Sleepless

Peter Eöstvös
Sleepless

Opéra Ballade
du 29 mars au 5 avril 2022

Direction musicale Peter Eötvös & Maxime Pascal
Mise en scène Kornél Mundruczó
Scénographie Monika Pormale
Costumes Monika Pormale
Lumières Felice Ross
Dramaturgie  Kata Weber & Jana Beckmann
   
Alida Victoria Randem
Asle Linard Vrielink
Old Woman Hanna Schwarz
Ma Herdis - Midwife Katharina Kammerloher
Girl Sarah Defrise
Innkeeper Jan Martinik
Man in Black Tomas Tomasson
Boatman Roman Trekel
Jeweler Sivabonga Maqungo
Asleik Arttu Kataja

Douze voix solistes du Staatsoper Berlin
Orchestre de la Suisse Romande

En coproduction avec le Staatsoper Unter den Linden, Berlin

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

De belles images pour un conte musical (sagement) moderne

Charles Sigel – ForumOpera.com - 31 mars 2022

source: https://www.forumopera.com/peter-eotvos-sleepless-opera-ballade-geneve-de-belle…

 

Il y avait beaucoup de sièges vides le soir de la première. Est-ce la mention « création mondiale » qui avait fait peur aux absents ? Ils eurent tort. Le spectacle est touchant, mis en scène remarquablement, fort bien chanté. Bref, très séduisant.

Sleepless, c’est presqu’un conte, c’est une œuvre tendre, l’histoire de deux Bonnie et Clyde norvégiens, victimes de la fatalité, de la solitude. Peter Eötvös l’a sous-titrée « opéra-ballade » et la mise en scène, joliment naïve comme un livre pour enfants, est aussi colorée que la partition.

Eötvös, qui dit avoir toujours besoin d’un prétexte littéraire avant de composer un opéra, s’est appuyé ici sur la Trilogie de Jon Fosse, trois petits livres, Insomnie (d’où le titre Sleepless), Les Rêves d’Olav, Au tomber de la nuit, trois livres brefs, d’une écriture lisse, qui racontent un drame, mais de façon tellement allusive, tellement fluide, que parfois on revient en arrière avec le sentiment qu’on a passé sur un événement important sans y prendre garde.

C’est une histoire qui se passe en Norvège, dans un port de pêche, l’histoire de deux jeunes gens, un garçon et une fille. Elle est enceinte, elle va accoucher bientôt, ils ne savent pas où aller. « We have nowhere to go », répète le garçon. Ils ne savent ni où dormir, ni que manger, ils sont repoussés de partout. Oui, ça ressemble à la fuite en Egypte, l’idée traverse l’esprit à la lecture… Et donc on lit ces récits et tout à coup on prend conscience qu’il y a eu un mort, puis un autre, puis un troisième, oh ! sans préméditation, involontairement, parce que c’était comme ça, en toute innocence presque.

Deux innocents, oui. Il fait froid, il pleut, il y a la mer, des barques, des hangars à bateaux, et le destin est à l’œuvre.

Les thèmes récurrents de Jon Fosse, ce sont l’attente, l’angoisse, la solitude, la rencontre, la séparation, la déréliction. Auteur d’une trentaine de pièces, traduit en quarante langues, il dit des choses comme « je cherche ce que nous appelons Dieu dans un monde sans Dieu », ou comme « la vraie littérature traite de ce que cela signifie de mourir » ou (à propos des rencontres entre les êtres) : « Qu’est-ce qui fait que cela se produit ? »

Deux naufragés de la vie

Alida (la fille) et Asle (le garçon), on ne sait pas comment leur rencontre s‘est produite, simplement ils sont là. Ce sont deux naufragés. Ils n’ont pour tout bagage que leur jeunesse et pour seul bien que le violon dont Asle, le garçon, a hérité de son père Sigvald. Orphelins, ou presque : il ne reste à Alida, la fille, qu’une mère qui refuse de les héberger et de leur donner à manger.

C’est l’histoire d’un jeune couple rejeté par tous, issu de deux familles brisées. Eux-mêmes sûrement reproduiront les mêmes schémas.

Autour d’eux un monde archaïque, des pêcheurs, des êtres dont on ne sait rien (cet homme en noir qui semble incarner le destin), les éléments, l’eau (thème obsédant), les nuages indifférents… Eötvös aurait pu prendre le parti d’une musique grisâtre, et le metteur en scène lui emboîter le pas, or c’est tout le contraire : l’orchestration rutile, dans une manière de pointillisme sonore, et soutient une écriture vocale, faite souvent de brefs élans, mettant en valeur des chanteurs-acteurs.

Car c’est bien de théâtre musical qu’il s’agit. Eötvös dit qu’il a besoin que le texte soit écrit jusqu’à la dernière virgule avant de commencer à composer, et que dès lors tout avance ensemble, les voix et l’orchestre.

Un drame, mais dans des couleurs de confiserie

Quant à la scénographie, elle pourrait être sordide et neurasthénique, en accord avec le drame d’Asle et Alida. Or, dans la mise en scène très agile de Kornél Mundruczó et grâce au décor astucieux et drôle de Monika Pormale, elle est surprenante, incongrue, poétique : tout se passe autour et dans un énorme poisson posé sur le rivage. D’abord on ne verra que les écailles de son côté droit, puis la scène tournante révèlera son intérieur : une énorme arête au dessus de plusieurs alvéoles, séparées par des cloisons ayant l’aspect de darnes de thon rouge, et figurant la cuisine de la mère ou une taverne de pêcheurs.

Aux alentours, des barques à rame, et la présence de la mer. Tout cela se passe « là où le fjord scintille et où les saumons bondissent hors de l’eau », chantent les deux chœurs qui commentent l’action, deux fois trois voix féminines (d'ailleurs merveilleuses), de part et d’autre de la scène.

Autre chœur, celui des pêcheurs en vareuses multicolores, ils sont six (deux fois trois, tout semble aller par trois, y compris les accords en triades, diminuées ou augmentées, dont Eötvös explique qu’elles constituent l’armature harmonique de cet opéra faussement simple). Ils forment un groupe truculent esquissant parfois quelques pas de danse. Peter Eötvös dit s’être soucié de créer un environnement musical norvégien, et avoir cité explicitement deux mélodies traditionnelles. Le violon d’Asle (violon hardanger à huit cordes, dont quatre sont des cordes de résonance) l’a particulièrement inspiré. Un violon qu’Asle a hérité de son père et qui est en somme son âme. A partir du moment où il l’aura vendu, tout partira à vau-l’eau.

Quelques clefs musicales cachées

Musique dans la musique, pourrait-on dire. Le chœur chante : « La musique naît du chagrin », avant d'ajouter : « Quand Asle joue, le chagrin s'en va »...

L’œuvre est sans doute moins candide qu’elle ne le paraît. Il y a ainsi dans la partition quelque chose qu’on perçoit peut-être (ou pas !) et qui est une manière de clef secrète : c’est que chacune des treize scènes s’appuie sur un ton fondamental. Eötvös dit qu’il ne s’agit pas d’une tonalité, mais d’une couleur tonale, – que par exemple la première scène se déroule au bord de la mer, et que la tonalité de si naturel lui confère un climat tranquille et doux qu’on retrouvera dans la treizième scène, le monologue final d’Alida devenue vieille et racontant sa vie après la mort d’Asle (car, oui, il meurt, il meurt même pendu après ses crimes).

Après le si naturel de la scène d’ouverture (le dénuement, la faim, l’errance), on monte jusqu’au fa (intervalle de triton synonyme de tension) pour la scène violente où l’on assiste à pas moins de deux meurtres, et ainsi de suite, pour la scène du marché aux poissons, celles de la vieille femme, de la fille blonde, du rêve, de l’homme en noir, etc. et l’on passe par douze couleurs tonales successives, si, fa, fa #, do, do #, sol, sol #, ré, ré #, la, si ♭, mi et retour au si.

Le récit se déroule en treize scènes. Soit scènes à deux (Alida et Asle), soit scènes de confrontation avec le monde hostile. Curieusement, alors que les récits de Jon Fosse sont tissés de longues phrases évanescentes, évoquant une Norvège de brumes et d’incertitude, l’écriture du livret de Mari Mezei est faite, elle, de courtes répliques, vives et nerveuses, factuelles. Et cette vivacité se reflètera dans l’écriture musicale, preste elle aussi.

 « Il m’a semblé important d’utiliser un langage musical simple » (Eötvös)

On a l’impression qu’Eötvös joue de tout l’outillage vocal disponible, on aura des colorature, des ariosos, des lamentos, un dixtuor, un choral, et même un double chœur a cappella. Il utilise une distribution vocale des plus familière, soprano, ténor, soprano léger, baryton-basse, etc. Des phrases musicales courtes, souvent lyriques (celles des deux protagonistes), et en somme une syntaxe très classique. A aucun moment, on n’a le sentiment que les voix sont malmenées.

Ainsi, au petit rôle de la fille blonde qui se prostitue sur le port (et qui hébergerait volontiers Asle s’il était seul, et lui offrira d’ailleurs incidemment quelques caresses appuyées, accompagnées au trombone…), à cette soprano légère (doublement), Eötvös réservera quelques vocalises du plus bel effet (brillamment envoyées par Sarah Defrise).

Ainsi au tout petit rôle du bijoutier (qui tient boutique dans la bouche du poisson), très joliment chanté par le ténor Siyabonga Maquingo, à la voix si claire, il prêtera quelques phrases tout à fait mélodiques.

Ainsi à l’Homme en noir (l’excellent Tómas Tómasson qui fut il y a quelques saisons un impressionnant Wotan sur cette même scène), il réservera quelques belles répliques et une assez longue scène qu’on dirait volontiers écrite en arioso.

Cet Homme en noir est en somme la représentation du destin, qui rattrape les deux jeunes fuyards. Cela ne servait à rien de fuir ce petit port de Dylgja pour essayer de disparaître à Bjøgvin : nos actes nous suivent et, pour avoir noyé un loueur de bateaux, égorgé la mère d’Alida et tué une vieille inhospitalière en l’enfermant dans son trio, Asle sera condamné par la justice populaire, celle des pêcheurs, à être pendu.

C’est à ce personnage d’Asle qu’Eötvös réserve de belles phrases lyriques, qui souvent s’épuisent vite, à l'image de ce personnage velléitaire et fragile. On aime la richesse du timbre et la sincérité de Linard Vrielink, jeune ténor néerlandais. Lui qui chante fréquemment Mozart et Rossini, il compose un personnage à qui sa vie échappe, se débrouillant comme il peut avec une fatalité qui s’accable, frêle silhouette très d’aujourd’hui, crâne rasé et sweat à capuche, allant d’une bouffée de violence à l’autre et semant la mort.

