
Dimitri Chostakovitch
Lady Macbeth de Mtsensk
Opéra en 4 actes
du 30 avril au 9 mai 2023
Direction musicale | Alejo Pérez |
Mise en scène | Calixto Bieito |
Scénographie | Rebecca Ringst |
Costumes | Ingo Krügler |
Lumières | Michael Bauer |
Dramaturgie | Bettina Auer |
Direction des chœurs | Alan Woodbridge |
Katerina Lvovna Ismaïlova | Aušrinė Stundytė |
Boris Timoféiévitch Ismaïlov | Dmitry Ulyanov |
Zinovi Borissovitch Ismaïlov | John Daszak |
Sergueï | Ladislav Elgr |
Aksinia | Julieth Lozano |
Sonyetka | Kai Rüütel |
Le Balourd miteux | Michael Laurenz |
Le Pope | Alexander Roslavets |
Un Vieux Forçat | Alexander Roslavets |
L’Inspecteur de la police | Alexey Shishlyaev |
Chœurs du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Production de l’Opera Ballet Vlaanderen créée en 2014
Lady Macbeth de Mtsensk
Grand Théâtre de Genève
Vos critiques
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Revue de presse
De la boue à l’or
David Verdier – Altamusica.com – 10 mai 2023
source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7120…
Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre de Genève, revient après neuf ans à la célèbre production mise en scène par Calixto Bieito de Lady Macbeth de Chostakovitch créée à l'Opéra des Flandres. Ausriné Stundyté (Katerina) et Ladislav Elgr (Sergueï) se taillent la part du lion, soutenus en fosse par un Alejo Pérez superlatif.
Le livret qui avait inspiré à Chostakovitch son noir et puissant chef-d'œuvre trouve dans le travail de Calixto Bieito un écho d'une beauté brutale et suffocante, opposant un plateau couvert d'une couche épaisse de boue à un intérieur d'une blancheur immaculée suspecte, qui renvoie à un univers brassant des références relatives à des ruines industrielles et une peinture dantesque d'un vague pandémonium.
Les protagonistes sont poussés dans leurs retranchements, avec un rôle-titre en point focal paradoxal où frustration et ennui produisent un désir charnel devenu quête et pulsion animale chez son amant. Le destin sinistre et dérisoire de cette Lady Macbeth bovaryste ressemble à une descente aux enfers quand son parcours se brise après le meurtre de son beau-père et son mari. Un accident de scène oblige la soprano à évoluer avec une attelle et une béquille – accessoires intégrés à la perfection à une approche revisitée.
Boris arbore Stetson et bottes de cow-boy pour mieux souligner la veulerie et la cupidité du propriétaire terrien, désespéré de voir sa bru sans descendance et bien décidé à mettre la main à la pâte… Zinovi est le double falot du viril ouvrier Sergueï qui séduit Katerina et l'entraîne dans sa chute. On retrouve avec plaisir la palette esthétique de l’un des meilleurs metteurs en scène de ces dernières années, et ce spectacle s'inscrit magistralement parmi les plus réussis, encore plus autoritaire et plus violent que Dmitri Tcherniakov à Lyon et Kzrysztof Warlikowski à Paris.
Le plateau magnifie cette production avec, au premier rang, la Katerina désormais anthologique d'Aušrinė Stundytė. La ligne de chant traduit tour à tour la brûlure du plaisir, puis la honte et la douleur d'une héroïne qui s'offre en sacrifice et donne absolument tout. Les personnages féminins semblent s'inspirer de cette figure magnétique, comme les éclats d'un portrait diffracté.
Ladislav Elgr campe un Sergueï dont les aigus parfois forcés sont parfaitement intégrés au jeu d'acteur, ce qui n'est pas toujours le cas du Zinovi de John Daszak, dont la carrure et la puissance animale cadraient mieux dans le rôle de l'amant à Lyon. Dmitry Ulyanov est un Boris hallucinant de présence et de projection, rejoint dans la qualité de l'engagement par le Pope délirant d'Alexander Roslavets et le Balourd miteux (cocaïné) de Michael Laurenz. Cette
L'Orchestre de la Suisse Romande trouve en Alejo Pérez une direction capable de sublimer cet amalgame bouffon et tragique, puisant dans une transparence des pupitres pour souligner les contours fugato d'une entrée chorale ou la rutilance à gros traits de la fanfare intervenant à l'arrière-scène et dans les balcons. Ce travail combine les vertus d'une lecture qui puise dans la véhémence et l'âpreté des timbres et regarde en même temps vers la structure thématique et l'énergie d'un Wozzeck. Un travail d'orfèvre dans l'écho du vers de Baudelaire : « j'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or ».
Lady Macbeth de Mtsensk au Grand Théâtre de Genève
Irma Foletti – Resonances-Lyriques.org - 30 avril 2023
source: http://www.resonances-lyriques.org/fr/chronique-detail/chroniques-operas/1318-l…
Le directeur du Grand Théâtre de Genève, Aviel Cahn (il assurera la direction du Deutsche Oper de Berlin à partir de 2026), reprend la production de Lady Macbeth de Mtsensk qu’il avait fait créer à l’Opéra des Flandres en 2014 lorsqu’il en était à sa tête. Déconseillé aux moins de 16 ans, le spectacle de Calixto Bieito est particulièrement sombre et violent, à l’image de l’opéra de Chostakovitch. Le décor unique de Rebecca Ringst est d’abord tout noir et d’essence industrielle, de grands éléments en construction métallique avec volées d’escaliers à gauche, échelle à crinoline à droite et un réservoir en hauteur, comme ceux qu’on peut voir aux États-Unis au sommet des habitations. L’action pourrait d’ailleurs tout aussi bien se situer à Mtsensk que dans une ville américaine, à la vue de Boris Ismaïlov qui porte chapeau de cow-boy, bottes et cravate-lacet. La boue au sol en avant-scène, les combinaisons crasseuses des choristes et la lampe de mineur allumée sur leur casque évoquent un environnement d’industrie lourde, comme la métallurgie ou l’extraction de minerais.
Des portes coulissent sur les grands caissons métalliques et découvrent salon et cuisine d’un blanc immaculé au rez-de-chaussée, studio dans lequel Katerina Ismaïlova tue son ennui. Le traitement de Calixto Bieito insiste sur deux aspects, la violence des hommes et la sensualité de Katerina. C’est d’abord son beau-père Boris Ismaïlov qui incarne un personnage lubrique et répugnant, tripoteur et violent envers Katerina, qui n’hésite pas à amener de force Aksinia dans sa chambre à l’étage en lui passant sa ceinture autour du cou. Son empoisonnement par Katerina, qui lui a préparé un mélange de champignons et de mort-aux-rats, est à vrai dire un vrai soulagement ! Avant cela, le viol d’Aksinia, ainsi que les coups de fouet infligés à Sergueï, sont des passages également douloureux pour le spectateur. Le débarquement des policiers venus arrêter le couple meurtrier au 3ème acte reste aussi clairement dans le domaine de la violence, avec ces sombres individus qui agressent physiquement et sexuellement, apparemment gratuitement et à leur bon vouloir.
Katerina n’en forme que davantage une oasis de désir et de plaisir, rôle incarné ce soir par la formidable Aušrine Stundyte* et qui l’a déjà interprété à plusieurs reprises (par exemple à l’Opéra Bastille en 2019, ou à l’Opéra de Lyon en 2016). Elle se meurt d’abord d’ennui dans la cuisine, puis déborde de sensualité solitaire en se caressant, avant de tomber la robe et de plonger sa tête dans le réfrigérateur pour tenter de calmer ses envies débordantes. C’est derrière cette porte ouverte de frigo que viendra la séduire le cavaleur Sergueï, le nouveau couple s’adonnant bientôt au coït, elle assise sur le plan de travail et lui debout cul nu. Bête de scène jusqu’au final, où elle se tranche la gorge après avoir étouffé Sonyetka avec un bas de laine, la soprano lituanienne produit aussi un chant intense, entre aigus de belle ampleur et chuchotements qui requièrent une extrême attention de l’auditeur.
Également acteur très engagé qui dégage une forte personnalité, le Sergueï de Ladislav Elgr ne se hisse pas au même niveau vocal, tenant très bien son rôle mais sans éclat particulier, avec par ailleurs un déficit de graves. En comparaison, le troisième ténor Michael Laurenz, bien moins sollicité dans le rôle du Balourd miteux, fait entendre un aigu qui claironne avec vigueur. Autre ténor, John Daszak en mari Zinovi Ismaïlov dispose d’aigus bien concentrés, accompagnés toutefois d’un vibrato qu’il serait dommage de développer davantage. Autre emploi de grande importance, Boris Ismaïlov est interprété avec une exubérance à la fois vocale et physique par Dmitry Ulyanov, timbre riche de basse, autoritaire et expressif. Autre basse profonde, Alexander Roslavets compose un Pope très alcoolique avec sa bouteille à la main, un peu lubrique lui aussi, tandis que le baryton-basse Alexey Shishlyaev incarne un redoutable Inspecteur de police. Côté féminin, la soprano Julieth Lozano (Aksinia) et la mezzo Kai Rüütel (Sonyetka) complètent avec un engagement théâtral d’une grande épaisseur.
Spécialiste du répertoire du 20ème siècle, le chef Alejo Pérez délivre une remarquable direction musicale, veillant constamment au bon équilibre entre fosse et plateau, et disposant d’un Orchestre de la Suisse Romande en très belle forme (quel splendide premier violon pendant ses solos !). Distillant avec délicatesse les moments d’intimité, le chef sait aussi faire monter les décibels vers les climax musicaux de la partition, avec l’apport régulier de cuivres disposés sur le plateau, à l’arrière du salon blanc, ou bien répartis de part et d’autre du dernier balcon dans la salle à l’entrée de la police au III. Préparés par Alan Woodbridge, les choristes du Grand Théâtre de Genève assurent une cohésion sans faille, dans toutes les nuances, entre la violence des ouvriers du premier acte et le désespoir de la marche vers le bagne sibérien du quatrième. A ce propos, un intermède est marqué entre les actes III et IV, le temps pour les techniciens de démonter, à vue, l’ensemble des faux-plafonds et parois du studio blanc et de mettre en place des grillages à la place. L’univers est donc déjà carcéral, mais ne rend pas spécialement la sensation du froid sibérien, avec l’ensemble des choristes et solistes vêtus de tenues légères. Ce petit peuple qui avance dans la détresse semble d’ailleurs pris de folie, poussant un cri général avant la décision criminelle de Katerina, certains individus étant pris de tics nerveux, de convulsions, certains autres arborant un sourire béat, ces images renforçant s’il en était besoin l’effet coup de poing de la production.
Une Lady Macbeth de Mzensk au cœur des ténèbres
Par Didier Van Moere – Diapason.com - 5 mai 2023
source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/a-geneve-une-lady-macbeth-de-mzensk-au-coe…
Ausrine Stundyte triomphe à nouveau dans le chef-d'œuvre de Chostakovitch, sous la direction musicale d'Alejo Pérez, et dans un spectacle conçu par Calixto Bieito, qui n'occulte rien de la violence sulfureuse de cette descente aux enfers.
Viols collectifs, scène de sexe hard… la production de Calixto Bieito, étrennée à l’Opéra des Flandres en 2014, atteint parfois les limites du soutenable. Va-t-elle trop loin ? Non : elle explicite ce que nous disent le livret et la musique de cette Lady Macbeth de Mzensk qui, presque un siècle après sa création, n’a rien perdu de sa puissance sulfureuse. Le célèbre glissando de trombone de la scène entre Katarina et Sergueï n’est-il pas obscène ? Trois ans avant le début des grandes purges staliniennes, Chostakovitch n’a-t-il pas fait le Chef de la police à la fois corrompu et clownesque ?
Se réclamant de multiples références cinématographiques, le metteur en scène espagnol dit « puiser dans le film noir des années 1940 : les thrillers de l’époque pré-Code, les séries B ». Le décor unique est d’ailleurs noir et blanc : salon d’un blanc froid, usine noire fichée dans une boue dont semblent pétris les personnages eux-mêmes. Mais Calixto Bieito nous montre surtout une humanité ordinaire que la frustration, de quelque ordre qu’elle soit, plonge au cœur de la violence, de l’abjection et de la cruauté, à travers des rapports fondés sur la seule domination, voire sur l’asservissement. Jusqu’à la folie : le tableau final semble se dérouler à l’intérieur d’un asile d’aliénés. La production réduit finalement les humains à l’état de bêtes. Sa force ne tient pas moins à son universalité : on pourrait être en Russie, soviétique ou post-soviétique, quelque part en Amérique, du nord ou du sud. Une direction d’acteurs très fouillée, très concentrée, sans l’appui de la moindre vidéo, crée des êtres de chair et de sang viciés, odieux et grotesques, qui conduisent Katerina au crime et au suicide.
Violence dévastatrice
Sans être aussi corrosif que certains chefs venus de l’est, Alejo Pérez, s’il n’élude pas la violence dévastatrice de l’œuvre, sait également ménager quelques moments de lyrisme désespéré d’une grande intensité. Déjà Katerina et Sergueï en terre flamande, Ausrine Stundyte et Ladislav Elgr reviennent. Elle, vue naguère à Lyon et à Bastille, est sans doute la Katerina d’aujourd’hui, timbre dépourvu de séduction, mais voix magnifiquement conduite, le jeu sur l’émission accompagnant tous les moments d’une conscience dévorée par la soif d’amour et les tourments de la culpabilité, jusqu’à la plongée dans les boues de la déréliction. Lui braille un peu son bellâtre bête de sexe, avec sa tessiture plutôt centrale aux aigus trop poussés – mais Sergueï, plus prédateur que séducteur, doit-il être si bien chantant ? On lui préfère néanmoins les autres clés de sol, authentiques ténors de caractère : mari minable de John Daszak, qu’on vit hier en amant, bouffon délateur et aviné de Michael Laurenz. L’ignoble et lubrique Boris de Dmitry Ulyanov, qui joue les cow-boys, fait froid dans le dos avec sa voix de basse noire pourvue de vrais graves, brutal mais pas débraillé. Les autres clés de fa ne sont pas en reste : le magnifique Alexander Roslavets passe du Pope ridicule ou vieux Bagnard poignant, Alexey Shishlyaev en impose en Commissaire inquiétant. Complété par des seconds rôles impeccables, à commencer par l’opulente Sonietka de Kai Rüütel , voilà une distribution de haut vol pour cette descente aux enfers.
