemps.ch/culture/pecheurs-perles-joliment-acides-grand-theatre

 

Lotte de Beer transforme l’opéra de Bizet en terrain de jeu contemporain où la cruauté n’a pas d’âge. Drôle et grinçant

C’est immolé sur le bûcher de la popularité que Zurga finit ses jours au Grand Théâtre. Le chef élu n’est pas occis par le peuple qu’il a trompé, mais par une foule de spectateurs frustrés et violents. On est loin de l’exotisme naïf et embrouillé des Pêcheurs de perles de Georges Bizet.
L’histoire que raconte la metteuse en scène Lotte de Beer est bien plus concrète. Elle pointe notre monde artificiel à travers l’univers de la téléréalité, des réseaux sociaux et autres outils virtuels. La cruauté des jeux du cirque romain, quelques siècles plus tard…

Humour noir sur fond kitsch
On ne peut plus habile relecture que cette critique acerbe de notre société, teintée d’humour noir sur fond kitsch. En rebondissant sur les invraisemblances du livret d’Eugène Cormon et Michel Carré, qu’un critique du New York Times classa en 1986 «parmi les plus effroyablement ineptes du genre», l’artiste hollandaise retourne les aberrations comme un gant. Qu’elle jette en pâture sur le plateau.
Le public du Grand Théâtre se voit ingénieusement intégré dans le système participatif d’un triste Koh-Lanta. On élit ou on écarte. On condamne ou on gracie. Les projections de génériques en feu ou d’îles paradisiaques et jungles dangereuses plus vraies que nature plongent d’emblée dans le vif du sujet. Un des concurrents sera sauvagement rejeté: Leila, Nabir ou Zurga. «Votez au 090 75 10 50 50» s’affiche sur le rideau, puis «Restez connecté» avant l’entracte.

Vidéo-trottoir
Au troisième acte, un écran descend pour projeter une vidéo-trottoir. Des passants sont interrogés en ville (le président de la fondation du Grand Théâtre, Xavier Oberson, s’y prête lui-même de bonne grâce). Au choix de la mort, Zurga cumule 91% des suffrages. La messe est dite.
Le rôle pervers des téléspectateurs? Il s’appuie sur le décor aussi esthétique qu’ingénieux de Marousha Levy. Un grand demi-disque en fond de scène, mi-soleil brûlant des tropiques, mi-lune glaciale de la nuit, sert de paroi cinématographique et révèle aussi la coupe d’un immeuble.
Chaque foyer y regarde et commente l’émission qui se joue en direct sur scène, sous l’objectif des caméras et les ordres de «l’animateur» Nourabad. Quant aux incessants changements à vue de structures ou prison en bois, temple, cocotiers, immenses coquilles d’huîtres ou gazebos à moustiquaires, il figure à merveille tout ce que le procédé du monde télévisuel a de factice.

Une logique ludique et terrible
Les chanteurs se faufilent allègrement dans cette logique ludique et terrible. Si les voix s’avèrent inégales à la première représentation, l’ensemble tient la route. Malheureusement trop mal fagotée, et traitée en cruche au début du spectacle, Kristina Mkhitaryan prend du temps à trouver ses marques en Leila, touriste participant à un stage de yoga au Sri Lanka. Son rôle de prêtresse tombe un peu comme un cheveu sur la soupe. Mais une loufoquerie de plus dans le lot des bizarreries générales ne dépare pas vraiment…
La voix charpentée de la soprano russe s’ouvre et s’assouplit au fil du temps, offrant des aigus pianissimo joliment filés et une densité vocale qui s’intensifie progressivement. Le ténor québécois Frédéric Antoun campe un Nadir séduisant et sympathique. Son timbre moelleux peine encore à rayonner et les hauteurs extrêmes de son registre montrent des tensions qui, espérons-le, disparaîtront au fil des représentations.
Audun Iversen, baryton norvégien à la belle projection, met lui aussi du temps à libérer ses atouts, parmi lesquels une belle sincérité d’incarnation, une couleur boisée et un grain mordoré de timbre. De son côté, Michael Mofidian se révèle le plus intéressant des personnages, bien que le moins exposé de la distribution.