Mort et marimba

Car en somme Sleepless ne parle que de mort (d’amour aussi, mais comment le vivre dans la société ?). On citait la phrase de Jon Fosse « la vraie littérature traite de ce que cela signifie de mourir ». Dans cet opéra-ballade, chaque fois que la mort est évoquée, pressentie, ou présente, on entend un marimba, et c’est dire qu’on l’entend souvent. C’est l’un des éléments coloristes d’une orchestration poudroyante, multicolore, et presque insaisissable tant elle est mobile.

La palette de timbres est constamment variée, très riche en percussions. Il faut saluer la performance de l'Orchestre de la Suisse Romande  : c'est une partition de solistes, dirigés ici par le compositeur en personne, très attentif aussi à ses chanteurs, et fréquemment on voit sa main leur indiquer les départs dans une partition toute en changements de rythmes, et donc périlleuse.

Une grande place est faite aux vents, bois et cuivres, mais on aime aussi les longues tenues des cordes graves, puis des violons lors de la scène où Alida berce son bébé, le violon solo monte dans l’extrême aigu, une flûte acide, une cloche s’entrelacent à la harpe, tandis qu’Alida, dans une écriture qui évoque un peu Britten, déroule son lamento. Puis les six voix choristes prennent le relais, pour incarner l’âme de la jeune femme dans un unisson qui sonne comme une prière.

Se reposer dans la mer

Après la mort d’Asle (un nuage descendra des cintres pour cacher la pendaison), un nouveau venu Asleik (autre baryton solide, et aux larges phrasés, le Finlandais Artu Kattaja) prendra en charge Alida et son enfant et tous deux partiront sur de nouveaux chemins, mais la voix d’Asle venue du ciel (en l’occurrence du dos du poisson où il sera assis) chantera « I’ll be always with you ».

La scène finale sera la plus émouvante et l’aboutissement de ce drame. Des cintres descendront des nuages de théâtre, cotonneux à souhait, et apparaîtra Alida, les cheveux blanchis. Victoria Randem, jeune soprano norvégienne d’origine nicaraguayenne (et qui elle aussi chante notamment Mozart au Staatsoper Berlin) mettra beaucoup d’émotion et de sincérité à la déploration d’Alida devenue vieille et se remémorant sa vie. Son fils Sigvald, devenu violoniste, sera parti vivre sa vie, elle sera restée seule, dans le souvenir inoublié d’Asle. La dernière image la montrera entrant dans la mer pour s’y noyer. Et dans un ultime choral, teinté de mysticisme, les dames-choristes, telles des Nornes, chanteront qu’Asle est le bleu du ciel et qu’Asle est la mer…

Et on entendra le son d’un violon, expression de cette âme qui aura été, vaille que vaille, transmise, et qui semblera se perdre au dessus de la mer, tandis que le rideau tombera.

«Sleepless», le tragique comme fatalité ordinaire

Rocco Zacheo – Tribune de Genève – 30 mars 2022

 

L’œuvre de Peter Eötvös enferme les drames sanglants dans un conte aux reliefs tenus. Un livret modeste pour une musique et une distribution de grande qualité.

Les liens qui unissent la littérature et l’univers musical de Peter Eötvös nous disent depuis longtemps déjà qu’il y a là une symbiose féconde, un dialogue entre disciplines ayant abouti à des productions au succès retentissant.

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«Sleepless» au Grand Théâtre, des destins brisés dans une toile lyrique habilement suggestive

Julian Sykes - Le Temps - 31 mars 2022

source: https://www.letemps.ch/culture/sleepless-grand-theatre-destins-brises-une-toile…

 

Le nouvel opéra «Sleepless», en cocréation avec le Staatsoper de Berlin, déroule le récit de deux laissés-pour-compte en Norvège. Une partition très bien écrite qui obéit aux conventions du genre

Un grand saumon à l’œil vitreux et éventré en son milieu; un décor qui pivote sur lui-même pour ouvrir différents espaces de jeu; des fumerolles blanches et des nuages de givre. Rien que le décor de Sleepless suggère un monde scandinave isolé du reste de l’humanité, où il n’y a guère de lueur pour échapper au jugement des petites communautés repliées sur elles-mêmes. Peter Eötvös y brosse le portrait de deux laissés-pour-compte abîmés par une société indifférente à leur sort.

Dans une salle clairsemée au Grand Théâtre, mardi soir, le treizième et dernier opéra de Peter Eötvös a vu sa création après une première série de représentations il y a quatre mois au Staatsoper de Berlin. Adapté de trois courts romans de l’auteur norvégien Jon Fosse réunis dans sa Trilogie, Sleepless s’attache au destin de deux jeunes gens victimes de la fatalité, sans le sou, repoussés de toutes parts. L’opéra aurait pu tout aussi bien s’appeler «restless», tant l’antihéros masculin Asle s’avère fébrile, agité, en fuite face à un destin – et des agissements – qu’il ne maîtrise pas.

Parti pris de «naïveté»

Un meurtrier, Asle? La question reste ouverte. Et c’est sur cette énigme que Peter Eötvös et son épouse, Mari Mezei, ont bâti le livret. Le texte de Jon Fosse a été taillé jusqu’à l’os. Une chose frappe d’emblée: c’est la nature du livret, ponctué de phrases courtes, de répliques laconiques, dans un langage très quotidien. On est loin du style plus étale de Jon Fosse, déployant une narration aux phrases longues et moins longues, rythmées par des césures, ondulant en vagues qui composent comme une musique silencieuse. A de rares moments, le livret devient plus lyrique, plus métaphorique.

Il y a un parti pris de «naïveté» dans le récit – un peu faible dramaturgiquement – qui a ses répercussions sur la musique. L’action, assez linéaire, atteint son acmé dans la deuxième partie. Le compagnon d’Alida, Asle, n’est plus qu’un pantin: l’Homme en noir qu’il croise sur son chemin le met face à ses responsabilités. Incarné avec force et talent par le baryton-basse Tomas Tomassen, ce «messager du destin» – mi-ivre, mi-lucide – occupe dès lors une part significative du récit: celui-ci va précipiter la fin d’Asle, pendu pour ses crimes, renvoyant sa compagne à une solitude béante.

Léthargie protectrice

Entre réalisme et surréalisme, la mise en scène du réalisateur Kornél Munduczcó nous emmène au cœur de cette Norvège à l’horizon linéaire et blafard. Chœur de pêcheurs, loueur de bateaux, vieille femme acariâtre, prostituée aguicheuse, bijoutier composent une société spirituellement ivre morte. Les meurtres commis par Asle sont suggérés par des séquences rapides, vues à la dérobée. C’est comme si rien ne s’était passé. Du reste, la compagne d’Asle, Alida, est précipitée dans un rêve chaque fois qu’il passe à l’acte. Protégée par des voix féminines célestes (deux trios vocaux en spatialisation), elle entre alors dans une sorte de léthargie protectrice.

Kornél Munduczcó campe des atmosphères cinématographiques tout en dirigeant les chanteurs-comédiens dans un jeu très concret. Il s’appuie sur les traits railleurs de la musique pour exacerber la part burlesque. On est plongé dans cet opéra évoquant Peter Grimes de Britten pour son sujet maritime, ses individus en marge de la société, et même certaines nappes sonores dans les cordes.

Un peu sage et attendu

La matière orchestrale est habilement tissée, d’une grande fluidité d’une scène à l’autre, les voix posées comme des lueurs et ombres sur cette matière sonore en dérive. Pas de cris ni chuchotements, mais des lignes vocales organiques et déliées. La musique s’écoute sans obstacle majeur. Elle possède un caractère suggestif. Des émergences surgissent des profondeurs, avec des scintillements en surface, une foultitude d’interventions aux instruments solistes, générant des textures tour à tour bariolées, nerveuses, crissantes, chatoyantes. Les pêcheurs font tinter des cloches dans un joli sextuor vocal, la fille de joie déroule des vocalises scintillantes.

Par son «classicisme» dans l’écriture et l’agencement des scènes, Sleepless ne déroge guère aux conventions du genre: les voix distribuées comme dans un opéra traditionnel (ténor, soprano, etc.), un numéro de soprano colorature confié à la prostituée, des scènes de beuverie, le chœur antique qui commente l’action, jusqu’au dénouement symbolique, typique de la conversion – presque biblique –¬ d’une mort subie (le suicide d’Alida) à une éternité rédemptrice.

Tout cela paraît un peu sage, un peu attendu, mais le métier de Peter Eötvös est indéniable: à défaut de surprises majeures, on savourera la qualité de l’écriture vocale et de l’instrumentation, toujours à propos. La distribution est de haut vol, à commencer par l’Asle fébrile de Linard Vrielink, l’Alida sensible de Victoria Randem, puis la pétulante Sarah Defrise en prostituée, le bijoutier (Siyabonga Maqungo), le mari d’Asle (Arttu Kataja). Peter Eötvös tire de l’OSR une palette de couleurs et timbres parfaitement dans l’esprit de l’œuvre.

Sleepless | Insomnie

BB – Anaclase.com - 31 mars 2022

source: http://www.anaclase.com/chroniques/sleepless-insomnie

 

Alida et Asle n’ont pas encore l’âge de la bague au doigt. L’attirance qui les guide l’un vers l’autre n’attend pas. Le père de l’adolescent s’est perdu en mer. Sa mère vient de s’éteindre. Il n’a plus personne au monde. La jeune fille n’a guère de souvenir de son père, qui quitta la maison lorsqu’elle était petite. L’entente n’est pas idéale avec Herdis, sa mère qui lui préfère sa sœur, plus blonde, plus docile et (forcément) plus belle. Le couple s’est installé dans une remise à bateaux. Alors que leur bébé naîtra bientôt, l’héritier de la bâtisse les en expulse, à la fin de l’automne, par temps d’incessante pluie glaciale. Les malheureux demandent l’hospitalité à la mère d’Alida qui n’est qu’insultes et cris d’orfraie. Ils n’y restent qu’une nuit et s’emparent au matin de ses économies. Sur une barque dérobée, les amoureux gagnent l’autre rive du fjord, où personne ne les connaît, où ils construiront leur nouvelle vie.

