La Juive

Fromental Halévy
La Juive

Opéra en cinq actes
du 15 au 28 septembre 2022

Direction musicale Marc Minkowski
Mise en scène David Alden
Scénographie Gideon Davey
Costumes Jon Morrell
Lumières D.M. Wood
Chorégraphie Maxime Braham
Direction des choeurs Alan Woodbridge
   
Rachel Ruzan Mantashyan
Le Juif Éléazar John Osborn
Léopold Ioan Hotea
La Princesse Eudoxie Elena Tsallagova
Le Cardinal de Brogni Dmitry Ulyanov
Ruggiero Leon Košavić
ALbert Leon Košavić

Choeurs du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

En coproduction avec le Teatro Real de Madrid

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

«La Juive», triste tropisme

Rocco Zacheo – Tribune de Genève – 17 septembre 2022

source: https://www.tdg.ch/la-juive-triste-tropisme-818727738780

 

L’œuvre d’Halévy inaugure la saison du Grand Théâtre dans une production pesante, sauvée par les voix.

 Le cas de «La Juive», pièce en cinq actes du Français Fromental Halévy, est en cela un cas d’école, elle qui conquit Paris en 1835, puis, dans la foulée, une bonne portion des scènes d’Occident, pour ensuite disparaître du paysage, délaissée par les directeurs des maisons lyriques qui comptent.

Ses longueurs, ses exigences instrumentales et vocales quelque peu intimidantes, son livret tourné vers une thématique pour le moins délicate – un féroce conflit confessionnel entre chrétiens et juifs – n’ont pas effrayé pour autant la direction du Grand Théâtre.

À Genève, comme ailleurs, en pointillé dans un passé récent, on se tourne donc vers la délaissée du «grand opéra» à la française, en misant sur une renaissance possible. Le pari, plutôt radical pour une ouverture de saison, n’a pas réussi à évacuer pour autant les réserves. Les premières surgissent vite, avec cette lente et pesante avancée de l’intrigue, qui nous place à Constance, au cœur de ce concile convoqué pour mettre un terme au Grand Schisme d’Occident et se pencher sur le cas du prédicateur hérétique Jan Hus, très vite condamné et exécuté.

 Enjeux écrasants
Dans une ambiance de liesse, où le christianisme triomphe de tout, le Juif Eléazar et sa fille Rachel font tache: leur opiniâtreté, le refus de respecter le jour de fête, puis d’abjurer leur foi, finira par provoquer leur perte. La thématique religieuse qui traverse de bout en bout le livret est par ailleurs doublée d’une liaison amoureuse impossible – elle aussi condamnée et passible de la peine capitale – entre Rachel et Léopold, prince de l’Empire. Les enjeux convoqués par Halévy, qui nous renvoie à de tristes tropismes, son écrasants, donc. Ils entremêlent grande histoire et menus destins, dans un mouvement qui paraît aussi inexorable que compliqué à faire vivre sur les planches.

Et, il faut le dire, la lecture qu’en donne le metteur en scène David Alden n’allège en rien l’affaire, bien au contraire. Le New-Yorkais transpose la trame au XIXe siècle et la ponctue brièvement d’images projetées qui mènent aux années 20 et 30 du siècle suivant – on peine à saisir l’utilité du télescopage qui fait cohabiter antijudaïsme et antisémitisme. Les costumes noirs (signés Jan Morrell), les mouvements de la foule menaçante, brandissant sans cesse la Bible, contribuent à densifier la chape, à surligner de manière esthétisante et excessive les positions des parties. Les décors spartiates (Gideon Davey), se résumant pour l’essentiel à des parois boisées aux mouvements discrets, contribuent eux aussi à l’inertie lente de cette production.

Le zénith sera atteint en ce sens au quatrième acte, où les longueurs de l’œuvre trouvent dans la noirceur des geôles un exhausteur qui rend le passage encore plus interminable. Des trouvailles qui pétillent, on en cherche, mais elles sont rares et jamais étonnantes, à l’image des demi-masques portés par le chœur, vus moult fois ailleurs, et de cette scène sur la scène, procédé tout aussi éculé qui fait son apparition au troisième acte.

 Rachel et Eléazar éblouissants
Pour autant, on ne quitte pas entièrement déçus cette «Juive», la production se sauvant largement dans son volet musical. Alors certes, le Chœur du Grand Théâtre, très sollicité et impressionnant de puissance, aligne quelques imprécisions et décalages avec la fosse. Et on pourrait trouver le Léopold de Ioan Hotea un peu trop en délicatesse avec les vocalises, manquant de fluidité dans le legato et de nuance dans le contrôle de sa projection. Mais ailleurs, il y a eu aussi de l’éblouissement. Celui, en particulier, qui exhale du duo formé par Ruzan Mantashyan (Rachel) et John Osborn (Eléazar).

 La première incarne sans faillir son rôle tragique, d’un jeu qui n’excède jamais dans le démonstratif et, surtout, d’une voix qui traduit à chaque instant les frémissements, les émotions – de l’euphorie amoureuse au désespoir face à la trahison de Léopold et à la mort qui l’attend –, avec un élan éclatant. Le second possède tous les traits lyriques que requiert le rôle. Sa voix semble fatiguée à la fin du très exigeant quatrième acte, mais que d’intensité déployée pour faire de son Eléazar une figure empreinte à la fois d’une rigidité dogmatique et d’amour inconditionnel. Le restant de la distribution a très belle allure, de Leon Kosavic (Ruggiero) à Dmitry Ulyanov (cardinal Brogni), en passant par l’excellente Elena Tsallogova en princesse Eudoxie.  

Dans la fosse, où officie à la baguette Marc Minkowski – un retour après «Les Huguenots» de la saison passée –, l’Orchestre de la Suisse romande livre une lecture maîtrisée mais en retenue, ce qui a ajouté une couche de solennité à une soirée qui n’en manquait pas.

La Juive de Fromental Halévy ouvre avec éclat la saison 22/23 du Grand-Théâtre de Genève

Emmanuel Andrieu – OperaOnline.com – 22 septembre 2022

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/manu34000/la-juive-de-fromental-halevy-…

 

Après Lyon en 2016 et Strasbourg en 2017, c’est au tour du Grand Théâtre de Genève de mettre à son affiche La Juive (1835) de Fromental Halévy, l’un des principaux archétypes du Grand-Opéra français, dont les problématiques religieuses et communautaires ont, de nos jours, toujours autant de sens – et c’est d’ailleurs sous le titre très politique de « Mondes en migration » qu’Aviel Cahn a placé sa saison 22/23.

 Pour cette nouvelle production (en partenariat avec le Teatro Real de Madrid), l’homme de théâtre suisse a fait appel à l’Américain David Alden, dont les propositions scéniques nous ont parfois laissé des sentiments mitigés, comme avec sa Khovantchina en 2014 ou son Lohengrin en 2018, montés tous deux à l’Opéra Ballet des Flandres - où officiait justement à l’époque Aviel Cahn. A côté des productions d’Olivier Py (à Lyon) et de Peter Konwitschny (à Strasbourg), celle d’Alden paraît bien sage, et cousue de fil blanc avec ses scènes attendues de méchants et horribles chrétiens, défigurés ici par d’horribles masques léprosés, et mûs par une haine féroce envers les gentils juifs persécutés, sans cesse repoussés par les croix qu’agite en tout sens le peuple chrétien, avant qu’une immense croix ne descende des cintres pour mieux les écraser. Pas sûr, non plus, que la transposition dans les années 30 (en font foi les costumes des personnages principaux, alors que ceux du chœur renvoient à la période du livret), à l’époque de la montée du nazisme, soit si judicieux, avec un parallélisme un peu trop évident, même si la scène finale se révèle d’une incroyable force dramatique : Rachel se dirige dans un container posé sur des charbons ardents, le bûcher du livret étant ici remplacé par un four crématoire évoquant l’Holocauste. Le message étant on ne peut plus explicite, les spectateurs, quelque peu tétanisés, attendent un certain laps de temps avant d’applaudir cette saisissante scène finale.

La soirée repose avant tout sur l’époustouflante prestation du ténor américain John Osborn, dans le rôle d’Eléazar. Après ses incarnations de Jean de Leyde (Le Prophète) à Essen en 2017, de Raoul de Nangis (Les Huguenotsin loco en 2019, ou de Robert (Le Diable) à l’Opéra national de Bordeaux l'an passé, on le sait sans rival ou presque dans ce type d’emploi, conçu pour les épaules du célèbre ténor Adolphe Nourrit. Au-delà de ses incroyables qualités vocales, il incarne un Eléazar tragique d’une poignante vérité psychologique et dramatique. Mais l'on n'en admire pas moins sa diction souveraine, l’élégance de sa ligne de chant, ses demi-teintes subtiles et ses suraigus éclatants, portés par une technique sans faille. Il fait délirer le public après son grand air « Rachel, quand du Seigneur », d’autant que la magnifique cabalette « Dieu m’éclaire » ne passe pas à la trappe (pour une fois !), et qu’il la délivre de saisissante manière !

S’exprimant dans un français exemplaire, comme tous ses partenaires du reste, la soprano arménienne Ruzan Mantashyan (déjà superbe Natacha dans Guerre et Paix de Prokofiev l’an passé en ouverture de saison genevoise) confirme les excellentes impressions qu’elle nous avait alors laissées. Chanteuse attachante autant que musicienne sensible, elle nous fait croire de bout en bout à son personnage, et possède surtout l’exact format du Falcon qu’appelle le personnage de Rachel, c’est-à-dire une voix longue et facile, avec des aigus rayonnants et un registre grave sonore. De son côté, le ténor roumain Ioan Hotea apporte à Léopold d’évidentes qualités stylistiques, en plus d’un timbre ensoleillé et superbement projeté. Il parvient même à donner du relief à ce personnage aussi ingrat que pleutre. Souffrante, Elena Tsallagova a dû laisser la place le jour même à sa consœur argentine Mercedes Arcuri, qui n’a donc pas eu le temps d’apprendre la partie scénique de son rôle, l’obligeant à chanter devant son pupitre placé côté jardin, tandis qu’une comédienne (Roman Golan) mimait son personnage sur scène. Et c’est un beau triomphe personnel que son Eudoxie récolte de la part d’un public reconnaissant, d’autant qu’elle possède un joli soprano léger, une aisance vocale virtuose, et même une ampleur qui lui permet d’affronter sans rougir les différents ensembles dans lesquels elle se trouve impliquée. Enfin, le baryton croate Leon Kosavic se montre aussi percutant en Ruggiero qu’en Albert, tandis que la basse russe Dmitry Ulyanov incarne un émouvant Cardinal de Brogni, certes mal à l’aise sur les Mi-bémols aigus de la « Malédiction », mais en revanche au grave d’une belle profondeur dans son grand air « Si la rigueur et la vengeance ».

Dernier bonheur de la soirée, et non des moindres, la direction musicale de Marc Minkowski, déjà en fosse dans deux des trois productions meyerbeeriennes précitées, et dont on connaît la passion pour ce répertoire. A la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande que l’on ne peut qualifier autrement que de torrentiel (un choix que certains trouveront discutable pour cette partition…), le chef français imprime à la soirée un rythme implacable qui culmine dans un final tout simplement fracassant !

 

La Juive

Irma Foletti - Anaclase.com - 17 septembre 2022

source: http://www.anaclase.com/chroniques/la-juive-1

 

Après avoir confié à Peter Konwitschny la réalisation de La Juive lorsqu’il était à la tête de l’Opera Vlaanderen (Anvers et Gand), Aviel Cahn invite l’œuvre de Fromental Halévy au Grand Théâtre de Genève dont il est directeur général depuis 2019. En coproduction avec le Teatro Real (Madrid), le nouveau spectacle est confié aux soins de David Alden. Si, dans le décor de Gideon Davey qui agence des parois mobiles revêtues de bois clair et bien mises en valeur en clair-obscur par les somptueuses lumières de D.M. Wood, l’esthétique des premières images ravit l’œil, la présence de silhouettes paramilitaires en noir, qui menacent continuellement de leur matraque, lasse assez rapidement. En fond de plateau, l’orgue monumental est un bel élément de scénographie, mais la foule de masques façon commedia dell’arte peut évoquer parfois un traitement au second degré, pas vraiment nécessaire. La mise en scène se rattrape dans les scènes intimistes, comme le deuxième acte dans la vaste salle à manger chez Eléazar et Rachel – n’était les trois figurantes qui sautillent avec bouffonnerie à l’arrivée d’Eudoxie... – ou encore l’Acte IV avec la sombre prison qui densifie le drame des duos successifs entre Eudoxie et Rachel, puis Brogni et Eléazar.

Après avoir interprété Léopold à l’Opéra national de Paris en 2007, John Osborn signe une prouesse en première incarnation dans le rôle d’Eléazar. Sa diction est remarquable, élément très appréciable au sein d’une distribution vocale qui ne comporte pas d’interprètes francophones. Les moments de grâce sont nombreux, comme Dieu, que de ma voix tremblante (II), où le ténor nord-américain module à loisir les nuances, enflant quelques aigus avec facilité. Plus tard, dans le passage certainement le plus connu de l’opéra, Rachel, quand du Seigneur, il délivre une interprétation d’anthologie, pleine d’émotion, et conserve suffisamment de vaillance pour Dieu m’éclaire, fille chère, la cabalette qui suit.

Les bonheurs sont moindres chez l’autre ténor, Ioan Hotea, qui, dans un français moins idiomatique, tient plus que correctement le rôle de Léopold, faisant entendre quelques tensions dans l’aigu et le suraigu, le grave étant réduit, tout comme le volume. Le protagoniste tend à disparaître vocalement dans les ensembles ou derrière l’orchestre. Nous apprécions habituellement beaucoup la basse russe Dmitri Ulyanov, mais le Cardinal de Brogni n’est certainement pas son meilleur rôle ; là encore, la diction n’est pas toujours claire et, par ailleurs, la ligne vocale, ainsi que le creux le plus profond du registre grave, sont parfois mis en difficulté. Très belle prestation, en revanche, du baryton Leon Košavić, qui cumule les rôles de Ruggiero et d’Albert.

Avant le début de la représentation est annoncée l’indisposition pour « début de refroidissement » des deux titulaires féminines, qui confirment toutefois leur participation. Distribuée en Rachel, Ruzan Mantashyan possède un timbre d’une extrême séduction et une musicalité jamais prise en défaut. Ses moyens paraissent intacts au cours des deux premiers actes, mais la puissance est moindre dans les trois suivants, même si elle délivre à pleine voix certains aigus magnifiques. En princesse Eudoxie, Elena Tsallagova démarre précautionneusement, émettant des premiers aigus un peu courts, mais l’instrument se met rapidement en place avec davantage de sérénité. Le registre haut est alors atteint avec précision, bien que les passages d’agilité ne soient pas particulièrement marquants.

Défenseur acharné du grand opéra français, Marc Minkowski dirige pourtant sa première Juive, dans une version de trois heures, après certaines coupures. Techniquement bien au point, l’Orchestre de la Suisse Romande répond aux indications de nuances et de tempi du chef, donnant beaucoup de relief à l’exécution. Les beautés sont dévoilées, comme l’accompagnement aux deux cors anglais du grand air d’Eléazar. Préparé par Alan Woodbridge, le Chœur du Grand Théâtre de Genève fait également un sans-faute.

La Juive ouvre la saison à Genève – et nous rappelle que l’intolérance religieuse est toujours d’actualité…

Renato Verga – PremièreLoge-opera.com - 20 septembre 2022

source: https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2022/09/20/l…

 

Un spectacle cohérent mais qui n’a guère convaincu le public…

Le fanatisme religieux, l’intolérance à l’égard de ceux qui ont des croyances différentes : des problèmes du passé, alors qu’un juif risquait la peine de mort pour avoir travaillé le dimanche, jour de repos des chrétiens ? Rien n’est moins sûr lorsqu’on lit qu’une jeune fille dans l’Iran des ayatollahs a été arrêtée pour avoir porté le voile d’une façon inappropriée, et est morte lors de sa garde à vue : nous découvrons, une fois de plus, que les événements absurdes et violents que nous voyons représentés au théâtre sont souvent d’une atroce actualité. Le metteur en scène américain David Alden a donc raison de transposer l’histoire de La Juive du XVe siècle, comme l’a racontée Eugène Scribe et l’a mise en musique Jacques-François-Fromental-Élie Halévy, dans une époque plus proche de la nôtre. C’est ce spectacle qui ouvre la nouvelle saison lyrique du Grand Théâtre de Genève.

 Grand opéra à la française
Compositeur prolifique – son catalogue compte près de quarante œuvres composées entre 1820 et 1856, la dernière étant Noé laissée inachevée à sa mort en 1862 et terminée par son gendre Georges Bizet – Halévy est né en 1799 dans une famille juive de Bavière qui s’était installée en France à la suite de l’émancipation des Juifs après la Révolution française. L’attention qu’il porta à la culture juive se retrouve non seulement dans cette œuvre de 1835, mais aussi dans Le Juif errant (1852) et dans ses compositions de musique sacrée pour la synagogue. Musicien accompli, il avait suscité l’admiration de Wagner, malgré les sentiments antisémites  que le compositeur de Leipzig avait exprimés plus tôt à l’égard de Meyerbeer et de Mendelssohn. Le livret de La Juive avait d’ailleurs au préalable  été proposé à Meyerbeer – entre autres -, mais il l’avait refusé.

La Juive est le prototype du grand opéra, un genre purement français caractérisé par le choix d’un sujet comportant un arrière-plan historique et de forts contrastes passionnels, un découpage spectaculaire des scènes, l’utilisation d’un grand orchestre, la présence de chœurs importants, de ballets, et une longueur considérable, l’œuvre étant divisée en quatre ou cinq actes. C’est un genre dont la présence se renforça sur la scène parisienne après le grand succès de La Muette de Portici d’Auber en 1828, de Guillaume Tell de Rossini (1829) et de Robert le diable de Meyerbeer (1831). Si à Venise, au XVIIe siècle, le théâtre musical avait quitté les cours aristocratiques pour se confronter au public payant des théâtres publics, à Paris, avec le grand opéra, une autre révolution se produit : le théâtre devient une entreprise commerciale, un produit de consommation de masse, avec des spectacles colossaux destinés à la bourgeoisie qui peut ainsi afficher son nouveau rôle social et son pouvoir d’achat : d’où les décors grandioses, les personnages en nombre infini, les représentations sans fin, les ballets… et des danseuses, que le public masculin pouvait rencontrer après le spectacle. Alors qu’en Italie, les spectateurs mangeaient, buvaient, jouaient et faisaient l’amour dans les loges des théâtres, à Paris, l’opéra faisait office de « grand bordel » et le goût décoratif du Palais Garnier reflétera celui des luxueuses maisons de plaisir de la capitale française. C’est de l’une de ces maisons qu’est issue la maîtresse de Robert de Saint Loup, une prostituée juive que Marcel Proust avait baptisée Rachel-quand-du-seigneur…

Comme c’est souvent le cas dans les opéras, La Juive s’appuie également sur un antécédent qui est essentiel au développement de l’histoire que nous voyons se dérouler sur scène : bien des années auparavant, le juif Éléazar vivait en Italie et avait assisté à la condamnation et à l’exécution de ses enfants comme hérétiques par le comte romain de Brogni ; Éléazar lui-même avait été banni et contraint de fuir en Suisse. Au cours de son voyage, il avait trouvé une petite fille abandonnée dans une maison incendiée qui s’avéra être la maison de Brogni : des bandits y avaient mis le feu pendant que le comte était à Rome. Éléazar avait élevé l’enfant comme sa propre fille, la nommant Rachel, tandis que de Brogni était devenu prêtre, puis cardinal.