Texte intelligible
Son Nourabad rayonne naturellement, avec solidité, sur une remarquable voix sombre. Comme ses collègues masculins de plateau, le Britannique offre une articulation et une diction claires, qui rendent le texte intelligible sans avoir à consulter les surtitres, ce qui n’est pas rien.
Reste l’intervention orchestrale d’une grande probité de David Reiland. Son sens de l’équilibre sonore et de la mise en valeur mélodique rend hommage à un Bizet de 25 ans encore vert mais déjà sûr. Le chef dégage les lignes de force de l’ouvrage avec simplicité et adresse. L’OSR le suit pleinement sur la voie d’un soutien instrumental à la fois généreux mais discret, où les pupitres interviennent avec délicatesse et puissance pour soutenir les chanteurs comme le chœur. Du travail d’orfèvre.

Les Pêcheurs de perles sur l'île de la télé-réalité à Genève

Charles Arden – Olyrix.com – 13 décembre 2021

source: https://www.olyrix.com/articles/production/5338/les-pecheurs-de-perles-bizet-gr…

 

Récemment renouvelé à la tête du Grand Théâtre de Genève, Aviel Cahn continue d'y imprimer sa patte moderne, dans ses nouvelles productions aussi bien que dans les productions d'autres maisons qu'il présente à son public, comme ici avec "Les Pêcheurs de perles" de Bizet dans la mise en scène inaugurée en 2014 à Vienne par Lotte de Beer.

"Les Pêcheurs de perles : The Challenge", tel est le nom de l'émission de télé-réalité (avec pour logo des perles enflammées dans des huîtres), entre épreuve de Survivor et Île de la tentation, qui est filmée tout au long de cet opéra. Restez Connectés ! intime la projection vidéo au public à l'entracte. La mise en scène est ainsi une mise en abyme et même une double : une équipe de tournage placée devant les personnages/participants les filme et les dirige, tandis qu'un immeuble empli de téléspectateurs regardant cette émission et réagissant comme devant un match de foot est visible en fond de scène, derrière un panneau translucide rappelant les écrans réfléchissant les lumières des projecteurs sur les plateaux. 

La mise en scène met ainsi en abyme et en parallèle la fascination pour les histoires exotiques à l'époque de Bizet et celle de notre époque pour les îles lointaines où sont filmées des rivalités claniques et amoureuses (qui sont le sujet de cet opéra). La lecture de Lotte de Beer se maintient ainsi durant toute l'œuvre en sachant s'appuyer sur le texte, du début à la fin : l'élection initiale de Zurga comme chef se fait ici via un vote du public par téléphone, les duos sont des interviews, les grands solos des séances au confessionnal face caméra retransmises sur le grand écran en fond de plateau. La mise en scène sait aussi couper les caméras et le tournage, pour montrer les équipes préparant le plan suivant avec de plus en plus d'autorité : la terrible machine de la télé-réalité vient se refermer sur les participants comme le drame se referme sur les personnages dans cet opéra. 

Lorsque Nadir, survivant de l'édition 2019 revenu dans le jeu, veut prévenir Zurga en lui révélant des informations (quand il chante "Zurga doit tout savoir, j'aurais dû tout lui dire"), l'équipe de tournage le convainc de garder le silence et lorsqu'il veut quitter l'aventure, le service de sécurité armé de fusils-mitrailleurs l'en empêche. Leïla et Nadir sont condamnés, pour avoir enfreint les règles du jeu, par la production qui se précipite pour filmer leur union coupable devant une réplique de temple hindou et faire voter le public sur le sort à leur réserver. Les téléspectateurs votent à 91% non pas simplement pour qu'ils soient éliminés, mais exécutés, rappelant le phénomène de société encore actuel qu'est la série Squid Game. D'ailleurs, cette série est nommément citée lors de la vidéo enregistrée qui interroge des citoyens sur "Les Pêcheurs de perles : the Challenge". Ce micro-trottoir, filmé donc pour cette reprise, a beau être une parodie et rempli d'humour noir, il n'en reste pas moins glaçant et renvoie à de tristes réalités de notre société actuelle, les personnes interrogées justifiant l'injustifiable (la mise à mort télévisée des candidats) par des raisonnements pseudo-philosophiques ou par soif de divertissement, y compris cette jeune fille qui regarde l'émission en cachette de ses parents. Finalement, Zurga brûle ici le luxueux car-régie de l'émission, coupant la retransmission et permettant aux amants de fuir, mais les téléspectateurs assoiffés de divertissement sortent de leur immeuble et envahissent le plateau pour immoler eux-mêmes Zurga (l'épreuve du poteau étant ici le bucher dressé avec l'un des mâts d'une maison de pêcheurs, le reste étant devenu du petit bois), le tout en prenant des selfies.