Bjørgvin n’a rien d’accueillant. Personne n’accepte de leur louer une chambre. Ils ont froid. Tout n’est qu’adversité dans ce port rebutant, peuplé de créatures brutales assis sur une morale tant hypocrite que pratique pour leur refuser tout aide. Asle et Alida, dont le ventre gros fait scandale, ne sont pas d’ici ; jamais ils ne sauraient l’être. À l’auberge du coin, on ne moque d’eux, quand on ne tente pas de soutirer quelque argent du garçon qui précieusement gère le peu qu’il garde en poche. Unique recours : s’installer de force chez la vieille demoiselle. Les choses tournent mal, de plus en plus mal. Après la disparition de cette logeuse malgré elle, le bébé s’annonce, la délivrance est imminente, il faut de l’aide. Le futur papa fonce dans la nuit, dans la ville, apprend que celle dont ils ont forcé la porte n’est autre que la sage-femme… qu’il eut donc mieux valu ne point tuer.

Car voilà bien où la mène la misère : tuer. Tuer le propriétaire de la remise à bateaux. Tuer Herdis. Tuer la vieille demoiselle accoucheuse. Dans un quartier plus lointain, Asle trouve une autre sage-femme, mais à Bjørgvin l’on commence à jaser : le couple est installé chez l’aînée qui n’est pas là à l’heure où elle est toujours chez elle et qui ne peut pas assister la parturiente. Le silence du vieillard qui a tout compris s’achèterait d’une chope de bière. Combien de chopes, pendant combien de jours… Asle veut acheter des alliances, mais c’est un bracelet de perles bleues montées sur l’or le plus jaune qui l’envoûte. Il est pris. Il est pendu. Alida n’en sait rien, toute à la découverte des premières joies de mère avec son petit Sigvald.

D’Insomnie, premier récit du triptyque écrit entre 2006 et 2013 par Jon Fosse, dont l’œuvre inspirait il y a quelques années un opéra de Georg Friedrich Haas, le livret de Mari Mezei suit prudemment la trame narrative, laissant tout soin à Péter Eötvös de suggérer les meurtres par la tension musicale. Dans les grandes phrases de la narration du romancier et dramaturge norvégien, le musicien a puisé l’élan d’une épopée-désastre où interviennent des forces secrètes. Le raffinement de l’écriture impose le mystère quand, à l’inverse, la mise en scène de Kornél Mundruczó abolit tout non-dit, montrant dès lors Asle dans toute sa violence. Avec la complicité de Felice Ross à la lumière et de Monika Pormale pour la scénographie et la vêture, le cinéaste hongrois invente la vie à Bjørgvin dont il appuie chaque caractère, tel qu’on le fait dans un conte cruel. L’univers qu’il déploie sur la scène du Grand Théâtre de Genève, commanditaire de l’œuvre avec la Deutsche Staatsoper de Berlin où elle fut créée le 28 novembre 2021, affiche un franc cousinage avec ceux de White God (Fehér isten, 2014), qui d’ailleurs invitait la musique comme recours magique, et surtout de La Lune de Jupiter (Jupiter holdja, 2017), montrant les mésaventures d’une oppressive illégalité forcée, comparable à l’argument de Sleepless. Dans une impressionnante carcasse de saumon, montée sur tournette avec son côté peau et son côté chair, se joue le destin des jeunes gens. La vie du fjord repose entièrement sur la pêche : l’économie est ici le seul maître à qui chacun doit sacrifier. Aux nombreux commentateurs du roman originel – Andvake, Olavs draumar et Kveldsvaed (Det Norske Samlager, Oslo, 2007-2014), traduction française de Terje Sinding sous les titres Insomnie, Les rêves d’Olav et Au tomber de la nuit (Circé, Strasbourg 2009-2016) – qui le présentèrent comme une histoire d’amour en fable biblique s’oppose son évident ancrage dans un réalité sociopolitique clairement définie qui ne laisse aucune place à l’humain. Aux fantômes d’alors sourire à ceux qu’ils aiment derrière un nuage, une vitre, ou d’offrir le bracelet perdu, quand ils ne les attirent pas dans les flots…

Conçu en treize scènes réparties sur deux actes, l’opéra-ballade de Péter Eötvös conjugue un souffle orchestral puissamment étiré, très lyrique, et des dialogues succincts, sur le modèle stylistique du triptyque de Fosse où les échanges entre personnages contrastent par la brièveté avec le flux inépuisable de la narration. En contractant certains protagonistes en un seul, le livret gagner en dynamique ce qu’il perd en nuances. Par le recours à un sextuor vocal féminin placé en surplomb de la fosse, de chaque côté du cadre de scène, le compositeur propulse l’écoute dans la réflexion intérieure d’Alida, mais aussi dans un ailleurs imprécisément mythologique qui fascine, tandis que sur le plateau le sextuor masculin incarne parfaitement l’égoïste bêtise de l’espèce humaine, si contente d’elle. En deux heures, le parcours d’Alida, future mère du fils d’Asle puis compagne d’Asleik, de vingt-cinq ans son aîné, avec lequel elle retourne au pays, s’accomplit tel une ascension vers le premier amour, l’âme sœur que la mort ne peut éloigner. Osons toutefois envisager que l’ouvrage gagnerait à s’épanouir dans un format moins restreint, laissant respirer plus amplement la seconde partie (elle réunit les deuxième et troisième récits). Tel qu’affirmé dans Parlando rubato paru aux Éditions MF, chaque nouvel opéra est, pour Eötvös, réinvention absolue de son savoir-faire. Ainsi cette ballade fait-elle usage de sonorités nouvelles, parfois à travers un folklore musical imaginaire, outre qu’on ne résiste pas au ronronnement clarinettistique du petit félin câliné. Si le livret n’évoque guère la dynastie de ménétriers dont Asle est issu, il revient à la partition de le faire à plusieurs reprises. De fait, c’est dans une partie de violon seul que Sleepless s’achève et que la vieille Alida rejoint son amoureux d’autrefois.

Deux sextuors vocaux et dix solistes sont réunis. Outre l’habile cohésion du groupe invisible formé par Samantha Britt, Kristín Anna Guðmundsdóttir, Kirsten-Josefine Grützmacher, Rowan Hellier, Nicole Hyde et Alexandra Yangei, saluons les joyeux butors du bar Orion : Fermin Basterra, Jonas Böhm, Sotiris Charalampous, Rory Green, Jaka Mihelač et Matthew Peña. Les chanteurs endossent ici des rôles sur-mesure. On applaudit le ténor lumineux de Siyabonga Maqungo en Joaillier, la basse fermement projetée de Jan Martiník en Aubergiste, le baryton nuancé de Roman Trekel en Pêcheur, le mezzo-soprano efficace de Katharina Kammerloher en Mère d’Alida, le timbre enveloppant du baryton-basse Arttu Kataja en Alseik et l’agile colorature du soprano Sarah Defrise en Fille. Deux présences brûlent les planches : celles du baryton islandais Tómas Tómasson dont l’Homme en noir hante le conte de ses idéales raucités et d’Hanna Schwarz qu’on ne présente plus, Vieille Demoiselle fort touchante. Enfin, les parties d’Alida et d’Asle bénéficient d’incarnations magistrales grâce au grand talent et au beau matériau de Victoria Randem, dont le timbre impose des générosités irrésistibles, et de Linard Vrielink, ténor incisif à souhait dont la souplesse d’émission fait florès en une sorte de Kohlhaas moderne (Kleist, 1808) voguant vers la catastrophe – son humble barque s’appelle Here comes trouble…

À la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande en bonne santé, Péter Eötvös mène lui-même son nouvel opéra, quelques semaines après la première française de Sirens’ Song à Strasbourg.

Here comes trouble

David Verdier — wanderersite - 3 avril 2022

source: https://wanderersite.com/2022/04/here-comes-trouble/

 

Créé à la Staatsoper Unter den Linden en décembre dernier, Sleepless du grand compositeur hongrois Peter Eötvös, débarque sur les rives du Léman. Ce nouvel opéra s'inspire d'une adaptation de Trilogie de l'écrivain norvégien Jon Fosse, un roman qui raconte les déboires d'Isle et Alida, deux adolescents à l'orée de leur vie d'adultes et de jeunes parents qui se heurtent à une société brutale et hostile. L'intrigue se développe dans un mélange de fantastique et de fait divers, parfaitement servie par la mise en scène de Kornél Mundruczó et un cast mêlant jeunes interprètes (la soprano Victoria Randem et le ténor Linard Vrielink) et valeurs sûres (Tómas Tómasson, Roman Trekel, Hanna Schwarz). La partition de Peter Eötvös déploie des trésors de lyrisme et de volupté, avec une attention particulière aux tessitures et à la dimension théâtrale.

Sleepless, de Peter Eötvös, c'est d'abord la rencontre de deux univers – littéraire pour l'un et cinématographique pour l'autre – qui développent tous deux le thème des amants maudits, ces parias ou outlaws (hors-la-loi) qui peuplent les imaginaires romantiques, depuis Des Grieux et Manon Lescaut jusqu'à Sailor and Lula. Le scénario puise ici dans Trilogie de Jon Fosse, trois courts romans (Insomnie, Les Rêves d’Olav et Au tomber de la nuit) réunis dans une narration dialoguée continue. Les deux héros, Alida et Asle, n'ont rien des Amants diaboliques (Ossessione) de Luchino Visconti ou d'Assurance sur la mort (Double indemnity) de Billy Wilder. Point ici de stratagème et de vamp sulfureuse, mais un épais parfum de fatalité et de misère sociale qui plane autour de ces deux adolescents qui fuient et affrontent le monde des adultes. Une urgence et un destin fatal les réunit, Alida est sur le point d'accoucher mais personne ne veut les accueillir, à commencer par sa propre mère ou les habitants de Bjørgvin, une petite ville de pêcheurs. Leur seul bien est un violon mais nous ne sommes pas chez Ramuz-Stravinsky, nulle compensation matérielle en échange d'un pacte. Ni Dieu, ni diable… ni même Adam et Ève ; il n'y a pas ici de paradis perdu ou retrouvé, juste une fuite qui prend la forme d'une parabole intemporelle avec une dimension d'inéluctable qui évoque un destin de Bonnie and Clyde aux résonances bibliques.