Nous sommes en 1414 à Constance, où un Concile a réaffirmé la suprématie de l’Église de Rome et condamné au bûcher l’hérétique Jan Hus, théologien et réformateur bohémien et premier précurseur de la Réforme protestante qui aura lieu un siècle plus tard. Les souvenirs de ces événements anciens reprennent vie lorsque l’orfèvre Éléazar risque la peine de mort pour avoir travaillé le dimanche et que seule l’intervention du cardinal de Brogni le sauve. Mais bientôt un autre problème met sa famille en danger : sa fille Rachel tombe amoureuse du jeune Samuel, en réalité le prince Léopold, un chrétien, et la loi de l’époque punit de mort l’union d’une juive avec un chrétien. Dans le finale, alors qu’une conversion pourrait sauver la vie de la jeune fille, elle refuse et monte sur le bûcher. C’est seulement maintenant qu’Éléazar peut répondre aux questions de Brogni à qui il avait avoué que Rachel était la fille qu’il avait sauvée de l’incendie : « Ma fille existe-t-elle encore ? Où donc est elle ? » « La voilà ! » s’exclame Éléazar en désignant les flammes du bûcher.

 Un John Osborn au mieux de sa forme
Titre peu présent dans les programmes des théâtres, La Juive est d’ailleurs à peu près le seul opéra qui soit encore joué parmi les œuvres d’Halévy. Sa création à Paris le 23 février 1835 a eu lieu à l’Académie Royale de Musique (Salle Le Peletier) un mois après I puritani de Bellini (24 janvier, Théâtre-Italien) et on y retrouve le même goût pour le bel canto et la mélodie. On relève d’ailleurs  plusieurs fois des traits italiens dans cette œuvre : dans la cavatine de Brogni au premier acte, dans la sérénade de Léopold, toujours au premier acte, dans le boléro d’Eudoxie au troisième. Le rôle de père nécessiterait, traditionnellement, une voix plus grave et Halévy avait en fait initialement pensé à un baryton-basse pour Éléazar, mais le ténor Adolphe Nourrit avait insisté pour créer le rôle : c’était pour lui (comme pour le public) une forme de défi, celui consistant à créer un rôle qui mettrait en valeur son talent dramatique, après avoir été admiré jusqu’à ce moment de sa carrière pour ses acrobaties vocales dans les opéras de Rossini (dont Arnold dans Guillaume Tell, entre autres) et de Meyerbeer (Robert le diable, alors que Les Huguenots seront son plus grand mais aussi son dernier succès). Il faut donc ici un chanteur qui combine une technique vocale sûre avec une forte personnalité dramatique, et John Osborn, qui fait ses débuts dans le rôle, se montre en pleine possession de ces qualités. Son Éléazar n’a pas seulement le style, l’élégance et la maîtrise du phrasé qui l’ont toujours caractérisé : le ténor américain campe magistralement un personnage qui a la complexité du Shylock shakespearien lorsqu’il est partagé entre le désir de vengeance contre le comte de Brogni, qui a exterminé sa famille, et son amour pour Rachel, même si elle n’est pas vraiment sa fille.

La Juive est surtout connue pour l’air du quatrième acte « Rachel, quand du Seigneur », premier succès discographique mondial lorsqu’ Enrico Caruso l’enregistra en 1920. Nourrit avait demandé au librettiste Scribe de séquencer les mots d’une façon très précise afin d’en renforcer l’expressivité ; le résultat fut une aria se référant lointainement à une poignante mélodie juive chantée dans une synagogue. Cette page, dévolue à Osborn, donne au ténor l’occasion d’exprimer tout son potentiel dans les contrastes forts suggérés par les mots, où berceau rime avec bourreau. Dans cet air, on peut également admirer le raffinement orchestral dont fait preuve Halévy, avec les deux cors anglais sur le tapis de cordes pizzicato par lequel il commence. Mais l’aria elle-même fait partie d’une séquence longue et complexe, avec un chœur hors scène (dispositif démontrant le talent théâtral du compositeur) et, au contraire, la présence scénique assurée de l’interprète. La performance d’Osborn confirme une fois de plus l’idée que l’opéra aurait dû s’intituler de manière plus appropriée Le Juif, étant donné l’importance du personnage.

 Une excellente distribution
Un autre ténor est aussi l’un des deux antagonistes d’Éléazar – le troisième étant de Brogni, une basse – : Ioan Hotea est un jeune Roumain au généreux instrument vocal caractérisé par un beau timbre et des aigus brillants, bien qu’un peu tirés. Ce personnage ingrat du prince Léopold, qui se fait passer pour le juif Samuel afin de pouvoir fréquenter la maison d’Éléazar et de sa fille Rachel – à la fin, il sera sauvé parce qu’il est riche et noble – est porté vocalement par une technique vocale sûre qui convainc le public. Et ce même public ne peut qu’admirer l’excellence de la distribution employée ici, avec la basse russe Dmitrij Ul’ianov, un excellent de Brogni disposant d’un superbe registre grave magnifiquement porté par le souffle, ou avec le baryton Leon Košavić, un jeune chanteur croate affirmant une présence sûre dans les rôles de Ruggiero, d’Albert et du Bourreau.

Il a été annoncé avant la représentation que les deux interprètes féminines étaient en légère méforme, mais honnêtement, il fut bien difficile de trouver des faiblesses dans les performances des deux chanteuses, lesquelles se sont partagé équitablement les chaleureux applaudissements. La soprano arménienne Ruzan Mantashyan, déjà été admirée dans le rôle de Nataša dans Guerre et Paix de Prokofiev à Genève l’année dernière, réussit à définir avec sensibilité un personnage continuellement déchiré entre les élans amoureux, le désespoir et les pensées mortifères. Même si Rachel intervient essentiellement au cours de duos avec Samuel/Léopold, son père ou la princesse, Mantashyan parvient à attirer l’attention grâce à sa grande personnalité. Une grande personnalité  dont dispose également Elena Tsallagova, qui donne vie de manière éclatante au personnage assez superficiel de la princesse Eudoxie, celle à qui Halévy confie les agilités vocales que la soprano russe aborde et résout avec une facilité surprenante en rendant empathique un personnage qui, sur le papier, ne l’est certainement pas…

 Une direction et une mise en scène qui n’ont pas pleinement convaincu
Sur le podium de l’Orchestre de la Suisse Romande, Marc Minkowski apporte son expérience du répertoire français et offre une Juive musicalement moins « grand opéra » que ce que le public attendait, et certains ont été déçus – mais aussi par la mise en scène : où étaient donc passés les six cents acteurs et les vingt chevaux de la première parisienne ?… Minkowski privilégie la transparence de l’écriture orchestrale et souligne avec ironie les moments un peu klezmer d’une musique qui, au sein de cette tragédie, présente des oasis de vivacité presque offenbachienne : « Des ducats, des ducats, des florins, | quel plaisir de tromper ces chrétiens » chante joyeusement Éléazar après avoir vendu à la princesse, pour trente mille ducats, une chaîne en or à laquelle est attachée une relique. Minkowski connaît bien ce genre, l’ayant souvent fréquenté et avec des résultats admirables…

L’immense partition a été réduite de manière appropriée aux capacités d’écoute du public d’aujourd’hui, soit trois heures complètes de musique, en éliminant les ballets, les pantomimes et certaines pages insignifiantes, mais en maintenant l’intégrité de celles qui sont restées. Son choix a été gagnant : les moments les plus dramatiques et les plus spectaculaires ont ainsi été mis en avant, ce que la mise en scène de David Alden a souligné en mettant en scène l’abus d’une religion sur une autre. En effet, à l’ouverture du rideau, nous voyons les Juifs errer craintivement sous la menace des matraques de personnages lugubres tandis que le chœur des chrétiens chante les louanges de leur seigneur depuis une église d’où se distingue un énorme orgue. Toujours avec des Bibles à la main, les bourgeois menacent les Juifs qui sont humiliés – le carrosse du Cardinal puis celui de l’Empereur sont tirés non par des chevaux mais par un Juif pieds nus – et soumis à des abus et des lois absurdes. La rafle des Juifs avec leurs maigres valises rappelle d’autres images terribles du siècle dernier, et le bûcher du finale est réalisé par un couloir de tôles ondulées menant à des fours dont nous apercevons les sinistres lueurs. Le costumier Jon Morrell habille les chrétiens avec des vêtements du XIXe siècle, ceux de l’époque de la composition, tandis que pour les juifs, il opte pour l’entre-deux-guerres. Les traits grotesquement caricaturaux des bourgeois de Constance, les ombres et lumières rasantes de D.M. Wood donnent un côté expressionniste aux visuels, de même que la scénographie efficace de Gideon Davey. Alden règle parfaitement le jeu scénique des interprètes individuels, mais il fait preuve également d’une grande maîtrise dans le déplacement des masses sur scène, le chœur du théâtre étant par ailleurs superbement dirigé par Alan Woodbridge.

Le résultat est un spectacle cohérent, mais qui n’a pas pleinement convaincu le public genevois, lequel, il est vrai, n’a pas afflué en masse dans son théâtre, de nombreux sièges étant restés vides. Le discrédit dont souffre le grand opéra n’a donc pas été totalement effacé… à moins que les raisons de cette désaffection ne soient tout autres : peut-être le public s’attendait-il en fait à quelque chose de plus grandiose ? Il aura cependant une nouvelle opportunité de se familiariser avec ce genre, le programme de l’an prochain devant comporter un autre titre de ce genre… mais il encore trop tôt pour en parler !

La Juive

Jules Cavalié – L’Avant-Scène Opéra – 15 settembre 2022

source: https://www.asopera.fr/fr/productions/4332-la-juive.html

 

Succès à sa création en 1835, La Juive montre le grand opéra français à son meilleur. Livret intelligent, conférant aux personnages – notamment Éléazar et Brogni – une véritable profondeur psychologique, puissantes scènes de foules, ensembles pleins d’invention et touchants, airs faisant la part belle au drame et à la virtuosité. Le bel canto et le souffle épique s’associent à la déclamation française : n’en doutons pas, c’est un chef-d’œuvre du genre, et à ce titre il est condamnable qu’une maison comme l’Opéra de Paris, qui dispose des moyens pour le réaliser avec style, ne programme pas cet opus.

De cette œuvre où la violence, la politique, l’intime – cruel et/ou amoureux – se tissent avec un pittoresque fouillé et un sens du spectacle certain, David Alden ne fait pas grand‑chose. On comprend au troisième acte que les noces entre Léopold et Eudoxie sont depuis longtemps consommées et ont déjà donné quatre enfants à la lignée impériale. Léopold est donc un séducteur comme un autre et son aventure avec Rachel n’est finalement qu’une passade. Dès lors, l’idée de fuite (l’abandon de l’épouse et des enfants) perd sa crédibilité, exit le déchirement entre l’amour et l’orgueil, et le prince Léopold se retrouve ainsi Duc de Mantoue. Visuellement, il y a quelques réussites : au deuxième acte – dans la veine d’un réalisme un peu superficiel – et au quatrième – style contrastes entre décor noir et lumière éblouissante – mais le tout paraît décousu et sans propos. Alden emprunte les costumes aux années 1920, 1940 et au XVe siècle original, et le bûcher final est évidemment une chambre à gaz, sans que cela soit amené par un quelconque propos. On observe ainsi un collage qui ne s’assume pas et qui donc ne fonctionne pas. Ce propos illustratif a cependant le mérite de ne pas empêcher la compréhension de l’action.

Musicalement, les mérites sont contrastés : beaucoup d’artistes débutent dans cette œuvre, ce qui nous conduit à l’indulgence. Elena Tsallagova assure en princesse Eudoxie : la voix est large et homogène dans tout l’ambitus du rôle, elle soigne les vocalises en leur conférant le piquant nécessaire. Manque seulement le style dont l’absence est compensée par un français impeccable. Dmitry Ulyanov n’a pas tous les graves de Brogni mais livre une très belle prestation, le chant phrasé et bien mené fait accepter un français aux accents exotiques. À Ioan Hotea revient le rôle surdimensionné de Léopold, son chant manquera de la facilité qui sied à cet amoureux et séducteur. John Osborn a l’âge du rôle, le style du répertoire et la technique pour cette vocalité. Il impressionne déjà, mais l’on regrette de ne pouvoir venir à la dernière pour l’entendre au terme de cette série, ayant pris pleine possession du rôle. Pour cette série, la Juive c’est elle, Ruzan Mantashyan. Charismatique, elle livre une prestation d’artiste : d’un français châtié et stylé, elle rend justice à la partition qui oscille entre incarnation dramatique et agilité bel cantiste. On oublie les graves contrefaits pour savourer une présence scénique et un sens de la déclamation qui nous évoquent le talent d’Anna Caterina Antonacci.

Marc Minkowski dirigeait le chef d’œuvre d’Halévy pour la première fois. En grand coloriste qu’il est, il met en valeur les subtilités d’instrumentation. Homme de théâtre, il sait insuffler l’énergie, même s’il faut qu’il tape dans ses mains pour maintenir le chœur – qu’on a connu en meilleure forme – en rythme. Pour l’architecture et le récit, la maturation de l’interprétation (et de la connaissance) du chef et de l’orchestre fera effet – on l’espère ! 

La haine en abyme

Vincent Borel – ConcertClassic.com – 19 septembre 2022

source: https://www.concertclassic.com/article/la-juive-de-fromental-halevy-ouvre-la-sa…

 

Proposer La Juive en ouverture d’une saison genevoise placée sous le signe très politique des Migrations est un choix pertinent. Alors que nous traversons une époque de ressentiments violents et de communautarismes rancis, mettre à l’affiche ce parangon du grand opéra à la française trouve un écho surprenant.

Qu’est-ce donc que cette Juive, créée en 1835 à la Salle Le Peletier sous l’égide du très affûté homme d’affaires Louis Véron ? Le livret d’Eugène scribe, particulièrement bien troussé, équilibre parfaitement mélodrame intime et tragédie historique, fidèle aux canons du Grand opéra dont l’historicisme se voulait aussi un miroir de l’actualité. L’action de La Juive, bien que située au XVe siècle à Constance, traite de l’intolérance religieuse sous tous ses aspects, de l’antisémitisme catholique à l’intégrisme hébraïque. Eléazar, dans son application strico sensu des règles morales, rejoint le Cardinal de Brogni, gardien des édits et des lois. La liberté de l’amour est la première à en souffrir. Dans ce drame noir, le jeune prince Leopold n’est qu’un Don Juan sans courage et les pères les victimes de leurs agissements antérieurs. Seules les femmes, Rachel la sacrificielle et Eudoxie la repentante, sont les rayons de lumière d’une intrigue commençant avec un pogrom et s’achevant en un holocauste. Fromental Halévy y a jeté toutes ses forces émotionnelles, avec des actes IV et V où s’entendent déjà les finals des Dialogues des Carmélites et de La Khovantchina.

La mise en scène, mollement accueillie car souffrant d’une direction des masses chorales on ne peut plus basique, met avec justesse cette haine en abyme. David Alden propose un théâtre qui parvient à émouvoir sans pour autant croquer le cerveau du public. La Constance médiévale est lisible dans les références à la pompe catholique ; grand orgue, chasubles, images saintes et couronne impériale. Le décor de Gideon Davey est constitué de grands panneaux de bois clair qui s’inverseront pour figurer les parois d’une prison. Les choristes Genevois, puissants et impeccables, sont vêtus en XIXe siècle noir charbon, comme au temps de Scribe. Mais on aurait pu éviter d’ajouter à ces vêtures de croque-mort des masques du plus hideux effet. Par contraste,  Jon Morell habille les principaux protagonistes dans un style années 1930. Au fur et à mesure que l’oppression gagne, l’ambiance se fait carcérale, évoquant les sinistres photos d’Ellis Island. Quant à l’immolation finale, l’envahissement progressif du plateau par un container fuligineux posé sur un tas de cendres est une évocation coup de poing de l’Holocauste. Les Juifs envoyés au crématoire ont bien subi la version industrialisée des bûchers médiévaux. Ce parti pris efficace atteint son but : faire résonner contemporain l’opus ancien, mais le tout aurait nécessité une direction d’acteurs plus fine.

Vocalement, le plateau réjouit, mais non sans réserve car il manque à chacun le petit plus pour atteindre la perfection requise. Le Leopold du Roumain Ioan Hotea est un tenorino qui ne claironne pas ses aigus et dispose d’un timbre chaud à la sensualité adéquate pour ce rôle de pleutre séducteur. Mais la ligne n’est pas toujours tenue, notamment dans « Loin de son amie vivre ».
Qui se rappelle la production de Pierre Audi à Bastille en 2007, garde dans l’oreille la grâce aristocratique d’Annick Massis. Elle irradiait de son exceptionnelle tessiture le rôle d’Eudoxie, sachant rendre chaque mot audible. Si Elena Tsallagova en possède les moyens, elle a le défaut inhérent aux distributions internationales : l’inintelligibilité. Même grimée en Marie-Antoinette et affublée d’une perruque sortie de Mars Attacks ! elle restera tout du long incompréhensible.
Le Cardinal russe de Dmitry Ulyanov possède les notes graves mais manque de projection et les mesures chantées a capella mettent la justesse à l’épreuve. En revanche le baryton croate Leon Kosavic, à la fois Ruggiero et Albert, est exemplaire de justesse et d’audibilité. À la Rachel de Ruzan Mantashyan, le rôle pose la question fatidique, qu’est-ce qu’un Falcon ? Une soprano dramatique avec les capacités d’une mezzo. Si l’investissement de l’interprète est total, les graves sont absents et les aigus souvent agressifs. John Osborn enfin. En 2007, à Paris il était Léopold, le voici désormais Éléazar au cœur tourmenté. Avec Michael Spyres et le Roberto Alagna des bons jours, le ténor américain est l’un des rares à proposer sans faillir l’intégralité de « Rachel, quand du Seigneur » avec sa terrible cabalette où Nourrit, créateur du rôle, triomphait. Même si, trac oblige en ce soir de première, le haut médium a graillonné par intermittence, l’incarnation est déchirante. Ce lamento romantique, ourlé en fosse par un couple des cors anglais, fut le moment de grâce de la soirée.

Marc Minkowski soigne particulièrement le phrasé des vents souvent sollicités en solo et l’on reconnaît la pâte attentionnée de l’ancien bassoniste. Sa direction reste en revanche plus discutée. Si elle ravit au disque (par exemple dans Robert le Diable tout juste paru), elle s’avère ici trop tumultueuse pour des solistes dont elle ne facilite pas le phrasé. Il aura manqué à cette battue gourmande, si sourcilleuse des ingrédients, une respiration lyrique.
 