Un spectacle coup de poing
Claudio Poloni – ConcertoNet.com - 5 mai 2023
source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=15630
La production de Lady Macbeth de Mtsensk actuellement à l’affiche à Genève est un spectacle coup de poing qui vous prend littéralement aux tripes, un spectacle choc comme on n’en voit que très rarement à l’opéra. Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre, a tenu à proposer aux mélomanes genevois la version du chef‑d’œuvre de Dimitri Chostakovitch qu’avait montée Calixto Bieito à Anvers en mars 2014, à l’époque où il dirigeait l’Opéra des Flandres. Un seul regret : que le public n’ait pas répondu présent, car la salle semblait à moitié vide pour cette deuxième représentation de la série. Cette Lady Macbeth de Mtsensk est très certainement le spectacle le plus abouti du célèbre metteur en scène. Adepte de la provocation et des excès, Calixto Bieito s’est mis cette fois complètement au service de la musique de Chostakovitch. Certes, les images sont crues et réalistes, insoutenablement violentes, mais elles sont toujours suggérées par la partition elle-même. La scénariste Rebecca Ringst a conçu un univers oppressant et sordide : de hautes structures métalliques noires représentent « un site industriel pourri ou une exploitation pétrolière dégueulasse », pour reprendre les termes fleuris de Calixto Bieito dans le programme de salle. On peut aussi penser à Tchernobyl. Dans ce dispositif est imbriquée une demeure moderne et design sur deux étages, à la blancheur froide et clinique. C’est dans cette maison que végète Katerina Ismaïlova, hantée par ses désirs d’amour mais opprimée par son mari Zinovi Borissovitch et surtout par son beau‑père Boris Timoféiévitch. Au dernier acte, des techniciens démontent le décor à vue, pour le transformer en quelques minutes en prison cernée de grillages. Le plateau est couvert de boue, boue dans laquelle se produiront les méfaits les plus terribles et les plus glauques, boue dans laquelle aussi sont traînées les victimes, qui en portent la marque comme une souillure : Katerina est violemment brutalisée par son beau‑père tyrannique à coups de ceinturon ; son amant, Sergueï, viole sauvagement une jeune fille, Aksinia, devant une meute d’ouvriers déchaînés ; Aksinia subit également les outrages de Boris, devenant son esclave sexuelle qu’il tient en laisse ; Boris fouette ensuite Sergueï à en avoir mal à la main ; des policiers violent puis marquent au fer rouge un jeune homosexuel qui a le malheur de se trouver sur leur chemin ; Katerina et Sergueï étouffent Zinovi avant que Katerina étrangle Sonyetka, une détenue dont Sergueï est tombé amoureux, puis se donne elle‑même la mort en s’égorgeant. Un monde hostile et renfermé sur lui‑même, dans lequel règne la violence la plus sordide contre les femmes et, plus généralement, contre les éléments les plus faibles de la communauté ; autant de scènes d’une brutalité inouïe et parfaitement réalistes, susceptibles de bouleverser les spectateurs et de leur procurer des haut‑le‑cœur, mais jamais vulgaires ni gratuites car toujours induites par la musique particulièrement suggestive de Chostakovitch.
Comme déjà dit ici en 2014, le réalisme des scènes doit beaucoup à la magistrale direction d’acteurs de Calixto Bieito, qui a réussi à convaincre tous les chanteurs de la distribution de jouer le jeu et de donner de leur personne, en acceptant notamment de se déshabiller sur le plateau. Dans les rôles principaux, Ausrinė Stundytė en Katerina et Ladislav Elgr en Sergueï renouvellent leur exploit d’il y a neuf ans. La soprano lituanienne est une véritable bête de scène : elle s’identifie totalement au personnage, en en faisant une héroïne incandescente, en quête absolue de désir et d’amour, prête à tout pour y parvenir et bien décidée à faire tout ce qui est en son pouvoir pour garder cet amour lorsqu’elle croit l’avoir trouvé, quitte à commettre deux meurtres. Qu’importe alors si la voix n’est pas des plus belles et que des stridences émaillent souvent le chant, tout cela n’a absolument aucune importance face à une incarnation scénique aussi électrisante et bouleversante. Sergueï à la fierté et à l’assurance jamais prises en défaut, Ladislav Elgr est, lui aussi, présent sur scène pratiquement de bout en bout, ne se ménageant à aucun moment ; et ce n’est pas lui faire injure que de dire qu’on retient de lui davantage ses talents d’acteur que de chanteur. Boris presque bestial en raison de sa carrure, vicieux à souhait et vêtu de santiags et d’un chapeau de cow‑boy, Dmitry Ulyanov impressionne par sa puissance sonore et ses graves profonds. John Daszak réussit l’exploit d’incarner un Zinovi Borissovitch insignifiant, totalement dans l’ombre de son père. Les rôles secondaires sont tous très bien tenus, ce qui en dit long sur une distribution de haut vol et parfaitement équilibrée. A la tête de l’Orchestre de la Suisse romande, Alejo Pérez propose une lecture musicale contrastée et dynamique, particulièrement dense et enflammée dans les nombreuses pages lyriques de la partition de Chostakovitch, mais peut-être un brin trop sage dans les passages plus corrosifs, ironiques ou grotesques. Quoi qu’il en soit, un spectacle dont on ne ressort pas indemne, mais quel spectacle, fort et saisissant !
A Genève, une saisissante Lady Macbeth de Mtsensk
Paul-André Demierre – Crescendo-magazine.be - 8 mai 2023
source: https://www.crescendo-magazine.be/a-geneve-une-saisissante-lady-macbeth-de-mtse…
En 2014, alors qu’Aviel Cahn était directeur de l’Opéra des Flandres, Calixto Bieito collaborait avec le chef d’orchestre Dimitri Jurowski pour présenter Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch avec Aušrine Stundyte dans le rôle de Katerina Ismailova et Ladislav Elgr dans celui son amant, Sergueï. Neuf ans plus tard, le metteur en scène et les deux chanteurs se retrouvent au Grand-Théâtre de Genève pour reprendre cette production, tandis que, dans la fosse d’orchestre, figure le chef argentin Alejo Pérez qui oeuvra ici avec le régisseur pour Guerre et Paix en septembre 2021. Et la réussite de cette seconde entreprise longuement mûrie dépasse toutes les espérances par son indéniable achèvement.
Créée au Théâtre Maly de Leningrad le 22 janvier 1934 sous la direction de Samuel Samossoud, l’œuvre est représentée quatre-vingts fois à Leningrad, près de cent fois à Moscou, avant que ne soit publié Tohu-bohu à la place de la musique, article incendiaire de la Pravda qui marque son interdiction voulue par Staline. Préalablement pour une présentation, le compositeur écrivait : « Même si Katerina Lvovna est une meurtrière, elle n’est pas une ordure… Sa vie est morne et inintéressante. Alors entre dans sa vie comme un amour. Et cet amour vaut un crime pour elle… Au nom de l’amour, elle est capable de tout, même du meurtre».
Calixto Bieito n’y va pas par quatre chemins pour laisser se répandre la violence jusqu’à ses paroxysmes les plus abjects. La scénographie de Rebecca Ringst nous confronte à une gigantesque structure métallique avec passerelles et escaliers jouxtant une citerne, comme une mine engluée dans la boue. Curieusement, une porte coulissante s’ouvre sur un loft de nouveau riche avec bloc cuisine et frigidaire ainsi qu’un canapé d’angle en skaï blanc. Vêtue de bleu violacé et talons fins par Ingo Krügler, Katerina croule sous l’ennui, ce qu’exprime Aušrine Stundyte par un timbre mat et guttural qui s’envenime d’éclats rageurs, lorsqu’elle est prise à partie par Boris Ismailov, son beau-père, ignoble maquignon campé par le colossal Dmitry Ulyanov au timbre d’airain, affublé d’un chapeau de cowboy, lui reprochant de ne pas avoir donné naissance à un héritier. Il est vrai que Zinovi, le mari, personnifié par John Daszak, tient du balourd emprunté dans son imperméable. Et la baguette d’Alejo Pérez à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande produit un flux sonore d’une confondante limpidité, en osant les murmures les plus ténus comme les stridences les plus intolérables au fil d’une action à rebondissements où rien ne nous est épargné, de la petite Aksinia (Julieth Lozano) jetée dans la gadoue en pâture pour satisfaire la libido des ouvriers, violée par le nouveau venu, Sergueï (Ladislav Elgr), tirée comme une chienne jusqu’à l’étage par un Boris aviné, à Katerina rebelle, luttant d’homme à ‘homme’ avec le bellâtre devant les travailleurs goguenards (admirable Chœur du Grand-Théâtre préparé par Alan Woodbridge), avant de le laisser entrer chez elle pour un coït bestial sur le frigidaire que commentent sarcastiquement les cuivres sous la fenêtre. Découverts par le beau-père, les amants sont livrés à la meute, Katerina assistant, impuissante, au supplice de Sergueï, fouetté à coups de ceinturon par le vieux que les cors finiront par dégonfler comme une baudruche. Et les champignons baignant dans la mort-aux-rats auront raison de ses dernières forces que le Pope ivrogne (Alexander Roslavets) ne pourra pas conduire vers l’au-delà. Le retour de Zinovi, conscient d’avoir été trompé, entraînera une altercation avec le couple qui, froidement, en viendra à l’étouffer, puis à le glisser dans une housse à vêtements afin de le cacher dans le cellier.
La seconde partie débute par une image saisissante : sous un suggestif éclairage conçu par Michael Bauer, la pluie tombe sur l’avant-toit où Katerina revêt une robe de mariée d’un blanc immaculé face à un Sergueï en jaquette grise pour ce simulacre de cérémonie ridiculisée par le Pope en état d’ébriété avancée et par la venue du Balourd miteux (Michael Laurenz) qui a signalé à la police la découverte du cadavre de Zinovi détecté par une odeur pestilentielle. Sur les lieux, avec ses sbires, arrive le Commissaire fanfaronnant d’Alexey Shishlyaev, échaudé par le fait de ne pas être invité à la fête et faisant étalage de son pouvoir, quitte à marquer au fer rouge un pauvre diable d’intellectuel socialiste. Alors que, de la terrasse, les cuivres annoncent les réjouissances, la noce tourne court, les mariés sont arrêtés. Durant la longue scène qui précède l’entrée des prisonniers, la salle est démontée, panneau par panneau, pour ne laisser que la structure de métal constituant l’une des haltes sur la route du bagne. Tandis que les captifs produisent un chant désespéré, un vieux forçat (incarné aussi par Alexander Roslavets) en exacerbe l’expression déchirante au moment où paraît Katerina, à bout de forces, soudoyant un gardien pour approcher un Sergueï revêche qui lui reproche d’avoir détruit son existence. Lui donnant généreusement sa paire de bas, elle comprend rapidement que son amant la remet à sa nouvelle conquête, Sonyetka (Kai Rüutel), une fille de joie. Alors que le canevas orchestral est en points de suspension, elle s’en approchera, l’attirera vers elle pour la noyer dans l’eau glacée avant de s’y plonger elle-même. Sans y faire attention, les bagnards poursuivent leur route… Et le spectateur médusé attend un long moment avant d’applaudir à tout rompre ce spectacle magistral qui est indéniablement le ‘must’ d’une saison en dents de scie…
Grand Théâtre de Genève, LADY MACBETH VON MZENSK
Peter Michael Peters – ioco.de - 6 mai 2023
source: https://ioco.de/2023/05/05/genf-grand-theatre-de-geneve-lady-macbeth-von-mzensk…
Ein kurzes goldenes Zeitalter…
Anfang der 1930er Jahre, kurz nach der Premiere seiner ersten Oper Die Nase (1930) nach der gleichnamigen Novelle (1836) von Nikolai Gogol (1809-1852), wandte sich Dmitri Schostakowitsch (1906-1975) erneut an Alexandre Preis (1905-1942) für die Mitarbeit an einem Libretto für seine neue Oper Lady Macbeth von Mzensk. Sie wurde im Dezember 1932 fertiggestellt und greift die Argumentation einer Geschichte von Nikolai Leskow (1831-1895) auf, die das unglückliche Leben von Katerina Ismailowa (1865) in einem kleinen russischen Dorf beschreibt, in dem Langeweile und Isolation herrschen.
Schostakowitsch war damals sechsundzwanzig Jahre alt und genoss bereits internationalen Ruhm dank des galoppierende Ruhms seiner Symphonie N° 1 in F-Moll, Op. 10, die 1925 vollendet war und 1926 von mehreren westlichen Orchestern bereits gespielt wurde. Auch übte er die Tätigkeit als Komponist für Stummfilme und gleichzeitig als musikalischer Begleiter aus. Schostakowitsch lernte den Marschall Michail Tuchatschewski (1893-1937) kennen, der sein Freund und Gönner wurde, desgleichen macht er auch Bekanntschaft mit Sergei Prokofjew (1891-1953) und dem Regisseur Vsewolod Meyerhold (1874-1940). Nachdem er 1927 eine mögliche Karriere als Pianist durch sein Scheitern beim Frédéric Chopin (1810-1849) -Wettbewerb in Warschau erschüttert aufgegeben hatte, widmete er sich fortan ganz der Komposition und erhielt zahlreiche Aufträge direkt von der Partei: Wie etwa seine Symphonie „Oktober“ N° 2 in B-Dur, Op. 14, komponiert zum zehnjährigen Jubiläum der Oktober-Revolution. In diesem Kontext entstanden seine Opern Die Nase, sowie Lady Macbeth von Mzensk. Auch der große faszinierende Eindruck der Oper Wozzeck (1925) von Alban Berg (1885-1935), die Schostakowitsch 1927 bei einem deutschen Gastspiel in Leningrad entdeckte, durch die er gewissermaßen einen Leitfaden für seine zukünftigen Kompositionen bekam. Wenn er Berg nicht auf dem Weg der Atonalität und des Dodekaphonismus folgt, behält Schostakowitsch jedoch bestimmte lyrische und dramatische Lehren von Wozzeck bei. Die Bariton-Stimme der Hauptfigur Kvaliow in Die Nase und die soziale Einsamkeit und Sentimentalität der Haupt-Charaktere. Desgleichen die expressionistische Atmosphäre, die der Verschärfung der Verbindungen zwischen den Charakteren oder der Situation förderlich ist. Oder sogar das tragische Ende des Dramas in einer allgemeinen Gleichgültigkeit!
Ein musikalisches Kauderwelsch…
Ironischerweise und paradoxerweise waren die Jahre 1926/1934 das goldene Zeitalter der Produktionen von Schostakowitsch und der Höhepunkt der künstlerischen Gärung der sowjetischen 1920er Jahre. Aber es war auch die Zeit seiner ersten schweren Krise mit der stalinistischen Macht! Und Lady Macbeth von Mzensk ist genau das Werk , das diesen Zustand des politischen Übergangs bezeugt und sich selbst zu den schärfsten Kritiken äußerst gut geeignet hat, wie es in dem berühmten Artikel in der berüchtigten Partei-Zeitung Prawda vom 28. Januar 1936 publiziert wurde: Vielleicht hat Josef Stalin (1878-1953) den Artikel selbst geschrieben ? Wie Julian Barnes (*1946) in einem Roman anmerkt, der auf das Leben von Schostakowitsch basiert: „Seine Oper wurde nun unterdrückt wie ein zu laut bellender Hund, der seinem Herrn plötzlich missfiel!“ Was ihn am Tag zuvor noch sehr berühmt gemacht hatte und ihn schnell in den Rang eines offiziellen Komponisten befördert hatte, verurteilte ihn nun augenblicklich als sogenannte öffentliche Abscheu. Die Musik seiner Oper wurde gegenüber der Doktrin des „sozialistischen Realismus“ als volksfeindliches und stinkendes vulgäres „musikalisches Kauderwelsch“ empfunden. Es wurden die „schmutzigen Prägungen des Jazz“ angeprangert und die Inszenierung wäre vom „krudesten Naturalismus besudelt“ und schließlich und vor allem würde das Werk vom bürgerlichen Publikum im Ausland geschätzt werden. „Also er komponiert nur für ästhetisch-formalistische Geister mit einem ausgeprägten ungesunden und krankhaften Geschmack!“ Mitten im Artikel taucht eine kaum verhüllte Drohung auf: „Originalität, wo wir Hermetik gespielt haben – ein Spiel, das sehr böse enden kann! Zu Beginn der massiven stalinistischen Säuberungen (die Moskauer Prozesse, die den „Großen Terror“ ankündigten, fanden hauptsächlich 1936 statt), schlief Schostakowitsch vollständig angezogen mit einem Koffer am Fußende seines Bettes: Er war sich bewusst, dass er jederzeit verhaftet und deportiert werden konnte! Aber zeitweise komponierte er dann doch für die „Schublade“ und versteckte dort seine verbotenen Werke, die Gegenstand von Vorwürfen des Regimes sein könnten, wie die im April 1936 fertiggestellte Symphonie N° 4 in C-Moll Op. 43, die erst im Dezember 1961 endgültig uraufgeführt wurde. Diese Situation erklärt zum Teil die Aufgabe des lyrischen Trilogie-Projekts über die Situation russischer Frauen, die leider daher nie das Licht der Welt erblicken wird. Ebenso wird der Komponist alle anderen Opern unvollendet lassen, sei es beispielsweise die satirische Oper Orango (1932), die komische Oper Der Große Blitz (1933) oder Der Spieler (1941/42) nach einer Novelle von Gogol.