Asle est ce jeune adolescent grandi trop vite qui doit assumer sa paternité dans un contexte misérable. Il est aussi ce meurtrier en série qui répond par des crimes sauvages à l'agressivité d'une société qui refuse de le voir, lui et son amie comme des êtres assimilables. Tuer non par vengeance, mais comme un réflexe vital ou une réaction épidermique décrite par Jon Fosse comme une ultraviolence à l'intérieur d'une psychologie en formation. Tout autour d'eux confine au pathétique et à la violence hyperréaliste : les hommes boivent, pissent et tuent tandis que les femmes se résument à une mère et une vieille femme ainsi qu'une prostituée et une sage-femme. La fonction physiologique remplace le pur sentiment – amoureux ou maternel – depuis longtemps disparu. Dans ce pandémonium miniature, Alida donnera naissance au petit Sigvald avant de revenir au pays tandis que Asle sera pendu par la population en quête d'une justice qui prend la forme d'une vengeance.

La librettiste Mari Mezei a saisi dans une prose extrêmement poétique et désabusée, les éléments qui trouvent leur sens dans l'intitulé "opéra ballade" que son mari, le compositeur Peter Eötvös a retenu pour Sleepless. Genre populaire et romantique, la "ballade" prend sa source dans une forme poétique médiévale, devenue chanson dansée et chanson narrative. Débarrassé de sa prosodie rigide, la ballade est chantée et dansée, évoquant en général le destin de personnages réels ou légendaires, souvent victimes de drames ou de péripéties amoureuses. Le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó traduit en gestes et en images fortes cet univers où la réalité parfois la plus sordide côtoie une imagerie onirique très libre et très inspirée.

Déjà connu des spectateurs du Grand Théâtre pour une grandiose Affaire Makropoulos en 2020, malheureusement percutée de plein fouet par la pandémie et le confinement, il signe avec Sleepless une authentique et belle réussite dans la lignée de son diptyque Château de Barbe Bleue et Voyage d’hiver, monté en 2014 à l’Opéra des Flandres. Acteur mais également metteur en scène de cinéma et de théâtre, Kornél Mundruczó a développé un univers très caractéristique des réalisateurs comme Béla Tarr ou István Szabó, à la jonction entre fantasmagorie et récit réaliste. On trouve dans la mise en scène de Sleepless des éléments qui ont trait aux apparitions irrationnelles (La Lune de Jupiter), ou bien la question du couple incestueux frère-sœur (Delta), de l'accouchement et de la mort (Pieces of a woman).

Le décor surréaliste de Monika Pormale et les lumières de Felice Ross constituent les principaux repères en même temps que la porte d'entrée dans un spectacle largement dominé par une suite très contrastée d'images effroyables de pure poésie. Au premier plan de ces éléments se trouve le très étonnant décor en forme de saumon géant, présenté sur une tournette, ouvert sur une face et entier sur l'autre. Sa forme incurvée accompagne naturellement la rotation du plateau et donne à l'animal une fonction métaphorique à explorer sur plusieurs niveaux. En premier lieu, la taille et la nature du poisson renvoie à ce monde de pêcheurs norvégiens, prisonniers d'une activité où l'animal est présenté comme ressource première et littéralement abri ou habitat. Littéralement en effet, les hommes habitent le saumon qui les fait vivre et conditionne leur existence. Les pêcheurs sont à l'intérieur du poisson comme l'enfant à naître est à l'intérieur du ventre de sa mère. D'où le second degré métaphorique de la parabole biblique de Jonas dans le ventre de la baleine. Précurseur de la mise au tombeau et la résurrection du Christ, le destin de ce prophète de l'Ancien Testament fait écho à l'histoire de Alida et Asle, modernes Adam et Ève égarés dans un monde hostile. Entre pêche et péché se trouverait un troisième niveau de lecture, mythologique celui-ci, avec l'allégorie platonicienne de l'anneau de Gygès – également présente chez Hérodote et la pièce éponyme d'André Gide. Dissimulé dans le poisson qu'il prend dans ses filets et qu'il sert au roi Candaule, l'anneau surnaturel sera le prétexte à la mort du souverain, remplacé sur son trône par le pêcheur qui usa de son pouvoir de dissimulation. Au second acte de Sleepless, Asle cherche à se procurer une bague de mariage pour pouvoir donner une légitimité à son couple et augmenter les chances de pouvoir être hébergé et accepté. Le joaillier lui montre dans la gueule du saumon les bijoux qui pourraient l'intéresser mais Asle préfère le bracelet à l'anneau. "Je cache le bonheur" était-il écrit à l'intérieur de l'anneau – ambivalente prophétie qui révèle sa face sombre avec la mort d'Asle et sa face claire avec l'intervention d'Asleik qui recueille et épouse Alida.

Kornél Mundruczó joue avec des codes qui s'éloignent volontairement de la dimension religieuse et mystique de l'écriture de Jon Fosse. L'accent porte moins sur les fjords, l'alcool, la rédemption, la pluie et le désespoir que sur la "ballade" des deux amants et les péripéties dont la trame forme comme une boucle qui se referme avec le suicide d'Alida qui pénètre dans la mer pour s'y noyer. L'aspect très noir voire carrément scabreux ou Grand-Guignol des meurtres que commet Asle est contredit par la douceur et le lyrisme de la partition de Eötvös, à la manière de ces livres de contes où l'on trouve si souvent le récit d'assassinat et de tueries sordides. Ainsi la mauvaise mère égorgée avec le bord tranchant d'une canette ou bien encore la tragi-comique disparition de la Vieille Dame poussée dans son frigo, comme la sorcière d'Hansel et Gretel (tiens, une autre référence) dans son four.

Sous ses écailles, la chair rouge du saumon dessine des pièces – l'appartement de la Vieille Dame, la chambre de la mère et de la prostituée – sans ordre chronologique ni unité d'espace. Le fantastique pénètre la réalité, avec cet incongru "Orion Bar" qui sert de lieu de beuverie et de débauche aux pêcheurs qui s'y retrouvent. Osons poursuivre un fil mythologique avec ce nom qui fait allusion à la constellation et surtout au chasseur qui tomba sous les coups d'Artémis. Ovide fait le récit de sa naissance, fruit miraculeux de l'urine répandue par Jupiter, Neptune et Mercure sur une peau de bœuf. L'étymologie remplaçant Urion par un plus décent Orion, on trouverait dans l'image des pêcheurs urinant dans la barque d'Asle et Alida facétieusement dénommée "Here comes trouble". Tel Moïse sauvé des eaux troubles de Bjørgvin, l'enfant sera recueilli par Asleik dont le nom évoque celui de son père, exécuté par pendaison. Kornél Mundruczó substitue à l'horreur de la mise à mort un ciel de nuages sublimement éclairés d'un clair de lune tombant verticalement depuis les cintres, un doux écrin cotoneux et translucide venant se superposer comme pour dissimuler Asle à la vue. L'œuvre se conclut sur le magnifique monologue de Alida, point culminant de cet "opéra ballade" sur lequel plane l'ombre portée d'une Liebestod féérique.

Seconde des trois représentations dirigées par Peter Eötvös en personne – remplacé pour les deux dernières par Maxime Pascal – cette soirée fait la part belle aux qualités de l'Orchestre de la Suisse Romande, avec des équilibres et des textures qui prêtent au discours musical les qualités dramaturgiques d'un personnage principal. La profondeur des cordes et la justesse de la petite harmonie se coulent admirablement dans une écriture volontairement lyrique et déployée, avec l'irruption de jeux de timbres comme la joyeuse entrée des pêcheurs et le sextuor de cloches. Globalement très aériennes et très fluides, les couleurs d'orchestre offrent à l'écoute un confort qu'on pourrait rapprocher d'une abstraction et d'une structure parfois debussyste, même si le phrasé et le traitement des voix tend nettement du côté de Britten à bien considérer les interventions en écho du sextuor de voix féminines placés en deux groupes en hauteur de part et d'autre de la scène.

Le plateau est dominé par la netteté et le volume de Victoria Randem dans le rôle d'Alida. La soprano nicaraguo-norvégienne incarne la jeune héroïne avec une belle présence en scène et de belles qualités de tenues et de projection. Asle est confié au ténor Linard Vrielink, avec une ligne très vibrée et contrastée, idéal alter ego sur le plan de la caractérisation et des attitudes. L'Homme en noir de Tómas Tómasson est le troisième acteur de cette réussite, capable d'une projection dans le grave et d'un abattage remarquable qui conjugue l'acteur et l'interprète dans un personnage qui laisse après lui un sillage et une émotion de première grandeur. Ni les aigus virtuoses de la Prostituée de Sarah Defrise, ni l'élégance bien charpentée de Arttu Kataja en Asleik, ne font redescendre le niveau – avec le double rôle de la Mère et de la Sage-femme confié à la voix pleine et sombre de la mezzo Katharina Kammerloher. Roman Trekel (Boatman) peine à imposer une ligne trop neutre face aux autre seconds rôles comme Siyabonga Maqungo (Joaillier) ou Jan Martiník (Aubergiste). Une mention spéciale à l'attention d'Hanna Schwarz pour laquelle Peter Eötvös a écrit sur mesure le rôle d'une Vieille Femme qui transporte inévitablement avec elle les échos de ses bayreuthiennes Fricka, Erda et Brangäne…

Peter Eötvös au Grand-Théâtre de Genève

Hélène Pierrakos – WebTheâtre.fr – 1 avril 2022

source: https://www.webtheatre.fr/Peter-Eotvos-au-Grand-Theatre-de-Geneve

 

Depuis plusieurs décennies, le compositeur hongrois Peter Eötvös présente une production lyrique de haute qualité, qui semble absolument libre de toute mode et de tout cadre conventionnel. Avec son premier opéra, Trois sœurs, d’après Tchekhov (1998), Peter Eötvös labourait déjà des champs dans lesquels aucun de ses confrères n’avait semblé jusque-là oser s’aventurer – en particulier, le retour à l’esthétique du madrigal. Comme si l’ancrage dans l’histoire entière de la musique était chez lui la condition sine qua non d’une écriture consciemment nourrie de culture et de références et, dans le même temps, entièrement vivante et non didactique. Et pourtant, rien de banal dans les opéras d’Eötvös, au nombre de treize désormais, mais une telle maîtrise de l’orchestre et des voix, que l’on entend dans chacune de ses créations quelque chose comme un souffle de conviction et d’intensité qui emporte l’adhésion.