Tant de talent emporte l'adhésion

Maurice Salles – ForumOpera.com - 20 Septembre 2022

source: https://www.forumopera.com/la-juive-geneve-tant-de-talent-emporte-ladhesion

 

 

Depuis 1927 La Juive avait disparu des programmes du Grand Théâtre de Genève. Son retour constitue donc un évènement et pourtant la deuxième représentation n’a pas fait le plein. La proposition scénique aurait-elle indisposé ? Notre voisin regrettait que le metteur en scène exploite au dernier acte l’extermination des Juifs par le régime nazi, et certes ni Halévy ni Scribe n’en avaient la prescience. En 1835, ils avaient écrit un mélodrame conforme à l’air du temps depuis le triomphe d’Hernani et de Robert le Diable, où s’entrechoquent les passions d’individus qui représentent plus qu’eux-mêmes. La situation politique en France ajoutait  du piquant au sujet : la révolution de 1830,avait chassé un roi « de droit divin ». Désormais, l’Eglise qui faisait les rois depuis des siècles devait rabattre de sa prétention à influencer les gouvernements et contrôler la société. La loi dite « du culte israélite », six mois après l’accession au pouvoir de Louis-Philippe comme « roi des Français » avait déjà ce rôle, en proclamant l’égalité des droits civiques des adeptes de ce culte avec ceux des chrétiens.  

Le sujet cher à Scribe qui l’avait proposé en vain à Meyerbeer avait l’avantage de la mise à distance temporelle et permettait, conformément à l’esthétique du grand opéra, l’insertion d’aventures individuelles dans un contexte historicisant, ici celui du Concile de Constance. En s’affranchissant de la date précise et en élargissant la perspective jusqu’au siècle dernier, David Alden a probablement l’intention de montrer la permanence des effets détestables du fanatisme religieux, si prompt à déchaîner la violence. Les passants auxquels s’attaque la milice n’ont d’autre tort que d’être Juifs : souvenons-nous que c’est seulement après 1965 que les Juifs ne seront plus qualifiés de « déicides » par les catholiques, mais de « frères aînés », à peu près les mots que Brogni adressera à Eléazar. Mais les sbires qui maltraitent les Juifs sont sous les ordres de l’empereur de droit divin qui parade pour célébrer la défaite sanglante des partisans d’une réforme de l’Eglise. Quant à la communauté chrétienne elle est hideuse, grâce aux costumes de Jon Morrell, à des maquillages savants et à des accessoires signifiants, tels les missels brandis ou les images et reliques exhibées lors de la procession, constituant un troupeau d’apparence sinistre dont les mouvements grégaires illustrent l’agressivité communautaire et dont la scène d’’ivrognerie crapuleuse dévoile l’immoralité. Alors, pourquoi pas complices des crimes nazis ? Sauf que généraliser, c’est exagérer, c’est donc se tromper, même si on ne peut nier que l’œuvre s’achève sur les cris de joie des chrétiens qui ont assisté au supplice.

Mais nous n’allons pas refaire le procès de Pie XII. Au-delà du parti-pris indéniablement partisan et dont on peut douter qu’il soit scrupuleusement fidèle aux intentions des auteurs, ce spectacle a une force et une cohérence qui s’imposent à l’admiration. La scénographie de Gideon Davey crée des espaces différents par le déplacement de grands panneaux orientables, ici une rue, là une salle à manger, une chambre ou une prison. Les chœurs s’y déplacent en blocs compacts dans une homogénéité dont même la pantomime de l’orgie ne vient pas à bout. Du coup les évolutions des solistes prennent un relief bienvenu. L’arrivée d Eléazar et de Rachel, dans leur élégante mais sobre tenue bourgeoise des années 30 du siècle dernier les distingue aussitôt de l’uniformité passéiste des habits et des crinolines. A l’indécente exhibition de la fête s’oppose la dignité de la célébration de la Pâque juive, qui réunit les générations autour du repas. Les scènes d’intimité sont traitées avec une habileté consommée : de la sérénade du pseudo-Samuel sous le balcon de Rachel – avec l’accompagnement de guitare prescrit – au boléro sensuel d’Eudoxie, aux divers face à face les personnages prennent tout le relief que l’œuvre leur consent.

Serait-ce possible avec une autre distribution ? Celle réunie à Genève, outre une homogénéité rare de la qualité de l’articulation du français, à très peu près impeccable, se compose de solistes pleinement investis dans leurs rôles et dont l’apparence physique est le plus souvent compatible avec les  personnages. Si tous ces personnages nous parviennent si expressifs, probablement est-ce dû à une direction d’acteurs précise . A la douceur recueillie du début du Te Deum va succéder la vigueur, puis la véhémence, la brutalité, que les chœurs insuffleront sans faille à leurs interventions, d’une précision irréprochable. Leon Kosavic campe les deux rôles du prévôt et du compagnon de Léopold d’une voix bien timbrée sans outrer pour le premier la sévérité de ses annonces, indiquant peut-être  par là qu’elle n’est pas le reflet d’une nature brutale mais la simple application de la loi.

Pour la basse Dmitry Ulyanov, les notes les plus graves du rôle du cardinal de Brogni constituent une gageure à relever ; il le fait honorablement, même si le son devient râpeux. Mais l’essentiel n’est pas là : il donne au personnage l’humanité qui fait défaut à ses ouailles et le sauve ainsi d’une condamnation sans appel. On peut trouver facile que l’ancien bourreau tende la main à sa victime, et penser que ses efforts désespérés pour sauver Rachel relèvent moins de la simple humanité – à défaut de principes chrétiens – que d’une inconsciente voix du sang. Mais ces attitudes l’excluent du camp des irrécupérables . Le chanteur communique tout cela, en jouant des couleurs de sa voix, et dans ses duos avec Rachel et avec Eléazar l’affectivité du personnage atteint celle du spectateur.

Annoncée souffrante, Elena Tsallagova inquiète quelques instants par une justesse aléatoire et des aigus stridents, mais une fois la voix chauffée elle démontre avec brio qu’elle a tous les moyens d’une Eudoxie. C’est un aspect intéressant de cette production que la complexité conférée au personnage. . Privilégiée exigeante et volubile chez Eléazar, jeune femme narcissique aimant se mettre en scène, épouse sensuelle que le retour de son mari épanouit, David Alden nous fait témoins de sa défaite quand elle échoue à stimuler la libido de Léopold. A cette humiliation privée succèdera l’outrage public et elle finira par supplier sa rivale, dans un renoncement qui va racheter sa frivolité initiale. La crédibilité de cette évolution dépend évidemment du talent de l’incarnation et celle d’Elena Tsallagova ne laisse rien à désirer.

Son époux infidèle est campé par Ioan Hotea, dont l’intrépidité fait parfois frémir car s’il atteint les sommets vers lesquels il s’élance, parfois on perçoit trop l’effort. Quand il ne cherche pas l’exploit, il séduit par un comportement vocal et scénique qui anime le personnage ; on entend dans sa sérénade des  souvenirs rossiniens et paradoxalement des accents de chantre de synagogue ; plus tard il est l’amoureux pressant, le rêveur éveillé, le penaud contraint à la fuite. C’est juste et c’est convaincant.

L’autre rôle de ténor, c’est celui créé pour et par Adolphe Nourrit, celui de l’homme qui, broyé de malheurs, sa femme morte, ses fils victimes des chrétiens, a pris le parti de la vie en sauvant un nouveau-né. Contraint à l’exil, il l’a emmené avec lui.  Agissant ainsi, il l’a ravi à son père, exerçant sur ce chrétien une sorte de loi du talion. Il a élevé cette enfant dans sa foi, cherchant à lui donner l’amour d’une vie digne et de la prévenir contre les chrétiens, dont l’inimitié les environne. Et cette enfant est devenue la sienne. Mais il n’a rien oublié et son ressentiment est toujours aussi vif envers les bourreaux qui maltraitent sans trêve sa communauté.  Et voilà, selon les lois du mélodrame, sa fille s’est éprise d’un ennemi perfide, venu les tromper en se faisant passer pour un coreligionnaire. La complexité de la situation de cet homme, déchiré entre sa foi et son amour paternel, entre martyre subi et martyre accepté, il incombe à John Osborn de l’incarner. Nos lecteurs savent notre admiration pour cet artiste, en qui s’unissent de manière exceptionnelle la maîtrise technique et la pénétration psychologique. Mais il reste un homme qui chante, exposé comme ses pareils à toutes les fragilités. Par bonheur la grâce était au rendez-vous : rien n’est venu altérer l’émission, perturber le contrôle, compromettre un aigu, affaiblir la projection. Et comme la démonstration vocale s’est accompagnée d’un comportement scénique à la fois juste et mesuré on s’incline avec respect et reconnaissance.

Rachel, celle qui allume les flambeaux de la veillée de prières, doit garder l’équilibre entre son statut de fille obéissante élevée dans la pudeur et la piété et la fougue de sentiments qu’elle peine à maîtriser. Somme toute, sa position ressemble à celle de Mathilde dans Guillaume Tell et il n’est pas étonnant que des couleurs voisines suggèrent cette filiation. Annoncée elle aussi souffrante, Ruzan Mantashyan ne nous fait pas languir : elle est d’entrée le personnage de cette fille dévouée à son père, discrète et déterminée, tant qu’il ne s’agit pas du pseudo-Samuel. La voix ferme sait se faire tendre et on comprend qu’Eléazar ne puisse résister à la douceur de la prière : « Pour lui, pour moi, mon père… ». L’écueil de la romance« Il va venir » a été franchi haut la main, le trouble puis la révolte aux révélations successives de Léopold, il faut à l’interprète un tempérament dramatique affirmé et la voix ferme et assez longue pour exhaler l’indignation ou les menaces. L’artiste a tout cela, et l’on est comblé.

Mais La Juive, c’est aussi beaucoup de musique, au moins quatre heures, dont une bonne partie à la création avait pour fonction d’accompagner le grand spectacle. De nos jours, une reconstitution à l’identique étant exclue, pourquoi ne pas tenter une continuité narrative plus resserrée ? C’est l’option de Marc Minkowski, après d’autres, et force est de reconnaître qu’elle a fonctionné admirablement. Ce que l’on perd en durée de la musique on le gagne en efficacité émotionnelle. En enchaînant les tableaux on rehausse les contrastes, et on augmente l’impact dramatique parce que les scènes sont resserrées. Osera-t-on l’avouer ? Ainsi rythmées, les péripéties que constituent les révélations successives nous ont fait penser aux soap operas où le but de chaque scène est d’amener le spectateur à une découverte qui surenchérit sur la précédente. Cela donne à la représentation une tension que l’alternance des scènes de foule et des confrontations d’individus ne dissipe à aucun moment. Elle est soutenue par l’admirable tenue de l’orchestre, dont les instrumentistes confirment leur haute réputation mais qui semblent avoir épousé toutes les intentions de Marc Minkowski. Quand il se définit comme le fils d’une chrétienne et d’un juif, il indique que sa sensibilité a été nourrie de ces deux sources. C’est ce qu’il donne à entendre, probablement par un travail plus soutenu ou plus attentif que d’autres sur les sonorités qu’il rattache à celles de la musique d’Europe centrale jouée par des musiciens juifs itinérants. Car, en profane que nous sommes nous avons perçu çà et là comme l’écho de la voix d’un chantre – dans la sérénade du pseudo-Samuel, dans la prière d’ Eléazar – englobés dans une composition où passent des échos rossiniens – certains accents de Rachel évoquent la Mathilde de Guillaume Tell. Dans l’Ouverture on croit entendre le chofar, et la douceur des violoncelles amène à se demander si Offenbach ne l’a pas jouée, lui que certains traits annoncent, comme maints autres anticipent le Verdi de Don Carlos. Evidemment cela irait sans dire mais il convient de préciser combien la lecture de Marc Minkowski peut-être vigoureuse, voire cinglante, mais quel travail a été accompli pour doser les intensités sans les outrer ! Cette exécution mémorable nous restitue Halévy tel qu’en lui-même : un syncrétisme qui en fait un héritier et un prophète. Quand le rideau tombe sur l’horreur du dénouement on ne peut pas être malheureux, tant l’œuvre a été traitée avec talent. Le « bouh » isolé qui avait retenti à la fin du premier acte est resté orphelin et c’est avec une belle unanimité que le public a fait un triomphe aux artistes. On envie les prochains spectateurs !

Un spectacle enthousiasmant

Claudio Poloni – ConcertoNet.com – 20 septembre 2022

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=15234

 

Le Grand Théâtre de Genève vient d’entamer sa saison 2022‑2023 de la plus belle des manières, avec une superbe production de La Juive d’Halévy, qui fera date. Aviel Cahn, le directeur de l’institution, avait pourtant pris des risques en choisissant un titre peu connu (la dernière représentation à Genève a eu lieu en... 1927) et en faisant appel à quatre solistes principaux et à un chef d’orchestre qui n’avaient encore jamais abordé l’ouvrage. L’audace a payé. Pour cette troisième représentation, la salle est plutôt bien remplie. Et le plateau vocal est de très haute tenue, proche de l’idéal, et surtout d’une grande cohésion ; il faut aussi souligner l’excellente diction française de tous les interprètes principaux, dont aucun n’est francophone.

C’est clairement le chant qui tient le haut du pavé dans ce spectacle. Malgré un timbre parfois un peu rugueux, Dmitry Ulyanov impressionne par ses graves abyssaux et campe un Cardinal de Brogni certes fier et autoritaire, mais aussi pétri d’humanité et de doutes. En dépit de quelques soucis d’intonation et d’une technique pas toujours exemplaire, Ioan Hotea incarne un Léopold ardent et élégant. Ruzan Mantashyan est une Rachel éblouissante de sincérité et d’engagement, à la voix d’une douceur enivrante dans les passages lyriques et aux accents enflammés dans les scènes où elle montre toute sa détermination. Pour son premier Eléazar, John Osborn dessine un personnage digne et émouvant, avec une voix parfaitement contrôlée sur toute la tessiture et une technique superlative. Le grand air que tout le public attend, « Rachel, quand du Seigneur la grâce tutélaire », bouleverse par ses accents de sincérité. Le ténor réussit l’exploit d’interpréter la terrible cabalette qui suit et sa reprise sans le moindre signe de fatigue et en lançant des aigus flamboyants. Une prise de rôle marquante à tous les points de vue. Souffrante, Elena Tsallagova n’a pas pu assurer le rôle de la princesse Eudoxie pour cette troisième représentation. Juste avant le début de la soirée, Aviel Cahn est monté sur scène pour dire toutes les peines du monde qu’il a eues pour trouver une remplaçante, les chanteuses ayant le rôle à leur répertoire n’étant pas légion. Il a trouvé la perle rare en Mercedes Arcuri, qui a interprété Eudoxie à Hanovre en 2020. Arrivée le jour même à Genève, celle‑ci a chanté avec la partition devant elle, à jardin, avec beaucoup d’aplomb, sauvant ainsi la représentation. C’est une figurante particulièrement expressive, Romane Golan, qui jouait le personnage avec conviction. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève s’est montré une nouvelle fois admirable de précision et de cohésion.

A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Marc Minkowski déploie des trésors de finesse et d’élégance, mettant en valeur la richesse de l’orchestration, avec ses nuances et ses couleurs, malgré quelques décalages. A noter que la partition a été amputée du ballet, mais n’a pas subi de coupes majeures pour le reste, avec une durée totale d’un peu plus de trois heures de musique. La production de David Alden est intelligente et cohérente de bout en bout, quand bien même un peu simpliste et manichéenne, en raison du parti pris du metteur en scène : les «  bons juifs » sont opprimés par les «  méchants chrétiens » sinistres et vêtus de noir. Si La Juive se déroule durant le concile de Constance (1414‑1418), le propos de David Alden est beaucoup plus large, puisque certaines images du spectacle renvoient à l’Allemagne des années 1930, voire à la Shoah. Le metteur en scène alterne habilement les époques pour montrer l’intolérance et la violence du fanatisme religieux à travers les âges. On mettra aussi à son crédit qu’il réussit à rendre l’intrigue lisible et compréhensible. La production est rehaussée par le splendide jeu de lumières et d’ombres projetées sur les parois qui délimitent l’espace. Un spectacle enthousiasmant qui laisse bien augurer de la suite de la saison lyrique genevoise.

Vengeance et antisémitisme dans une Constance gothique

Gianluigi Bocelli – Le Courrier – 19 septembre 2022

source: https://lecourrier.ch/2022/09/19/vengeance-et-antisemitisme/

 

Ouverture de la saison lyrique du Grand Théâtre de Genève avec La Juive de Fromental Halévy.

Selon Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre de Genève, «s’il est un peuple dans l’histoire qui a toujours été en migration, c’est bien le peuple juif». Voilà donc La Juive de Fromental Halévy pour débuter une nouvelle saison lyrique axée sur les «mondes en migration». Une ouverture qui ambitionne la redécouverte de cette œuvre à succès du XIXe siècle, qui finit sur la liste noire du public et des fascismes du XXe. Jalon du grand opéra français, symbole même des fastes inégalés de la «Grande Boutique» (l’Opéra de Paris), La Juive témoigne en 1835 d’un moment de transition entre les esthétiques – âme et thématique déjà imbibées de romantisme, héritages musicaux dont on retrace encore bien la filiation.

Produit de l’époque, le livret signé Eugène Scribe s’apparente à un manifeste du libéralisme de la monarchie de Juillet, mis en musique par Fromental Halévy, juif de deuxième génération (fils d’immigré bavarois) totalement intégré dans la société parisienne. La Juive deviendra son plus grand succès: musicalement spontané et efficace, il est orné ici et là de belles colorations que le compositeur va chercher dans le folklore de ses racines.

Quant au sujet, c’est une histoire de vengeance et d’intolérance nouée par des malentendus, dans laquelle l’antisémitisme joue un rôle de catalyseur. Dans une Constance gothique, le juif Eléazar risque le lynchage pour avoir travaillé un jour de fête. Il est sauvé par le cardinal de Brogni, bienveillant mais haï, car tout ce que le prélat symbolise le ramène à la mort de sa famille, jadis envoyée au bûcher. La fille d’Eléazar, Rachel, a une liaison avec Léopold, lequel se fait passer pour juif, or Rachel découvre la supercherie et crève l’abcès: il est chrétien, fiancé à la princesse Eudoxie. Les liaisons entre chrétiens et juifs étant punies par la mort, tel est le sort qui attend les deux amant·es. Eudoxie convainc Rachel de sauver Léopold et le cardinal leur propose d’abjurer leur foi. Clash de fanatismes et d’identités: impossible pour Rachel, qui se jette dans les flammes, ni pour Eléazar qui, sur le bûcher, obtient vengeance en confessant au cardinal que Rachel était en réalité sa fille.