Nourabad est ici le présentateur de l'émission, tenant micro et flambeau. Victime, comme les figurants, de surjeu quand il faut faire semblant de parler et de s'animer, Michael Mofidian prend toutefois pleinement son rôle lorsqu'il peut enfin chanter (tout en tenant et tendant son microphone accessoire), avec son grave ample mais précis. Le médium grave sert d'appui pour le phrasé et les montées vers le médium aigu marqué.

Tout unit et tout sépare les deux protagonistes masculins, dans ce drame, ce jeu et leurs voix. Frédéric Antoun et Audun Iversen (Nadir et Zurga) ont tous deux une voix oxymore entre leur projection impactante et leur rondeur de timbre, ce qui en fait parfois la richesse mais parfois l'hétérogénéité (ils manquent aussi tous deux des graves de leurs parties). Les deux voix se ressemblent ainsi dans leur même diversité, tout comme elles se séparent en accentuant respectivement la caractéristique de chacune des deux tessitures : l'intensité de la couleur pour le ténor, de l'assise pour le baryton. Leur réunion dans le fameux duo ("Au fond du temple Saint") puis leur déchirement amical et amoureux n'en est que plus poignant.

Audun Iversen impressionne aussi en soliste par un sommet aigu puissamment cuivré et intensément sonore. Son Zurga a la voix très animée d'accents et même quelques décrochements de baryténor aigu, le tout nourri par la jalousie, menant vers les accents déchirants de la fin du drame. Il montre ainsi, lui aussi et pleinement, combien le jeu n'a plus rien d'amusant et tourne à l'horreur.

En Nadir, Frédéric Antoun est le seul des quatre solistes à ne pas faire ici sa prise de rôle, mais son médium et mezzo forte peinent à passer la fosse, tandis que l'aigu hésite entre douceur et déploiement (la voix conserve néanmoins un vibrato constant).

Impatiente de pouvoir descendre de son dragon palanquin en bois (grâce à un chariot en métal dès que la prise est faite), Kristina Mkhitaryan déploie en Leïla un phrasé très articulé mais avec un fort accent dans cette langue française. Le large vibrato soutient des élans lyriques vers les aigus et doux vers les graves mais avec de grandes variations sonores dans le volume et la projection. Elle est toutefois très investie dans les sommets de la tessiture et dans son souffle, qui prolonge le lyrisme et la nostalgie de ses phrases, tandis que ses interventions dans le grave annoncent Carmen ("Eh bien ! va, venge-toi donc, cruel !"). Comme ses collègues également portés par la clarté du concept scénique, elle est aussi investie dans le jeu de son personnage : quand elle fait son yoga, tous les téléspectateurs imitent ses mouvements devant leurs postes.

Les choristes maison sont donc séparés dans les cases de leurs appartements, certains agglutinés devant la même télévision, d'autres seuls dans les mansardes en hauteur. De ce fait, ils déploient davantage leurs individualités vocales (notamment les basses très timbrées) mais aussi leurs qualités individuelles de placement sonore et rythmique leur permettant d'être ensemble dans un même immeuble chantant.