Sleepless (sur un livret de Mari Mezei inspiré de la Trilogie du romancier norvégien Jon Fosse, avec son premier volet intitulé Insomnie, qui donne son titre à l’opéra) est qualifié par Eötvös d’ « opéra-ballade » et si l’on se demande, avant le lever de rideau, si ce genre nouveau suggère l’idée d’une légende plutôt que d’une action à proprement parler : la musique elle-même répond par l’affirmative. Dès les premières mesures, en effet, l’auditeur est invité à entrer dans un monde onirique, quasi impressionniste dans ses accents et ses couleurs, et qui pourtant va laisser place, lorsque l’intrigue l’exige, à des séquences beaucoup plus resserrées, âpres, violentes, spectaculaires. Cette histoire parle de crime et de châtiment, aussi bien que d’innocence bafouée et d’injustice. Comme dans le Peter Grimes de Britten, opéra dans lequel Peter Eötvös se reconnaît bien volontiers, même si partiellement, le sort de celui qui va mourir et la solitude de celle qu’il laisse derrière lui, mettent en lumière la culpabilité d’une société tout entière et l’essentielle ambiguïté des lois humaines. Où commence le jugement porté sur des êtres, sur quelles valeurs s’appuie-t-il, en quoi est-il fondé ? Toutes questions laissées bien sûr sans réponse par la musique (dont ce n’est pas le rôle), mais également par le livret de la plume de Mari Mezei qui tente de faire de la prose poétique de Jon Fosse un discours théâtral – ou peut-être l’énoncé d’un conte, avec ses scansions, ses invocations, ses répétitions.

Entre opéra et oratorio

Ayant fait l’expérience de n’écouter, après avoir vu l’opéra sur scène, que la musique d’Eötvös, et ayant pris conscience, dans l’après-coup, d’une partition extrêmement puissante, variée, poignante, violente, il me semble que c’est le livret qui pose question et qui a peut-être suscité une certaine déception à la découverte de cet opéra sur la scène de Grand-Théâtre de Genève le 29 mars. D’une certaine manière, on pourrait dire que le projet du compositeur, tel que du moins le spectateur le saisit – s’élever « au-dessus » de l’action et de l’identification à ce qui se passe sur scène pour entrer dans le rôle d’une sorte de commentateur, contemplant avec désolation ou compassion une histoire qui ne peut que se terminer tragiquement – est incompatible avec la limpidité du livret, et même parfois sa platitude. Un oratorio aurait été, en un sens, plus favorable à ce projet-là, parce qu’il aurait assumé la charge contemplative du compositeur et l’invitation à la partager faite à l’auditeur – comme dans les Passions de Bach ou tout autre œuvre de type universaliste.

Pourquoi la simplicité voulue des dialogues ne les rend-elle pas efficaces ? Pourquoi la succession assez rapide des épisodes de ce drame (pauvreté, froid, maternité interdite, accouchement dans la détresse, mendicité contrainte, crime, punition, solitude d’une mère et de son enfant après la condamnation à la pendaison de son jeune compagnon, etc.) échoue-t-elle à produire une tension dramatique ? À mon sens, à cause de l’effet de pléonasme que produit sans cesse le commentaire des héros, en particulier l’héroïne, Alida, sur l’action. Le spectateur se voit ainsi contraint au rôle parfaitement passif de témoin, impuissant à s’identifier à ce qui est raconté et joué sur scène, tant les protagonistes eux-mêmes se chargent de cet aller-retour entre action et émotion.

Une scénographie remarquable

En allant plus loin, on pourrait même dire que c’est la plénitude de la musique d’Eôtvös pour Sleepless qui, étrangement, annule l’aridité du scénario et fait barrage à sa propre force expressive. Comme s’il fallait choisir entre dénuement et luxuriance, ou du moins les alterner, et que la luxuriance constante de la musique se cognait à la substance même de cette histoire : l’impossibilité d’acquérir une place, des biens, une vie. Ce qui, à l’oratorio, fonctionnerait à merveille : l’évocation d’un drame humain au profit d’un message universel, devient ici objet lyrique non identifié.

Et pourtant, la scénographie est remarquable : avec l’idée très intéressante et forte d’un simple et immense saumon comme unique décor, et qui selon les axes, dévoile dans son dos, son ventre ou sa bouche tel ou tel lieu (bar des pêcheurs, rivage, chambre d’une prostituée, domicile de la mère d’Alida, chambre de la sage-femme, boutique du bijoutier où Asle achète un bracelet pour sa compagne, etc.), l’alliage d’action et de rêve est assuré. Onirique et prosaïque tout à la fois, l’espace-saumon s’impose et convainc !

Les interprètes sont également excellents : le lyrisme chaleureux et l’aisance scénique de Victoria Randem (Alida), le mélange de violence et de douceur de Linard Vrielink (Asle), la noirceur du jeu et du chant de Katharina Kammerloher (La mère), la cruauté tout en finesse et la voix encore magnifique de Hanna Schwarz (la vieille femme), les excellents petits rôles, la beauté des ensembles vocaux (sextuor de marins et sextuor vocal féminin qui ponctue l’action de ses superbes séquences madrigalesques) : tous emportent l’adhésion. Peter Eötvös qui dirigeait lui-même l’excellent Orchestre de la Suisse Romande, est un maître dans ce métier qu’il pratique depuis toujours et, bien entendu, son intime connaissance de sa propre partition est son atout majeur. Il nous a raconté, lors d’une interview comment il compose et cela nous a ouvert des horizons : « Je suis toujours en contact avec le public, je ne compose pas pour le public mais avec le public et quand je compose, je m’imagine au milieu de la salle, j’écoute l’orchestre, les voix et j’écris dans un second temps ce que j’ai imaginé… D’abord, je vois et j’entends et seulement ensuite, je fixe ce que j’ai entendu. Je suis donc le premier auditeur de ma pièce et je ne veux pas me choquer… ! »

Sleepless de Peter Eötvös à Genève : pois(s)on insomniaque

Emmanuel Deroeux – Olyrix.com – 30 mars 2022

source: https://www.olyrix.com/articles/production/5588/sleepless-opera-ballade-peter-e…

 

 

Le Grand Théâtre de Genève crée avec le Staatsoper Unter den Linden de Berlin l’opéra-ballade “Sleepless” de Peter Eötvös, dans une mise en scène de Kornél Mundruczó : un monde où drame, passion et poisson se côtoient entre réalisme et surréalisme.

Inspiré de la Trilogie du célèbre romancier norvégien Jon Fosse et adapté par Mari Mezei, cet opéra-ballade Sleepless (Insomnie) du compositeur hongrois Peter Eötvös, créé au Staatsoper Unter den Linden de Berlin en novembre 2021 vient désormais à Genève présenter l’errance d’un couple, Alida et Asle, sur le point de devenir parents mais rejetés par tous, malgré le froid automnal qui souffle sur la Norvège. Si cette histoire fait penser à la fuite en Egypte (de Marie, Joseph et l’enfant Jésus), la petite famille norvégienne ne peut compter sur l’assistance divine. Asle, le père, se met alors à tuer chaque personne qui ne l'aide pas (ce qu’Alida fait semblant de ne pas voir) et il finira pendu, mais pour un meurtre qu’il n’a pas commis. Face à ces individus marginaux, rejetés partout et par tous, coupables et victimes, le spectateur est confronté à la question de la responsabilité.

La mise en scène (du cinéaste hongrois Kornél Mundruczó) rappelle une autre histoire biblique, celle du prophète Jonas : mais le gros poisson au centre du plateau, loin de capturer les protagonistes, leur sert de refuge et ils ne voudraient pas le quitter. Le plateau tournant et un tapis roulant en front de scène visent à contrecarrer la pesanteur de ce drame, du destin des personnages et de ce grand décor ichtyen. Les lumières d’un blanc-bleu doucement ondulant (signées Felice Ross) aident surtout à transporter dans les rêves d’Alida, en complément de la musique un peu extatique durant ces moments, rehaussés par de la fumée et des nuages, le tout exigeant des interprètes une grande présence dramatique et vocale.

La jeune Alida interprétée par la soprano norvégienne et nicaraguayenne Victoria Randem offre un long monologue endurant et touchant. Sa voix gagne rapidement en largeur pour passer la fosse et faire entendre une certaine fraîcheur, avec un vibrato assez caressant. Son anglais est pour le plus souvent impeccable, le velours de ses médiums n’aidant toutefois pas à en distinguer certaines consonnes.

Asle est incarné par le ténor néerlandais Linard Vrielink, au timbre clair et agréablement chaleureux, volontairement un peu brusque pour dépeindre la nervosité de son personnage. Derrière une figure pudiquement désespérée et relativement attachante, point une intériorité sombre et fatalement dangereuse. Sa diction se fait toujours claire, lui donnant une présence équilibrée. Il est particulièrement alerte entre les parties lyriques, parlées chantées, parlées rythmées ou juste parlées, toujours avec aisance, voire évidence.

En alcoolique et indigne mère d’Alida, la mezzo-soprano Katharina Kammerloher offre un jeu scénique burlesque jusqu’à l’exagéré. Sa voix est à la fois tranchante et caressante, bénéficiant de la rondeur de son registre, mais s’emporte dans ce rôle alors qu’elle se recentre avec clarté en Sage-femme. La soprano Sarah Defrise interprète la Fille avec folie et séduction, aux limites elle aussi de la caricature mais ainsi proche de son personnage, en somme vulgaire. Ses rires, minutieusement notés, sont précis et même virtuoses avec des élans vers les aigus charmants. Son timbre l’est également, souple et riche d’une certaine brillance. La Vieille femme bénéficie de la présence d’Hanna Schwarz qui joue des sautes mélodiques et d’humeurs, d’un timbre éraillé et d’un vibrato serré mais n’en restant pas moins sonore.

L’Aubergiste, aussi aviné que les marins qu’il sert, est chanté par la basse tchèque Jan Martiník. Ses phrasés sont tournoyants comme ceux des trombones qui l’accompagnent, avec un même timbre rond et cuivré. Le baryton islandais Tómas Tómasson prête sa voix ample à l’Homme en noir, également bien saoul mais inspirant néanmoins une certaine crainte, par son timbre obscur (d’autant qu’il incarne son personnage avec conviction et de l’autorité). Le Marin est incarné par le baryton allemand Roman Trekel, agréablement  présent par sa voix boisée et homogène. Son personnage est complice avec le joaillier (le ténor sudafricain Siyabonga Maqungo, porté par son articulation de l’anglais sur une ligne vocale fluide et naturelle, comme la clarté de son timbre). Enfin, le baryton finlandais Arttu Kataja chante le rôle d’Asleik, ami d’enfance d’Alida qui la prend sous son aile avec l’enfant après l’exécution d’Asle. Pourvu d’un organe vocal musclé et sûr, sa présence se fait profonde, chaude et rassurante.