Inconscient collectif
David Alden façonne une bonne mise en scène en superposant les époques et les géographies différentes, sollicitant notre inconscient collectif: croix de feu dans le plus pur style Ku Klux Klan, four crématoire en guise de bûcher, sbires vêtu de cuir et ce grand orgue qui, à lui seul, représente la cathédrale de la chrétienté où la société bourgeoise se recueille, en hauts-de-forme et habits noirs propres à l’époque de Halévy. Il y a un goût du grotesque dans la gestuelle de la foule, où le christianisme est mis en avant dans des manifestations très démonstratives, inhérentes à la religiosité (bibles, croix et bijoux en forme de halo). L’ostentation se pare d’un jeu de masques qui augmente la puissance visuelle de l’antisémitisme, subie par un peuple juif représenté en habits plus modernes et modestes, convoquant des images plus contemporaines, celles de la Shoah.

De toute beauté, le deuxième acte donne à voir la célébration de la Pessa’h, la pâque juive, dans l’intérieur discret de la maison d’Eléazar où se déroule l’affrontement entre Léopold, Rachel et son père, en opposition à la représentation du palais impérial du troisième acte tout en kitchissimes argent et or, dans un énorme cadre/scène où les jeux de miroir soulignent la décadence sous les apparences. Plus lourd, le quatrième acte se confine dans de sombres prisons en métal où Eléazar couve sa vengeance et où l’on attend impatiemment le célèbre air «Rachel, quand du Seigneur» pour se remonter le moral.

Belle ouverture de saison, la partition est un écrin à performances belcantesques conçu par Halévy pour la fine fleur de la scène parisienne de son époque. Sous la baguette de Marc Minkowski, la distribution nous régale: autour de Dmitry Ulyanov, basse profonde qui donne vie au cardinal de Brogni, deux couples s’affrontent. Côté ténors, John Osborn en Eléazar, digne de tous les superlatifs, vaut à lui seul le billet; Ioan Hotea en Léopold colle parfaitement à la mise en scène avec un jeu très caricatural; il explose sa palette de nuances et prend tous les risques. Côté sopranos, Ruzan Mantashyan, au sixième mois de grossesse, est une Rachel splendide, parfaite sous tous les angles de sa psychologie, riche d’un timbre doux et feutré et à la diction claire; elle est côtoyée par Elena Tsallagova, Eudoxie pyrotechnique à la voix de porcelaine.

 

Le retour sans noblesse de La Juive d’Halévy

Julia Le Brun – Diapasonmag.com - 19 septembre 2022

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/a-geneve-le-retour-sans-noblesse-de-la-jui…

 

Par ses excès, le spectacle de David Alden tombe à plat. Dirigé par un Marc Minkowski que l'on a connu plus subtil, le plateau sauve la soirée.

Si La Juive remporta un succès si considérable lors de sa création en 1835 et se maintint au répertoire pendant une bonne partie du XIXe siècle, cela n’était pas uniquement dû, comme on l’a souvent dit, au faste des décors, mais surtout aux qualités intrinsèques de l’œuvre : richesse de l’inspiration mélodique et de l’orchestration, souffle et puissance du livret de Scribe, qui dénonce bien sûr l’antisémitisme, mais plus globalement, tous les fanatismes. Eléazar utilise sa fille adoptive comme outil de vengeance, quand de son côté Rachel est déchirée entre deux mondes : celui, fastueux et pompeux des chrétiens, et celui des Juifs condamnés à vivre leur foi dans la clandestinité.

Un sujet aussi fort, sombre et complexe, aurait mérité une vision à la fois plus grandiose et plus subtile que celle proposée par David Alden. Au lieu d’aider les spectateurs à appréhender la richesse de personnages attachants et pleins de contradictions, il évacue toute ambiguïté, souligne des évidences et se réfugie dans une ironie qui ôte au spectacle sa force émotionnelle. Le livret est assez efficace en lui-même pour qu’il ne soit pas nécessaire de transformer les chrétiens en méchants pantins, affublant l’excellent chœur du Grand Théâtre de masques hideux, ni de faire ramper les juifs à quatre pattes ou de faire danser à des fascistes maniant le tonfa quelques grotesques ballets, avant que cette intrigue normalement située au Moyen-âge ne s’achève sur l’inévitable chambre à gaz. Tout ce qui est excessif étant insignifiant, la noblesse et le pouvoir émotionnel de l’œuvre tourne au grand-guignol et tombe à plat.

Pas de course
A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Marc Minkowski est très attentif aux détails, à la mise en valeur de chaque pupitre (très belle introduction aux cors anglais du grand air d’Eléazar). Mais pourquoi diriger ainsi au pas de course ? Si l’énergie est certes au rendez-vous, un peu plus de moelleux et de lyrisme n’aurait pas nui. On apprécierait aussi que le chef laisse davantage respirer la musique… et les chanteurs qu’il met souvent en difficulté, occasionnant de nombreux décalages, et gâchant plusieurs scènes importantes.

Un beau plateau sauve tout de même la soirée, même si, avec quatre importantes prises de rôles, une certaine timidité était inévitable en ce soir de première. Familier des rôles composés pour le haute-contre Adolphe Nourrit, il était naturel que John Osborn aborde le rôle d’Eléazar. Même si la tradition nous a habitués à des voix plus larges, les qualités du ténor américain sont au rendez-vous : perfection de la prononciation française, raffinement des nuances et du legato. Sans avoir le côté illuminé d’un Neil Shicoff, il nous offre le seul frisson dramatique de la soirée à l’acte IV, dans un intense duo avec Brogni suivi d’un « Rachel quand du Seigneur » tout en émotion et délicatesse, incluant en prime l’intégralité d’une cabalette souvent escamotée, où il se livre jusqu’à la limite de ses possibilités. Le public ne s’y est pas trompé et lui a réservé une ovation méritée.

Ruzan Mantashyan n’est pas un Falcon (du nom de la créatrice du rôle de Rachel), et n’en possède pas l’assurance dans les graves. Elle parvient toutefois à faire passer la douceur, la force et la noblesse de ce personnage sensible et touchant, tant par son timbre suffisamment sombre, rond et chaleureux, que par un jeu scénique intense et naturel.

Pitoyable petit libertin
On peine à comprendre qu’elle ait pu s’amouracher du prince Leopold, réduit par le metteur en scène à un pitoyable petit libertin. Le ténor Ioan Hotea parvient malgré tout à faire honneur à ce rôle redoutable, très aigu et tendu. Malgré quelques hésitations, il négocie honorablement sa redoutable sérénade d’entrée (« Loin de son amie ») et fait preuve d’une belle présence dans les ensembles.

Egalement ridiculisée par le spectacle, Elena Tsallagova négocie heureusement les parties virtuoses de la naïve princesse Eudoxie avec beaucoup d’aisance et de fraîcheur, un beau timbre charnu et des aigus lumineux, malgré un français qui pourrait être amélioré. Dmitry Ulyanov est quant à lui un Brogni un brin trop bonhomme, à qui manque la prestance requise pour donner au personnage l’envergure d’un Cardinal, notamment pour la malédiction et la grande confrontation avec Eléazar. Soulignons enfin la prestation du remarquable baryton croate Leon Košavić, Ruggiero autoritaire et plein d’assurance.

Gageons que ce spectacle se rôdera et se bonifiera au fil des représentations, car en l’état, il ne saurait faire honneur aux qualités d’un chef-d’œuvre qui mérite mieux.

«La Juive» rallume la scène du Grand Théâtre de Genève

Juliette De Banes Gardonne - Le Temps – 16 septembre 2022

source: https://www.letemps.ch/culture/juive-rallume-scene-grand-theatre-geneve

 

Poursuivant sa série sur le grand opéra à la française, l’institution ose commencer sa saison avec une œuvre méconnue du répertoire, sur fond de fanatisme religieux

Lorsque Louis-Désiré Véron, directeur de l’Opéra de Paris, passe commande de La Juive à Fromental Halévy, il craint que le jeune compositeur ne soit «un peu vert». Qu’à cela ne tienne, le faste compensera. Sept cents figurants, 20 chevaux, un casting de chanteurs de premier ordre, le tout pour un budget frôlant les 150 000 francs de l’époque. Succès immense à sa création en 1835, l’œuvre disparaît au tournant du XXe siècle, victime du désintérêt du public.

Avec un livret dénonçant la nature et les effets de l’antisémitisme, La Juive est un opéra incandescent à bien des égards. L’audace est donc grande de la part du Grand Théâtre de Genève de commencer sa saison avec ce livret longtemps considéré comme injouable à cause de son exubérance et de la violence des situations dramatiques. Mais l’audace vaut mieux que le ronron de la bienséance!

Depuis 2007, la Juive est d’ailleurs abordé sous l’angle de son influence dans l’histoire artistique. La musique de Mahler est impensable sans elle. Il en va de même pour Proust, qui y fait d’incessantes références dans A la recherche du temps perdu. La partition reste néanmoins inégale musicalement, avec des maladresses dramaturgiques difficiles à réfuter.

La représentation des juifs à l’opéra
Au lever du rideau, les habitants de Constance chantent un Te Deum dans la cathédrale afin de célébrer leur victoire sur les hérétiques. Malgré ce jour de fête, le commerçant juif Eléazar (John Osborn) travaille et gêne la cérémonie avec ses coups de marteau. La foule se dresse contre lui et appelle à la vengeance collective contre les juifs. Or le prince chrétien Léopold (Ioan Hotea), vainqueur des hérétiques hussites, est tombé amoureux de la jeune juive Rachel (Ruzan Mantashyan), fille d’Eléazar, qui le prend pour un membre de sa communauté… Prenant appui sur cet amour lourdement répréhensible, Fromental Halevy et le librettiste Eugène Scribe construisent une tragédie où l’impossible pardon conduit le père juif et sa fille au bûcher.

Si l’intrigue se situe en 1414, l’arrière-fond historique est tout autre. Il nous parle des contradictions politiques dans lesquelles se débat la monarchie de Juillet aux alentours de 1835. Louis-Philippe, à peine arrivé à la tête de ce nouveau régime, déclare que le catholicisme n’est plus la religion d’Etat. Les juifs sont alors accusés par certains tenants de l’Eglise de vouloir déchristianiser la France.

Avec La Juive s’effectue un tournant radical qui touche à la représentation des juifs à l’opéra. Sur scène jusqu’alors, ils étaient montrés comme les ancêtres des chrétiens. Le peuple de la Bible, opposé aux peuples païens (Egyptiens ou Babyloniens), comme dans Moïse et Pharaon de Rossini (1827) ou Joseph en Egypte de Méhul (1807). Ici, les persécutions antisémites mises en jeu sont donc totalement inédites.

Mise en scène sans excès
Sur le plateau du Grand Théâtre, la mise en scène de David Alden ne fait pas les frais de l’excès de décorum, même si un tel livret nécessite deux-trois décors… En superposant volontairement les temporalités historiques entre 1414 et 1835, avec des incursions en 1938, l’Américain réussit néanmoins à rendre l’intrigue parfaitement lisible, sans nous perdre dans des relectures anachroniques. Alors que l’œuvre est connue comme particulièrement compliquée à distribuer, le plateau vocal soutient l’intérêt de la soirée.

En premier lieu, les deux protagonistes Ruzan Mantashyan et John Osborn. La soprano arménienne, pour qui c’est une prise de rôle, semble déjà maîtriser la profondeur du parcours dramatique du personnage de Rachel, de la fille juive dévouée à la maîtresse vengeresse. Vocalement passionnante, la diction de Ruzan Mantashyan est à la fois souple et intelligible. Après avoir longtemps chanté le rôle de Léopold, John Osborn en Eleazar, «ce père juif austère», ne dément pas le panache vocal qu’on lui connaît. Jouant sur les nuances aux premiers actes, il récolte les honneurs de ce rôle parmi les plus ardus du répertoire sur l’air «Rachel quand du Seigneur» avec des aigus solaires.

Malgré la faiblesse du livret sur le traitement des personnages de Léopold et d’Euxodie (qui s’effacent un peu vite de l’intrigue), Ioan Hotea et Elena Tsallagova parviennent à nous les faire exister. Un peu poussif vocalement dans certains aigus, le ténor Ioan Hotea incarne bien le rôle. Quant à la soprano, elle est lumineuse dans celui de la princesse. Dmitry Ulyanov, vraie basse aux graves abyssaux en cardinal de Broni, a par contre souvent un français approximatif. Dans la fosse, l’Orchestre de la Suisse romande trouve de belles couleurs sous la direction pleine de tact de Marc Minkowski. La harpe y a ses heures de gloire, tout comme le cor anglais.

« La Juive » de Fromental Halévy, du grand opéra Français au Grand Théâtre de Genève

Yaël Hirsch – Toute La Culture.com – 18 septembre 2022

source: https://toutelaculture.com/spectacles/opera/la-juive-de-fromental-halevy-du-gra…

C’est avec l’un des titres phares du grand opéra à la française que le Grand Théâtre de Genève ouvre sa saison 2022-23 qui porte sur le thème des « Mondes en migrations ». Dirigée par Marc Minkowski, donnant à entendre Ruzan Mantashyan dans le rôle-titre, cette Juive (1835) longtemps oubliée met la haine entre religions au centre de la scène.

 Entendre une grande œuvre tombée dans l’oubli
Commandée au jeune Fromental Halévy pour inaugurer les grands concerts publics de l’Opéra Garnier, La Juive a  longtemps été un succès. Se succéderont 600 représentations à l’Opéra de Paris avant que l’œuvre ne sombre dans l’oubli dans les années 1930. Elle n’avait pas été donnée à Genève depuis 1927 et n’en restait qu’un air célèbre « Rachel, quand tu seigneur », joué dans certains récitals ou Best-of d’opéra. Ce n’est qu’en 2007 que l’Opéra de Paris l’a repris, et depuis, nous avons pu en voir quelques versions – dont celle, mise en scène par Peter Konwitschny, qu’Aviel Cahn, l’actuel directeur du Grand Théâtre avait programmé en 2015 lorsqu’il était à Anvers. Alors que l’œuvre se structure de manière très classique avec une tragédie d’amour (Rachel, la juive s’éprend de Léopold, prince déjà marié qui se fait passer pour juif) dans un cadre historique grandiose (Le Concile de Constance au XVe siècle sous l’égide de Sigismond 1er) et alterne les solos et duos avec des grands moments de chœurs, c’est une très belle découverte musicale.

 Une production qui magnifie les voix
Et c’est cette grande musique française que le Grand Théâtre met en avant. Notamment en choisissant l’énergique Marc Minkowski – déjà à la baguette pour Les Huguenots à Genève – pour diriger l’orchestre la Suisse-Romande. Et en nous invitant à la découverte de grandes voix : dans le rôle-titre, très enceinte et rayonnante malgré un rhume annoncé par Aviel Cahn avant le lever du rideau, Ruzan Mantashyan est d’une justesse et d’une constance impressionnantes. Elle est exceptionnelle de puissance dans le trio de l’acte II et bouleversante dans les duos de l’acte 4. Face à elle, dans le rôle de sa « rivale » et maîtresse, la Princesse Eudoxie, la soprano Elena Tsallagova chante et joue comme une très grande diva : elle atteint des hauteurs de colorature et virevolte sous son imposante perruque blonde dans de merveilleux déshabillés de soie. Son air de séduction à Léopold est superbe et elle est justement très applaudie. En Léopold, le ténor Ioan Hotea joue également très bien, mais son joli timbre ne parvient pas toujours à se faire entendre dans les moments les plus solennels où montent les houles des chœurs. Enfin, dans le rôle de Eléazar, le père de Rachel, John Osborn est probablement la voix la plus impressionnante et il partage son exigeante partition avec charisme et puissance.

 Une mise en scène qui ne parvient pas à proposer un message
Alors que La Juive parle de guerre, de haine religieuse et qu’à Genève la question des guerres de religions n’est pas neutre, la mise en scène de l’américain David Alden aurait pu nous proposer une réflexion qui sait du sens pour nous, ici et maintenant. Alors que la scénographie, à la fois épurée et somptueuse, est vraiment très belle et que certains tableaux historiques, et notamment l’acte IV en prison, sont superbes, les costumes se mélangent et pointent vers diverses époques sans parvenir à créer du lien. Les moments de danses sont un peu datés, en particulier avec l’utilisation d’enfants-figurants. La lumière est, elle aussi, étrange et datée. Le principal semble passer délicatement sous silence : le repas de Pâques juive qui est aussi le dernier repas du Christ est vaguement marqué par 4 bougies, l’exécution des juifs se fait hors scène… Si une longue procession sur le devant de la scène évoque une sorte de pogrom et si les masques disent la fermeture de la société, cela reste très éthéré et rien n’est dit sur la barbarie de se tuer parce que l’on n’a pas la même foi. Alors que le livret – et la musique- de Halévy en disent tant…

On ne boudera, néanmoins, pas son plaisir et il faut aller entendre cette grande musique française qui ose nous présenter avec fureur et beauté des conflits majeurs.

La Juive et Halévy ouvrent la saison de Genève

Damien Dutilleul – Olyrix.com – 18 septembre 2022

source: https://www.olyrix.com/articles/production/6103/la-juive-jacques-fromental-hale…

 

Le Grand Théâtre de Genève lance sa saison en présentant "La Juive", opéra d'Halévy, dans une mise en scène de David Alden, avec Marc Minkowski à la baguette et John Osborn pour sa prise du rôle d’Eléazar.

Après Les Huguenots en 2020 (juste avant que le Covid ne ferme les portes de l’institution), l’Opéra de Genève poursuit son cycle sur le Grand opéra français avec La Juive de Jacques-Fromental Halévy, toujours avec Marc Minkowski à la baguette et John Osborn sur scène. C’est toutefois plutôt un Moyen opéra qui est ici donné, puisque la musique est amputée de 45 minutes, dont son ballet (pourtant impératif), afin de mieux répondre aux goûts du public d’aujourd’hui. L’essentiel reste toutefois présent et la dramaturgie, quoiqu’abrupte parfois, reste cohérente. Le livret d’Eugène Scribe, qui offre quelques magnificences littéraires, traite du sujet hélas toujours actuel de l’antisémitisme, mais sans tomber dans un tableau simpliste : tous les personnages sont tiraillés entre leur attirance vers le bien et leurs haines fondamentales. Bien que tous capables de faire le bien, ils s’entrainent ainsi collectivement vers le drame général laissant tous les protagonistes morts ou détruits.

Le livret dispose de suffisamment de profondeur pour pouvoir être représenté sans grands artifices. David Alden en livre ainsi une vision assez fidèle, sans assumer complètement son classicisme. Pour moderniser sa vision, il ajoute ainsi par exemple des masques macabres et des chorégraphies saccadées qui diluent l’attention du spectateur sans apport évident (c’est notamment le cas du couple qui copule pendant la sérénade de Léopold ou des trois domestiques qui dansent à l’acte III). Afin de montrer l’intemporalité de ces haines destructrices, il mêle dans son esthétique différentes périodes : celle de l’intrigue, celle de la création de l’œuvre, celle de l’Allemagne nazie, sans aller pourtant jusqu’à la nôtre. Les éclairages créés par D.M. Wood jouent un rôle majeur dans sa scénographie, notamment par ses jeux d’ombres très étudiés, qui dessinent les ambiances (la prison) et créent de véritables tableaux sur les murs qui façonnent l’espace.