La limpidité du jeu orchestral en fosse sert pleinement de "bande-son" à l'émission, mais sous la direction ample et lumineuse de David Reiland elle va évidemment bien plus loin encore, en déployant de fait la clarté raffinée et parfumée de cette musique (hormis quelques glissements de cuivres et dans la justesse aux violoncelles).

Les applaudissements de la salle couvrent encore quelques huées, rappelant le travail accompli depuis 2019 par Aviel Cahn au Grand Théâtre de Genève, et peut-être ce qu'il reste à accomplir jusqu'en 2029.

Les Pêcheurs de perles – Télé Réalité

Vincent BOREL - ConcertClassic.com – 10 décembre 2021

source: https://www.concertclassic.com/article/les-pecheurs-de-perles-au-grand-theatre-…

 

Lotte de Beer se définit comme une petite-fille du Regietheater germanique. Pas de surprise donc, après son Aïda décoloniale de l’Opéra Bastille, à la voir déconstruire l’opus d’un jeune Bizet dont l’inspiration est sans cesse ensorcelante. Prenant prétexte du livret inconsistant de Cormon et Carré, la metteuse en scène hollandaise choisit de nous amuser en interrogeant ce qu’est la conception d’un imaginaire artistique. Celui des années 1860 était l’exotisme, le nôtre relève d’une vacuité télévisuelle dont les Marseillais à Miami et Koh-Lanta sont d’affligeants symptômes.

Dans cette vision qui change des platitudes souvent attachées aux Pêcheurs, la plage de Ceylan reste bien une plage, mais habitée par des hippies qu’une équipe de téléréalité vient éradiquer à grands coups de dollars. S’y installe l’émission Pêcheurs de perles The Challenge. Point de chœurs exotiques, mais un décor de douze appartements occupés par des téléspectateurs. On dénombre une famille bourgeoise, des hooligans enivrés, une cellule monoparentale, un vieux garçon avec maman, un couple de nouveaux occupants peu doués en travaux d’intérieur... Tous votent par SMS pour Zurga ou Nadir, lesquels chantent leurs airs depuis un confessionnal, le visage projeté en très gros plan. L’enjeu ? La mort télévisuelle de l’un deux. L’occasion de diffuser, en interlude, un hilarant micro-trottoir réalisé dans les rues de Genève. Tout cela est bien joué, notamment l’impayable équipe de tâcherons télévisuels, même si la dynamique du spectacle créé au Theater an der Wien s’émousse, notamment en première partie.  

 Le quatuor vocal met en valeur l’élégant baryton-basse Michael Mofidian et le Zurga très attachant du norvégien Audun Iversen qui confère à son personnage un charisme vocal et visuel à la Thomas Hampson. Frédéric Antoun, ce soir de première, avait une ombre de rhume sur la voix et ne put offrir ce charme qu’on lui connaît depuis Gérard de Lakmé où débutait à ses côtés une certaine Sabine Devieilhe. La Russe Kristina Mkhitaryan incarne une Leïla tendre, rapidement bouleversante, avec de beaux aigus et un legato impeccablement maîtrisé. Dommage que David Reiland dirige sans ferveur l’Orchestre de la Suisse Romande. La splendide partition de Bizet mérite davantage d’énergie et d’onctuosité.  

Quand la téléréalité détourne les canons de l’opéra

Rocco Zacheo – Tribune de Genève – 11 décembre 2021

source: https://www.tdg.ch/quand-la-tele-realite-detourne-les-canons-de-lopera-32686760…

 

Au Grand Théâtre, la mise en scène de Lotte de Beer immerge «Les Pêcheurs de perles» de Bizet dans l’univers télévisuel. Astucieux et servi par une distribution inégale.

Il faut parfois des pirouettes et des voltiges à peine imaginables pour faire exister de nos jours certains ouvrages lyriques sur les plateaux. En voulant chercher un exemple éloquent, on ne trouverait pas meilleure illustration que dans ce «Pêcheurs de perles» de Bizet proposé par le Grand Théâtre et dévoilé en première vendredi soir. La pièce en question présente des lignes musicales d’une élégance et d’une richesse exquises. Mais la lecture de son livret pousserait le plus magnanime des mélomanes à s’en détourner dès la deuxième page. C’est que cet opéra juvénile – le compositeur l’écrit à 24 ans – cumule les coïncidences invraisemblables et place l’intrigue dans un contexte, l’île de Ceylan, qui dit à peu près tout des goûts orientalistes de l’époque.