Les marins sont chantés par six solistes masculins du Staatsoper, avec chacun leur identité vocale (furtivement identifiable lors d’interventions isolées), gardant néanmoins leur équilibre dans les ensembles. De manière contrastée, le sextuor vocal féminin, disposé de part et d’autre de la scène depuis des fenêtres à peine visibles, offre des moments hors du temps avec un effet spatial efficient. A cause de leur séparation par une grande distance, quelques micro-décalages peuvent se faire entendre mais la direction musicale de Peter Eötvös reste vigilante et précise. Sous ses gestes, l’Orchestre de la Suisse Romande interprète sa musique transparente, toujours très éloquente et souvent très imagée : à l’image des mélodies vocales suivant naturellement la prosodie du texte et à l’unisson du style de Jon Fosse. Quelques traits de musiques norvégiennes au violon solo séduisent les oreilles lors d’épisodes aux teintes folkloriques mais dans le contexte de couleurs modales franches et d’une structure extrêmement construite. Les atmosphères de chaque scène sont dépeintes avec pertinence pour l’oreille mais sans grand élan de puissance dramatique : sans une certaine tension harmonique qui aurait caractérisé davantage la psychologie tourmentée des personnages.

La partition est toutefois portée par un grand travail rythmique, ménageant savamment ses accélérations ou au contraire ses suspensions : une dynamique qui mène jusqu’aux saluts finaux durant lesquels le public genevois reconnaissant applaudit avec chaleur le chef / compositeur ainsi que toute l’équipe artistique.

Sleepless, la superbe ballade des jeunes gens malheureux

Benoît Fauchet - Diapason - 30 mars 2022

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/sleepless-la-superbe-ballade-des-jeunes-ge…

 

Après Berlin, Genève accueille le treizième ouvrage scénique d’un musicien qui confirme sa place parmi les meilleurs compositeurs lyriques de notre temps.

 Pour Peter Eötvös (né en 1944), l’élaboration d’un nouvel opéra est un processus long, qui court sur plusieurs années et entretient une attente que le résultat viendra amplement justifier. Le compositeur hongrois avait pris congé du lyricomane sur Senza sangue, créé sur scène à l’Opéra d’Avignon en mai 2016. Le revoici avec Sleepless, inspiré de la Trilogie de courts romans (Insomnie, Les Rêves d’Olav et Au tomber de la nuit) de Jon Fosse. Mari Mezei, la femme du compositeur, a tiré de la langue épurée du grand auteur norvégien un livret en anglais très efficace, épousant l’errance sans répit (« sans sommeil », comme dit le titre) d’un jeune couple démuni et rejeté de toutes parts, dans le monde de la pêche scandinave. L’écorché vif Asle, après avoir laissé quelques cadavres sur son chemin, finira au bout d’une corde ; sa douce compagne Alida mettra au monde leur enfant, refera sa vie mais, hanté par son seul amour, finira par s’abandonner à l’océan.

Puissance dramatique

Peter Eötvös met en musique cette double destinée tragique en n’oubliant pas – contrairement à nombre de ses contemporains – que l’opéra, c’est aussi (d’abord ?) du théâtre. Y compris dans la fosse, toujours prête à prendre sa part du drame, en écho à l’action. Les scènes ont chacune la couleur d’un des douze demi-tons de l’échelle chromatique. Le compositeur tresse une partition subtilement polarisée, qui fait penser à Britten par ses qualités expressives et son cadre marin, baigne dans un post-impressionnisme hérité de Debussy, lorgne Chostakovitch avec ses cuivres grinçants et glissants, ne dédaigne pas l’élément folklorique en tirant sur les cordes d’un violon fiddle comme sur un fil rouge. Au pupitre de chef, où il sera relayé par son cadet Maxime Pascal lors des deux dernières représentations, Peter Eötvös met en lumière les qualités d’attaque et chambristes de l’Orchestre de la Suisse romande malgré une nomenclature profuse, du quatuor aux percussions.

Emplois bien taillés

Son « opéra-ballade », sans reprendre tous les codes du genre anglais popularisé par les Gueux de John Gay, aligne une bande de prolétaires de la mer crachée par les entrailles de l’imposant saumon norvégien qui tient lieu, sur sa tournette, de décor. Le cinéaste hongrois Kornel Mundruczo joue avec dextérité, en un mélange d’âpreté naturaliste éclairée par quelques traits d’humour et de vérité psychologique, de ce grand poisson surréaliste et transformable (en logement, en bar et même en bijouterie) dessiné par la scénographe lituanienne Monika Pormale. Largement issue de la troupe du Staatsoper de Berlin où l’ouvrage a été créé en novembre dernier, la distribution brille dans les emplois bien taillés, sans fioritures inutiles, par Peter Eötvös. Le ténor Linard Vrielink exprime la rage d’Asle avec une puissance qui s’épanouit dans l’aigu, le baryton de Roman Trekel a toute la noirceur fielleuse requise pour incarner un marin manipulateur, le soprano léger de Sarah Defrise décrit d’aigres coloratures dans son rôle de prostituée sans joie, Hanna Schwarz est une Vieille femme encore éloquente…

Si le personnage d’Alida, sage victime, peut sembler manquer de consistance, Victoria Randem lui confère l’humanité d’un timbre touchant, et sa « mort d’amour » en guise de soliloque final, entre brume et nuages, a les beautés d’une échappée onirique. Le plateau est complété par deux sextuors vocaux : des pêcheurs à la virile présence sur scène ; en surplomb de l’orchestre, à cour et à jardin, les voix superbement enlacées de dames à l’allure de Nornes, qui sont comme un prolongement de l’âme d’Alida.

Près d’un quart de siècle après la création à Lyon de ses Trois sœurs, Peter Eötvös continue de sculpter son exceptionnelle stature de compositeur lyrique.

Un opéra contemporain accessible à tous

Claudio Poloni – ConcertoNet.com – 29 mars – 2022

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=15005

 

Alida et Asle sont un couple de jeunes adolescents sur la côte norvégienne. Encore mineurs, ils ne peuvent pas se marier, comme ils le voudraient. Alida est enceinte. Vivant en marge de la société, sans argent, incompris et rejetés par tous, ils décident de s’enfuir. L’enfant naît. Pour protéger sa petite famille, Asle commet des meurtres, plongeant dans l’horreur un petit village de pêcheurs. Sans nouvelles de lui, Alida rencontre Asleik, qu’elle a connu lorsqu’elle était enfant. Ce dernier lui confie qu’Asle a été pendu. Alida décide alors de retourner chez elle avec l’aide d’Asleik. Devenue vieille, elle parle toute seule, racontant sa vie à Asle, qu’elle n’a jamais oublié : elle habite maintenant une grande maison au bord de la mer et leur fils a quitté la maison. Elle entre dans l’eau et les vagues se referment sur elle. Ce jeune couple façon Bonnie & Clyde est le protagoniste de Sleepless, le dernier ouvrage lyrique de Peter Eőtvős, créé à Berlin en novembre dernier et repris actuellement au Grand Théâtre de Genève, coproducteur.

L’idée de Sleepless revient à Matthias Schulz, intendant du Staatsoper Unter den Linden de Berlin et futur directeur de l’Opernhaus de Zurich, lequel a proposé à Peter Eőtvős de s’inspirer des trois courts romans qui forment la Trilogie du Norvégien Jon Fosse (Insomnie (2009), Les Rêves d’Olav (2014) et Au tomber de la nuit (2016)). Sleepless est le treizième opéra de Peter Eőtvős, âgé aujourd’hui de 78 ans. Son premier opus lyrique, Trois Sœurs, d’après Tchekhov, a connu un immense succès à sa création en 1998 à l’Opéra de Lyon et est depuis entré au répertoire de plusieurs théâtres. Fort de cette première réussite lyrique, le compositeur hongrois a multiplié les ouvrages, le plus souvent sur la base de textes d’auteurs contemporains, comme Tony Kushner pour Angels in America, Gabriel García Márquez pour De l’amour et autres démons ou encore Alessandro Baricco pour Senza sangue. Comme il le raconte dans le programme de salle, Peter Eőtvős tient à entrer en contact avec l’auteur. Pour Sleepless, il a rencontré Jon Fosse dans un café à Vienne. L’écrivain norvégien lui a dit qu’il ne souhaitait pas relire le livret et qu’il pouvait disposer de son texte comme il l’entendait. L’écriture de Jon Fosse est peu narrative, elliptique et le plus souvent sans ponctuation. Mari Mezei, épouse de Peter Eőtvős, a écrit le livret en adaptant librement les quelques éléments à sa disposition. L’intrigue peut paraître relativement mince et la fin plutôt attendue, mais Peter Eőtvős a néanmoins réussi à composer un ouvrage original, qu’il a appelé « opéra ballade », et surtout au langage musical très accessible. L’œuvre est découpée en treize scènes, dont chacune revêt une couleur et une atmosphère spécifiques.

La partie orchestrale, totalement compréhensible, souvent mélodieuse et toute en finesse, extrêmement fluide aussi, comprend de très nombreux solos, dont s’acquittent parfaitement les musiciens de l’Orchestre de la Suisse Romande, placés sous la direction du compositeur. On notera aussi l’utilisation de chansons traditionnelles norvégiennes et l’intervention à plusieurs reprises d’un chœur de femmes qui commente l’action. Les parties vocales sont, elles, beaucoup plus austères et compliquées pour les chanteurs, reflétant les tensions entre les personnages. La distribution est d’excellent niveau. Elle est emmenée par la sensible et poignante Alida de Victoria Randem, au timbre lumineux et à la ligne de chant homogène, toujours parfaitement contrôlée. Linard Vrielink est tout aussi convaincant en Asle fébrile et agité, sans cesse hésitant et ne maîtrisant jamais les actes qu’il commet. Il incarne en tout cas à la perfection le titre de l’ouvrage, en jeune homme agité, pressé de vivre et n’arrivant pas à se poser. On mentionnera aussi la prostituée aguicheuse et haute en couleur de Sarah Defrise, aux vocalises impressionnantes. Et on n’oubliera pas de sitôt l’homme en noir mystérieux et terrifiant à la fois de Tómas Tómasson.

La mise en scène se veut très réaliste, mais elle a aussi un côté poétique. Un saumon géant occupe le plateau du Grand Théâtre. Il fait référence au livret (« vouloir vivre là où le fjord scintille et où le saumon saute hors de l’eau ») et pivote sur lui-même pour figurer les logements des protagonistes, celui de la mère d’Alida, de la sage femme, ou encore une auberge. Le metteur en scène, le cinéaste hongrois Kornél Mundruczó, nous entraîne dans une Norvège aux couleurs blafardes, isolée du reste du monde et peuplée de personnages repliés sur eux mêmes. Les meurtres commis par Asle ne sont jamais véritablement montrés, et d’ailleurs chaque fois qu’il passe à l’acte, Alida se met à rêver, d’où peut être aussi le titre de l’ouvrage. Vraiment dommage que le public ne se soit pas déplacé plus nombreux pour assister à ce très beau spectacle. L’opéra contemporain n’est pas inaccessible, le mythe à la vie dure.