Eine pluralistische Sprache…
Als Werk der frühen Reife ist Lady Macbeth von Mzensk Teil einer neoklassizistischen Ästhetik, die eine in der Tonalität verankerte Sprache verwendet und bereits Schostakowitschs Merkmale der Symphonie trägt: Überlegenheit der Melodie, tragische Dichte, Lebendigkeit, unerbittliche schnelle Bewegungen und Gewalt oder Ironie der Dissonanzen. Die mit einem gewalttätigen Universum verbunden sind, in dem die Beziehungen zwischen den Charakteren unter dem Zeichen des großen Exzess, ja der Ungeheuerlichkeiten gestellt werden. Über ein intertextuelles Netz von Zitaten, aber vor allem auch Anspielungen, entdecken wir den Schatten von Ludwig van Beethoven (1770-1827), von Johann Sebastien Bach (1685-1750) und von Gustav Mahler (1860-1911). Von denen Schostakowitsch den Einfluss beansprucht, aber auch die Tonarten von Nikolai Rimski-Korsakow (1844-1908), Pjotr Iljitsch Tschaikowski (1840-1893) und Modest Mussorgski (1839-1881), von dem der Komponist den Boris Godunow (1874) orchestriert in 1939/40 hatte. Zudem verbirgt die Dramaturgie eine gewisse avantgardistische Tendenz! In Die Nase und Lady Macbeth von Mzensk wird die Technik des Filmschnitts benutzt: Die vier Akte bestehen aus kurzen, schnell aufeinander folgenden Szenen.
Shakespeare oder Ostrowski
Die Figur von Katerina in Lady Macbeth von Mzensk ist vielleicht weniger mit der Heldin von William Shakespeare (1564-1616) verwandt als mit der Katerina aus dem Stück Der Sturm (1859) von Alexander Ostrowski (1823-1886), das 1921 von Leos Janacek (1854-1928) unter dem Titel Katja Kabanowa übernommen wurde. Es geht um eine ehebrecherische und mörderische Frau, für die Schostakowitsch jedoch viel anders als Leskow in der ursprünglichen Novelle versucht, mildernde Umstände zu finden. Alle schriftlichen Zeugnisse, die Schostakowitsch während der Entstehungszeit der Oper hinterlassen hat, weisen in die gleiche Richtung. So wird das feindselige und gewalttätige Umfeld, dessen Opfer sie ist: (die Tyrannei ihres Stiefvaters Boris, die Dummheit ihres Mannes Zinovis, ihre Vergewaltigung durch ihren zukünftigen Geliebten Sergei und die ebenso groteske wie erschreckende Polizei-Repression) Stark unterstrichen! Während die vernichtende Episode eines Kindesmordes völlig aus dem Libretto von Schostakowitsch entfernt wurde. Das Mitgefühl des Komponisten für Katerina erklärt auch den Platz, den die Heldin in der gesamten Oper einnimmt: Sie ist die einzige, der fünf Arien und Kantilenen zugeordnet sind und wir können so die Entwicklung ihrer Gefühle sehen, sie verstehen und auch verurteilen. Darüber hinaus verlagert das Ende der Oper die Handlung nach Sibirien und bewirkt eine auffällige Annäherung – vom Komponisten beabsichtigt – an die Erinnerungen aus einem Totenhaus (1861) von Fjodor Dostojewski (1821-1881).
Auch die Besetzung spiegelt diese dramatische Situation: Katerina ist fast ausschließlich von Männerstimmen umgeben und eigentlich von den Frauen sind nur die Sopranistin Aksinia, die heftige Köchin mit der schrillen hohen Stimme am Anfang und die Altistin Sonietka. Am Ende bleibt nur die vulgäre skrupellose Gefangene. Die Heldin verfügt über ein meisterhaftes dramatisches Sopran-Register, das es ihr mit ihrem Tonumfang von mehr als zwei Oktaven ermöglicht, die vielfältigen Emotionen ihres Charakters auszudrücken. Die beiden Tenöre Zinovis und Sergei stehen sich gegenüber: Der Ehemann ist so grell und Substanzlos wie der Liebhaber selbstbewusst und wandlungsfähig! Die anderen männlichen Rollen gehören zum tiefen Stimmen-Register, wie der Pope und der Alte Sträfling oder der Polizeichef. Was Boris, den Stiefvater betrifft, der in der Mitte des 2. Akt stirbt, ist er sowohl lächerlich als auch unhöflich unter dem Deckmantel einer erbarmungslosen Autorität.
Zensur und Rehabilitation…
Wie die Oper Die Nase, 1931 nach sechzehn Aufführungen verboten (wir mussten bis in die 1970er Jahren warten, bis sie in Deutschland, Italien und dann in Moskau wieder aufgeführt wurde). Auch Lady Macbeth von Mzensk verschwand 1936 von den sowjetischen Opernbühnen, um im Januar 1963 nach siebenjähriger Umschreibung in Moskau unter dem Titel Katerina Ismailowa wieder aufzutauchen. Die Sopranistin Galina Wischnewskaja (1926-2012), die Darstellerin dieser Wiederauferstehung wird auch die Züge der Heldin in der filmischen Adaption (1966) von Mikhail Chapiro (1908-1971) und dann auch in der Originalversion annehmen, die 1978 unter der Leitung ihres Mannes Mstislaw Rostropowitsch (1927-2007) in London für EMI aufgenommen wurde.
Wenn heute das Originalwerk privilegiert ist, da sein Remake eine erheblich verwässerte Version ist: Die Dissonanzen sind oft geglättet, die Schärfe gelöscht, die Register weniger extrem, die Rhythmen weniger synkopiert. Erhebliche Änderungen am Libretto und im Text führen zur schlichten und einfachen Zurücknahme offener erotischer oder vulgärer Evokationen und verstecken im Namen des Anstands die schockierenden Szenen: Wie die Szene zwischen Katerina und Sergei am Ende des 1. Akts, in dem das glissandi der Posaunen das atemlose Ende des Geschlechtsakts darstellen! Diese Szene ist, wie andere fast vollständig ausgelöscht! Wie André Lischke (*1952) am Ende seiner vergleichenden Studie feststellt, wurde „Lady Macbeth von Mzensk aus einer wunderbaren Illusion von Freiheit geboren, Katerina Ismailowa ist das Ergebnis einer Konzession: Deren Preis niemand ermessen kann.“
Eine erstickende Langeweile…
Die Inszenierung des katalanischen Regisseurs Calixto Bieito in einer Form des sowjetischen Schwarz-Weiß-Films der 1940er Jahre, Schostakowitschs ausdrucksstarke Musik und die hervorragende Bühnenpräsenz der Protagonisten verleihen dieser Produktion eine unbestreitbare große filmische Qualität. Die geniale litauische Sopranistin Ausrinè Standytè verkörpert das Leiden, die Frustration und die mörderische Leidenschaft von Katerina Ismailowa mit einer Intensität, die uns total in die Eingeweide geht und auch nicht mehr loslässt.
Lady Macbeth von Mzensk sollte der erste Teil der Tetralogie sein, die sich dem Schicksal russischer Frauen zu verschiedenen Epochen widmete. „Ich will einen sowjetischen Ring der Nibelungen schreiben“, kündigte Schostakowitsch in einem Interview mit Leonid Tur (1905-1961) an. Katerina Ismailowa, die Lady Macbeth von Mzensk, in der ersten Oper sollte die Frau des 19. Jahrhunderts darstellen, die im zaristischen und patriarchalischen Russland lebte. Dann sollte die Geschichte von Sofia Petrowskaja (1853-1881) folgen, der jungen nihilistischen Aristokratin, die das Attentat auf Zar Alexander II. (1818-1881) ausführen wird. Während der letzte Teil eine Hymne an die sowjetische Frau sein sollte: Von der Schriftstellerin Larissa Reisner (1895-1926) bis zu den Arbeiterinnen des gigantischen Bauplatz von Dnjepr. Doch die politische Verurteilung des jungen Komponisten durch Stalin wird seine Projekte verhindern. Lady Macbeth von Mzensk wird bis 1962 in der Sowjetunion verboten sein!
Das Werk war jedoch in den zwei Jahren nach seiner gleichzeitigen Uraufführung in Leningrad und Moskau am 22. Januar 1934 ein durchschlagender Erfolg. Auf Tourneen durch die Sowjetunion wurde Lady Macbeth von Mzensk mehr als 200 Mal aufgeführt und übertraf damit weitaus die Anzahl der Aufführungen der populären Opern von Giuseppe Verdi (1813-1901), Giacomo Puccini (1858-1924) und Gioacchino Rossini (1792-1868). Mit Ausnahme von Nazi-Deutschland wurde Lady Macbeth von Mzensk im Ausland gefeiert und u.a. in den Vereinigten Staaten, Argentinien, Dänemark, Schweden, der Schweiz und der Tschechoslowakei aufgeführt. Der Pianist Arthur Rubinstein (1887-1982) sagte: „…er sei tief bewegt von diesem brutalen Drama!“ Benjamin Britten (1913-1973) und Francis Poulenc (1899-1963) bringen ihre Begeisterung zum Ausdruck! Die Sowjetischen Kritiker feiern Lady Macbeth von Mzensk als eine bedeutende Entwicklung im sowjetischen Musiktheater und die gesamte UDSSR scheint von der „tragischen Satire“ ihres jungen Star-Komponisten verführt zu sein. Am 26. Janvier 1936 wird Stalin neugierig auf diese allgemeine Begeisterung: Er besucht eine Aufführung der Lady Macbeth von Mzensk im Bolschoi-Theater, flankiert von Viatcheslav Molotow (1890-1986), Anastase Mikojan (1895-1978) und Andrei Jdanov (1896-1948). Der „kleine Vater des Volkes“ und seine schmutzigen Handlanger werden die Zarenloge nach dem 3. Akt äußerst verärgert verlassen. Und Schostakowitsch wird von großer Angst gepackt und das auch aus gutem Grund!
Das Urteil wird nicht lange auf sich warten lassen. Zwei Tage später, während er für ein Konzert in Archangelsk weilte, öffnete Schostakowitsch die Prawda und entdeckte einen Artikel mit dem Titel: „Musikalischer Mülleimer aus Lärm, Knarren und Kreischen, mit tierischen und vulgären Charakteren, die nur degenerierte und krankhafte Personen verführen können“. Aus der Union der Komponisten ausgeschlossen, weil er seinen „Herrn“ beleidigt hat. In seinem kreativen Impuls völlig gebrochen und auch von einigen ihm Nahestehenden gemieden! Vom Kreml ausspioniert und der öffentlichen Schande überlassen, weiß er: Dass die kleinste Geste oder das kleinste Wort von jetzt an fatal für ihn sein kann! So sperrt er sich nach und nach selbst in ein langes Fegefeuer ein, ein endloses inneres Exil. Schostakowitsch wird einem Freund erklären: „Selbst wenn sie mir die Hände abhacken, werde ich mit einer Schreibfeder zwischen den Zähnen weiter meine Musik schreiben.“ Er wird weiter komponieren, aber er wird jetzt seine Kritik und seine Frustration verbergen!
Ein psychologischer Thriller in Schwarz und Weiß…
Es wird gesagt, dass Schostakowitsch seine Lady Macbeth von Mzensk so sehr liebte, dass er nur diese einzige Partitur mitnahm, als er Leningrad während des Krieges verließ. Inspiriert von der Nouvelle Lady Macbeth aus dem Landkreis von Mzensk von Leskow, die 1865 in der Zeitschrift Die Epoche unter der Leitung von Dostojewski veröffentlicht wurde. Es erzählt die Geschichte des provinzialen Lebens einer intelligenten Frau, die von ihrem Ehemann sexuell vernachlässigt wurde, einem reichen aber mentalitätsmäßig sehr weichen Kaufmann. Von Verlangen verbrennend und vor Langeweile erstickend um zum Mord greifend, ihre heiße verzehrende Leidenschaft auszuleben. Wie der Komponist aber selbst sagt: Wird seine Heldin von der selbstbewussten Brutalität der sie umgebenden Mittelmäßigkeit einfach erdrückt. Der Widerstand, den sie ihren Mitmenschen mit ebenso viel mörderischem Wahnsinn wie auch Mut zum Selbstmord entgegensetz: Macht Katerina Ismailowa zu einer ebenso liebenswerten wie auch beängstigenden Person!
Nach einer meisterhaften Inszenierung von Krieg und Frieden (1946) von Sergei Prokofjew (1891-1953) in der Spielzeit 2021/22 kehrt Bieito mit einer ursprünglichen 2014 für die Flämische Oper Antwerpen & Gent geschaffene Produktion nach Genf zurück. Als ein Kriminalfilm in Schwarz/Weiß konzipiert, spielt die Handlung in einem kontrastreichen Universum, zwischen einem modernen Innenraum, kalt und äußerst steril, von blendendem grellen Licht durchflutet und einem dunklen, schlammigen heruntergekommenen sehr bedrohlichem Äußeren: Das an ein Industriegelände, ein Bergwerk oder sogar ein Atomkraftwerk erinnert! In der finsteren heruntergekommenen und schlammbedeckten Ausstattung, die die deutsche Bühnenbildnerin Rebecca Ringst imaginierte, werden der leidenschaftliche Sex, die brutale Vergewaltigung, die sadistische Belästigung, der verzweifelte Mord und das Leiden auf der Suche nach einem Sinn des Lebens gesucht: Dazu mit galoppierender und donnernder Musik begleitet, ohrenbetäubend, poetisch und radikal aufrichtig!
Die Sopranistin Standytè in der Titelpartie und der russische Bass Dmitry Ulyanov in der Rolle des Boris, des lüsternen Schwiegervaters, überwältigen sowohl durch die Überzeugung ihres Spiels als auch durch ihre große Stimmgewalt und ihre technische Beherrschung der gesamten Bandbreite. Stundytè und Ulyanov legen die Messlatte sehr hoch und manche Kollegen haben Mühe mitzuhalten. Wir kennen diese äußerst engagierte Künstlerin mehr als zwanzig Jahre, als sie noch zum Ensemble der Kölner Oper gehörte und schon damals war uns sehr bewusst: Welches Potenzial in der jungen Sängerin schlummerte! Der englische Tenor John Daszak in der Rolle des farb- und geschmacklosen Ehemanns Zinovi erfüllt seine Aufgabe ehrenvoll mit direkter und klarer Stimme. Während die Herausforderung für den tschechischen Tenor Ladislav Elgr in der Rolle des Sergei viel gefährlicher ist. Als er den Charakter des Arbeiters und Weiberheld, Emporkömmling und selbstsüchtigen Liebhaber beschrieb, hatte sich Schostakowitsch „…sicherlich ein Mistvieh, aber auch einen gutaussehenden Mann vorgestellt. Das Publikum muss verstehen, dass eine Frau einem solchen Mann nicht widerstehen kann“. Der Zuschauer ist leicht von der verheerenden Leidenschaft von Katerina zu überzeugen, die von Stundytè souverän interpretiert wird. Aber Elgr nimmt in der Rolle von Sergei manchmal Abkürzungen auf Kosten der großen Komplexität seines Rollencharakters, der zwischen heuchlerischem Charme und erobernder Männlichkeit vielleicht ein wenig zu karikaturhaft interpretiert wird. Aber im Großen und Ganzen werden die vier Hauptrollen jedoch bewundernswert von den Interpreten mit großer Stimmqualität und einer wunderschönen Bühnenpräsenz glaubwürdig gespielt.