Agilité et humour
La production que donne à voir la maison genevoise se détourne de ce monde suranné avec une cabriole brillante, signée par la metteure en scène Lotte de Beer. Ainsi, de l’exotisme original ne reste que des éléments discrets du décor. Le reste relevant d’un spectacle dans le spectacle, d’une mise en abyme où les personnages, filmés sans relâche par une troupe aguerrie, se muent en concurrents d’une téléréalité: «Les Pêcheurs de perles – The Challenge!» Débute ainsi une dramaturgie qui nous renvoie aux affres de «Koh-Lanta» et autres compétitions impitoyables. Sur un grand écran en demi-lune placé à l’arrière de la scène défilent des images de forets et de plages aussi paradisiaques qu’éloignées de la civilisation, tandis que le public (fictif) est appelé à voter par téléphone pour déterminer qui des trois candidats sera le nouveau chef des lieux. À ce premier jeu, Zorga, un des quatre véritables personnages du livret, l’emporte sur les autres. La pièce peut ainsi débuter pour de bon.
C’est alors que, par un jeu fin d’éclairages, la surface de projection se dévoile sous une nouvelle texture, dans des transparences opaques. Derrière celles-ci, on découvre superposés des foyers de toute sorte, peuplés par des anonymes suivant avec ardeur, sur leurs petits écrans domestiques, l’intrigue filmée en contrebas. Ce monde aux profils bariolés – on y croise aussi bien du cossu bourgeois que du très populaire – est incarné par les membres du chœur du Grand Théâtre. Le rendu plastique saisit très vite, mais fragmenté ainsi dans des pièces séparées, le même chœur peine au début à trouver son unité et à faire preuve de précision dans les attaques. Il n’empêche, l’ensemble du dispositif conquiert les esprits par son agilité et par les traits d’humour qu’il dégage ici et là. L’idée de transformer le rôle de Nourabad en animateur survitaminé de l’émission étant la plus marquante.
Des réserves surgissent néanmoins sur la direction du jeu, qui appuie avec excès les traits de la troupe et fait gesticuler jusqu’à l’invraisemblable tel réalisateur d’émission ou tel assistant de plateau. Veut-on ridiculiser ce monde de la téléréalité? Entend-on souligner le contraste avec la gravité du drame que vivent les personnages de Bizet? Les intentions ne sont pas claires. Ailleurs, au troisième acte surtout, on perd le fil de la mise en abyme. La mise à distance du livret s’effiloche alors dangereusement. Un exemple? On l’observe dans la révolte violente de Nadir contre la troupe télé, au moment de sa condamnation à mort. Où est la fiction cathodique dans cette empoignade? Où est le livret? Que se joue-t-il précisément? On dira de même du dernier duo entre Leïla et Zurga, ce dernier chassant les caméras de la scène. Quitte-t-on alors le «Challenge» pour rejoindre la trame originale? Si oui, pour quelle raison?

Des tableaux lumineux
Sur le front musical, d’autres inconstances surgissent au sein de la distribution. En Leïla, Kristina Mkhitaryan s’affiche de manière hésitante, avec des graves-médiums certes solides mais aux aigus acidulés et par endroits imprécis dans l’intonation. Sa prestation se bonifie cependant dans les actes successifs et acquiert une belle assise, notamment dans les vocalises. De ses deux prétendants, il faut surtout retenir la prestance d’Audun Iversen, un Zurga à la voix généreuse, ferme et précise, dont le timbre sombre convient aux facettes contrastées du personnage. Frédéric Antoun est lui un Nadir aux beaux atouts: un legato coulant et une musicalité certaine, qui fait merveille notamment dans le célèbre «Je crois entendre encore»; mais sa projection déploie des graves timides. Les aigus, eux défaillent dans ce passage topique du premier acte. Son jeu peine par ailleurs à restituer les tiraillements qui le traversent, entre fidélité au sermon prononcé avec Zurga et passion pour Leïla. Il y a enfin Michael Mofidian (Nourabad), dont la diction perfectible est compensée par des moyens vocaux impressionnants.