Si Eléazar est joaillier, John Osborn l’interprète en orfèvre, comme dans sa prière a cappella de l’acte II. Avec son costume sobre, sa barbe taillée et ses cheveux blanchis, il affiche une vieillesse démentie par sa voix. Interprète majeur de ce répertoire, il dispose d’une diction aiguisée et d’un large ambitus. Il sait varier les couleurs par ses nuances et son timbre argenté, aux reflets tantôt brillants ou ténébreux. Il construit habilement son personnage dans son grand air, qui laisse passer l’émotion (ou la fatigue ?) dans de légers éraillements.

Si Aviel Cahn, Directeur de l’Opéra, annonce que les deux sopranos sont souffrantes à cause du soudain changement de température, le public a la bonne surprise de constater le peu d'impact sur la prestation globale de Ruzan Mantashyan (Rachel) et Elena Tsallagova (Princesse Eudoxie). La première laisse certes entendre un léger métal inhabituel sur son timbre duveteux. Mais sa voix au large ambitus reste vigoureuse, ductile et agile malgré la maladie et une grossesse déjà bien avancée. Elle garde une flamme dans le regard, un phrasé éloquent, une énergie dans son jeu, qui exhaussent son interprétation. La seconde dispose d’une voix pure et fine, mais ferme et bien projetée. Son vibrato est rond et régulier, ses vocalises pétillantes. Elle est convaincante dans la construction de son personnage, d’abord insouciant et joyeux, puis triste et angoissé. La Princesse explique à l’acte IV vouloir sauver son amant avant de mourir : le metteur en scène la prend ici au mot en la faisant monter au bûcher avant Rachel (dans une regrettable indifférence générale, y compris de la musique qui n’a pas été écrite pour cela).

Ioan Hotea, dont la voix peine à émerger des ensembles avec chœur, interprète Léopold avec un détachement qui sied au personnage dont l’infidélité cause la perte de tous les autres. Il inquiète d’abord l'auditeur par son manque de maîtrise du style et de sa voix, plusieurs décrochages venant érailler sa ligne, provoquant des défauts de justesse à l’acte I. Mais il se reprend ensuite, d’une voix brillante et d’un chant nuancé, apportant notamment son chant au très réussi trio clôturant l’acte II. Si son personnage est vainqueur des Hussites, lui y apparaît en réussite dans des aigus fermes et longs. 

En Brogni, Dmitry Ulyanov parvient à faire passer l’ambivalence du personnage, à la fois monstrueux et attendrissant. Colosse aux pieds d’argile, il dispose d’une voix si large qu’elle manque d’une architecture suffisamment solide, ce qui provoque de légers flottements. Ses graves restent clairs et vibrants. Sa prosodie, légèrement heurtée, est imparfaite (les « in » et les « an » lui posant notamment des difficultés). Leon Košavić interprète à la fois Ruggiero et Albert. Le baryton, déjà particulièrement remarqué dans ce rôle à Anvers en 2019, dispose d’une voix projetée au grain chaud, dont les graves sont sûrs et sombres, et d’une ligne travaillée et altière.

Marc Minkowski dirige l'Orchestre de la Suisse Romande d’une gestique souple et élégante tout en restant précise et claire. La phalange produit un son soyeux, parfois sombre, mais sachant également tirer profit des passages plus légers pour offrir des ambiances mutines voire bouffes. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève se montre puissant et participe aux chorégraphies (« sur la corde raide entre le ridicule et l’horrifiant », selon les mots du metteur en scène dans le programme), ce qui ne l’aide pas à être parfaitement ensemble, défaut lui-même responsable du son sourd et mat produit.

Le public salue la prestation d’ensemble, réservant son enthousiasme pour les deux sopranos pas si malades, et surtout John Osborn, qui tire la langue avec malice pour montrer sa fatigue. Si Marc Minkowski reçoit d'abord les huées d’un ou deux spectateurs l’ayant confondu avec le metteur en scène, il voit finalement sa direction saluée chaudement. Les gestes barrières n’ayant pas été respectés (Rachel embrassant Léopold), espérons qu’Aviel Cahn n’ait pas une nouvelle annonce à faire au début de la prochaine représentation. 

 

Le chant au sommet

David Verdier – Atamusica.com – 15 septembre 2022

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=6997…

 

La Juive de Fromental Halévy n'avait pas été donnée au Grand Théâtre de Genève depuis… 1926. Une injustice réparée par un plateau vocal dominé par l’Eléazar de John Osborn et la Rachel de Ruzan Mantashyan, dont l'excellence tranche avec la banalité de la direction de Marc Minkowski et la mise en scène grise et manichéenne de David Alden.

 Chef-d'œuvre du Grand opéra français, La Juive connut un succès foudroyant. Donné sans discontinuer jusqu'au début du XXe siècle, l'ouvrage inaugura l’Opéra Garnier en 1875. Tombé en disgrâce pour des raisons esthétiques et politiques, il aura fallu attendre longtemps pour revoir l’ouvrage sur scène. Les récentes productions d'Olivier Py (Lyon, 2016) et surtout Konwitschny (Anvers, 2015) ont permis de vérifier que l’ouvrage se plie bien aux lectures contemporaines.

Surlignant les intentions, la mise en scène de David Alden passe à côté du sujet. Les cinq actes se traînent dans une scénographie faite de hauts pans de murs manipulés à vue sur lesquels les éclairages découpent des contrastes géométriques. On passe d'un espace vide au palais d'Eudoxie façon théâtre aristocratique à la prison d'Eléazar avec bûcher amovible.

Le manichéisme joue à plein dans cette façon de désigner avec masques et maquillages démoniaques, les méchants chrétiens agitant leurs bibles et leurs crucifix pour se protéger des juifs. L'irruption d'une croix géante sert sans surprise de leimotiv, écrasant des israélites qui rampent à même le sol, puis dévorée par les flammes de l'enfer qu'on leur promet.

Peu d'épaisseur également dans une direction d'acteurs à l'étiage et des mouvements de foule alternant convulsions et tournoiements en guise de commentaires muets pendant les dialogues. Que dire enfin de cet orgue géant, symbole écrasant des principes d'une foi dictatoriale ou cet embarrassant bûcher dont les cendres rappellent le martyre de Jean Hus et Jérôme de Prague à l'issue du concile de Constance ?

Vocalement, le temps est au beau fixe, avec des interprètes maîtrisant le français avec style. Ruzan Mantashyan est une Rachel tellurique et sensible. La voix est pleine et parfaitement projetée, avec des élans et un phrasé d'une parfaite élégance. Au même niveau, on trouve Elena Tsallagova dessinant une Princesse Eudoxie sous l'emprise d'une candeur amoureuse. La ligne est tenue, avec des agilités d'une souplesse admirable. Ioan Hotea est un Leopold solide, assis sur un bel ambitus, malgré quelques aigus dont la dureté trahit l'effort.

La belle émission du Brogni de Dmitry Ulyanov mériterait davantage de densité dans le grave. La palme revient donc à John Osborn, qui fait ses premiers pas dans le rôle redoutable d'Eléazar. La brillance du timbre se marie à l'aisance de la projection, avec une capacité à placer l'essentiel dans les derniers moments pour emporter l'enthousiasme avec un Rachel, quand du Seigneur d'anthologie.

Le chœur du Grand Théâtre manque parfois de cohésion dans la mise en place, peu inspiré par la battue assez banale de Marc Minkowski dont le geste allusif ne permet pas d'élever la partition au-delà de l’acceptable. À la grisaille des cordes se mêlent des cuivres sans mordant et une ligne générale qui peine à dégager énergie et couleurs.

À Genève, La Juive d’Halévy glorifie le chant français

Jacques Schmitt - Res Musica.com – 19 septembre 2022

source: https://www.resmusica.com/2022/09/19/a-geneve-la-juive-dhalevy-glorifie-le-chan…

 

Pour l’ouverture de la saison du Grand Théâtre de Genève, La Juive, le grand opéra français de Fromental Halévy peine à trouver son lustre en dépit d’une excellente prestation vocale.

 Une gravure de l’époque atteste de la splendeur des décors, des costumes comme de la foule grouillante des intervenants pour la première représentation de La Juive de Jacques Fromental Halévy à Paris, à la Salle Le Peletier, le 23 février 1835. On reste loin de ces fastes dans la production du Grand Théâtre de Genève. Certes, l’orchestre, les chœurs et les solistes sont en nombre mais le décor imaginé par Gideon Davey, malgré les lumières intelligemment contrastées de D.M. Wood, ne fait pas rêver à la magnificence architecturale de Constance au XVe siècle ! Occupant la quasi totalité de la hauteur de scène, trois immenses panneaux beiges, nus comme des façades d’usine, qu’on pivote en grinçant au gré des ambiances. En fond de scène, on découvre le grand orgue qui préside aux cérémonies célébrant la victoire de l’empereur Sigismond sur les protestants hussites. On reverra étrangement ce grand orgue derrière le lit nuptial du prince Léopold et de la princesse Eudoxie. Un lit, tout aussi étrangement monté sur la scène d’un théâtre avec son rideau de scène construit à ce seul effet sans qu’on en comprenne le sens. Comme on n’est pas à une incongruité près, comment saisir l’intention théâtrale de cette pendule accrochée au mur de la maison d’Éléazar arrêtée, puis soudain se mettant à battre pour bientôt s’immobiliser à nouveau. Dans la scène finale, il faut au spectateur une certaine dose d’imagination pour comprendre que ce tunnel d’où sort de la vapeur n’est pas l’entrée d’un sauna comme pourrait le laisser croire ses parois en lattes de bois et les pierres chauffées à blanc au sol, mais une marmite d’eau bouillante vers laquelle s’avancent les condamnés à mort pour blasphème.

Du côté des costumes, le noir domine. Hormis la princesse Eudoxie habillée comme une vamp des années cinquante, la juive Rachel avec sa robe bordeaux sale, Ruggiero en gris-vert casquette de douanier suisse et bien sûr, le cardinal Brogni, sa chasuble violette et son chapeau rouge à larges bords, tout le monde est en noir triste. En somme, des catholiques calvinistes ! De manière à rendre ces personnages antipathiques, on les a affublés de masques enlaidissant leur visage. Ainsi, la distinction est rapidement faite entre les juifs et les antisémites quand bien même l’attitude des policiers frappant les gens portant kippa ne fait aucun doute sur la haine des uns envers les autres.

Dans cette tragédie, le metteur en scène David Alden aurait bien voulu, comme il l’avait annoncé, introduire de la comédie et de l’ironie dans son spectacle, mais il faut bien avouer que ce ne sont pas les quelques pas de danses ridicules de deux ou trois choristes ou les sautillements d’autres qui pouvaient déclencher l’hilarité du public. À moins que l’entrée du cardinal Brogli sur un char tiré par un esclave, ou l’énorme croix transformée en table des beuveries soutenue par d’autres personnages agenouillés soit de l’humour. Même noir, il apparait totalement déplacé. Et, est-il vraiment nécessaire de montrer une scène de sexe pendant que Leopold, alias Samuel le peintre, chante son amour à une Rachel penchée à sa fenêtre ? Oublions encore le collier, œuvre de l’orfèvre Éléazar, donnant l’impression de n’être qu’un misérable colifichet de bazar en tôle plutôt que d’un précieux joyau. Illusion théâtrale !

Restent la musique et ses interprètes. Halévy inscrit La Juive dans la tradition du grand opéra à la française très en vogue au XIXe siècle. Aujourd’hui, les mises en scènes modernes ne s’accommodent guère de cette tradition théâtrale quelque peu surannée. L’avènement du monde du spectacle télévisuel ne laisse que peu d’espace à l’émerveillement, à la réflexion, voire à la passion pour l’art lyrique de ce passé. Ainsi, la musique et l’action de cet opéra, comme dans Les Huguenots de Giacomo Meyerbeer que le Grand Théâtre de Genève a donné en février 2020, procèdent par vagues avec des moments intenses, dramatiques alternant avec des passages moins fervents qui laissent au spectateur moins habitué au sensationnalisme de notre époque, le temps d’assimiler le tragique de l’instant précédent. L’ouverture musicalement spectaculaire avec ce magistral « Te deum laudamus » et les violences faites aux juifs contraste avec le calme qu’impose le Cardinal Brogni lorsqu’il entonne le splendide (malheureusement pas trop bien chanté ici) air « Si la rigueur et la vengeance ». Ces changements d’ambiances peuvent apparaître à certains comme des longueurs à l’aune de notre modernité mais, l’écoute attentive révèle tout l’art de l’écriture musicale de Fromental Halévy. L’acoustique de la fosse du Grand Théâtre de Genève n’étant pas très flatteuse, ces subtilités musicales parfaitement conduites par le chef Marc Minkowski ne parviennent malheureusement pas toujours aussi finement aux oreilles des spectateurs.

Du côté de la distribution, le plateau vocal s’avère excellent. D’emblée, il faut se féliciter de la parfaite préparation des chanteurs à la diction. Alors qu’aucun des protagonistes n’est de langue maternelle française, tous chantent la langue de Molière avec une clarté de prononciation impeccable. À commencer par la soprano Ruzan Mantashyan (Rachel) qu’on avait déjà remarquée à Genève dans sa Marguerite de Faust en 2018 puis, l’an dernier dans Guerre et Paix de Prokoviev. Dans cette prise de rôle, elle montre ses remarquables capacités d’habiter le drame avec une véhémence démesurée comme de chanter les plus douces mélodies sans que jamais sa voix n’en soit prise en défaut. À ses côtés, chantant lui aussi ce rôle pour la première fois, John Osborn (Éléazar) signe une prestation en tous points remarquable. Ne se ménageant aucunement, il campe un personnage pétri de dignité et d’humanité. D’un bout à l’autre de sa prestation, le ténor américain est présent avec un engagement total qui culmine dans le final avec un déchirant « Rachel, quand du Seigneur la grâce tutélaire » si pleinement vécu qu’un court instant, pris par l’émotion, sa voix craque ne faisant qu’ajouter à son authenticité artistique. Si le ténor roumain Ioan Hotea (le prince Léopold) répond aux impératifs de cette prise de rôle avec élégance, on sent dans son instrument une plus grande fragilité vocale que chez son compère américain. La partition dédiée à un ténor léger, demandant plus d’engagement dans le registre aigu, peut être la cause de ses quelques légères hésitations. Quant à la soprano Elena Tsallagova (la princesse Eudoxie), si sa première scène, en complète opposition avec l’esprit de l’intrigue, ne permet que superficiellement d’apprécier sa voix, elle s’avère par la suite d’une aisance peu commune dans ses vocalises démontrant qu’elle possède un métier et un art de la scène remarquables. On a moins aimé la basse Dmitry Ukyanov (le Cardinal de Brogni) qui, malgré une bien meilleure prestation en fin qu’en début de soirée nous est apparu loin des émotions qu’il nous avait données lors du Guerre et Paix de Prokoviev. On notera encore la très belle voix, chargée d’harmonique et d’un grain particulier du baryton Leon Košavic (Ruggiero/Albert).

Incontournable héros de cette production, le Chœur du Grand Théâtre de Genève se montre une fois de plus admirablement bien préparé. Hormis quelques décalages avec la fosse en début de soirée, son imposante présence tout au long des trois heures et plus de cet opéra est restée parfaite. Il affiche une belle unité vocale ; on aimerait cependant que la qualité de prononciation des mots chantés soit plus travaillée et qu’on ne soit pas obligé de se référer aux surtitres pour comprendre leurs paroles.

Dans la fosse, la baguette de Marc Minkowski porte cette partition avec élégance devant un Orchestre de la Suisse Romande de bonne facture quoique sans brillance éclatante.

"La Juive", magnifiquement chantée, mais un peu lourde par ailleurs ouvre la saison genevoise

Guy Cherqui — Wanderersite.com - 18 septembre 2022

source: https://wanderersite.com/opera/la-juive-magnifiquement-chantee-mais-un-peu-lour…

 

Deux productions de La Juive de Fromental Halévy étaient prévues en ce début de saison, et de manière concomitante, l’une à Vienne, reprise de la production de Günter Krämer immortalisée en 1999 par l’Éléazar de Neil Shicoff et celle de Genève, nouvelle production inaugurale d’une saison consacrée aux „migrations“.  À Genève, elle prend place dans le cadre du cycle consacré au Grand-Opéra, commencé en 2020 à la veille du confinement par la production de Jossi Wieler et Sergio Morabito des Huguenots de Meyerbeer, déjà avec Marc Minkowski en fosse. La reprise de Vienne ayant été annulée par renonciation des protagonistes, il reste donc Genève, dont il faut saluer l’initiative. Reprendre cette œuvre qui n’avait plus été jouée depuis la saison 1926–1927, soit à peine moins d’un siècle est une belle idée pour un public qu’on espère curieux.

La Juive a été tout au long du XIXe siècle et jusqu’en 1934 (dernière reprise à l’Opéra de Paris) un des piliers du répertoire : c’est La Juive qui fut choisi comme spectacle inaugural du Palais Garnier en 1875. On peut s’interroger sur sa disparition des programmes en 1934, au seuil d’années noires, et sur l’absence totale de reprise à Paris jusqu’en 2007, à l’initiative de Gerard Mortier.

Confiée à David Alden, l’un des spécialistes du genre, la production navigue sans grande ligne entre plusieurs styles, et la direction assez lourde de Marc Minkowski soutient néanmoins un plateau exceptionnel par le style et l’engagement.

 

La Juive aujourd’hui

À chaque fois qu’un « Grand-Opéra » est représenté, on se demande la raison de l’ostracisme qui a frappé le genre après la deuxième guerre mondiale, au point qu’il est difficile aujourd’hui d’en retrouver le style, et que peu de chefs s’y frottent. De fait, les mélomanes de ma génération n’ont pratiquement jamais pu écouter (sinon au disque, notamment pour Meyerbeer) les œuvres maîtresses de la période. Le fil de la tradition lyrique du XIXe passait par Rossini, puis le belcanto, puis Verdi et Puccini et le vérisme d’un côté, Wagner et Strauss de l’autre. Toute la période des années 1970 au années 1990 vit disparaître outre le Grand-Opéra, les opéras de Massenet (Werther et Manon mis à part) et d’autres. Et à vrai dire, je ne connaissais moi-même La Juive qu’à travers Rachel quand du seigneur, non pas l’air, mais le surnom que Marcel Proust donne dans La Recherche à un de ses personnages, une prostituée.

C’est à la fin des années 1990, en 1999 exactement, que La Juive revient au-devant de la scène dans une production à l’Opéra de Vienne où le ténor Neil Shicoff fit revivre Éléazar dans une interprétation culte. Depuis, de loin en loin, on a vu de nouvelles productions à Paris en 2007 et Amsterdam en 2009 dans la même vision de Pierre Audi, Lyon en 2016 par Olivier Py, Anvers et Gand (2015 et 2019) par Peter Konwitschny, Munich en juin 2016 pour l’ouverture du Festival avec Alagna et Kurzak dans une production de Calixto Bieito.