In den Nebenrollen glänzt besonders der deutsche Tenor Michael Laurenz in der Rolle des schäbigen idiotischen Tölpel, der Katerina und Sergei ungewollt zu Fall bringen wird. Dagegen die beiden russischen Bässe, Alexander Roslavets als Pope / Alter Sträfling und Alexey Shishlyaev in der Rolle des Polizeikommissar, sollten doch entschieden mehr Energie und Einsatzfreudigkeit in ihre fade und seichte Interpretation hineingeben. Besonders auch Roslavets enttäuscht leider vor allem mit einem zu erhabenen Gestus und liefert seine schöne Arie des Alten Sträflings im 4. Akt ohne Brillanz und Volumen ab. Mit einem Gürtel um den Hals in einer schmalen Wendeltreppe hinaufgezogen, durch den Schlamm geschleift von einer Gruppe von Arbeitern und dann brutal vergewaltigt! So porträtiert dennoch die kolumbianische Sopranistin Julieth Lozano die Rolle der Aksinia mit einer erstaunlichen geistesbetäubenden und körperlichen gefährlichen Interpretation mit erschreckendem Realismus und erstaunlicher Stimm-Beherrschung. Sonyetka, die Gefangene, die Sergei im sibirischen Straflager mit großem Gefallen ins Visier nimmt, wird von der estnischen Mezzo-Sopranistin Kai Rüütel bemerkenswert interpretiert. Der Chor des Grand Théâtre de Genève rundet dieses alptraumhafte Bild kraftvoll ab.
Im Orchestergraben, auf der Bühne und sogar auf den Balkonen ist das Orchestre de la Suisse Romande unter der souveränen und aufmerksamen Leitung des argentinischen Dirigenten Alejo Pérez in sehr guten Händen. Im ständigen Dialog mit den Darstellern auf der Bühne kommentiert, verspottet oder hinterfragt das Orchester die Geschichte, die sich vor unseren Augen abspielt. Es kündigt Debakel an, verrät Lügen, unterstützt eine Bühnenfigur und prangert eine andere an. Es bringt Farbe, große Ausbrüche, Grausamkeit, das Groteske, Gewalt und auch Sanftmut in das Spiel. Und im 4. Akt , der von absoluter Trostlosigkeit geprägt ist, liefert das Orchester, getragen von den Cellos, eine langziehende und langsame Melodie von unergründlicher Traurigkeit und viszeraler Klarheit. Die Interpretation des Orchesters unter der Leitung von Pérez ist kontrastiert, entfesselt mit seinen donnernden Blechbläsern und einer Energie auf der Höhe dieser Oper aller möglichen Extreme.
Extraordinaire Lady Macbeth de Mtsensk : de la boue naît le vrai
Guy Cherqui — wanderersite.com - 4 mai 2023
source: https://wanderersite.com/opera/lady-macbeth-de-mtsensk-a-geneve-de-la-boue-nait…
Neuf ans après sa présentation qui avait fait grand bruit à L’Opera Ballet Vlaanderen, alors dirigé par un certain Aviel Cahn, la production de Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch mise en scène par Calixto Bieito arrive à Genève, avec une distribution sensiblement différente, mais toujours dominée par la Katerina de Ausriné Stundyté, qui avait explosé alors sur la scène lyrique internationale, Ladislav Elgr en Serguei et en dernière survivante de la production princeps aussi, la Sonyetka de Kai Rüütel.
Neuf ans après, la production reste un choc, l’une des meilleures sinon la meilleure de Calixto Bieito et neuf ans après, Ausriné Stundyté continue d’étonner par sa force, elle qui depuis est devenue LA titulaire de ce rôle qui lui colle à la peau dans toutes les (grandes) productions montées depuis.
Mais surtout, neuf ans après, ce travail prodigieux prend encore plus de sens car en neuf ans, le monde a traversé (et traverse) de telles épreuves qu’on aurait pu penser que les sociétés en sortiraient édifiées. Mais non, la violence est toujours là, verbale et physique. La haine est toujours là, que Calixto Bieito visionnaire montrait en 2014 et où, par l’affichage à peine supportable de ce torrent de boue, merveilleusement pensé et mis en musique en plein régime stalinien, il nous donne paradoxalement une leçon d’humanité.
Petit rappel d'un destin accidenté
Rappelons rapidement encore et toujours, les circonstances de la création de l’œuvre.
À sa création, en 1934, elle rencontre un succès immédiat jusqu’à ce que Staline assiste en janvier 1936 à une représentation. Aussitôt après paraît dans la Pravda un article « Le chaos remplace la musique » qui sonne comme une condamnation. Et de fait la musique de Chostakovitch fut condamnée officiellement par le Parti Communiste.
La mort de Staline en 1953 ne leva pas l’interdit mais on suggéra à Chostakovitch de travailler à une version remaniée et expurgée, qui réapparut sous un autre titre, Katerina Izmailova, créée à Moscou en 1962, 32 ans après la première de la version originale.
C’est à Düsseldorf en 1959 que la version originale fut créée en Europe occidentale, mais c’est quatre ans après la mort de Chostakovitch, en 1979 que par un enregistrement qui fut un événement (EMI, Vishnevskaya, Gedda, Petkov…) Mstislav Rostropovitch diffusa la version originale, alors que la version expurgée continuait d’être représentée en URSS.
Ce n’est qu’en 1996 que Valery Gergiev joua les deux versions de manière concomitante et qu’en 2000 que le Théâtre Helikon de Moscou afficha enfin la première version.
Il faut tout de même rappeler qu’en occident Chostakovitch dans les années 1970 restait accusé de relations ambiguës avec l’État soviétique, notamment par ces conseilleurs qui ne sont jamais les payeurs et qu’il s’est diffusé plus largement dans les programmes aussi bien symphoniques que lyriques assez tardivement à partir des années 1990 essentiellement .
tout comme Lady Macbeth de Mtsensk : il faut attendre 1992 pour que l’œuvre soit créée à l’Opéra de paris (Bastille), il faut attendre 2009 pour qu’elle le soit à Vienne, et à Genève l’œuvre fut créée en octobre 2001 par Armin Jordan en fosse et…Nina Stemme en Katerina ! Elle fut reprise dans la même production (Nicolas Brieger) en 2007, sous la direction d’Alexandre Lazarev et avec Stephanie Friede en Katerina.
On aurait aimé assister à la création genevoise en 2001…
Grosso modo l’aventure de Lady Macbeth de Mtsensk, c’est comme si Lucia di Lammermoor avait été jouée en seulement vers 1900, après sa création en 1835…
Toutes ces informations pour montrer que l’œuvre est encore assez neuve dans les répertoires et pour le public, mais comme souvent pour les œuvres de cette force, elle a bénéficié la plupart du temps de mises en scènes d’envergure.
C’est en fait à partir de 2007 que les aspects « scéniques » de l’œuvre prirent une importance déterminante, grâce à la production signée Martin Kušej et dirigée par Mariss Jansons à l’Opéra d’Amsterdam, qu’on vit (merci Mortier) à Paris en 2009. La production fit l’effet d’une bombe et montra que si cette œuvre n’est pas accompagnée d’une mise en scène de grand niveau, elle perd quelque chose de son impact, comme par exemple, avec le même Jansons, à Salzbourg en 2017 (voir notre article ci-dessous) où Andreas Kriegenburg ne répondit pas complètement aux attentes, malgré une Nina Stemme (encore elle…) étincelante qui pourtant abandonna au milieu du gué et fut remplacée par Evguenia Muraveva. Anja Kampe à Munich en 2016 y fut extraordinaire sous la baguette de Kirill Petrenko et dans la mise en scène grandiose, tragique, mais distanciée de Harry Kupfer.
On a vu la même année à Lyon avec Ausriné Stundyté, le spectacle puissant de Dmitry Tcherniakov (créée à Düsseldorf en 2008). Et avec la même, en 2019 à Paris le magnifique travail de Kzrysztof Warlikowski, lui aussi référentiel.
Car si les noms de tous ces metteurs en scène au firmament de leur art se succèdent et montrent l’importance de l’œuvre aujourd’hui, depuis 2014, Ausriné Stundyté est LA référence dans ce rôle. Elle y explosa dans la production de Calixto Bieito à l’Opera-Ballet Vlaanderen qui fut un autre des chocs qui secoua et le public et la presse.
C’est cette production devenue légende que le Grand Théâtre de Genève repropose, 9 ans après la Flandre, et qui comme les œuvres magistrales, nous frappe, sans avoir pris une ride, mais en ayant encore pris plus de poids, et toujours avec Ausriné Stundyté.
C’est une très grande chance de revoir ce travail complexe que nous allons tenter d’analyser, car s’il est indiscutablement violent, à la limite du supportable, il est aussi esthétiquement particulièrement soigné, référencé à la peinture, et contrairement à ce que certains ont dit de Bieito, ni provocateur ni excessif, car il montre derrière le miroir la profonde sensibilité du regard sur le monde de Calixto Bieito, qui ne fait que puissamment transfigurer le réel en un univers qui navigue entre l’Enfer dantesque, Jérôme Bosch et Goya.
L’opéra décrit d’abord la frustration, l’ennui et la souffrance d’une femme, Katerina, mariée à un riche commerçant, Zinovi, un faible dominé par son père, probablement impuissant, qui la délaisse, et la laisse face à Boris, le beau-père, exemple de patriarche violent, autoritaire, qui ne cesse de la bousculer (et un peu plus).
Arrive un ouvrier, Serguei, licencié de son précédent emploi pour avoir séduit la patronne, qui perçoit vite en elle ennui et désir inassouvi, et qui rapidement profite d’une absence du mari pour la conquérir, et la rendre charnellement complètement dépendante. Frustrée et ravagée de désir, elle l’a dans la peau.
Mais le beau-père les surprend, et s’apprête à tout dire au fils à son retour. Pour l’éviter, Katerina en lui servant son plat préféré les champignons, qu’elle prépare à merveille, elle les assaisonne de mort aux rats. Exit Boris, enterré avec tous les honneurs.
Zinovi le mari revient, averti de la situation et de ses cornes, mais Serguei et Katerina l’étranglent et cachent le cadavre dans le cellier.
Katerina enfin libre épouse Serguei, mais au cours du mariage, un ivrogne cherchant du vin brise la porte du cellier et tombe sur le cadavre de ZinovI. Il part dénoncer les choses à la Police, le couple est arrêté. Fin du rêve.
Ils sont condamnés à la colonie pénitentiaire, une habitude russe bien antérieure à Staline et aux soviétiques (voir Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski). Ils marchent des centaines des kilomètres et au cours d’un arrêt Serguei rejette Katerina, toujours amoureuse, et la nargue avec une autre détenue, Sonyetka. Katerina désespérée tue Sonyetka et se noie dans le lac, comme Wozzeck après avoir tué Marie. Rideau.
Peut-être le spectateur genevois se souvient-il du début de saison et de l’histoire de Katja Kabanova. Le lecteur de Wanderer pourra à la fois se reporter à l’article relatif à la production genevoise, mais aussi tout récemment de la production lyonnaise (nous en affichons les liens ci-dessous) et celle antérieure mais anthologique de Salzbourg (Barry Kosky) parce que les deux histoires se ressemblent. Des deux côtés une femme qui s’ennuie et mal mariée, des deux côtés l’absence du mari qui est l’occasion de retrouver l’amant, des deux côtés un beau-parent tyrannique, Boris pour Katerina, la Kabanicha pour Katia, et des deux côtés un suicide de l’héroïne, qui par ailleurs portent le même prénom (Katja étant un diminutif de Katerina)…
Il n’y a pas de hasard, Katja Kabanova est une adaptation de la pièce d’Ostrovski, l’Orage (Гроза), datant de 1859 alors que le roman de Nikolaï Leskov date de 1865. Nous sommes à la même époque et les deux œuvres s’intéressent à ces sociétés de province où les femmes s’ennuient, reléguées aux tâches domestiques, et souvent mal mariées.
Rappelons qu’en 1856 dans la Revue de Paris et en 1857 en roman chez Michel Lévy paraît Madame Bovary de Flaubert, matrice de ces peintures de l’ennui provincial dont s’emparent Ostrovski et Leskov.
On connaît le procès pour atteinte aux bonnes mœurs infligé à Flaubert, et la même année aux Fleurs du Mal de Baudelaire 1 : la bonne société n’aime pas la grande littérature.
Entre le procureur impérial Felix Cordoën pour Flaubert et Joseph Staline, pour le chef d’œuvre de Chostakovitch, on trouve le même type de reproche : comme quoi…
Il reste que ces visions de l’ennui dans une Russie éloignée des villes, ces visions de femmes consumées, on les retrouvera aussi chez Tchekhov, c’est une sorte de topos, et en même temps des tentatives passionnantes d’identifier des destins de femmes dans un univers où elles ont peu de place, sinon celle de la soumission.
Le spectacle genevois
Le caractère de la production genevoise, c’est d’abord une totalité : elle fonctionne comme un tissu serré où musique, chant, chœur et mise en scène sont tressés. La mise en scène travaille les mouvements scéniques des personnages en fonction de ce qu’on entend en fosse, et comme on le sait la partition de Chostakovitch est foisonnante : on y entend l’urgence, la violence, l’inquiétude, l’angoisse, le désir, l’amour, le rêve, la nostalgie et le lyrisme, sans oublier le sarcasme et l’ironie avec d’authentiques échos mahlériens, de ce Mahler amer et désabusé, mais aussi rêveur.
La fosse est un lieu où se heurtent de manière sauvage et brutale tous ces sentiments et tous ces états d’âme successifs. Calixto Bieito traduit visuellement cette musique avec une précision qui aide le spectateur à suivre la partition. Il y a comme une vraie correspondance entre fosse et scène (et le travail d’Alejo Pérez est à ce titre remarquable) où chacun soutient l’autre, l’étaye en quelque sorte en se renvoyant l’un l’autre au miroir.
Bieito construit une production qui semble à mille lieues de l’abstraction, nous devrions être près d’un gros moulin et nous sommes dans un univers industriel, une mine, un fond de mine, au centre de laquelle est un appartement (salon et « cuisine américaine » comme on dit, avec chambre à l’étage) d’une blancheur immaculée, comme un appartement témoin de résidence à vendre. Et le tout repose sur un tapis de boue au proscenium.
Cela semble très concret, et c’est en même temps un décor abstrait, qui souligne les rapports des groupes entre eux et qui fait de l’appartement le lieu du drame, comme l’orchestra du théâtre grec où tout se concentre. C’est bien le premier sentiment qui frappe : la concentration sur un lieu, d’une blancheur qui devient vite étouffante, un lieu qui semble fermé (stores vénitiens clos), et qui pourtant est ouvert, pas de vitres aux fenêtres, d’un côté et ouvert sur la boue de l’autre, si bien que Boris voit au travers du store (cf photo ci-dessus) Katerina et Sergueï, et que Sergueï en soulevant le dit store pénètre par la fenêtre de la cuisine.