Dans la fosse, David Reiland investit avec élan la richesse musicale de la pièce. Sous sa baguette, l’Orchestre de la Suisse romande brosse des tableaux lumineux. Les effets de contraste sont amenés subtilement, sans charger la dramaturgie. On a trouvé là toute la beauté de ces «Pêcheurs de perles», qui est éminemment musicale.

Reality TV Regietheater: a confused Pêcheurs de perles

Elodie Olson-Coons, - Bachtrack.com - 13 décembre 2021

source: https://bachtrack.com/fr_FR/review-pecheurs-perles-beer-mkhitaryan-antoun-ivers…

 

Georges Bizet’s Les Pêcheurs de perles is not an easy opera to stage in 2021, with its awkward libretto, its cast of knife-biting fakirs and veiled virgin priestesses, not to mention a legacy of blackface productions hanging uneasily in the air. The Grand Théâtre de Genève’s revival of Lotte de Beer’s 2014 Theater an der Wien production initially does an excellent job of leaning into the weirdness of a post-colonial staging of this “exotic” opera par excellence, with an affecting pre-curtain set piece featuring a Western director and camera team paying off the locals, setting up fake palm trees, and cleaning away the rubbish of real Sri Lankan lives in order to create a picture-perfect Oriental scene.

The sharpness of this tendency, however, softens as the opera progresses, and de Beer’s direction is sidetracked by a weird desire to make this a Geneva-centric production, overcomplicating the already preposterous “reality TV” staging with background vignettes of a television audience (played with obvious pleasure by the Grand Théâtre chorus) and, far more jarringly, a series of cringeworthy faux-vox pop interviews projected in between Acts 2 and 3. (“Should the lovers live or die?” etc.) The idea of examining our cultural addiction to these staged “live” stories may be an intriguing one – or at least, it would have been in their heyday twenty years ago – but between the early-noughties graphics, the Geneva ice hockey team scarves and the traditional Ceylonese costumes, there’s simply too much going on at once.

The original plot is itself a rather fragile skeleton, an assemblage of coincidences and changes of heart on which to hang a very pretty string of duets – and the central cast did a wonderful job of bringing these to life. Frédéric Antoun was a compelling Nadir, with lots of 19th-century swagger, and a masterful tenor voice that blended wonderfully with Audun Iversen’s rich baritone. Both played their roles absolutely straight, with lots of head-clutching and shirt-rending, as if utterly unaffected by de Beer's staging. Charming, spry Michael Mofidian sounded fantastic as Nourabad, and brought lightness and good humour to every scene he was in. But the real jewel of the production was Kristina Mkhitaryan, who gave a nuanced and playful performance as Leïla. From her first “Je le jure!” to her tremendous “va, cruel”, the Russian soprano moved from a lovely flute-like tone at the top of her tessitura to gutsy vibrato and warmth in her mid-range. Her feisty, wilful Leïla, she made clear, was not some hapless object of male admiration, but a woman with her own desires and flaws, in charge of her own destiny.

Under David Reiland’s direction, the Orchestre de la Suisse Romande did its best to give Bizet's under-appreciated score a chance, from the lovely orchestral prelude (taken at a gentle pace) to the stormy drama of the final scenes, but came across as a little muted overall. That being said, solo melodies (oboe, harp, horn duet) were clearly articulated and given space to shine. The chorus' performance was also a little uneven, given their central role: the lynch mob scene in the Act 2 finale, for instance, felt subdued, although the final chorus of “Divin Brahma!” sounded fantastic.