On peut se demander la raison de ce silence de plus d’un demi-siècle. Les uns parlent d’un déclin du chant français, mais en même temps les opéras de Meyerbeer étaient enregistrés aux USA avec les grandes vedettes d’alors (Horne, Scotto, Sutherland) sans jamais être représentés. La Juive a fait l’objet d’un enregistrement d’Antonio de Almeida avec l’Orchestre Philharmonia (Varady, Anderson Carreras) qui n’a donné à personne l’idée de le reprendre à la scène. Certes, d’une part ces opéras coûtent cher (énormes machineries avec chœurs et figurants nombreux, distributions faites de grandes vedettes) d’autre part il n’est pas sûr que le public les goûte, à une époque où c’est en France notamment mais pas seulement le baroque qui triomphe, avec moins de chanteurs, moins de musiciens, et des productions plus légères.

Sans doute Halévy et Meyerbeer représentaient une forme d’opéra qui avait épuisé le répertoire (tant de fois La Juive, tant de fois Les Huguenots à Paris) et incarnaient « l’avant-guerre », il fallait passer à autre chose quitte à les qualifier de médiocres ce qui circulait dans les années 1970 lorsque je commençais à fréquenter les salles.

Enfin, je ne peux m’empêcher cependant de penser qu’Halévy et Meyerbeer ont été aussi victimes indirectes de l’ostracisme nazi et des compositeurs « dégénérés », les compositeurs visés étaient pour les nazis des contemporains, mais Halévy et Meyerbeer étaient très joués, et juifs, et on peut noter que l’ostracisme nazi a perduré jusqu’à nos jours pour les Korngold ou Schreker, c’est un peu le même parcours qui a été par raccroc celui de Halévy et Meyerbeer.

Et il en va à peu près de même pour Scribe, qui a écrit autant de livrets d’opéras que les poils de fourrure de ma grand-mère, mais qui a été l’objet d’un mépris sur lequel on n’est d’ailleurs pas encore revenu, il suffit de lire les observations sur le livret de La Juive, mal fichu, incohérent etc… Ce qui me rend Scribe sympathique, au moins dans les livrets des opéras célèbres qu’il a signés La Juive, Les Huguenots, Le Prophète, L’Africaine un peu moins peut-être Les Vêpres siciliennes, c’est que tous dénoncent la violence, tous sont marqués par les Lumières, et s’élèvent contre le fanatisme religieux et la haine de l’autre. Un livret comme celui de L’Africaine est assez audacieux pour l’époque, et celui du Prophète reste aujourd’hui très actuel comme l’a montré la production de Tobias Kratzer à Karlsruhe. Alors on peut fustiger une dramaturgie hasardeuse, des incohérences, une psychologie un peu brute de décoffrage, mais il reste de vrais messages d’humanité, des messages dont le monde d’aujourd’hui se moque et aurait bien besoin.

La Juive et ses racines 
Pour toutes ces raisons, une présentation de La Juive est une initiative à saluer, d’autant que, faute de représentations nombreuses, on a aussi un peu perdu la tradition de l’interprétation musicale de ces œuvres qui firent pourtant les beaux soirs d’un Paris qui alors était la capitale musicale du monde. Comme ce sont des œuvres à grand spectacle, on pense que l’orchestre est aussi à grand spectacle, un peu comme l’idée reçue que Wagner ne serait que cors et trompettes ou que Mozart serait un compositeur pour pâtisseries viennoises… un Wagner qui entre parenthèses, admirait La Juive.

Comme je l’ai maintes fois souligné, on a tendance aujourd’hui à regarder les œuvres de ces années-là (1828–1850) comme des œuvres pré-verdiennes, et comme on a tendance à chanter Verdi comme Puccini et le vérisme, tout aboutit à un son un peu uniforme, un peu gras, des voix sans subtilité et une totale absence de style ou de ligne.

Or c’est non à l’aune de la fin du XIXe qu’il faut considérer ces œuvres mais bien au contraire de la fin du XVIIIe et du début du XIXe. Gluck est une référence pour tous les compositeurs de la période, Rossini compris (qui admirait aussi Haydn et Mozart, et bien entendu Beethoven, lui qu’on appelait Il Tedeschino – le petit allemand). On le sait bien de Berlioz, on le sait moins de Wagner, et encore moins de Halévy. Pourtant, Halévy, élève de Cherubini, connaît parfaitement cette période et cette écriture. Cherubini est encore au moment de La Juive directeur du conservatoire de Paris, il faudrait d’ailleurs aussi citer dans cette lignée Gaspare Spontini adoré de Napoléon.

L’importance du texte et du phrasé est un des principes de la réforme gluckiste, Cherubini est un modèle qui va bien au-delà de l’opéra français puisque Beethoven l’admire et va l’imiter (son Fidelio lui doit beaucoup) et que Brahms se fera enterrer avec la partition de Lodoiska sous sa tête. Si Halévy puise ses leçons d’orchestration chez Cherubini, Meyerbeer quant à lui est un admirateur éperdu de Rossini et ses premières œuvres italiennes sont un effort désespéré pour imiter le maître.

Si l’on n’a pas tout cela en tête, impossible de considérer cette musique à sa juste valeur.

On est seulement impressionné par la machine « Grand-Opéra », avec des spectacles monstrueux et des centaines de figurants (on parle de 700 pour La Juive) et le Palais Garnier lui-même est un Hymne architectural au Grand-Opéra. D’ailleurs, c’est le modèle avoué du Grand Théâtre de Genève, qui est Grand comme le Grand-Opéra évidemment… Mais on oublie que derrière, il y a une musique, il y a une écriture, il y a des raffinements vocaux, et ce n’est pas un hasard si les grands chanteurs de Belcanto étaient aussi les grands chanteurs du Rossini tardif et du Grand Opéra… même combat stylistique, même intelligence du mot, même défis.

 La production genevoise : la direction musicale
Si les défis vocaux sont décisifs, l’orchestre n’est pas en reste, car rien dans cette musique n’est vulgaire, et il faut pour la diriger des chefs qui savent ce qu’est le style, et le grand style classique.

C’est pourquoi on pouvait se réjouir de voir en fosse Marc Minkowski, qui non seulement vient du baroque, mais qui a déclaré depuis longtemps son amour de ce répertoire : on se souvient de ses Huguenots à Bruxelles qui furent unanimement applaudis et restent encore dans les mémoires. Il abordait à Genève La Juive pour la première fois (un opéra que Meyerbeer redoutait, parce qu’ayant conquis Paris depuis Robert de Diable, il n’avait pas trop envie de voir un rival s’installer pour lequel l’Opéra de Paris dépensait des mille et des cent) et sa présence apparaissait comme une garantie.
Et c’est malheureusement une déception.
Certes, il y a de beaux moments, incontestables et le final du premier acte montre une dynamique impressionnante de l’orchestre et une magnifique réussite d’ensemble de ce « concertato alla Rossini », d’autre moments sensibles où la richesse d’instrumentation et les couleurs sont valorisées (le début du deuxième acte, certains moments du troisième comme l’air initial d’Eudoxie Assez longtemps la crainte et la tristesse, qui laisse l‘orchestre respirer avec un bel accompagnement aux bois. Enfin il faut rendre grande justice à Minkowski d’offrir une version certes amputée du ballet, mais largement complète par ailleurs.

Mais à d’autres moments, plus nombreux, la direction ne rend pas justice à la qualité de l’écriture. La ligne reste assez monotone, sans les couleurs si importantes dans la partition (et pas seulement parce que le cor anglais accompagne l’air Rachel quand du seigneur), cela manque un peu d’élégance. Or, c’est une musique qui a cette élégance qui plonge ses racines dans le passé, c’est une musique qui n’ignore rien des mouvements de tout le début du siècle, car Halévy, avant d’être compositeur, est un technicien, un maître du solfège qu’il enseigne. Il a voyagé à Vienne, a connu Beethoven, il admirait aussi Mozart. C’est là toute une épaisseur qu’on n’entend pas. Certes Halévy est l’homme d’un seul opéra (même s’il a beaucoup composé) mais que cet opéra ait fait cette carrière-là ne peut être le fait du hasard…

Ensuite, l’orchestre n’était pas tout à fait au point à la Première. On a perçu des erreurs, des attaques imprécises, des « couacs » et un son sans chatoyance. On a entendu l’année dernière l’Orchestre de la Suisse Romande bien plus au point, bien plus précis, bien plus inspiré et dans des œuvres aussi inconnues de lui que La Juive. On n‘entend pas en fosse une « joie » de jouer, on n‘entend pas l’orchestre derrière son chef, on a l’impression que chacun joue dans son ordre, sans vraie communication.

Ensuite d’autres questions techniques viennent s’ajouter comme des décalages avec le chœur, lui aussi – pourtant essentiel- pas vraiment au mieux de sa forme alors qu’il est habituellement excellent.

Le résultat est l’impression d’une partition banalisée, dont il émerge certes des contrastes de la fosse, mais pas de vrai relief, pas de vraie chair, et avec une sorte d’ennui qui s’installe, ce qui est un comble quand on entend les voix qui s’épanouissent. Même le suivi du plateau m’est en effet apparu un peu lâche, avec des changements brutaux de tempo ou de volume, sans véritable homogénéité. Il est possible que les choses s’harmonisent et s’arrangent pendant la série de représentations, et que l’inévitable stress de la Première, avec une œuvre peu connue, se dissipe peu à peu. C’est à espérer.

La production genevoise : la distribution
Impression totalement opposée du côté des solistes. Aviel Cahn a réuni là un plateau proche de l’idéal. Un des caractères de l’œuvre, contrairement aux opéras de Meyerbeer ou de Berlioz, est un nombre assez réduit de solistes, où presque tous abordaient leur rôle pour la première fois et où presque tous s’en sont sortis avec tous les honneurs. Les petits rôles d’abord, peu nombreux, Sebastia Peris (en troupe à Lucerne) et Igor Gnidii (hommes du peuple). Le seul baryton de la compagnie est Leon Košavić qui chante Albert et Ruggiero (comme à l’Opéra des Flandres en 2019) avec un phrasé clair, une diction impeccable, un timbre chaud et une vraie présence vocale. Le rôle n’est pas très développé, mais il est parfaitement défendu.

Le jeune ténor roumain Ioan Hotea était Léopold. Un rapide coup d’œil sur ce qu’il chante, Il Duca di Mantova (Rigoletto), Die lustige Witwe de Lehár et Rinuccio de Gianni Schicchi confirme ce que nous pensions en l’entendant : nous n’y sommes pas. Léopold est un des exemples de voix de ténor de Grand-Opéra français qui d’Arnold à Raoul, demande une assise plus proche de Rossini que de Puccini. Il faut rondeur et homogénéité, il faut un phrasé particulier, et un sens de la tenue de la note sur le souffle, d’atténuation des volumes, de transitions et de passages impeccables à l’aigu. La voix est bien trop droite, sans vraie souplesse, sans le style requis, qui est spécifique. Tous les ténors ne peuvent pas chanter ça.

On peut chanter Léopold et ensuite les Verdi ou même les Puccini, mais l’inverse n’est pas vrai, simplement parce que les ténors qui chantent d’abord le répertoire belcantiste savent phraser, savent respirer, savent ouvrir progressivement la voix et savent contrôler à tous les instants. Des chanteurs comme Francesco Meli, Juan Diego Flórez viennent de ce répertoire. Enea Scala fut à Anvers et à Lyon un Léopold exceptionnel. Last but not least, John Osborn fut LE Léopold des dernières années avant d’aborder ce soir Éléazar. C’est à dire des voix dont les caractéristiques sont phrasé, technique et style. Ioan Hotea a un timbre assez clair et une diction française satisfaisante, mais manque de velours, de liant, la voix bouge un peu et ne convient pas au personnage, avec des aigus légèrement forcés et donc désagréables à la limite de la justesse quelquefois, même si d’autres sont mieux tenus (son deuxième acte est meilleur). Il n’est évidemment pas facile de trouver un Léopold, mais on doit d’abord chercher un technicien éprouvé. Ioan Hotea est un jeune ténor qui mérite sans doute de se confronter au répertoire, mais pas celui-là et le Grand Théâtre ne lui a pas rendu service en l’engageant pour ce rôle, et lui en l’acceptant ne s’est pas fait bonne publicité.

Dmitry Ulyanov en Brogni est une vraie surprise. On ne l’attendait guère dans ce répertoire, lui qui à Genève ouvrait la saison dernière en Koutousov de Guerre et Paix ou qui chantait à Lyon et Aix un magnifique tsar Dodon du Coq d’or.

Il est donc Brogni, le personnage peut-être le plus humain de la galerie des personnages de La Juive, qui pardonne dès le début de l’Opéra et qui, bien qu’il condamne Eléazar, Rachel et Léopold à la fin de l’acte III, cherche néanmoins désespérément à leur éviter le supplice. Personnage de père brisé, il fait miroir à celui d’Eléazar dont il a tué les enfants, alors qu’Eléazar a sauvé sa fille du massacre. Deux pères qui se retrouvent après des années, dans une situation un peu voisine de Fiesco et Simon de Simon Boccanegra, mais qui n’arrivent pas au pardon. Assez bon phrasé, français très compréhensible notamment au début, voix puissante, ouverte, aux aigus marqués, il est bouleversant à la fin de l’opéra dans les scènes qui l’opposent à Rachel et à Eléazar, des scènes construites sur des vérités jamais dites, toujours esquissées, à demi-dévoilées, car les personnages étrangement vont rarement au bout de leurs sentiments et réussissent rarement à les exprimer. Ulyanov est un très grand chanteur, dont la voix de basse couvre un spectre très large (avec peut-être un grave quelquefois un peu moins timbré), qui n’a peut-être pas le timbre d’airain d’un Scandiuzzi pour ce rôle, mais qui sait en exprimer les doutes et l’humanité.

S’il y a deux ténors dans l’œuvre, un ténor plus mur et une voix plus jeune, plus claire, il y a deux voix de soprano, qui expriment deux profils différents qui d’une certaine manière finissent par se rejoindre

Magnifique Elena Tsallagova en Princesse Eudoxie. A priori le personnage d’Eudoxie apparaît dès le deuxième acte comme plus léger, dans sa visite à Eléazar, et surtout au début du troisième acte, où les premières scènes décrivent clairement le réveil de la jeune femme satisfaite de sa nuit auprès de son époux Léopold. Il y a quelque-chose d’un personnage léger que Tsallagova interprète avec beaucoup de brio et une belle technique, un contrôle sur la voix qui est particulièrement homogène du grave à l’aigu. Il est clair que Halévy a voulu différencier une voix légère de jeune femme comblée et celle plus assise d’une héroïne plus romantique, élevée dans une foi rigide, et déchirée entre son amour et sa foi. Leur duo initial du troisième acte Tristes présage, sombre nuage (bien accompagné à l’orchestre et par ailleurs assez « rossinien ») donne parfaitement l’idée des deux couleurs vocales qui fusionnent ici de manière très réussie.

Mais tout l’art du chant consiste aussi selon les moments, à montrer des changements de couleur dans la voix, à passer du léger au dramatique et le duo du quatrième acte avec Rachel est d’une très grande intensité où la Princesse Eudoxie, si légère et insouciante au début de l’acte III, montre à la fois un grand sens dramatique et un véritable engagement vocal à l’acte IV dans un duo où elle demande à Rachel de se sacrifier par amour, demande d’ailleurs à la fois amoureuse et cynique, dans la mesure où elle présuppose que de toute manière la jeune femme est condamnée et que son geste envers Léopold renforce du même coup sa propre culpabilité. Cette demande de « sacrifice consenti » fait penser dans un autre ordre d’idées au duo Germont-Traviata. D’aileurs bien des situations de La Juive en sont pas si éloignées des drames verdiens, que ce soit Nabucco (Zaccaria vs Éléazar), Il Trovatore (Azucena vs Éléazar et Luna vs Brogni), Simon Boccanegra avec son opposition Fiesco/Simon avec enfant perdu à la clé qui évoque Brogni/Éléazar). Cela fait beaucoup pour un livret soi-disant médiocre.

Ainsi donc Elena Tsallagova, sans jamais rien abdiquer d’une technique affirmée, d’un contrôle vocal impeccable, montre une interprétation variée, de la femme légère à l’héroïne engagée et vibrante, avec une voix large et bien posée, où dominent sens de la couleur, et utilisation de facettes vocales plurielles qui rendent son Eudoxie l’une des plus accomplies qu’on ait pu voir depuis Annick Massis.

Ruzan Mantashyan et John Osborn en Rachel et Éléazar forment un authentique couple d’opéra. C’est d’abord ce qui frappe dans la manière dont chacun affronte son rôle, que chacun aborde pour la première fois. Les deux voix fonctionnent très bien ensemble, avec une chaleur, un sens dramatique et une urgence qui répondent aux exigences du drame et du livret. Les voix s’unissent et se fondent parfaitement, avec une très belle respiration commune.

Ruzan Mantashyan, qui était Natasha Rostova dans Guerre et Paix la saison dernière sur cette scène, est ici une Rachel à la voix pleine, à la sensibilité tragique, qui sait porter dans la voix sans cesse la couleur du drame, ce qui n’est pas fréquent. Même dans les rares moments de bonheur (essentiellement dans les deux premiers actes), elle sait porter en même temps dans son chant la présence du drame. Le livret dès le départ, installe d’ailleurs chez elle des interrogations sur son amoureux Samuel, il est obéi des soldats et d’un geste libère Éléazar et Rachel condamnés, et durant la Pâque juive il jette le pain azyme sans le manger. Rachel n’est pas une héroïne écervelée et aveuglée par l’amour : chaque geste de Samuel est observé, et elle est consciente que le personnage a une large part d’ombre, d’où le ton douloureux avec lequel elle chante il va venir au deuxième acte. Aussi quand elle se donne à « Samuel » (Léopold), elle le fait en toute connaissance de cause et de tout son être. Elle a aussi le sens du pardon. Il est possible d’ailleurs que Scribe ait ainsi subrepticement glissé qu’étant en réalité chrétienne et fille de Brogni, elle ait le sens du pardon et du sacrifice, face à un Éléazar plus rigide et plus vengeur. Ainsi la voix de Ruzan Mantashyan, lyrique, au timbre charnu et légèrement sombre (le rôle à la création était tenu par Cornélie Falcon, à la voix très large aux frontières entre soprano et mezzo) bien projetée, porte ces écartèlements, ces déchirures, ce qui rend son chant non seulement toujours expressif, mais aussi d’autant plus bouleversant qu’il est parfaitement maîtrisé, sans aucune faille technique, avec un phrasé impeccable et une diction modèle en français.

Face à elle, John Osborn « entre » en Éléazar.
Il fut tant de fois Léopold, Arnold ou Raoul, assimilé tant de fois à ces ténors « impossibles » du Grand-Opéra français qu’on est étonné de le voir passer de la génération des fils à celle des pères. En fait, Éléazar fut créé par Adolphe Nourrit qui fut tous ces rôles, car après avoir créé Eléazar, il créa Raoul des Huguenots un an après. John Osborn est donc dans cette lignée. La voix s’est élargie encore, avec toujours les mêmes qualités de style, de contrôle et toujours cette diction impeccable, comme la plupart des chanteurs d’outre-Atlantique.