Ce lieu apparemment clos est un espace où tout se passe et tout passe, espace de jeu irréel puisqu’à un moment le salon devient cellier où le « balourd » découvre le cadavre de Zinovi, et à un autre le canapé débarrassé de ses coussins devient lit, où Serguei se cache dans un buffet de cuisine comme dans un vaudeville, avant de tuer Zinovi, comme dans un Hitchcock. Cette concentration de l’action sur un espace qui se transforme et non une dilution en plusieurs lieux renforce le sentiment de clôture, celui de l’impossibilité de se sortir de ce monde, malgré qu’on en ait. D’une certaine manière, tout se passe sous les yeux de tous, symbolisés dès le départ par les lampes de mineurs que portent les choristes sur leurs casques, comme des yeux d’animaux qui perceraient la nuit.
Et puis il y a la boue, cette boue glissante, grasse, dans laquelle tout finira, mais aussi dans laquelle tout commence par la lutte entre Sergueï et Katerina, sous le regard de tous, comme une prémonition, lutte et conquête à la fois, heurts des corps entre eux dans une boue d’où surgit le désir.
La vision initiale de cette femme isolée en robe bleu profond, presque violette dans cet appartement blanc (Le violet dans la symbolique, peut évoquer la solitude et la mélancolie) entouré d’un dispositif sombre, noir, métallique, fait d’escaliers et d’un réservoir énorme, fait penser à un nid immaculé dans un univers vaguement infernal. Le blanc ici aveugle, épure, concentre sur le drame, et s’il évoque la pureté (et le mariage) ce n’est que par anti-représentation car il peut être aussi le deuil : la pièce blanche repose sur un lit de boue et reste écrasée par un monde du travail infernal et dégradant.
C’est une vision singulière que ce dispositif écrasant, où les escaliers métalliques font penser un peu à ceux d’un gouffre (Padirac par exemple), dont le spectateur aurait devant lui le fond, le fond de la mine, celui où la respiration est difficile, celui on l’on se meut en grimpant aux échelles (Boris), celui où les travailleurs sont indiscernables les uns des autres, vêtement sales, jeux d’ombres, groupe anonyme fait d’êtres vaguement bestiaux.
Dans le livret, Boris, Zinovi sont des riches marchands et Katerina est appelée à l’acte IV « la marchande », mais la vision qu’impose Bieito est une vision abstraite d’un travail vécu comme un rapport exploitant-exploité, quelles que soient les conditions et la nature de ce travail. Il n’y rien de réaliste qui nous dira quel commerce ou quelle mine, c’est le rapport entre les groupes, et le rapport entre les personnages qui nous intéresse, dans un contexte social particulier.
La question des rapports de force et de pouvoir
Calixto Bieito s’est toujours intéressé dans son travail de mise en scène aux rapports de force entre les hommes, aux rapports de pouvoir et notamment aux pouvoirs exorbitants. Il est clair que la concomitance dans l’univers littéraire d’histoires qui se focalisent sur le statut des femmes dans la moyenne bourgeoisie (le cas de Madame Bovary, de Katja Kabanova et de Katerina) et sur leur dépendance du milieu (en général) provincial et d’une organisation familiale patriarcale ne saurait être un hasard.
L’adultère dans une grande ville anonyme n’a jamais été un problème au XIXe (et au XVIIIe, et de tout temps), les opéras en sont remplis sans parler des vaudevilles (on pense à Feydeau). Ce qui marque le destin de ces trois femmes c’est qu’elles évoluent toutes dans un milieu de petite ou bonne bourgeoisie dans les petites villes lointaines. Elles ne sont pas pauvres, ne cherchent pas à se sortir de leur milieu, ne sont pas des courtisanes.
Elles s’ennuient pour une raison simple : dans un système patriarcal où l’homme ne fait pas son boulot (de mari), tout s’écroule dans un XIXe siècle dont tous les manuels de savoir-vivre soulignent que la femme doit en société écouter le mari (avec un joli sourire de préférence), ne jamais se mêler de la conversation et veiller au bon ordre de la maison, en échange de quoi le mari doit l’honorer et même lui faire des enfants dont elle s’occupera et qui occuperont son temps.
Mais si le mari ne l’honore pas, qu’en plus il ne lui fait pas d’enfant (Madame Bovary a quand même une fille, Berthe, mais ça compte si peu) et qu’il n’est pas une figure à admirer, une figure d’autorité, elle n’a plus rien à faire qu’à s’ennuyer… ou prendre un amant. Mais prendre un amant dans une petite ville où tout se sait, c’est délicat… Dans une société patriarcale, si le mâle ne fait pas son boulot, tout se déglingue.
Dans Lady Macbeth de Mtsensk, la figure du mari est une figure de l’absence, remplacée par la figure du beau-père, écrasante, qui efface le mari et qui en plus a été le porteur de la réussite familiale. Une figure de pouvoir, assise. Un potentat local, violent et tyrannique.
Cette figure est très importante dans l’œuvre, il écrase et humilie Katerina, tout en la harcelant moralement, et bien sûr sexuellement. Il occupe la pièce du premier étage, dominant la scène, une chambre à coucher où il lutine la jeune Aksinia, tout en ne dédaignant pas la pulpeuse Katerina. Il est figure de puissance, paternelle, économique, sexuelle et en même temps repoussoir. Détestable, Bieito l’afflige d’un chapeau de cow-boy à l’américaine, sorte de JR des enfers : il est volontairement caricature. Katerina est seule face à lui, seule face à son harcèlement, diurne et nocturne, profitant de l’absence d’un mari inexistant que Bieito voit comme une sorte de représentant de commerce, de commis voyageur de passage.
Bieito, nous l’avons dit ne dénonce pas une situation qui pourrait être spécifique à la Russie, le monde qu’il décrit n’est pas identifiable géographiquement, ce pourrait être aussi bien l’Amérique dite profonde, qui en matière d’arriération sociale n’a rien à envier à sa grande sœur russe. Habiller Boris d’un chapeau de cow-boy est d’ailleurs un signe qu’on est ici ou là partout et nulle part.
Ce qui intéresse Bieito, c’est évidemment de parcours de ces récits, nés au milieu du XIXe, ils disent aussi quelque chose dans la Russie des années 1930, et les réactions de certains spectateurs, hier, et aussi aujourd’hui, montrent qu’ils disent encore aujourd’hui quelque chose. Ils disent quelque chose de la permanence des violences des relations sociales, de l’absence d’humanité, de la loi des pouvoirs et donc de celle du plus fort. Il suffit de regarder autour de soi, il suffit de lire les réseaux sociaux, il suffit d’écouter un instant les actualités.
Et la question de l’Ukraine aujourd’hui n’y rajoute rien, la vision de Chostakovitch, comme toutes les grandes œuvres, dépasse la circonstance, l’idéologie, le stalinisme (qui en matière de lecture petite bourgeoise et bien-pensante, se posait là : il faut lire l’article de la Pravda qui est terrifiant, pire, terrifiant d’actualité aussi tant on lit quelquefois des choses similaires dans certains écrits actuels sur les mises en scène dites "modernes").
Tout ce début se passe plus ou moins sous les yeux des employés, ici des mineurs ou des ouvriers de l’industrie lourde, c’est-à-dire le plus bas de l’échelle sociale, le Lumpenproletariat, qui n’a pas d’autres débouchés que de travailler là où il est sans aucun espoir d’ascension sociale. Quand on tourne en rond, quand on est confiné dans ce jus, on vire en même temps à la violence (phénomène bien connu de certains ghettos sociaux). Dans un monde sans issue, on se retourne contre son groupe, ou on se rue sur plus faible par exemple la femme : Aksinia en est la victime, violée par un nouvel ouvrier, Sergueï, arrivé avec la réputation de séducteur. Et Katerina, venue pour arrêter les violences, accepte le défi de Sergueï de se battre à la lutte, dans la boue, sans doute d’abord pour tromper son ennui existentiel, et puis sans doute et surtout pour un corps à corps prémonitoire avec Sergueï. Se battre, la seule solution quand on n’a plus droit à une parole.
L’intervention de Boris interrompt l’épisode. Les relations de violence sont aussi bien privées que publiques.
L’intelligence de Bieito consiste à faire de Sergueï non pas l’ouvrier musculeux et désirable des affiches de propagande soviétique, mais un anonyme, un type un peu comme les autres, qui traine sa vie, et sur lequel Katerina plaque son désir. C’est elle qui s’éveille au désir, mais Sergueï qui use et abuse des femmes a vu dans celle-là le désir réprimé, l’ennui, la frustration. Il sait qu’elle tombera comme un fruit mûr.
Le jeu du désir et des corps sont les protagonistes de cette première partie, où Katerina découvre la jouissance à perdre haleine, demandant sans cesse de l’amour dans cet espace tout blanc et réduit qui devient champ clos de la joute sexuelle où clairement Bieito montre qu’elle prend sans cesse l’initiative, en demande de sexe, de corps, de peau.
Il souligne aussi sarcastiquement ce désir presque caricatural en faisant apparaître les cuivres de l’orchestre qui accompagne la montée des humeurs et des sèves, derrière la fenêtre, sous un éclairage vert marqué (celui de l’irréel) dont la musique mime les gestes de l’amour, comme plus tard ils apparaîtront nimbés de rouge dans la scène du mariage. C’est une manière de souligner comme je l’évoquais plus haut, que la musique est traitée comme un personnage et que la scène visualise ce que la musique raconte, et même visualise la musique : ce n’est pas la scène qu’on voit qui est accompagnée de musique, c’est la musique qui est illustrée par la scène.
Boris qui ne cesse de la surveiller et qui a subodoré la situation découvre le pot aux roses ; il avertit son fils et lui intime l’ordre de revenir. Puis il fait fouetter Serguei en public et l’enferme dans le cellier, ce lieu où l’on cache les bonnes bouteilles, les prisonniers et les cadavres.
Pour éviter le pire, Katerina sert à Boris son plat préféré, les champignons, une sorte de leitmotiv des deux premiers actes, symbole de la soumission et du rôle de la femme : il y a quelque chose d’évidemment ironique dans cette affaire de champignons : le spectateur intègre la banalité (un plat de champignons…) mais aussi la possible suite, le champignon, cela peut-être vénéneux, porteur de mort, l’idée est évidente. La mort viendra peu ou prou des champignons : la gourmandise est un des péchés capitaux et le champignon un trompe l’œil, ou trompe papille…
En les assaisonnant de mort aux rats, Katerina gagne provisoirement sa liberté, mais en même temps elle fait entrer en elle des sentiments nouveaux, la crainte et la culpabilité.
C’est un paradoxe que Bieito souligne : tant que le premier crime n’était pas accompli, elle se sentait plus libre, de cette ivresse que donne la transgression, elle vivait le moment sans penser à autre chose qu’à assouvir son désir : la transgression augmente souvent la libido.
La mort du beau-père crée une liberté illusoire, introduit angoisse crainte et visions (le spectre de Boris, évident souvenir de Macbeth). Cette liberté initiale, elle ne l’a plus, et seul Sergueï est capable de lui procurer ce qu’elle croit être une sécurité, mais Bieito fait sentir qu’elle reste profondément seule, manœuvrée par Sergueï qui lui fait croire à l’amour, seule manière de briser une solitude qui reste structurelle pour elle.
Le meurtre de Zinovi par les deux amants semble sonner l’heure de la liberté définitive, après s’être débarrassés du cadavre, ils se jettent l’un sur l’autre pour une étreinte libératrice et on entend un mélange de râle d’amour et de larmes : Katerina commence sa chute.
C’est la fin de l’aventure individuelle et désormais, vont se succéder des événements qui accélèrent le destin maléfique.
Au début de l’acte III, c’est la société qui est au premier plan : d’un côté « le balourd », un paysan en déshérence, cherche une bouteille pour se consoler et de l’autre, la Police se glorifie comme défenseur de l’ordre et de la civilisation mais méprisée par le corps social, d’ailleurs le commissaire constate amèrement qu’il n’a pas été invité aux noces de Katerina et Sergueï.
Une noce où dans sa robe de mariée immaculée au-dessus de la boue, Katerina affiche un visage fermé et angoissé. La noce c’est le but atteint pour Sergueï, et sans doute une autre soumission pour elle.
C’est l’occasion pour Bieito d’afficher des « violences policières » comme on dit, viol de jeune fille, et puis viol d’homosexuel suivi de son marquage au fer rouge, chasse à la meuf et au PD.
Les costumes des policiers sont à peine différents de ceux des ouvriers du premier acte qui assistaient au viol d’Aksinia, car tous les niveaux de la société sont indistinctement atteints par la violence. La défense de l’ordre n’est qu’un leurre, qui cache en réalité la raison du plus fort sur le plus faible, avec toujours les mêmes victimes (les femmes, les homos etc…), il n’y a ni morale, ni religion ( le Pope est un ivrogne) dans un monde (n’oublions pas que le décor montre toujours le fond de l’Enfer et que tout se joue cette fois dans la boue) de l’universelle violence où ne compte que la jouissance immédiate et la satisfaction immédiates de toutes les frustrations. Le livret même de Chostakovitch fait un lien clair entre l’entrée de la police dans la noce, et l’arrestation des deux mariés, comme une sorte de vengeance sociale de la part du commissaire. Le droit, la morale n’y entrent en rien. Chez Bieito ils viennent de violer et torturer, ce n’est qu’un meurtre de plus mais arrêter la marchande c’est se venger socialement.
L’acte IV commence par la déconstruction du décor de l’appartement, si celui-ci était un havre de paix (?) au fond de l’enfer, une tache de blancheur immaculée, il est démonté dans un bruit de blizzard, évidente évocation des colonies pénitentiaires sibériennes. Il ne reste cette fois au bout du compte que l’armature de l’enfer, une aire limitée par les espaces métalliques où errent les prisonniers en marche vers leur destin, il marchent ou s’arrêtent en mouvements désordonnés de zombies, en un tableau fascinant qui oscille entre Goya et Jérôme Bosch, une image picturale, une incroyable vision infernale d’une beauté morbide.
Tout l’acte se joue à l’opposé de ce que nous avions vu jusque-là : les luttes des individus étaient plus ou moins limitées au champ clos de l’appartement, même si on pouvait les voir, mais cette fois ci leurs débats/ébats sont exposés, sous les quolibets et les commentaires, dans une sorte de mouvement perpétuel de jardin à cour des protagonistes (Serguei, Sonyetka sa nouvelle conquête, Katerina) au milieu du groupe qui commente.
Vision terrible, parce que même dans les situations extrêmes (à noter que l’on ne voit ni gardes, ni police, mais seulement ce groupe de prisonniers sans solidarité qui regarde les trois se déchirer) il n’y a ni pitié ni sentiment. Dans la société décrite par la musique de Chostakovitch et la vision de Bieito, que l’on soit travailleur exploité, policier, bagnard, ou riche marchand, il n’y a que des relations sociales de conflit, de violence, de mépris, sans jamais aucune espère de charité minimale ni d’espoir.
Dans Katja Kabanova au moins Boris semble aimer Katja (sauf qu’il la laisse à la fin…), ici ni dans aucune des relations entre les individus et les groupes, ni à l’intérieur des groupes, il n’y a un sentiment positif, qui pourrait laisser espérer une lumière.
Tout se finit dans la boue, la boue de la lutte entre Sonyetka et Katerina une lutte à mort, comme l’aventure avait commencé par la lutte à vie entre Sergueï et Katerina, Sonyetka finit étranglée dans cette lutte dérisoire et terrible, étranglée avec le bas même de Katerina qu’elle avait récupéré grâce au mensonge de Serguei, et Katerina, face au public, s’égorge, reconquérant ainsi sa liberté et sa dignité. C’est la seule lumière qui naît de cette toute cette boue.