In the end, it’s hard to decide what this production is trying to be. Is this a jolly, light staging enjoying a bit of wink-wink kitschy camp? (Most of the audience, I confess, loved the silliness, from the videos to the hockey scarves.) Is it too-schmaltzy Regietheater, or ironic, self-conscious romance? Is de Beer giving in too fully to the original libretto’s ridiculousness or trying too hard to do something new? Nineteenth-century critic Benoît Jouvin tartly observed that there were “neither fishers in the libretto nor pearls in the music”. In attempting to overcompensate for the opera's perceived insufficiencies, this staging sets itself a series of challenges that it ultimately fails to fulfil. 

L'île de la tentation

David Verdier – Altamusica.com – 16 décembre 2021

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=6859…

 

Première au Grand Théâtre de Genève des Pêcheurs de perles de Bizet dans la mise en scène de Lotte de Beer, sous la direction de David Reiland.

Cette production des Pêcheurs de perles accoste à Genève en provenance du Theater an der Wien où elle avait lancé la carrière de Lotte de Beer. Le message social et politique est asséné avec l'épaisseur de la téléréalité. Le résultat est scéniquement assez brouillon mais ménage le plateau vocal, bien soutenu par la belle direction de David Reiland.

Cette reprise genevoise de la mise en scène des Pêcheurs de perles de Bizet montée par Lotte de Beer en 2017 au Theater an der Wien contient déjà tous les éléments scénographiques d'une metteuse en scène soucieuse de la portée idéologique et sociale de ses productions. L'angle qu'elle choisit ici est l'univers des émissions de téléréalité, genre improbable qui dissimule derrière une apparence ultra kitsch une vision volontiers colonialiste et patriarcale des rapports Occident-Orient.

Le principe est assez simple : montrer en avant-scène les amours contrariées de Nadir et Leïla, avec à l'arrière, un ensemble d'appartements en coupe de façon à visualiser au même moment les réactions des habitants dont on devine facilement qu'ils sont tous en train de regarder l’émission. Lotte de Beer connaît la recette de ce genre de production télé : surjouer les effets pour tendre au maximum les nerfs des téléspectateurs, ajouter une bonne dose de voyeurisme et de démagogie, bien agiter avec un soupçon d'obscénité pour finir.

La structure des Pêcheurs de perles se prête aisément à ce traitement de choc, au point de montrer comment l'équipe de tournage (omniprésente d'un bout à l'autre de la soirée) filme sous tous les angles les protagonistes. Il y a toujours une caméra pour capter le moment où un personnage est en train de craquer et lorsque les masques tombent en révélant une émotion sincère qui devient la proie de tous les regards.

Ainsi de Je crois entendre encore et de L'orage s'est calmé que Nadir et Zurga viennent chanter successivement dans le confessionnal, le visage filmé en très gros plan et projeté en temps réel sur l'écran en fond de scène. Le kitsch culmine au dernier acte, avec trois énormes coquillages de carton-pâte abritant trois danseuses et… trois perles en plastique. Mais, l'humour n'est plus de mise et l'annonce de la mise à mort de Nadir aiguise si bien la cruauté du public qu'au moment où il parvient à s'échapper grâce à Zurga, celui-ci doit affronter la colère du peuple et finit immolé à la place de son ami sur le bûcher.

Le plateau fait la part belle au Zurga d’Audun Iversen et au Nourabad de Michael Mofidian. Le premier fait entendre un timbre remarquablement posé, très clair dans son phrasé et sa caractérisation. Le second n'a pas à forcer son talent pour projeter un bel instrument à l'élégance et à la tenue parfaites. Le Nadir de Frédéric Antoun est malheureusement en dessous du simplement nécessaire dans toute la première partie et, comble de malchance, dans la célébrissime romance de Nadir. Kristina Mkhitaryan lui dame aisément le pion, Leïla à la ligne incarnée et sonore, qui tire son personnage au-delà des clichés.

Les choristes souffrent par moments des défauts liés à leur disposition sur un seul plan, privés de tout contact les uns avec les autres, les pupitres désunis et en perte de cohésion. David Reiland rattrape ces rares défauts en tirant de l’Orchestre de la Suisse Romande de belles qualités d'équilibres et de timbres, avec des interventions remarquablement bien dosées de la petite harmonie, et des cordes nuancées et sans affection.