A Genève, un saisissant Sleepless de Peter Eötvös

Paul-André Demierre – Crescendo magazine.be - 1 avril 2022 par

source: https://www.crescendo-magazine.be/a-geneve-un-saisissant-sleepless-de-peter-eot…

 

A la suite du succès triomphal remporté par Atys de Lully dans la production d’Angelin Preljocaj, le Grand-Théâtre de Genève nous entraîne dans un univers radicalement différent avec la création suisse de Sleepless de Peter Eötvös, coproduction avec la Staatsoper Unter den Linden de Berlin qui l’a présentée en novembre 2021.

Le livret de Mari Metzei est basé sur la Trilogie de John Fosse réunissant trois épisodes dramatiques qui étudient le rapport entre l’individu et la société. C’est pourquoi il nous met en présence de deux jeunes, Alida et Asle, qui sont rejetés par le monde qui les entoure. La jeune femme est enceinte et pour faire une place à l’enfant qui va naître, son compagnon, fonctionnant comme le petit garçon totalement démuni, sombrera dans la violence déraisonnable l’amenant à perpétrer plusieurs meurtres. Issus de familles dysfonctionnelles, tous deux vivent dans l’illusion et deviennent des marginaux sans défense, incapables de trouver leur voie. A l’instar de Vreli et Sali dans A Village Romeo and Juliet de Frederick Delius, ils n’ont qu’un seul bien, le violon du père Sigvald, qu’Asle troquera contre un bracelet, sous le regard réprobateur d’un mystérieux homme en noir.

Pour dépeindre cet univers norvégien rappelant Peer Gynt, Peter Eötvös crée une atmosphère sonore fluide contrastant avec l’hyper-réalité du sujet élaboré comme un opéra-ballade en treize scènes dont les douze premières, actives et conflictuelles, se basent sur les douze tons chromatiques  (si - fa, fa dièse - do, etc.). Mais cette savante construction harmonique n’a rien de rébarbatif car elle constitue un style narratif qui débouche sur un monologue final chargé d’une indicible émotion. Et six voix de femmes, placées sur des balcons latéraux, portent conseil comme les Nornes et commentent l’action comme le chœur antique. Le rapport entre les voix et l’orchestre est savamment équilibré puisque jamais le discours n’est submergé par l’effectif instrumental pourtant considérable.

Il faut dire que Peter Eötvös lui-même dirige l’Orchestre de la Suisse Romande en ayant soin d’envelopper la trame que met en scène le cinéaste hongrois Kornél  Mundruczo. Dans des décors et costumes de Monika Pormale et des éclairages conçus par Felice Ross, il vise à l’atemporalité en implantant sur un plateau tournant un gigantesque saumon en métal contenant les salles où se déroule l’action, comme si un estomac dévorait la vie quotidienne.  A l’instar du dragon Fafner, sa gueule s’entrouvrira pour livrer un tas d’or dans lequel Asle trouvera tant l’anneau nuptial que le bracelet à offrir à sa compagne. Ce simple geste le conduira à sa fin tragique, puisque l’homme en noir le fera garrotter par les clients avinés de l’auberge et le fera pendre, en lui assurant que qui a tué sera tué. Ayant accouché d’un garçon prénommé Sigvald, Alida finira par rencontrer un compagnon, Asleik, qu’elle a connu alors qu’elle était enfant. Et c’est lui qui prendra soin d’eux, en élevant le marmot qui deviendra violoniste. Toutefois, ayant atteint l’âge de la vieillesse, Alida voudra retrouver Asle en optant pour le suicide. Elle aspirera à ne faire qu’un avec lui en entrant dans la mer qui se refermera sur elle.

Ce dénouement repose entièrement sur les épaules de Victoria Randem, soprano norvégienne d’origine nicaraguayenne, qui incarne une Alida sûre d’elle-même affrontant avec une détermination inébranlable son tragique destin. Son compagnon d’infortune, Asle, est campé par le ténor néerlandais Linard Vrielink qui use de l’intelligence du phrasé et de la clarté de l’aigu pour dessiner un être retenu en apparence, masquant avec peine une propension à la violence qui l’amènera à un double meurtre. La Girl de Sarah Defrise pourrait en faire les frais de par ses avances aguicheuses ; mais la brillance de son soprano léger la maintient en selle par la sûreté de sa vocalisation dans des traits particulièrement épineux. En nous remémorant ses Wotan et Wanderer du Ring de réouverture du Grand-Théâtre, Tomas Tomasson est un impressionnant Homme en noir qui érige en principe ses velléités que voudrait atténuer le Pêcheur réconfortant de Roman Trekel. Défiant les outrages du temps, la mezzo Hanna Schwarz a une indéniable présence en Vieille femme, présence qui manque singulièrement à Katharina Kammerloher négociant avec difficulté la tessiture centrale de la Mère d’Alida et de la Sage-femme. Le baryton finlandais Arttu Kataja personnifie un Asleik amène et rassurant, tandis que la basse tchèque Jan Martinik est un Aubergiste trivial et concupiscent  et que le ténor Siyabonga Magungo joue d’inflexions sournoises en Joaillier retors. De bonne tenue, le Sextuor de marins faisant tinter des clochettes pour pimenter la scène de l’auberge, et absolument remarquable, le double trio féminin se faisant front depuis les balcons de scène afin de guider la trajectoire de la malheureuse Alida.

Au rideau final, le public clairsemé pour un soir de première applaudit à tout rompre l’ensemble du plateau, les deux sextuors vocaux et Peter Eötvös, le compositeur chef d’orchestre qui apprécie d’un sourire l’accueil réservé à son dernier ouvrage.

A fable without morality: Eötvös' Sleepless fascinates and unsettles

Elodie Olson-Coons – Backtrack - 30 mars 2022

source: https://bachtrack.com/fr_FR/review-sleepless-eotvos-randem-vrielink-grand-theat…

 

Peter Eötvös was both star composer and conductor tonight in Geneva, presenting his thirteenth opera, Sleepless, and leading from the pit. A joint commission from the Staatsoper Unter den Linden and the Grand Théâtre, this was the second production and joint premiere of the opera, after Berlin in November 2021, and although the Swiss audience’s reception was a little lukewarm – Geneva’s opera-house stalwarts still not quite settled into Aviel Cahn’s admirable shift of direction in his time at the helm, perhaps – there was much to admire, and to think about, here.

Based on Jon Fosse’s Trilogy, this opéra ballade tells the story of two lost and isolated teenagers, Alida and Asle, wandering in search of sleep and a safe haven in which to give birth to their illegitimate child. But there is no room at the inn, and the lovers are turned away at every corner, driving Asle to increasingly brutal acts of violence. It is a nervous, unpleasant little story, which Eötvös deftly transfigures into something haunting, though never quite transcending its ugly core.

The opera has the quality of a dark fable, a twisted lullaby for the insomniac, from Alida’s beautiful opening aria to the gorgeous choral interludes – not the only element to echo Peter Grimes – that punctuate the story, constructed in thirteen interlinked episodes. A recurring ‘fiddle’ motif serves both to add texture and Nordic colour. Musically, there is much to admire in the structure, with its shifting, surging tonal underlay, each of the scenes infused with its own distinct colour. But where is it all driving? To violence, to betrayal, to death.

Kornél Mundruzkó’s staging, with at its heart Monika Pormale’s beautiful set design, gives this katabasis a fairy tale quality: not in the belly of the whale, exactly, but in the guts of a neatly filleted salmon, meat shimmering red, mouth full of gold coins. We are in an imaginary Norwegian village, a timeless place at the intersection of ancient and modern forces: fishing culture and immigration; Christian morals and modernity; and everywhere, the sea, the sea.

At times, this staging of archetypes (the racist innkeeper, the lecherous publican) feels as if it might be limiting the story, paring it down to two dimensions; at others, the universality of its questions – about commitment and faith, about the exhaustion of searching for a home, about the possibility of sin in a world without true good – resonates and unsettles. What is it that leads us to expect morality or resolution in a tale such as this? None is forthcoming. Asle hangs like a dog after consorting with the village floozy. In her final monologue, grey-haired Alida still pines for the unfaithful murderer that he was; pockets full of stones, she walks into the sea. It is a harrowing without a resurrection, a tragedy without catharsis.

Breathing life into the human heart of this troubled world, the two leads were outstanding. Victoria Randem’s fluid, natural soprano filled Alida’s role with depths and light – impressive, given her character spends much of the first act weeping – while Linard Vrielink, as Asle, convincingly radiated the nervous tension that swiftly tips the overprotective young father into delinquence and destruction. His soaring, confident tenor illuminated the auditorium from start to finish. Two standouts among the supporting cast: Katharina Kammerloher, delivering two impressively distinct cameos as the Mother and Midwife, her voice rounded and smooth in the latter role, her incisive delivery in the former mesmerising; and Siyabonga Maqungo, injecting the Jeweller’s role with ominous charm and luxuriating in his smooth, resonant tenor. Stunning performances must be noted, also, from the two choral sextets: the swaggering, boozed-up fishermen with their earsplitting carillon, and especially the women, delivering their haunting lullabies from the recording booths above the stage, like malevolent angels.

Slightly less convincing was the libretto itself, adapted from Fosse’s trio of novellas by Eötvös’s wife Mari Mezei, which seems to pare much the lyricism out of the original freewheeling text, distilling it down to plain-spoken, expository lines: from “I am going to give birth soon” to “I have grown old”, to follow Alida’s arc. But in the choral interludes, at least, some of the story’s dark poetry was allowed to shine, glinting in the darkness like misbegotten jewellery, or a fish’s eye.

Bonnie & Clyde tra i fiordi

Renato Verga – operaincasa.com - 1 avril 2022

source: https://operaincasa.com/2022/03/30/sleepless/

 

Incontro tra uno scrittore norvegese e un compositore ungherese: questo è Sleepless di Peter Eötvös. Coproduzione tra il Grand Théâtre di Ginevra e la Staatsoper Unter den Linden di Berlino, dove è andata in scena nel novembre scorso, questa opéra-ballade su un libretto scritto dalla moglie Mari Mezei si basa su Trilogien, una raccolta di racconti del 2014 di Jon Fosse: Andvake (Insonnia), Olavs draumar (I sogni di Olav), Kveldsvævd (Spossatezza).