Bieito ne laisse aucune chance ni aux individus ni au groupe, parce qu’il ne laisse aucune chance à la société qui les a façonnés et qui conduit à ces extrêmes, où chacun cherche sa vie ou sa survie au prix de la vie des autres. Une société de brutalité. « Cette brutalité inhérente au monde de cet œuvre qui se passe dans un environnement brutal, de cette brutalité inhérente aux cellules humaines. » Comme le déclare Bieito dans le programme de salle, un regard de profonde désespérance.
Une galerie de personnages
De ce monde de brutes, Katerina est au départ une victime fragile, isolée et sans défense. Elle passe par plusieurs états. D’abord ravagée par la frustration, elle découvre dans le combat avec Sergueï la chaleur de la peau de l’autre, sa sueur et immédiatement naît le désir, irrépressible. Il y a entre Sergueï et elle une entente des corps, un désir insatiable que Sergueï sait satisfaire sans que la satiété n’arrive.
Mais à mesure que l’on avance et après le deuxième crime, Katerina n’a plus que Sergueï pour la défendre, il va devenir « l’homme » qu’elle n’a pas eu, mais comme toujours dans les tragédies, elle s’est trompée de cible. Le paradoxe qu’on lit dans son attitude, dans ses regards, dans ses mouvements, dans sa robe de mariée sans joie, c’est que plus elle sent intuitivement la vraie nature de Sergueï, et plus le désir laisse place à l’amour et donc à l’angoisse de la perte, un amour exclusif qui est amour du port d’attache : on comprend à l’attitude de l’une et à celle de l’autre qui si tout fonctionnait, Sergueï deviendrait un second Boris, ce Boris qui expliquait au premier acte ses conquêtes de jeunesse et qui voulait se substituer à son fils pour combler les frustrations de sa bru. On voit à travers les gestes agacés et les regards lassés de Sergueï (magnifique Ladislav Elgr) qu’il n’a aucune empathie pour les angoisses grandissantes (et justifiées) de Katerina. Les noces sont quelle qu’en soit l’issue (arrestation ou fuite), la fin du couple.
Ainsi dans un troisième moment, Katerina, qui a vécu la chute depuis le meurtre de Zinovi, retourne à la déchéance et la solitude, insultée et rejetée par Sergueï, et méprisée par le groupe. Mais en même temps mangée par l’addiction et prête à croire n’importe quel signe de Sergueï (quand il revient lui prendre ses bas), elle s’aperçoit qu’elle est définitivement bafouée quand Sonyetka la nargue : elle la tue. Là où elle en est arrivée, elle n’a plus grand-chose à perdre, et elle la tue comme comme un duel (où elle va reconquérir son honneur) traité par Bieito comme un combat animal dans la boue…
Enfin, s’égorger face au public, c’est témoigner face au monde, reconquérir enfin liberté et dignité.
Sergueï est un médiocre, comme les autres, mais il utilise sa puissante force de séduction pour essayer de sortir de sa condition, de grimper dans l’échelle sociale, il est en quelque sorte, très balzacien. Qui a lu « La fille aux yeux d’or » de Balzac sait que la société est composée de cercles, comme les cercles de l’Enfer dantesque qui vont du fond à la surface, du bas en haut de l’échelle sociale (ce n’est pas un hasard si Balzac appelle son grand-œuvre « La Comédie humaine ») et que dans chaque cercle il y a des « petits napoléons » qui cherchent à passer d’un cercle à l’autre pour grimper. En quelque sorte, Sergueï est un petit napoléon, mais vraiment tout petit, qui essaie de monter par les femmes, mais sans un Vautrin pour le conseiller. Incapable d’empathie, incapable de sentiment, machiste au dernier degré, singulièrement lâche aussi, et enfin pas très malin (cacher le cadavre de Zinovi dans le cellier, c’est risquer la découverte rapide – ce qui arrive), mais comme quelquefois les gens pas très malins, il est sûr de son fait, sûr de lui et dominateur. Alors il fait retomber sur Katerina la responsabilité de sa situation. C’est plus facile : il est veule jusqu’au bout.
Boris est d’une certaine manière le personnage le plus « haut en couleur » de l’ensemble des protagonistes, et Chostakovitch ne manque pas de souligner par une musique sarcastique la médiocrité et aussi quelquefois le ridicule du personnage. Bieito le confirme en en faisant un coq de basse-cour, qui pressure Katerina, l’espionnant, cherchant à la violer, et s’en servant comme de son esclave favorite. Le personnage est aussi caricatural que dangereux, et dans son désir exprimé très vite de champignons, il prête à sourire, mais en même temps, il a le pouvoir, ce pouvoir reconnu de tous qui est celui de la violence. Et comme tel il est dangereux. C’est le type même de personnage qui diffuse la haine autour de lui, ou l’envie de meurtre. Une image de dictateur, toujours un peu ridicule – et par là même effrayante (voir le film de Chaplin).
Zinovi a peu à chanter, mais une partie assez marquée, et scéniquement, il n’est rien, ou pas grand-chose, Bieito le traite comme inexistant, dans son allure et dans son habit d’employé de troisième zone, au contraire de Boris en costume bleu pétrole et chapeau de cow-boy aussi typé que le fils est couleur de muraille. Bieito fait apparaître son inexistence, son inanité au moment où Katerina essaie de l’exciter, de provoquer en lui une lueur érotique, mais l’encéphalogramme est plat et le reste endormi. Un grand dadais marshmallow.
Les autres personnages sont traités comme des figures, fugaces mais fortes qui chacune dessinent ce que cette société produit, à commencer par le « balourd », une présence insistante qui circule dans les groupes et par qui le scandale va arriver puisqu’il découvre le cadavre de Zinovi dans le cellier (il faut dire aussi que Serguëi n’est pas un champion de la dissimulation comme on l’a vu) …
Le pope traverse aussi l’œuvre, une figure imposée dans les villages, qui prennent leur cohésion morale dans la religion, mais Bieito en fait un ivrogne, encore, sans autorité morale, conforme à une certaine tradition paysanne (les plaisanteries autour des popes et leurs faiblesses sont très fréquentes dans le monde orthodoxe) et aussi conforme aux nouvelles orientations idéologiques de l’Union soviétique…
Le chef de la police représente un ordre qui n’en a que le nom, le garant d’une violence organisée, officielle, illégitime, qui effraie, destinée à bloquer toute velléité d’autonomie sociale et de liberté individuelle. Une police de dictature. Il est clair que Chostakovitch en visant la police tsariste (l’histoire est sensée se passer au XIXe), vise aussi une autre Police plus proche de lui, comme quoi il frappe la religion et la police, en maître du « en même temps ».
Bieito en souligne les excès, non pour provoquer, mais pour montrer que les violences sociales ou « intrafamiliales » comme on dit aujourd’hui pudiquement naissent dans des contextes sociétaux, et non de lubies individuelles. Ici il y a dans cette police la frustration de ne pas être considérée et de se retourner sur les plus faibles pour croire à sa propre autorité.
Aksinia et Sonyetka sont les deux figures féminines qui complètent la galerie de personnages, l’une une victime, Aksinia, violée par Sergueï et esclave sexuelle de Boris, une figure discrète, symbole de la condition des femmes sans ressources ni pouvoir : un corps offert aux mains boueuses, la chose qu’on a sous la main pour se soulager.
Sonyetka est une figure presque traditionnelle des films noirs, c’est la nouvelle maîtresse, celle à qui Sergueï, même dans leur piteuse situation de prisonniers, fait de belles promesses. Mais à la différence de Katerina, elle n’y croit pas. Pas de place pour le sentiment dans la colonie pénitentiaire, mais simplement veiller à son intérêt par le moyen du do, ut des 2, mon corps contre les bas de l’ex… un marché qui en quelque sorte met Serguei en position de minable chevalier qui conquiert sa belle par des exploits…. Un Lancelot dérisoire de la boue et du goulag. Et Chostakovitch fait de Sonyetka pour ces raisons même un court mais vrai rôle musical.
Le chœur et les voix
Nous l’avons souligné, c’est un opéra où tout est tressé, le théâtre, la musique, les individus et le collectif. C’est pourquoi le chœur est déterminant, spectateur lointain ou direct du drame qui se joue, mais aussi dans cette mise en scène protagoniste des scènes de violence. Musicalement déterminant, il a montré tout au long de la représentation un relief tout particulier, une force notable, une présence qui n’a pas manqué de frapper, dans la puissance comme dans l’expression (le sarcasme par exemple) sous la direction d’Alan Woodbridge, qui va laisser ses fonctions en fin d’année après une dizaine d’années de bons et loyaux services. IL faut dire que les prestations du chœur du Grand Théâtre qui a longtemps aussi été dirigé par Ching Lien-Wu, aujourd’hui à l’opéra de Paris ont été régulièrement saluées. Cette représentation le confirme, même si, petite nuance, on aurait aimé un début de quatrième acte qui fait tant penser à Moussorgski, encore plus délicat et lacérant.
Rien à dire dans la distribution et les voix, à commencer par les deux protagonistes.
Ausriné Stundyté n’est pas seulement une voix : elle ne se réalise que si elle est « incarnation ». car Stundyté est une totalité, une voix et un corps. Dans des rôles comme celui de Katerina qui nécessitent d’exprimer la frustration et le désir, elle sait mettre en valeur une sensualité innée, et une liberté corporelle que peu de chanteuses de ce niveau affichent ou se permettent. C’est cette audace inouïe qui frappe, dans sa manière de s’exhiber, de mimer le désir, de se rouler dans la boue : la performance corporelle, le jeu d’acteur, mla présence sont proprement incroyables.
Mais il y a aussi la voix, qui n’est pas toute en force, comme on a pu le voir chez d’autres. Elle sait doser, moduler, susurrer, elle est chatte sur un toit brûlant, mettant la voix au service de chaque moment dans sa diversité et réciproquement, car tout est au service du personnage et de son expressivité, avec pour résultat une intensité de tous les instants. Nous la connaissons depuis 10 ans, elle a accumulé les expériences, les visions, les regards et toute cette maturité se lit dans ce jeu, dans chaque couleur et dans chaque expression, toujours neuve, toujours surprenante, prenant aussi appui sur ses faiblesses quelquefois (des graves quelquefois un peu sourds) et aussi sur des forces (un aigu plein et rond, un médium superbe, homogène, sans failles). Nous l’avons entendue dans d’autres rôles où la voix semblait au bout, exténuée par l’engagement, les aigus courts, le volume un peu mat, mais ici, il semble que retrouver la mise en scène de Calixto Bieito lui ait donné une énergie renouvelée, des possibilités expressives et vocales infinies : cette artiste a besoin de se consumer dans un rôle, de le vivre au dernier degré, de tout donner, comme on dit, ici au sens propre, corps, âme et voix. Stupéfiant.
Ladislav Elgr est comme il y a neuf ans son partenaire. Curieusement sur scène à Genève, il y avait deux Sergueï possibles, John Daszak qui était Sergueï à Lyon dans la mise en scène de Tcherniakov également ux côtés de Ausriné Stundyté, figure de mâle dominant, musclé, carré, comme on peut s’imaginer les Sergueï traditionnels, mais il est ici l’anti-héros, Zinovi, joli pied de nez très réussi de distribution.
Ladislav Elgr est un autre profil. qu’on a vu à Genève dans Jenůfa où il était Števa le fils lâche qui a fait un enfant à Jenůfa, encore un personnage veule. Avec son physique effilé et un timbre expressif, mais pas spécialement adapté aux rôles de ténors habituels, il sait dessiner des profils particuliers, habiter des personnages sans relief ou négatifs, des sales rôles en quelque sorte, grâce à une voix bien projetée, toujours très expressive grâce à une rare intelligence du texte (voilà un vrai chanteur à tête), et un engagement scénique prodigieux lui aussi : on sent parfaitement la complicité artistique et la confiance mutuelle des deux chanteurs dans certaines scènes difficiles, mais ce que sait rendre Ladislav Elgr, c’est toute la duplicité du personnage, grâce à un jeu sur les couleurs, sans jamais exagérer l’expression, par exemple, les expressions amoureuses restent froides, distanciées, sans âme sans engagement, face à une Stundyté dévorée par le serpent du désir, il est le pommier impassible dans lequel on croque sans jamais qu’il ne change, débitant sans cesse son même discours (par exemple à Sonyetka), magnifique incarnation là encore, presque plus engagée dans cette inexpression structurelle et glaciale, qui fait pendant au halètement vital de Stundyté.
Dernière survivante des représentations de 2014, Kai Rüütel en une Sonyetka elle aussi incarnée, expressive, distanciée, presque ironique face à Sergueï, avec une voix forte, bien ciselée et presque capiteuse, avec une expressivité assez froide qui contraste avec la chaleur de son timbre, mais qui en revanche convient très bien aux situations décrites om chacun lutte pour sa peau, avec ses arguments et la chaleur voulue.
On connaît Dmitry Ulyanov : on l’a entendu à Genève (et à Munich) dans Koutouzov de Guerre et Paix, à Lyon dans le Tsar Dodon du Coq d’or… On sait qu’il est actuellement l’une des basses les plus en vue des scènes européennes. Il est un Boris à la voix puissante, homogène sur tout le registre, très expressive, qui sait user des couleurs (quand il évoque sa jeunesse) et c’est un véritable personnage qui entre parfaitement dans ce que veut Bieito, une brute dominatrice à peine vernissée par la réussite sociale. Sa manière de sculpter les mots, de dire le texte avec une clarté incroyable, de peser chaque inflexion est vraiment un modèle du genre, notamment dans son monologue du deuxième acte, impressionnant de justesse et aussi de finesse dans le rendu psychologique.
On l’a dit, John Daszak a incarné Sergueï, il est ici le pâle Zinovi. La stature imposante, la voix de stentor, les aigus puissants, le timbre clair en font l’anti-personnage parfait, comme si Katerina s’était trompée en croyant épouser un-homme-un-vrai. Tous ces moyens au service d’un personnage qui ne fait que passer sur scène fugacement, il arrive et il repart, il revient et il meurt. C’est un choix de distribution intelligent, d’abord parce que Daszak est un ténor de très bon niveau et réclamé, ensuite et surtout parce qu’il semble avoir les atouts du père, mais qu’il n’en a pas les moyens réels. Katerina, dont nous avons dit qu’avec Sergueï elle s’est trompée de cible, s’est déjà trompée avec Zinovi qui est un marché de dupe, un Potemkine du patriarcat…Tout en façade. Belle idée que ce choix.
Du côté des rôles de complément, même homogénéité dans la qualité, Michael Laurenz très expressif et avec une belle diction dans « le balourd » qui découvre le cadavre de Zinovi dans le cellier, la jolie Aksinia de Julieth Lozano, une des trouvailles du jeune ensemble du Grand Théâtre, la voix est très bien projetée, expressive dans un rôle qui n’est pas si facile (avec son alternance de chant et de cris) où elle sait affirmer une vraie présence vocale et scénique, déjà constatée cette année à d’autres occasions.
Prestation marquée aussi du Pope de Alexander Roslavets (qui est aussi le vieux forçat au quatrième acte) voix expressive, homogène sur tout le registre, avec des aigus bien clairs et bien posés (important pour une basse), tout aussi expressif, et fortement affirmé.
Le chef des policiers, Alexey Shishlayev avec une voix vraiment puissante (on l’avait déjà entendu dans ce rôle à Salzbourg avec Jansons), sait utiliser les ressources et les modulations, sur un discours aussi terrible que stupide. Il a les couleurs, les inflexions. Il sait s’imposer. Signalons enfin les (désormais habituels) membres du jeune ensemble, toujours justes et valeureux, Omar Mancini (3àme commis, maître d »école, l’ivrogne) et William Meinert (le meunier).