Le rôle est d’une très grande difficulté, car il est très long, présent pratiquement dans toutes les scènes, dans tous les grands ensembles et son grand air qui vient après le duo avec Brogni clôt le quatrième acte, qui comprend (si on ne le coupe pas) l’air Rachel quand du Seigneur… et la redoutable cabalette avec sa reprise (c’est à dire en fait deux fois la cabalette) et les aigus qui vont avec. Très peu de ténor peuvent aujourd’hui chanter pareil rôle qui requiert les qualités de style du ténor du grand opéra français, phrasé, contrôle des aigus avec une assise vocale large, qu’on verra de plus en plus dans les ténors verdiens.

Il est évident que John Osborn, avec son passé et son répertoire n’a aucun problème de style : son chant est d’une très grande élégance, sans jamais aucune vulgarité. Il joue toujours « carte sur table » en affrontant sans jamais truquer. Mais il ajoute cette fois une force dramatique particulière qu’il affiche dès le deuxième acte, dans son air « Si trahison ou perfidie osait se glisser parmi nous », où il allie un chant au style de prière, avec une imperceptible couleur de menace (évidemment, on sait ce que ce chant prépare puisque Léopold/Samuel assiste à cette fête de Pâque clandestine aux allures de cérémonie secrète). C’est bien là une qualité des chanteurs exceptionnels, savoir aller au-delà du mot, savoir par la modulation, par un accent indiquer une couleur, indiquer ce qu’il y a entre les lignes et entre les notes.

Les échanges avec Brogni (Dmitry Ulyanov) ne manquent ni de force, ni de tension, la couleur sombre et résignée de Brogni s’allie au timbre clair et à la rage d’Eléazar. C’est aussi une réussite chorale, car les voix de Ulyanov, Mantashyan et Osborn fonctionnent très bien ensemble. Enfin, l’acte IV concentre bonne part de la force dramatique du rôle et son extrême difficulté, et l’acte V toute la force émotionnelle. Au-delà du chant, voire de la mise en scène, Osborn construit un personnage, avec sa raideur, ses faiblesses ses ambiguïtés avec un engagement théâtral qu’il faut saluer.

C’est une prise de rôle qui on l’espère va induire quelques directeurs d’opéra à reprendre ou à produire La Juive, car on tient là l’Eléazar des prochaines années, à n’en pas douter.

Ainsi, la distribution dans son ensemble, indépendamment des réserves exprimées fonctionne, et dans un genre qui a construit son succès sur le grand spectacle et les voix exceptionnelles, une partie du chemin est faite.

La production genevoise : la mise en scène
Une partie seulement car la mise en scène de David Alden n’est pas convaincante, bien que le metteur en scène américain soit assez familier de ce type de répertoire.

Elle n’est pas satisfaisante car simpliste face à un livret plus complexe qu’il n’apparaît à première vue. Le livret de Scribe mêle évidemment les aventures individuelles et celle de Léopold par qui arrive le drame, et le contexte historique. Le concile de Constance de 1414, la défaite du soulèvement des Hussites et la répression qui s’en est suivie, évoquent aussi les luttes passées de la chrétienté (Brogni qui a perdu sa famille, Eléazar ses fils) puisque on est en pleine période du Grand schisme (il y aura jusqu’à trois papes) . Dans l’Histoire c’est de Brogny (avec y) qu’il s’agit, lui qui préside au Concile de Constance qui va aboutir à l’élection de Martin V et qui est originaire d’Annecy-le-vieux, assez lié aussi d’ailleurs à la Genève du Moyen-âge. Tout cela sur fond de luttes politiques entre le Saint Empire et la papauté, après que la France eut perdu son influence à travers les papes d’Avignon.

Un concile à Constance, en terre d’Empire, montre évidemment de quel côté penche la balance à l’époque.

Par ailleurs, les juifs ne sont pas réprimés par la papauté, mais tolérés voire protégés (ils prêtaient sur gage, il étaient aussi des médecins réputés) par les papes d’Avignon, et à Rome où ils vivent depuis 2000 ans et forment sans doute la première communauté autochtone de la ville en continu, ils seront bientôt (au XVIe) forcés de vivre depuis dans le Ghetto situé au bord du Tibre et pas très loin du Palais Farnese.

Enfin Constance de son côté est une ville où de nombreuses familles juives sont établies depuis le Moyen âge, et elles en seront chassées en 1537.

Il n’y a donc aucune contradiction historique à ce qu’un juif venant de Rome se soit installé à Constance.

Le livret nous l’avons souligné, contient des figures obligées de l’opéra, comme la jeune fille amoureuse en cachette de son père, comme le prince déguisé qui s’entiche d’une jeune fille pauvre ; c’est le thème de Rigoletto de Verdi inspiré du Roi s‘amuse de Hugo qui date de 1832) ou l’histoire de la vengeance, comme l’Azucena du Trouvère qui attend l’exécution de son fils adoptif pour révéler à Luna que c’était son frère. Azucena est une gitane, c’est à dire qu’elle appartient elle aussi à un peuple errant et rejeté (d’ailleurs les nazis envoyèrent juifs et tziganes dans les camps et les massacrèrent tout autant…).

Nous avons évoqué aussi plus haut Simon Boccanegra, qui cependant se termine par un pardon. Le livret de La Juive contient des motifs qui vont alimenter les opéras plus tardifs, dans un contexte historique que nous avons vu troublé, où le politique et le religieux se mêlent, et où les haines religieuses ont structuré l’histoire. À Constance par exemple, trois cents juifs avaient été suppliciés (brûlés) à la suite d’une peste en 1349 quelques dizaines d’années avant 1414…

Ce qui caractérise ce livret, c’est évidemment tout ce contexte, les haines interreligieuses, l’intolérance (plusieurs scènes sont à deux doigts de finir par un lynchage d’Éléazar au début de l’opéra), et Halévy lui-même provenait d’une famille juive bavaroise (de Fürth, près de Nuremberg) qui avait émigré en France suite à l’émancipation des juifs sous la révolution. La question de l’interreligieux, des échanges entre les religions est une question sensible chez lui et dans sa famille.

Le livret de La Juive est intéressant par ses ambiguïtés : Léopold, prince indigne et menteur, mais protégé et finalement sauvé, par qui tout le drame arrive, Rachel, « La Juive » qui justement ne l’est pas, elle l’est par éducation et non par « nature » puisqu’elle est fille de Brogni. Scribe montre à la fois le trouble des sentiments filiaux qu’on sent sans pouvoir les définir, mais aussi le sens du sacrifice d’une jeune femme qui en quelque sorte, meurt en martyr chrétien, se sacrifiant pour sauver un autre. Elle refuse la conversion finale qui lui est offerte et qui la sauverait.

Ambiguïté chez Brogni qui tout au long de l’opéra et dès le départ cherche à apaiser et pardonner (sauf au moment de la « trahison » de Léopold) et qui cherche à obtenir d’Éléazar la révélation d’un secret qui probablement sauverait et Rachel et son père adoptif.

Éléazar en effet, tout comme Azucena, est guidé par l’idée de la vengeance, depuis le début de l’opéra où reconnaissant Brogni, il veut s’opposer à lui qui a massacré ses fils. On comprend le geste très humain de sauver la jeune enfant de Brogni, transformé aussitôt en lente vengeance puisqu’il l’éduque dans la religion juive, elle, la fille d’un massacreur de juifs. Il est intéressant de constater qu’au long de l’opéra, le salut est possible pour tous, mais qu’Éléazar par vengeance et Rachel par amour (elle dit à la fin pourquoi ? pour aimer ? et souffrir ?) le refusent et l’écartent. Rachel se donne à Dieu ne pouvant se donner à celui qu’elle aime et pour qui elle meurt, c’est un martyre peut-être mais aussi un suicide par amour (et donc presque une sorte de blasphème…)

Tous ces ressorts auraient pu être un peu fouillés par la mise en scène de David Alden : dans son travail, il aurait pu s’intéresser aux nœuds de ce livret, aux ambiguïtés des personnages, aux psychologies, mais rien de tout cela n’émerge. J’ai voulu montrer un peu la complexité des possibles d’un livret injustement méprisé au nom de la prétendue médiocrité de Scribe, un vrai « scribouillard » face à une vision sans grand intérêt et pesante.

Alden livre en effet un travail linéaire et désordonné. Linéaire parce qu’il suit la trame sans autre forme de procès, permettant certes au peuple de Genève de la comprendre sans trop de torturer les méninges, mais sans véritable cohérence, on baigne tantôt dans une cité abstraite en noir et gris, avec de grandes ombres portées comme dans des films muets (éclairages de D.M.Wood) expressionnistes des années 1920, dans une ambiance lourde et vaguement totalitaire (soldats, traques), où Brogni arrive sur une sorte de calèche tirée par un esclave, les fêtes ressemblent à des fêtes macabres voire des messes noires où le chœur arbore des bouteilles de vins et boit autour d’une croix devenue table, des personnages portent des masques de mort avec l'apparition fugace au premier et troisième acte d'un Empereur sculptural muet et lointain en habit de lumière…

La scène de la Pâque juive devient une sorte de cérémonie secrète où la petite communauté se rassemble autour d’un Éléazar qui semble en être le chef : dans un autre contexte on parlerait de complotisme. Quant à Léopold recroquevillé sur une chaise dans l'ombre, il a bien du mérite de n'être pas reconnu par son épouse.

L’acte III se déroule au palais avec un décor de scène de théâtre (théâtre dans le théâtre) sur lequel trône le lit où dort Léopold, dans une scène intime entre Eudoxie et Léopold où cette dernière lui envoie des coussins à la tête pour le réveiller. Le personnage d’Eudoxie apparaît apprêté et léger, sans grande profondeur, scène d’intimité théâtrale digne de théâtre de boulevard, avec ce palais rempli de femmes de ménage, ces enfants qui laissent supposer qu’Eudoxie est mariée à Léopold depuis longtemps. Elle n’a pas une psychologie fouillée, elle est amoureuse, et elle sera ensuite désespérée. Cela ne va pas plus loin.

Léopold n’est pas mieux traité, il affiche ses regrets, il affiche sa culpabilité, mais on le sent très bien aussi dans le lit princier et dans des draps de satin. Toute cette scène Léopold/Eudoxie, volontairement décalée comme le sont au fond les deux personnages, assez médiocres, n’est d’ailleurs pas si mal vue, avec distance et ironie, mais pourquoi ces chorégraphies de femmes de ménage qui se tortillent, comme d’ailleurs les mouvements chorégraphiques du premier acte aussi ridicules qu’inutiles (mouvements de Maxine Braham) ?

La mise en scène se calme au quatrième et au cinquième acte, c’est à dire qu’elle est encore plus vide et que les rares idées quittent la scène, laissant les personnages en autonomie sans les guider, adieu palais, rideau rouge de théâtre, miroir, et adieu expressionnisme, le décor de prison dans l’obscurité suffit et les chanteurs se débrouillent comme ils peuvent (pas si mal d’ailleurs). On sent qu’il n’y a derrière aucune direction scénique parce qu’on ne voit aucune autre intention que de suivre la trame et de laisser filer. Visiblement on fatigue.

D’ailleurs, si la direction d’acteurs est approximative sinon inexistante, le placement du chœur garantit au chef un confort sans égal (le chœur étant toujours pratiquement de face), sans aucun travail sur les mouvements des foules non plus, sagement mises en rang d’oignon, dans un opéra réputé pour l’abondance de ses masses chorales et de figurants : de ce côté cela reste d’ailleurs assez pauvre : on est assez loin du Grand-Opéra-Grand-Spectacle mais on n’est même pas dans l’épure non plus. On nage entre deux eaux.

La dernière scène se déroule devant une sorte de four fumant vu de côté où vont les juifs condamnés les uns après les autres (décor de Gideon Davey), avec une allusion assez lourde à d’autres fours qu’il n’était pas nécessaire de souligner puisque le public peut comprendre sans que les choses soient ainsi pointées au marqueur. D’ailleurs si on suit le livret, le supplice prévu est d’être ébouillanté dans un bain d’eau bouillante.

Mais une des idées (excusez du peu !) de la mise en scène était de mélanger les époques, du médiéval à la deuxième guerre mondiale notamment par les costumes (de Jon Morrell) . Une modernité âgée de plusieurs décennies (ça commence au théâtre dans les années 1960) qu’on ne peut évidemment que saluer et donc cette allusion aux meurtres de masse des juifs dans les camps se comprend : l’opéra devenant une sorte de symbole d’une même tragédie qui traverse le temps. Quelle profondeur…

David Alden n’est pas un metteur en scène connu pour être un novateur, mais même sa mise en scène de Semiramide à Munich avait plus de tenue que celle-ci qui n’a pas vraiment d’armature.

Malgré les réserves exprimées, il faut aller voir ce spectacle pour écouter cette musique ou la découvrir, et surtout pour entendre de très belle voix défendre ce répertoire : John Osborn et Ruzan Mantashyan sont magnifiques, tout comme Elena Tsallagova et Dmitry Ulyanov qui défendent leur rôle et leur personnage avec cran. Mais du point de vue de la production il eût sans doute été préférable de reprendre la production Konwitschny d’Anvers, cela aurait coûté moins cher et suscité plus de passion (éventuellement en retravaillant les parties coupées, plus importantes à Anvers) mais inexplicablement Aviel Cahn « ménage » le confort d’un public genevois qui mériterait d’être un peu plus réveillé et titillé.

Der Fanatismus behält das letzte Wort – Marc Minkowski und David Alden sorgen mit Halévys „La Juive“ in Genf für einen großartigen Saisonauftakt

Joachim Lange – Neuemusikzeitung – 10 septembre 2022

source: https://www.nmz.de/online/der-fanatismus-behaelt-das-letzte-wort-marc-minkowski…

 

Dass Fromental Halévys (1799–1862) „La Juive“ einer der Exemplare der Grand Opéra ist, die in den letzten Jahrzehnten die Renaissance der Gattung quasi mit anführt, hat natürlich nicht nur mit der Qualität der exzellenten Musik, sondern auch mit der unabgegoltenen Dringlichkeit der Geschichte zu tun. Eugène Scribes Libretto, in dem das Ganze 1414 am Rande eines Konzils in Konstanz spielt, mochte zunächst als Vorlage zu historischer Prachtentfaltung auf der Bühne taugen.

 Wenn heute am Ende der jüdische Goldschmied Eléazar und seine Ziehtochter Rachel Opfer des in ein gesetzliches Kontaktverbot über Religionsgrenzen hinweg gegossenen Hasses der herrschenden christlichen Fundamentalisten (respektive Machtpolitiker) werden, die die Juden auf barbarische Weise umbringen, ruft das die Bilder von Judenhass und Holocaust von selbst auf den Plan. Es verwundert nicht, dass es die so unreflektierte wie unappetitliche Judenkarikatur des Künstlerkollektives Taring Padi „People‘s Justice“, das für das antisemitische Image der aktuellen documenta15 mitverantwortlich ist, als Bildzitat ins Programmheft dieser „La Juive“ Produktion gebracht hat. 

Im Grunde genommen ist es gar nicht wichtig, in welche Zeit Bühne und Kostüme die dramatisch eskalierende Geschichte verlegen. Bei Gideon Davey und Jon Morrell ist es in etwa die Entstehungszeit der Oper, die nach ihrer Uraufführung 1835 einen langanhaltenden Siegeszug antrat.

Die aufrüttelnd aufklärerische Pointe der Geschichte besteht darin, dass die titelgebende Jüdin, die Goldschmiedtochter Rachel, zwar von ihrem Ziehvater als Jüdin erzogen wurde und es in ihrem Selbstverständnis auch ist, in Wahrheit das leibliche Kind von dessen Gegenspieler Kardinal Brogni ist. Eléazar hatte die von ihrem Vater Totgeglaubte einst aus den Flammen gerettet. In David Aldens Inszenierung macht Dmitry Ulyanov als Kardinal in einer menschlichen Aufwallung die Ahnung deutlich, die ihn auf für ihn unerklärliche Weise zu dem Mädchen hinzieht. Es ist überhaupt ein Vorzug dieser Oper, dass im Grunde alle Charaktere Elemente des im Vorurteil feststeckenden und des Ringens damit enthalten. Im Grunde sind die Fronten verhärtet, auch wenn man sich – so der Eindruck am Beginn – arrangiert hat. Da genügt etwas trotzig verursachter jüdischer Handwerkerlärm, um die feierwilligen Christen auf die Palme zu bringen. Dass sich der christliche Held, Reichsfürst Léopold, in die Jüdin verliebt und sich, um ihr näher zu kommen, sogar als Jude ausgibt, ist kaum eine tolerante Heldentat des mit Prinzessin Eudoxie verheirateten Familienvaters, sondern eher ein ziemlich egoistischer Fall von Fremdgehen. Dass er damit Rachel in Verruf bringt, ja ihr Leben zerstört, ist ihm offensichtlich egal. Dass die von ihrem Liebhaber schwer enttäuschte Rachel das Verhältnis erst öffentlich macht und sich dann für ihn opfert, indem sie die ganze „Schuld“ an dem vermeintlichen Verbrechen auf sich nimmt, ist wohl nur im Kontext voraufklärerischer Ehrbegriffe zu verstehen. Die zwingen allerdings auch heute noch in vielen Gegenden unserer Welt menschliches Verhalten unter die Knute göttlicher bzw. priesterlicher Vorgaben.

Am nachvollziehbarsten ist noch das Verhalten der Prinzessin, die um das Leben ihres Mannes kämpft und Rachel anfleht die Schuld allein auf sich zu nehmen. Alden adelt ihr Verhalten (angesichts ihrer vier Kinder allerdings nicht völlig nachvollziehbar) dadurch, dass sie sich dem Zug der Juden, die am Ende nach und nach in einen Container gehen, in dem das Vernichtungsfeuer lodert.

Ästhetik des Wahnsinns
Es ist eine zwar verfremdende, gleichwohl verdeutlichende Ästhetik des Wahnsinns, der Erniedrigung und dann auch Vernichtung, die Alden hier gewählt hat. Keine Bühnennazis, aber ein mit dem Wissen von heute in die erste Hälfte des 19. Jahrhunderts reflektiertes Historisieren. Es gibt zwar auf der festlich gedeckten Tafel bei Eléazar daheim nicht mal einen siebenarmigen Leuchter, aber Juden, die gezwungen werden, auf Knien die Bürgersteige zu säubern kommen vor. Und dann eben dieser mobile Vernichtungscontainer in dem das Feuer der Krematorien leuchtet. 

Regisseur David Alden gehörte zu der Riege von Regisseuren, mit denen Sir Peter Jonas die Münchner Staatsoper eins aufmischte. Seine wilden Jahre sind zwar Geschichte, ambitioniert, über die bloße Wiedergabe eines historischen Sittenpanoramas hinauszugehen, ist er gleichwohl immer noch.