Tra ballata – vicenda senza tempo narrata da una voce narrante – e cinema, l’opera di Eötvös si divide in due atti composti da 12 scene e un epilogo in cui si narra di una coppia di giovani poco più che adolescenti, Alida e Asle, fuggiti da casa perché lei aspetta un figlio ma non hanno l’età per potersi sposare.

Atto primo. Scena 1 (in si). Nel freddo dell’autunno norvegese la giovane Alida, in avanzato stato di gravidanza, aspetta il suo compagno Asle in una rimessa per barche. I due adolescenti sono fuggiti dalle loro famiglie perché sono troppo giovani per sposarsi. La loro unica ricchezza è il violino del padre Sigvald. Non possono restare nella baracca che il proprietario rivuole recuperare e devono cercare urgentemente un nuovo rifugio. Scena 2 (in fa). La madre di Alida rifiuta di ospitarli ma controvoglia lascia che passino lì la notte. Asle propone ad Alida di andare a Biørgvin, un villaggio dal clima più clemente. Ma come fare senza soldi? Asle assicura Alida e va a prendere la barca vicina alla baracca. Al ritorno Asle è bagnato ma chiede alla ragazza di seguirlo per andare via. Arriva la madre furiosa che accusa la figlia di averle rubato denaro e cibo. Asle la difende e la fa uscire prima di raggiungerla. Partono in barca per Biørgvin. Scena 3 (in fa#). Al loro arrivo Biørgvin non ha nulla del porto che i due giovani si immaginavano. Né i pescatori né la bionda prostituta, che accoglierebbe volentieri Asle ma non Alida, né alcun altro abitante offre loro un rifugio. In quanto al taverniere, ha sì una camera, ma lo sguardo insistente su Alida li spinge a rifiutare l’offerta. Ritornano allora a bussare alla porta di una vecchia che ha loro rifiutato asilo. Scena 4 (in do). Di fronte agli insulti che ricevono, Asle entra con forza nella casa e vi si sistema con Alida, ma non riesce a dormire e Alida incomincia ad avere le contrazioni. Uscito nella notte, Asle incontra un uomo in nero e tutti e due ritornano accompagnati da una levatrice. Scena 5 (in do#). L’uomo in nero si stupisce di non vedere la vecchia nella sua casa. Alida dà alla luce un bambino, Sigvald, il nome del nonno. Asle è nervoso, si sente osservato. Allora vende il violino e si rimettono per strada. Scena 6. (in sol). Duetto di Alida e Asle.

Atto secondo. Scena 7 (in sol#). Asle incontra di nuovo l’uomo in nero, quello che l’aveva aiutato a trovare la levatrice. Questi ha qualcosa da dirgli ma Asle non lo vuole ascoltare ed entra nella taverna. L’uomo in nero lo segue minaccioso. Nella taverna Asl incontra un uomo che gli racconta come si è arricchito grazie alla pesca – e con i soldi guadagnati ha comperato un braccialetto – e gli domanda da dove viene. Da Vika, risponde Asle, ma l’uomo in nero, sempre in agguato, dice che mente, che è di Dylja dove il proprietario di una rimessa per le barche e una donna sono stati selvaggiamente assassinati di recente. Per cambiare discorso Asle chiede al pescatore di portarlo dal gioielliere: vuole comperare un anello per Alida così che tutti penseranno siano marito e moglie. Scena 8 (in re). Asle spende i soldi del violino dal gioielliere per acquistare anche lui un braccialetto e non l’anello. Scena 9 (in re#). Uscendo incontra la ragazza bionda che cerca nuovamente di irretirlo. Quando tenta di svincolarsi dal suo abbraccio ricompare l’uomo in nero che lo accusa di voler abusare della figlia e lo fa arrestare. Scena 10 (in la). Sola con il suo bambino Alida ha un soliloquio nella cucina. Scena 11 (in la#). Tutto il paese si riunisce per vedere l’esecuzione di Asle. Scena 12 (in mi). Per strada Alida viene avvicinata da un certo Asleik che racconta di averla conosciuta da piccola e la porta a mangiare nella taverna. Le propone poi di ricondurla a Dylgja e le dice che Asle è stato impiccato. Alida accetta e trova per strada il braccialetto: la voce di Asle la rassicura che sarà sempre vicino a lei e al bambino e che Asleik si prenderà cura di lei. Epilogo (in si). Molti anni dopo. Alida è invecchiata e racconta la sua vita al fantasma di Asle: ha sposato Asleik e vive a Vika in una casa vicino al mare. Il figlio Sigvald è diventato un violinista e ha lasciato per sempre casa. Quello che vuole Alida è di riunirsi con Asle, entra nell’acqua e le onde si chiudono su di lei.

Il tema del sonno, o meglio della sua privazione, domina nei tre racconti, come evidenziato dai titoli, e la parola sleep è la più frequente nel libretto. Nella loro fuga da un posto all’altro non c’è tempo per dormire e mentre la figura di Alida è sostanzialmente passiva, anche a causa della sua gravidanza, il vero motore dell’azione è Asle, che i guai se li va a cercare con giovanile incoscienza, tanto che la loro storia può essere condensata nel nome della barca che Asle ruba per attraversare il fiordo: “Here Comes Trouble”.

La suddivisione in dodici scene ha suggerito al compositore una struttura musicale molto precisa: Eötvös costruisce le scene sui dodici toni cromatici, che attestano non tanto la tonalità, quanto piuttosto il colore di base. Si parte dunque dalla prima scena sulla riva del mare, la cui atmosfera calma è suggerita dal si naturale, mentre la seconda scena, in cui ci sono già due morti, è costruita sulla tonalità opposta, il fa, tre toni sopra. La terza avanza di mezzo tono, fa diesis. Nella quarta domina il do, e così via, alternando tritoni e mezzi toni fino all’ultima scena, l’epilogo, nuovamente in si. Il ciclo è così completato. All’ascolto le scene sono quindi contraddistinte da una musica dai colori sempre diversi. I suoni sono deformati nelle scene della taverna con i chiassosi marinai e la tensione sale alla nascita del piccolo Sigvald per raggiungere il culmine all’impiccagione di Asle. La strumentazione di Sleepless è molto ricca e le armonie sempre cangianti. Nei momenti più nostalgici affiora la sonorità del violino hardanger, la versione a otto corde, strumento che dà il tono nordico all’ambientazione – come aveva fatto Howard Shore per la colonna sonora della saga cinematografica di The Lord of the Rings.

Chi meglio del compositore poteva gestire le particolarità di questa partitura? E infatti, alla guida dell’Orchestre de la Suisse Romande c’è lo stesso Peter Eötvös. Nato in Transilvania nel 1944, da sempre alterna l’attività di direttore con quella di compositore. Collaboratore di Karlheinz Stockhausen e Pierre Boulez, conobbe il suo primo successo nel 1986 con Chinese Opera per orchestra da camera e percussioni, mentre Tre sorelle è una delle opere contemporanee più eseguite al mondo. La musica di questo suo tredicesimo lavoro per il teatro è ricca e teatrale, mai troppo violenta o dissonante, ricca di percussioni si spegne col suono del violino che qui è quasi un altro personaggio.

Nell’opera contemporanea non sempre è risolto il problema della vocalità: mentre negli strumenti la ricerca di nuove sonorità è sempre presente, per quanto riguarda le voci non c’è altrettanta ricerca e i compositori si rifugiano in un declamato che spesso risulta più anonimo della musica che lo accompagna. Qui Eötvös è l’eccezione, anche se solo nei personaggi femminili: i vocalizzi e il registro acuto della prostituta, il lirismo di Alida, i canti delle “sirene” fuori scena apportano il loro contributo alla ridefinizione della voce nell’opera d’oggi. Meno interessanti invece, a livello vocale, gli interventi maschili, anche se il tenore olandese Linard Vrielink definisce con una sicura linea di canto il personaggio di Asle, con i suoi astratti furori, gli “incidenti” di percorso e la tragica fine. Vocalmente più complessa la parte di Alida, il bravo soprano norvegese Victoria Randem, la prima voce che ascoltiamo ad apertura del sipario e l’ultima nella scena d’epilogo, quando vecchia racconta allo spirito del compagno morto del figlio che, anche lui violinista, ha lasciato il paese. Poi entra nel mare e si ricongiunge così con l’amato Asle. Sarah Defrise è la Ragazza bionda che bazzica coi marinai. La sua performance vocale è altrettanto disinibita, con colorature e agilità acute efficacemente realizzate. In un glorioso cammeo la mitica Hanna Schwarz fornisce un surplus di drammaticità alla parte della Vecchia signora e l’Uomo in nero ha in Tómas Tómasson un interprete di grande autorevolezza. L’ossessione dell’autore per il numero dodici e i suoi divisori si riflette anche nelle dodici voci che, come nel coro greco, commentano la storia e danno consigli: sei sono i marinai, l’universo maschile di Asle, sei le voci femminili fuori scena, i pensieri di Alida. Tre sono anche i corni e tre i clarinetti in orchestra.

Ungherese è anche Kornél Mundruczó, attore, regista di teatro e di cinema, che si occupa della messa in scena dello spettacolo. Assieme alla scenografa Monika Pormale, che disegna anche i costumi, crea uno spazio a metà tra iperrealismo e surrealismo, dove un enorme salmone funge da ambientazione: la parte convessa, con le scaglie, gli esterni; la parte concava, con le interiora e la lisca, gli interni. Sempre minaccioso è il grande occhio vitreo. Senza rifugiarsi in un incongruo astrattismo, la scelta di Mundruczó sembra la più coerente col mondo narrativo di Fosse, in equilibrio tra concretezza e favola. Il regista ha spesso trattato nei suoi film situazioni di individui ai margini della società come il personaggio di Asle, figlio di una famiglia disfunzionale e di una società che l’ha rifiutato. Lo stesso è per Alida e il regista ce lo mostra molto chiaramente con la figura della madre, anch’essa messa al bando dalla società. Cionondimeno non si riesce a provare molta empatia per questi personaggi, soprattutto per Asle, comunque un pluriomicida. Se la parabola di Asle e Alida ha le reminiscenze religiose di Maria e Giuseppe, è però più la vicenda della coppia di assassini Bonnie e Clyde che viene alla mente.

Lo spettacolo è stato seguito con attenzione da un folto pubblico che ha applaudito con calore tutti gli artisti.