La musique
Au risque de se répéter (un péché mignon), le travail d’Alejo Pérez à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande est exemplaire, d’abord parce que la fosse est toujours en phase avec le plateau, pas de fautes de rythme, la musique respire en même temps que chaque mouvement des personnages, comme si elle en commentait les initiatives, à la manière d’une musique de film, et même par certains côtés d’un dessin animé soulignant ainsi la modernité du compositeur en prise directe avec son siècle.
Peut-être en cette première y‑a‑t-il quelques menus décalages, peut-être certaines attaques manquent-elles de netteté, mais c’est véniel tant l’ensemble impressionne par la puissance du rendu et le souci des équilibres, car malgré cette musique forte, contrastée, violente, les voix ne sont jamais couvertes. Peut-être aussi est-ce dû au fait qu’une partie de la fosse est couverte pour la préserver de la boue au proscenium, mais plus sûrement au travail de tissage entre scène et fosse et à la préséance du théâtre dans une œuvre qui est théâtre et musique, théâtre musical, et qui ne supporte pas une mise en scène fade et des interprètes sans engagement.
En plus Alejo Pérez est le chef choisi par Aviel Cahn pour son « cycle russe », et il a dirigé Guerre et Paix de Prokofiev en ouverture de saison 2021–2022 à Genève dans la mise en scène de Calixto Bieito, c’est-à-dire que les musiciens le connaissent et ont apprécié de travailler avec lui (Guerre et paix était vraiment un beau succès) et qu’ici la même équipe chef-metteur en scène crée sans nul doute une ambiance particulière de confiance. Il est clair que l’OSR a fait sonner ses cuivres (en scène et en fosse) comme rarement, mais que la lecture, claire, limpide, fait ressortir l’instrumentation et sa complexité, mais aussi les différents moments, les sarcasmes, le lyrisme et la douceur, le drame avec une intensité qu’on a rarement entendue de manière aussi convaincante au Grand Théâtre.
Si vous êtes à Genève ou pas trop loin… et même un peu plus loin, il vous reste à y courir : c’est jusqu’au 9 mai.
Notes
1. Rappelons que Baudelaire n’a pas été célébré en grande pompe en France comme il l’aurait mérité en 2021, pour le deux-centième anniversaire de sa naissance, et que le ministre de l’Éducation de l’époque, Jean-Michel Blanquer, n’a pas fait grand-chose pour marquer l’événement : survivance de la bien-pensance stupide d'un « grand » ministre et petit esprit
2. Je donne, pour que tu donnes en échange
Une «Lady Macbeth de Mtsensk» à boue portant
Juliette De Banes Gardonne – Le Temps – 3 mai 2023
source: https://www.letemps.ch/culture/musiques/grand-theatre-geneve-une-lady-macbeth-m…
La mise en scène du Catalan Calixto Bieito vise juste, même si l’expérience esthétique de cet opéra de Chostakovitch laisse perplexe
A Mtsensk, bourgade crottée, la dictature du prolétariat n’est pas encore advenue, au contraire! Il règne une violence de classe crasse. Dans cette gigantesque cité industrielle russe, la noirceur métallique contraste avec le préfabriqué trop blanc. C’est là que végète la malheureuse Katerina Ismaïlova, belle-fille du patron Ismaïlov. Lui, c’est un ogre. Un prédateur en santiags et chapeau de cow-boy, qui fait régner l’ordre à coups de ceintures et de braguette déboutonnée. Les ouvriers, eux, sont condamnés à la fange.
Car la boue, dont le plateau est recouvert, est un symbole collant de la souillure, de la déchéance morale à laquelle font face les personnages. En premier lieu Katerina, dite Lady MacBeth, femme devenue adultère et meurttrière, asphyxiée par un milieu d’une violente médiocrité.
Sexe et brutalité
Composé à 28 ans par Chostakovich, cet opéra aborde les violences par tous les bouts. Violences sexuelles, meurtres, répression policière. Un drame effroyable aux allures d’apocalypse, dans lequel pointe aussi la farce satirique. Par le biais de l’écriture orchestrale, Chostakovich nous glisse des commentaires. Ici, les sonorités se font grotesques à l’arrivée d’Ismaïlov, comme pour nous signaler l’infamie du personnage. Là, un interlude instrumental faussement paisible prédit, à travers le grondement des violoncelles et de la clarinette basse, la brutalité de la scène suivante: le rapt d’Aksinia.
Tel un animal traqué, la servante Aksinia sera violée par Sergueï, le nouvel ouvrier, devant une meute d’hommes en rut. Le climax de cette violence sexuelle sera atteint à la scène III du premier acte. Durant une longue minute, l’orchestre rend audible en mode fortissimo le rapport sexuel imposé de manière brutale à Keterina par Sergueï. Une minute assourdissante où cymbales, carillon et xylophone donnent clairement l’idée sonore du va-et-vient des mouvements de bassin.
Les chromatismes de l’orchestre, dans une accélération orgasmique, font finalement éclater le silence, ponctué d’un glissando descendant au trombone. La débandade finale. C’est par ce rapport non consenti que sera scellé l’amour entre les deux personnages. Cette scène “pornophonique”, comme le titra le New York Sun en 1935, dont brutalité musicale ne laisse aucun doute sur le viol de l’héroïne, valut à l’opéra d’être censuré. “Au-delà de l’accusation de formalisme, c’est bien la mise en musique d’actes sexuels qui suscita la réaction du régime” écrit le musicologue Esteban Buch.
Le sort des femmes à l’opéra
Chostakovich avait imaginé Lady MacBeth comme le premier volet d’une trilogie sur la condition féminine, qui ne verra jamais le jour. A travers l’histoire de Katerina Ismaïlova, c’est l’oppression des femmes et la brutalité du patriarcat qu’il donnait à voir et à entendre. Pourtant, derrière cette louable intention, transparaît aussi une forme de sexisme bienveillant: une façon très masculine d’expliquer le désir féminin. D’où la perplexité qui nous envahit, accentuée par ces scènes âpres et crues que le metteur en scène exploite jusqu’au haut-le-coeur. Des femmes violées et malmenées, comme un exemple puissant de la défaite des femmes à l’opéra, dont parlait de manière visionnaire – en 1979 déjà! – la philosophe Catherine Clément.
Ainsi nous assistons à l’achèvement de nos semblables. Reste que le plateau vocal est incroyable. La soprano lituanienne Ausriné Stundyté dans le rôle-titre, est une bête de scène. L’Orchestre de la Suisse romande, sous la direction magnétique d’Alejo Perez, construit des tableaux aux lignes précises, valorise les contrastes atmosphériques, s’emballe quand la partition le demande, et atteint des sommets de lyrisme.
Soirée anthologique au GT de Genève…
Emmanuel Andrieu – classiquenexs.com - 3 mai 2023
source: https://www.classiquenews.com/critique-opera-geneve-grand-theatre-le-2-mai-2023…
Quel choc ! Nous sommes sortis abasourdis du Grand-Théâtre de Genève – à l’issue de cette deuxième représentation de Lady Macbeth de Mtsensk de Dmitri Chostakovitch, mise en scène par Calixto Bieito et dirigée par Alejo Perez -, et c’est bien à une soirée lyrique d’ANTHOLOGIE à laquelle nous avons eu la chance d’assister, comme l’on en vit qu’une tous les trois ou quatre ans, c’est-à-dire tous les 500 opéras pour nous dont c’est le métier que d’en faire des comptes-rendus aux quatre coins de l’Europe et à longueur de temps.
La première composante de ce fracassant succès est l’extraordinaire proposition scénique du trublion catalan Calixto Bieito, dont nous n’avons pas toujours goûté le travail, mais qui signe là – à nos yeux (dans une production déjà monté à l’Opera Ballet Vlaanderen) – sa meilleure mise en scène. Mais c’est avant tout l’œuvre elle-même, qui fait partie du « top 10 » de nos opéras préférés, et qui contient les germes d’un succès qui jamais ne se dément quand l’équipe artistique se montre à sa hauteur.
Lady Macbeth de Mtsensk est l’ouvrage d’un jeune génie fulgurant, en même temps qu’une œuvre étonnamment mûre puisqu’elle contient en germe beaucoup de ses compositions futures. Que ce soit dans le sarcasme ou dans la compassion envers l’humanité douloureuse qui habite nombre de ses partitions de la fin, on y trouve déjà toutes les caractéristiques de son langage angoissé, à fleur de peau, où les clins d’œil burlesques alternent avec les scènes déchirantes en une succession frénétique, et nous heurtent avec une puissance proprement inouïe. On reste pantois devant l’interlude orchestral qui traduit l’acte d’amour de Katerina et de Sergueï au premier acte, et pétrifié au dernier, alors qu’un formidable forte précède l’hallucinante plainte de Katerina : « Dans un bois, il y a un lac profond/ et son eau est noire comme ma conscience ».
Ce degré d’émotion se rencontre rarement sur une scène d’opéra, et cette partition grandiose réclame dès lors une proposition scénique qui se hisse à sa hauteur, comme c’est le cas ce soir !
Bieito transpose l’action dans une usine pétrolière, et la scénographie (signée Rebecca Ringst) est essentiellement constituée par des cuves et des échafaudages maculés du précieux or noir. Ils encadrent la maison des Ismaïlov : un quadrilatère d’une blancheur clinique, complètement aseptisé, baignant dans une lumière blafarde. A contrario, le devant de la scène est recouvert d’une épaisse fange noire, dans laquelle se déroulera le premier « combat » érotique de Katerina et Sergueï.
Au dernier acte, dans une scène d’une violence inouïe, l’héroïne y plaque sauvagement la tête de Sonietka qui s’y étouffe, avant de s’égorger tout en fixant le public droit dans les yeux, afin de le prendre à témoin de l’ultime étape de son calvaire. Étant (re)placé au centre du premier rang – dans une salle plus que moitié vide (presque une constante au Grand-Théâtre de Genève depuis la Pandémie de Covid…) – pour mieux appréhender le spectacle, nous ne sommes pas près d’oublier cet hallucinant moment de théâtre !
Dans une autre scène choc, où la violence le dispute cette fois à l’humiliation, on voit Boris, qui a fait d’Aksinia son esclave sexuelle, la traîner jusqu’à son lit, après lui avoir passé une laisse au cou. Dans cet univers à donner le frisson et à susciter l’épouvante, Bieito fait bouger une foule anonyme, habitée par la haine de la « différence » (une scène montre un homosexuel marqué au fer rouge pour ses mœurs jugées contre-nature), toujours prompte à la grossièreté. Ces opprimés qui rêvent d’être des oppresseurs, isolent et persécutent Katerina dont le désespoir, dans la vision du metteur en scène, doit être absolu. Bieito excelle à donner à chaque interprète un profil fermement dessiné ; leurs gestes, toujours éloquents et pourtant naturels, n’entravent nullement leur spontanéité, si bien que chacun se meut avec l’aisance d’un acteur de théâtre chevronné. Une inoubliable et magistrale leçon de théâtre (lyrique) !
Pour continuer, Aviel Cahn a réuni à Genève les principaux artisans du triomphe qu’avait remporté le spectacle quand il l’avait monté à l’Opéra d’Anvers en 2014 (quand il dirigeait cet opéra qui forme, avec celui de Gand, l’Opéra Ballet des Flandres). Et la soirée repose avant tout sur l’écrasant rôle-titre porté jusqu’à l’incandescence par la soprano lituanienne Ausrine Stundyte, véritable torche humaine, vibrante et pathétique Katerina, d’une vitalité irrésistible et d’une incroyable endurance vocale. On ne peut que rendre les armes devant cette voix saine et ample, aux aigus glorieux, jamais criés. La chanteuse est surtout en adéquation avec la direction d’acteurs très précise de Bieito : elle ne privilégie ni n’occulte aucun des traits de caractères de cette Lady Macbeth russe. Elle est à la fois une victime (de la société, des circonstances), une meurtrière cynique, une séductrice doublée d’une calculatrice, une femme à la fois vénale et généreuse, motivée autant par le sentiment amoureux que par la luxure. Un intense et complexe portrait de femme que le physique de la cantatrice rend encore plus explicite par le cocktail d’un corps voluptueusement provocant et d’un regard bleu acier qui transperce l’âme des spectateurs. L’incroyable et interminable standing ovation qui a salué sa sidérante prestation, au rideau final, est venu confirmer pour cette comédienne / chanteuse d’un format hors norme tient sa place d’icône dans le paysage lyrique mondial – aux côtés de la non moins incandescente Asmik Grigorian !
De son côté, le ténor tchèque Ladislav Elgr est un Sergueï suffisamment bâti en athlète pour répondre aux exigences que la régie lui impose, jusqu’à se retrouver les fesses à l’air quand il « culbute » Katerina sur le plan de travail de la cuisine. Pour la partie scénique, le ténor tchèque demeure, jusqu’au moment de la punition, sur le chemin de la Sibérie, une véritable bête sexuelle et un parfait macho, mais vocalement l’on constate malheureusement qu’il a perdu en sûreté dans le registre aigu par rapport à il y a huit ans ; mais la prestation reste néanmoins plus que convaincante.
Sans nuage, en revanche, celle de la magnifique basse russe Dmitry Ulyanov qui impressionne dans le rôle du détestable et répugnant personnage de Boris Ismaïlov, avec ses rodomontades hargneuses, entonnées à pleine puissance, dans le grave comme dans l’aigu. Dans le rôle de Zinovi Ismaïlov, le pâle mari de Katerina, le ténor anglais John Daszak dont la voix et le jeu soulignent le caractère falot et comme absent du personnage.
C’est en fait tout un monde décadent, parmi la flopée de rôles secondaires (avec une mention pour la Sonyetka de Kai Rüütel et le Commissaire de police d’Alexey Shishlyaev) qui s’investit ici sans réserve dans la noire évocation d’une société totalement décadente et perverse – à l’instar du Chœur du Grand-Théâtre de Genève, brillant comme à son habitude, qui ne cache pas son plaisir à figurer dans ce spectacle où il est parfaitement intégré grâce à une éblouissante direction d’acteurs (hallucinante scène finale où il forme une cohorte d’âmes damnées), et où ses talents dramatiques sont ainsi tout aussi sollicités que ses aptitudes vocales.
Dernier bonheur de la soirée, la direction musicale du chef argentin Alejo Perez (actuel directeur musical de l’Opéra Ballet des Flandres) allume le feu au sein d’un souverain Orchestre de la Suisse Romande, en mettant en place une lecture hallucinée de la partition : les cuivres halètent, les cordes grincent, et les bois frémissent. Le chef se permet ici, et l’on ne lui donnera pas tort, de distendre les rythmes, ou de surligner les brutales interventions des cuivres… pour un résultat à couper le souffle. Quitte à nous répéter, une inoubliable soirée lyrique comme on en vit tous les 3 ou 4 ans !
Calixto Bieito met en scène Lady Macbeth de Mtsensk à Genève
Stéphane Lelièvre – PremièreLoge.com - 4 mai 2023
source: https://www.premiereloge-opera.com/article/2023/05/04/lady-macbeth-de-mtsensk-a…
Le sulfureux Calixto Bieito met en scène la non moins sulfureuse Lady Macbeth de Mtsensk à Genève, interprétée par la remarquable Aušrinė Stundytė.