Die Szenerie zwischen den verschiebbaren Wänden imaginiert gleichermaßen (groß-)bürgerliches Innen- und Außenambiente. Dazu gibt es ein Theater auf dem Theater – die Sphäre des Scheins, den die Prinzessin aufrecht erhält -, ein eindrucksvoll düsteres Gefängnis und schließlich die makabre Vernichtungsapparatur zum Finale.

Der Chor agiert in (gesichts-)maskenhafter Verfremdung und mit stilisierten Bewegungen. Dass hier immer ein gewisses Maß von Wahnsinn den Rahmen bildet, bleibt so stets gegenwärtig. Die paramilitärischen Monturen der Statisten erinnern an die Zwanzigerjahre auf dem Weg in den Faschismus. 

 Minkowski zeichnet detailliert und farbenreich
In diesem zeit- und assoziationsoffenen szenischen Rahmen entfaltet sich die grandiose Musik zu der Marc Minkowski das Orchestre de la Suisse Romande animiert. Minkowski ist schon lange über sein barockes Spezialistentum hinausgewachsen und beweist hier wieder einmal seine Fähigkeit, ebenso großes Pathos aufschäumen zu lassen und die intimen Zwischentöne zu liefern. Wo das große Panorama szenisch mitunter auf die Figurenkonstellationen fokussiert ist, zeichnet Minkowski detailliert und farbenreich. So werden gerade die großen dramatischen Steigerungen zu einem musikalischen Hochgenuss. 

Dazu kommt eine grandiose Besetzung. Vor allem was John Osborn als Eléazar bietet, ist live gegenwärtig wohl kaum zu überbieten. Geschmeidig und kraftvoll steuert er auf seinen grandiosen, gefühlt endlosen Soloauftritt im vierten Akt zu und absolviert den mit atemberaubender Standfestigkeit. Womit er mit dem gefeierten Vorgänger-Primus in dieser Rolle, Neil Shicoff, mindestens gleichzieht, ja ihn übertrifft. Dass Intendant Aviel Cahn vor der (sehr gut besuchten) Vorstellung am 17. September die beiden Damen im Stück ansagte, erwies sich als reine Sängerinnenvorsicht. Sowohl Ruzan Mantashyan als Rachel als auch Elena Tsallagova als Prinzessin Eudoxie gestalten ihre so unterschiedlich angelegten Rollen mit der jeweiligen Melange aus individuell lodernder Leidenschaft und Verzweiflung grandios. Ioan Hotea als Reichsfürst Léopold beglaubigt den nachdenkarmen, smarten Frauenliebhaber nicht nur mit Verführercharme, sondern auch mit sich leicht und sicher aufschwingenden Tenorhöhen. Leon Košavić als Ruggiero und Albert komplettieren das Ensemble auf Augenhöhe. Mit dem bestens von Alan Woodbridge einstudierte Chor des Hauses rundet sich der Abend zu einer im doppelten Wortsinn großen Oper!

Das Grand Théâtre Genf fasziniert mit einem seltenen musikalischen Juwel: „La Juive“

Charles E. Ritterband – Klasik-begeistert.de – 17 septembre 2022

source: https://klassik-begeistert.de/fromental-halevy-la-juive-grand-theatre-genf-15-s…

 

Das goldene Bildnis des 1799 in Paris geborenen Komponisten Jacques Fromental Halévy ziert zwar den Olymp der musikalischen Größen im Foyer der Genfer Oper (Grand Théâtre) – dennoch sollte es fast ein Jahrhundert dauern, bis hier, in der Rhonestadt, seit 1926 sein größtes und erfolgreichstes Werk wieder aufgeführt werden sollte: „La Juive“. Der neue, überaus engagierte Intendant dieses Opernhauses, Aviel Cahn, stellt die „Juive“ – unverkennbar als pièce de résistence – in den Rahmen des engagierten und höchst aktuellen Zyklus „Migration“. Es ist ein sinniger Zufall, dass das prachtvolle Genfer Opernhaus nur einen Katzensprung entfernt ist von der kleinen, aber wunderschönen Synagoge im maurischen Stil. Religion ist einer der historischen Brennpunkte in der Stadt des Reformatoren Calvin, und der Sieg über die Hussiten bildet den thematischen Hintergrund dieses zwar in der Geschichte angesiedelten, aber in Sachen Intoleranz, religiöse Aufwiegelung und Hass höchst aktuellen, ja geradezu prophetischen Werkes. Was die Genfer Oper hier auf die Bühne stellt ist ein fast vergessenes Juwel – und diese umjubelte Inszenierung (Coproduktion mit dem Teatro Real Madrid) bot das Beste, was die Oper Genf szenisch und musikalisch zu bieten hat.

Halévys Meisterwerk war im 19. Jahrhundert noch eine der meistgespielten Opern, zumal in ihrem Ursprungsland Frankreich, wo selbst die große Pariser Oper, der berühmte „Palais Garnier“, mit „La Juive“ eröffnet wurde. Mehr noch: Kein anderer als der leidenschaftliche Antisemit Richard Wagner gehörte zu den größten Anhängern Halévys, von dem er die Technik des Leitmotivs abgeguckt haben soll – und dessen „Juive“ er höchstpersönlich dirigierte. Halévy war einer der wichtigsten Exponenten der französischen Romantik, er unterrichtete jenen Mann im Fach Komposition, der später sein (noch berühmterer) Schwiegersohn werden sollte: Georges Bizet. „La Juive“, obwohl musikalisch ein zutiefst romantisches und sehr französisches Werk, nahm es bereits den von Verdi, Leoncavallo und Mascagni radikal weiterentwickelten „Verismo“ vorweg. Seit der Jahrhundertwende wurde „La Juive“ wesentlich seltener aufgeführt; offenbar hatte sich der Zeitgeschmack in eine andere Richtung entwickelt.

Die Genfer Aufführung begeistert durch ihre musikalische Perfektion und fasziniert durch ihre szenische Intelligenz und Ästhetik. Mit einem höchst raffinierten und durchaus metaphorisch zu deutenden Spiel bedrohlicher Schatten, schwarz gekleideter, maskierter, bigotter Kirchgänger und brutaler Schläger, welche die ansässigen Juden in einem Pogrom drangsalieren, zusammenschlagen und am Ende des Stücks auf den Scheiterhaufen werfen, verwendet diese Inszenierung filmische Techniken aus der Ära der frühen Schwarzweißfilme – und an einer Stelle wird auch ein künstlicher Wochenschau-Ausschnitt projiziert. Düsterkeit, bedrohliche Atmosphäre, die fast völlige Abwesenheit von Farben – außer bei den Gewändern der kirchlichen und weltlichen Mächte, des Kardinals, des Kaisers, des Prinzen und der Prinzessin. Die „Jüdin“ Rachel, die ja eigentlich eine Christin ist, trägt zwar – Farbe, doch ist der Farbton ihres Kleides auch eher düster, zumindest bedeckt.

Meisterhaft nicht nur die Ästhetik der Schatten und des Schwarzweiß mit den äußerst sparsamen Kulissen – von Menschenhand verschobene Wände – sondern auch die sehr konzentrierte Führung bzw. Aufstellung der Sänger, Sängerinnen und des (hervorragenden) Chors. In dieser relativ langen Oper läßt bei dieser perfekten Regiearbeit die atemlose Spannung niemals nach. Subtil die Anspielungen auf die Zeitlosigkeit von Handlung und Thematik. So vor allem die zum szenischen Zitat gewordene, deutliche Anspielung auf die erniedrigenden Szenen, als die Wiener Juden nach dem „Anschluss“ an Nazideutschland 1938 unter Fußtritten der SA-Männer und Hohngelächter der Umstehenden gezwungen wurden, mit Zahnbürsten den Gehsteig zu reinigen. Auch der Flammentod der Juden, vor allem vom Vater und der Adoptiv-Tochter Rachel am Ende des Stückes lässt die Zuschauer erstarren: Unverkennbar handelt es sich um die Gaskammern der NS-Todeslager.

Das Orchestre de la Suisse Romande, unter den führenden Klangkörpern der Schweiz, intonierte unter der souveränen Stabführung von Marc Minkowski die romantische Musik Halévys mit größter Subtilität – man meint zu verspüren, dass man sich hier in Genf nicht nur im französischen Sprachraum, sondern auch in der französischen Kultursphäre befindet: Daher die offenkundige Affinität zu dieser Musik. Die gesanglichen Leistungen waren durchwegs überragend. Hervorstechend die Leistung der beiden Tenöre, John Osborn als Eléazar und Ioan Hotea als Léopold (und vorgeblicher Samuel). Hotea schwang seine schöne Stimme mit viel schmachtendem Schmelz in schwindelerregende Höhen, als er seine Liebe zu Rachel besang.  Osborn brachte in seiner ausgedehnten Arie im vierten Akt das kaum erträgliche Dilemma zwischen der noch möglichen Rettung seiner Adoptivtochter Rachel und seinem nachvollziehbaren Hass auf den Kardinal mit fein ziselierten emotionalen Nuancen und dann wieder großer Leidenschaft zum Ausdruck – und erntete für diese Leistung entsprechenden Sonderapplaus.

Die Sopranistin Elena Tsallagova verlieh der Prinzessin Eudoxie jubelnde Koloraturen in selten gehörter Klarheit und Präzision und die Hauptfigur, die Rachel der Ruzan Mantashyan brachte äußerst berührend und mit raumfüllender, intensiv schöner Stimme die Verzweiflung des durch den verlogenen Heiratsschwindler Léopold hintergangenen Liebenden zum Ausdruck. Der in dieser Oper sehr dominante Chor agierte mit großer Präzision und Wohlklang.

Eine in ausgeklügelter Ästhetik in Szene gesetzte musikalische Rarität – ein Opernerlebnis der Sonderklasse für das allein es sich schon lohnte, nach Genf zu reisen.

Willst Du Taufe oder Terror?

Peter Krause - Concerti.de - 16. September 2022

source: https://www.concerti.de/oper/grand-theatre-de-geneve-la-juive-15-9-2022/

 

Das Regieteam um David Alden schöpft in seiner Deutung von Halévys den Kampf der Kulturen thematisierendem Meisterwerk aus dem Geist der Entstehungszeit. Marc Minkowski lotet mit dem Orchestre de la Suisse Romande die Zwischentöne der Grand Opéra aus. Das Sängerensemble triumphiert.

 Als Eugène Scribe und Fromental Halévy nach der Französischen Juli-Revolution von 1830 ihre fürwahr grandiose Grand Opéra „La Juive“ schufen und den Kampf der Kulturen zwischen jüdischer Minderheit und katholischer Mehrheitsgesellschaft zum Thema machten, da herrschte in Paris eine vergleichsweise zivilisierte Liberalität von Leben und Lebenlassen. Sonst hätten Librettist und Komponist wohl kaum von jener Pogromstimmung erzählen können, pardon: dürfen, die als unterschwellige Gewalt der doch so braven Christen alsbald in brutale Lynchjustiz umkippen kann. Der jüdische Goldschmied Eléazar wird gleich zu Beginn der Handlung in einem Schnellverfahren zum Tode verurteilt, weil er zu den Siegesfeiern der Stadtgesellschaft über die ketzerischen Hussiten seine ihn zum reichen Mann machende Arbeit nicht ruhen lässt. Trotzig widersetzt er sich: Denn was habe er sich um die Bräuche einer Kirche zu kümmern, die einst (in der Vorgeschichte zur Oper) seine beiden schuldlosen Söhne umgebracht habe. Er erliegt einem Terrorurteil, das freilich erst zum Ende der spannungsprallen Langzeitoper, deren Fortgang ihm immer wieder die Rettung durch die Taufe von sich und seiner Tochter Rachel ermöglicht hätte, wirklich vollstreckt wird.

Die Geschichte wiederholt sich. Als Farce?
Wenn die Autoren Vorgänge zeigen, die sie ins schon zu ihrer Zeit ziemlich ferne Spätmittelalter des Konzils von Konstanz im Jahr 1414 verlegen, fragt man sich, worauf sie denn abzielten. Ist das Werk eine Historienoper, die Konstanz als freie deutsche Reichsstadt portraitiert, in der sich Christen und Juden arrangierten, weil letztere wirtschaftliche Vorteile brachten? Doch Probleme mit den Abweichlern in den eigenen christlichen Reihen, den Separatisten der böhmischen Hussiten, teilten die offiziell tolerante Stadtgesellschaft dennoch in ein „Wir“ und „die Anderen“. Und zu letzten zählten dann eben auch die Juden. Das Muster wiederholt sich indes in der langen Historie des Anti-Jüdischen, was auch ein jüdisch-deutscher Immigrant namens Jakob Offenbach erfahren musste, der als Teenager und somit just zur Entstehungszeit der Oper in Paris als Student Fuß zu fassen suchte. „La Juive“ ist eben auch eine Oper über das 19. Jahrhundert, vielleicht durchaus so ähnlich wie die von Richard Wagner wiederbelebten uralten Mythen in der Verkleidung einer Travestie von seiner Sicht auf seine eigene Zeit berichten. Das bleibend Große an Halévys Grand Opéra ist nun aber, dass er – seinerseits Jude mit deutschen Wurzeln – die Welt seines Hauptwerks nicht in die Guten und die Bösen, alias Juden und Christen, teilt. Er kreiert vielmehr höchst differenzierte Charaktere, mithin Figuren, die mit sich selbst (und nicht nur mit den Anderen) ringen, zwischen versöhnlichen Gesten und selbstzerstörerischem Verharren schwanken.

 Der Regieschreck von einst mischt die Mittel im Dienste des Werks
Gerade diese Komplexität macht „La Juive“ für einen Regisseur so interessant, stellt ihn aber auch vor weitere Herausforderungen über die Kernfrage seines Konzepts hinaus, die da lautet: Wann lässt er das Stück spielen? Nur 100 Jahre nach der Pariser Uraufführung von „La Juive“ wurde die Vernichtung einer bislang geduldet ungeliebten Minderheit im Holocaust unfassliche Realität. Kann, ja muss diese Schicht der Geschichte, die ja in unsere Köpfe eingebrannt ist, in einer Inszenierung mitschwingen? David Alden wurde zwar in New York City geboren, als einer der Hausregisseure in der legendären Ära von Sir Peter Jonas an der Bayerischen Staatsoper in München ist ihm indes das Denken und Arbeiten in historischen Kontexten keineswegs fremd. Er galt lange sogar als eine jener provokanten Schreckfiguren des Regietheaters, die in den vom ihm gedeuteten Werken für Abonnentenaugen wenig geschätzte Schichten aufspürte. Gern groteske Überzeichnungen gehören zu seinen Stilmitteln, mit denen er mitunter auch mal übers Ziel hinausschoss.

 Ein heimliches Wohnzimmer im Biedermeier der Entstehungszeit
Am Grand Théâtre de Genève aber gelingt ihm nun ein Mix der Mittel, der durchweg exakt der Komplexität des Werks und seiner Zeitebenen zu entsprechen scheint. Hohen Anteil daran haben seine Ausstatter. Gideon Davey schuf Alden eine ins zeitlos Allgemeingültige zielende Bühne aus hohen Mauern für die Chorszenen, einem Theater auf dem Theater für die Selbstdarstellung der aristokratischen Seconda Donna, einem Gefängnis für Eléazar, das für Cavaradossis Weltabschiedsgesang auf der Engelsburg in „Tosca“ ebenso taugen würde, wie es Assoziationen zu den Konzentrationslagern des Holocaust eröffnet. Einen behutsamen Fingerzeig über die heimlichen Sympathien des Regieteams geben sie im zweiten Akt, wenn sich die jüdische Gemeinde im Eléazars Heim zur versteckten Feier des Pessachmahles versammelt. Da sind die biedermeierlich (Achtung: Entstehungszeit der Oper!) anmutenden Stühle am großen Tisch alle leicht unterschiedlich. Will sagen: Die jüdische Minderheit integriert individuelle Verschiedenheit offenbar deutlicher und erfolgreicher als die christliche Mehrheit, die in den schwarzen Einheitskostümen von Jon Morrell und den furchteinflößend erstarrten Masken des Chores denn doch als gleichgeschaltetes katholisches Kollektiv auftritt, das Anteilnahme, Einfühlung, Mitgefühl aus dem eigenen Gefühlshaushalt verbannt hat. Ist diese (im übrigen in Fortemacht wie Pianozartheit überwältigend singende) Truppe längst auf dem Weg in den Faschismus?

 Verborgene Schönheiten, intime Zwischentöne, feine Farben
Das Spiel mit den Zeitschichten in den Kostümen, die im Publikum das Weiterdenken in die 1920er Jahre möglich macht, und die kluge Zurückhaltung der Bühnenbilder, geben letztlich der Musik von Halévy wunderbaren Raum. Und diese Musik erweist sich als die beste, die in der Gattung der Grande Opéra anzutreffen ist. Halévys melodischer Erfindungsgeist, seine effektsicher gebauten Duette, Terzette und Ensembles zeugen vom Ausnahmerang des französischen Meisters, dem sich Marc Minkowski am Pult des Orchestre de la Suisse Romande als idealer Anwalt annimmt. Der Maestro hört mit den famosen Holzbläsern gerade auch auf die verborgenen Schönheiten, die intimen Zwischentöne, die feinen Farben der Partitur, er demonstriert, dass Halévy eben nicht nur gattungsgemäß groß dachte, sondern ein mit zartem Pinsel malender kompositorischer Poet war. Die Partitur eröffnet so auch immer wieder ihr utopisches Potenzial, sie markiert mögliche Wendepunkte, an denen die blutige Geschichte eben anders weitergehen könnte und auf den Frieden hätte hinzielen können.

 Eine Weltklassebesetzung
Diese Kraft der Differenzierung leben auch die Sänger. Denn am Grand Théâtre de Genève ist eine Weltklassebesetzung zu erleben, die John Osborn als Eléazar anführt. Mit seinem geschmeidig biegsamen Tenor, den er in seiner zentralen Arie im vierten Akt mit dem Mut zur Entgrenzung führt (womit er an den letzten ganz großen Rollenvertreter, Neil Shicoff anknüpft), stellt er den Goldschmied als zerrissene Figur ganz ins Zentrum des Abends. Dennoch stielt er seiner titelgebenden Tochter Rachel nicht die Show, besticht diese doch in Gestalt und Stimme von Ruzan Mantashyan über jene das lyrische Sopranglühen in die große Emphase steigernde Bögen und eine Anmut der Darstellung, die beglaubigt, welch eine große Frauenfigur des 19. Jahrhunderts die Autoren mit ihr geschaffen haben. Auf Augenhöhe singen la Seconda Donna Elena Tsallagova als koloraturenkapriziöse Prinzessin Eudoxie, deren gen Himmel wachsende Perücken auf die sich selbst letztmalig feiernde Pariser Aristokratie der 1830er hinweisen. Den Vater ihrer Kinder, Reichsfürst Léopold, der auch in schandvoller Liebe zur schönen Jüdin entflammt ist, wertet Ioan Hotea mit seinem keine Höhengrenzen kennenden, wunderbar leichtgängigen Tenor auf. Kardinal Brogni ist bei Dmitry Ulyanov in besten Händen einer berührenden Bassmacht. Mit eloquentem Bariton singt Leon Košavić die Doppelrolle von Albert und Ruggiero.