Aviel Cahn invite au Grand Théâtre de Genève (dont il quittera la direction en 2026 pour rejoindre la Deutsche Oper de Berlin) la production de Lady Macbeth de Mtsensk conçue par Calixto Bieito qu’il avait déjà proposée à l’Opera Vlaanderen en 2014. Ceux qui attendaient scandale, images choc et provocation en auront été pour leurs frais : s’il est très facile de choquer le public en faisant lever le rideau du Bal masqué avec une rangée de conjurés en train de déféquer face aux spectateurs, Lady Macbeth, œuvre subversive s’il en est, comporte en elle sa part de sexe, de sang, de violence, la gageure du metteur en scène consistant à proposer un équivalent visuel à la hauteur de ce que disent déjà le livret et la partition. Bieito y parvient, ni plus ni moins que d’autres confrères. La vision de Krzysztof Warlikowski à l’Opéra de Paris en 2019, malgré ses carcasses de porcs suspendues vues, revues, re-revues – et bientôt re-re-revues dans un prochain Don Giovanni… – nous avait même paru plus dérangeante et plus forte dramatiquement, peut-être en raison des impressionnants décors de Małgorzata Szczęśniak : la scénographie imaginée ici par Rebecca Ringst semble plus pauvre en comparaison (un appartement à la blancheur glacée au-dessus duquel se trouve une chambre à coucher, à laquelle on accède par des échafaudages métalliques) mais aussi plus lassante, ce décor ne disparaissant qu’au dernier acte (celui des prisonniers en route pour le bagne) pour faire place à cette seule structure métallique devant laquelle se trouve une épaisse couche de boue dans laquelle pataugent les personnages.
De fait, la première partie du spectacle paraît presque un peu trop sage, Bieito se contentant d’illustrer fidèlement la musique ; et lorsque sa lecture se fait plus originale, elle n’échappe pas à certains excès qui finissent par discréditer ou affaiblir le propos : Boris est un fieffé salaud, soit. Mais lui faire systématiquement gifler Katerina, l’étrangler, la jeter à terre, lui mettre la tête sous le robinet de l’évier dès qu’il lui adresse la parole conduisent paradoxalement à banaliser cette violence et à lui retirer de son impact. Le fiel dont les propos de Boris sont empreints, et surtout la musique qui lui échoit suffisent en grande partie à faire de ce beau-père le monstre qu’il est, surtout quand on dispose, comme interprète, de Dmitry Ulyanov, comédien accompli et dont la voix possède toute la noirceur requise pour le rôle. La seconde partie du spectacle nous a paru plus réussie à tout point de vue : la mise en scène se fait plus forte, plus originale : la rivalité entre Katerina et Sonyetka y est suggérée de façon poignante, et le meurtre de Sonyetka et le suicide de Katerina y atteignent une intensité tragique rare.
Les interprètes s’y montrent également plus à leur aise : un peu sur la réserve avant l’entracte (trac de la première ?), ils s’abandonnent et s’impliquent sans réserve dans la seconde partie. Comme tout Sergueï qui se respecte, Ladislav Elgr tombe le caleçon et montre ses fesses, incarnant au mieux la brute épaisse, uniquement guidée par ses pulsions sexuelles, imaginée par Chostakovitch et Preis. Tout au plus aurait-on aimé un peu plus d’arrogance dans la projection vocale (notamment dans le registre aigu) pour parachever le portrait de ce personnage qui doit tout à la fois fasciner et susciter l’antipathie ! Aux côtés de l’excellent Dmitry Ulyanov déjà cité, gravite une belle équipe de seconds rôles, d’où se distinguent notamment la belle Sonyetka de Kai Rüütel, l’efficace Zinovi de John Daszak, l’excellent Balourd miteux de Michael Laurenz. Quant à Aušrinè Stundytè elle triomphe comme à Paris dans le rôle-titre qui semble ne plus avoir de secrets pour elle. S’identifiant totalement au personnage, elle en offre un portrait bouleversant, grâce à jeu d’actrice absolument remarquable, un visage étonnamment expressif, un chant habité porté par une voix aux couleurs personnelles, avec un grave et un médium légèrement voilés particulièrement émouvants. Sans doute une des plus belles performances d’actrice-chanteuse que l’on puisse applaudir aujourd’hui.
Enfin, les chœurs et l’orchestre remportent un triomphe mérité, les premiers pour leur formidable implication, perceptible dès les adieux ironiquement grandioses adressés à Zinovi au moment de son départ, le second pour l’extrême richesse de ses coloris et son habileté à rendre au mieux, sous la baguette inspirée d’Alejo Pérez (très applaudi) l’ambiance si particulière de l’œuvre, transpirant la sensualité, l’ennui étouffant, la frustration, la violence… Au total, grand succès pour toute l’équipe ! Un spectacle à voir jusqu’au 9 mai.
Aušrinė Stundytė impressionnante et Calixto Bieito à son meilleur
Charles Sigel – ForumOpera.com – 4 mai 2023
source: https://www.forumopera.com/spectacle/chostakovitch-lady-macbeth-de-mtsensk-gene…
Formidable spectacle, réussi en tous points, puissant, saisissant, effrayant même. Rien n’est édulcoré de la violence de l’opéra de Chostakovitch, sa cruauté est là. C’est la reprise d’une production de l’Opéra des Flandres, montée alors qu’Aviel Cahn en était le directeur. Lequel Aviel Cahn a attendu sa troisième saison à Genève pour en faire le point culminant d’une programmation où les spectacles très forts se sont succédés. Dans une ligne éditoriale cohérente et pour le moins sans concession, très sombre, reflet de notre temps. Temps sans pitié.
Calixto Bieito avait conçu ce Lady Macbeth de Mtsensk en 2014 en association avec le chef Vladimir Jurowski et ForumOpera n’avait pas caché son enthousiasme. Neuf ans plus tard, il y revient avec une distribution presque inchangée. Dominée par Aušrinė Stundytė qui retrouve son rôle.
On est pétrifié devant tant d’engagement, d’investissement personnel, d’abnégation, de violence subie, on a peur pour elle, mais c’est son rôle et d’ailleurs elle vient de le chanter à Lyon pour Dmitri Tcherniakov, autre metteur en scène star, preuve qu’une chanteuse en réchappe.
Pour Calixto Bieito, elle a été aussi Vénus (de Tannhaüser) ou Judith (du Château de Barbe-Bleue), rôles tout aussi forts. On peut imaginer que ces deux artistes s’inspirent l’un l’autre. Et qu’il faut une singulière entente pour qu’une chanteuse se livre avec une telle impudeur, prenne autant de risques et aille ainsi au bout de ses forces (son épuisement était visible aux saluts).
Ladislav Elgr retrouve lui aussi son rôle neuf ans après, il est Sergueï, l’ouvrier dont Katerina fait son amant, puis son mari. « Ils ont beaucoup mûri, le temps leur a donné plus de liberté… et je leur en avais déjà donné beaucoup à l’époque », dit le metteur en scène. En effet, le moins qu’on peut dire est qu’ils y vont carrément, avec une audace plutôt sidérante. Les nudités ne sont pas seulement physiques ici.
Entre Tchernobyl et une plate-forme off shore
Autre artisane de cette réussite, la scénographe Rebecca Ringst, complice du metteur en scène depuis deux décennies : une envahissante structure métallique noyée de pénombre, des escaliers de fer qui se perdent dans la nuit et grimpent on ne sait où, des souffleries, une énorme citerne de bois tout en haut comme sur les toits de New York, cela tient du chevalet de mine, de la plate-forme off shore, de la friche industrielle en rase campagne. Et justement, comme si cette oppressante usine était en plein champ, tout l’avant-scène est recouvert d’une boue grasse, qui colle aux semelles, une boue où on se battra, où on tombera vaincu, fouetté, martyrisé, violé, boue de chantier ou de charnier.
La première arrivée des ouvriers, en combinaisons de travail souillées, cohorte indistincte, procession menaçante, ponctuée des loupiotes de leurs casques de spéléologues, redoublera cette suggestion d’un monde souterrain, menaçant, d’une virilité dangereuse, noire, malsaine. Où les femmes ne peuvent être que des proies, des objets, des victimes, des ventres pour les mâles.
L’ennui et l’impuissance
Au milieu de cet édifice d’acier, l’appartement de la malheureuse Katerina, aussi éclatant de blancheur et de propreté que son environnement est nocturne et poisseux. Cuisine toute équipée d’un côté et coin salon de l’autre avec canapé d’angle où se lover. Mais dans un tel monde on ne se love pas. Cet appartement-témoin acheté sur catalogue, Katerina y meurt d’ennui. Sous le joug d’un terrible beau-père, aux allures de cowboy, sorti de quelque Dallas (ou Bonanza), patron-tyran, self made man brutal, la main baladeuse, peloteuse, fouilleuse, insidieuse. Dictateur domestique dégoulinant dont Dmitry Ulyanov dessine avec voracité la silhouette libidineuse.
Autre souffre-douleur de la brute, son propre fils, Zachary, le mari de Katerina, piètre silhouette en imperméable de petit employé, vraisemblablement impuissant, même si c’est à Katerina que le beau-père fait grief de ne lui avoir pas donné de petit-fils. « Tu es comme un poisson froid », lui dit-il. Reproductrice, seul rôle qu’on lui concède.
Le sexe et la mort
Dans cet océan de frustration, surgit un autre mâle dominant, un ouvrier bien monté, chassé d’une exploitation voisine pour avoir lutiné la patronne, et qui, pour célébrer son arrivée ici, n’a rien de plus pressant que de violer dans la boue la fragile Aksinia, sous les yeux hagards des spéléologues concupiscents.
Le sexe et la mort sont les seules issues dans cet univers sans lumière. Mais Katerina aura l’incongruité d’y faire surgir un élément hétérodoxe et dévastateur : l’amour. Elle se prendra de passion pour Sergueï, ce mâle qui la prend sauvagement sur la cuisinière, aussi brutal en somme que le beau-père, mais désirable, lui. Le désir est aussi impitoyable que l’ennui, aussi impérieux, aussi désespéré.
Calixto Bieito sans truquage
« Je me sens très proche de cet opéra qui raconte toute notre impuissance humaine et le monde hostile et violent dans lequel nous vivons », dit Calixto Bieito. Et de faire référence à quelques-unes de ses références personnelles, les peintures noires de Goya, la Chute des Damnés de Jérôme Bosch, mais aussi, plus proches d’aujourd’hui, Tchernobyl ou le film noir de Tay Garnett, Le facteur sonne toujours deux fois, ou La Route de Cormac McCarthy. D’où l’impression de sincérité sans truquage qu’il donne ici. À la différence de son Guerre et Paix de Prokofiev sur la même scène, qui nous avait semblé multiplier les provocations inutiles.
Un chœur magistral
Le groupe et les individus, la victime et les bourreaux, ainsi se dessinent la dialectique du livret et celle de la partition. La victime se fera bourreau à son tour, avant d’être à la fin terrassée elle aussi.
La masse, c’est le peuple. Staline quand il rédigea pour la Pravda le fameux article de 1936 où il condamnait la violence, qu’il trouvait cacophonique, de la musique, avait sans doute perçu aussi qu’il n’y a ici aucune indulgence pour le peuple, asservi, moutonnier, oppresseur. Ici figuré par le Chœur du Grand Théâtre de Genève, toujours impressionnant, mais particulièrement acerbe, incisif, dru, percutant dans cette partition.
Silhouettes arpentant les échafaudages ou masse informe et terrifiante envahissant la boîte à vivre de Katarina ou spectateurs hirsutes du viol d’Aksinia ou du combat dans la boue de Katarina et Sergueï (car le premier défi qu’il lui propose c’est de se battre avec lui), les choristes, au-delà de leur prestation vocale imposante, se plient physiquement à toutes les demandes d’un metteur en scène qui sait animer un groupe, le faire habiter un décor. Et ce sera vrai encore au dernier tableau quand l’architecture de métal deviendra camp de transit sur le chemin de la Sibérie et qu’ils deviendront les éternels zeks de Dostoïevski, en route vers la maison des morts. « C’est très fort émotionnellement et ça demande de vraiment laisser notre personnalité dans les loges », nous confiait une choriste.
Un orchestre quasi chambriste (par moments)
La masse c’est aussi l’orchestre. Tour à tour clinquant, goguenard, fanfaresque, tonitruant, puis d’une inattendue délicatesse. Ce Chostakovitch de vingt et quelques années (l’opéra a été composé entre 1932 et 1934) maîtrise son propre langage, un collage d’emprunts insolites, d’influences revendiquées, de trivialités assumées, de valses parodiques, de narquoiseries, brinquebalant entre divers registres, mais aussi une orchestration constamment inventive et curieuse, poudroyante, des subtilités de timbres, des tissages de textures, mises en évidence par un Orchestre de la Suisse Romande des grands jours.
Il se passe autant de choses dans la fosse que sur la scène, et ce n’est pas peu dire. Et le contraste est parfois étonnant entre la rudesse (euphémisme !) de ce qu’on voit, et le raffinement d’une partition, qui certes abonde en fortissimos déferlants, en goguenardises chostakoviennes, en riffs de cuivres tonitruants, mais aussi en entrecroisements de bois, en contrechants de clarinette ou de basson, en flûtes astringentes, en tapis de cordes veloutées, en roulements de timbales presqu’imperceptibles, en délicatesses pointillistes, en touches de couleurs boisées. Alejo Pérez fait respirer cet orchestre, alanguit les phrasés, étire le temps, et puis d’une main ferme assène des fanfares pétrifiantes.
Body and soul
Vocalement on ne peut qu’admirer les performances des chanteurs. Le plus souvent, Ladislav Elgr se cantonne à un chant expressif et expressionniste, parfois assez rugueux, et la partition ne lui offre que peu d’envols solistes. Il aborde son personnage en chanteur-acteur, très athlétiquement. La mise en scène le déshabille volontiers. Cette machine désirante est aussi objet de désir…
A Katerina Chostakovitch ménage quelques moments d’un lyrisme éperdu, telle son apparition au lever de rideau. Si la première phrase d’Aušrinė Stundytė, au fond de son salon, est presqu’inaudible, dès la seconde elle impose son timbre insinuant, très projeté, avec beaucoup de chaleur, beaucoup de corps, au sens le plus charnel du mot. Difficile d’en parler avec le vocabulaire habituel de l’exercice critique. Davantage que de beau chant, même si la voix est là, avec sa plénitude, son aisance technique, des lignes impeccablement conduites, des notes hautes aisées, une respiration impavide, c’est plus l’expressivité de ce chant, sa façon de porter le texte, de suggérer l’âme du personnage, sa couleur, son poids de mélancolie, qui touchent l’auditeur. En osmose avec la silhouette, la gestuelle, en un mot l’incarnation.
Accomplir son destin
Autre moment crucial, on pourrait s’arrêtrer un instant sur la scène qui commence avec le lamento « Zherebyonok k kob’lke toropitsa – Mes jours s’écoulent sans joie, je n’ai personne à qui parler », où on peut admirer les phrasés, la chaleur du timbre, et surtout, au-delà du chant, l’intériorité d’Aušrinė Stundytė au dessus d’un entrelacs de bois (basson et clarinette) que vient relayer un beau violoncelle solo. Elle se prépare alors à se coucher. Elle se caresse, elle s’assied devant le frigo pour se rafraichir, une flûte acide ironise.
On frappe à la porte : c’est Sergueï. Il entre par la fenêtre, apparemment très chaud. Conversation furtive, et là on peut remarquer l’éclat de la voix du ténor. « Je meurs d’ennui », dit-il (lui aussi), « je suis un homme sensible, j’ai bien vu le sort des femmes… » (la ficelle est grosse…)
Le tapis de cordes se fait voluptueux et alangui, alors que le chant est de plus en plus anguleux, puis très vite le désir se fait brûlant jusqu’à l’accouplement brutal sur le frigo, et la musique devient crûment explicite : survient alors un orchestre de scène (tubas, trombone, cors, une huitaine de cuivres) qu’on devine derrière la fenêtre du salon dans une lumière verte et qui vient pimenter fortissimo ce qui se passe, jusqu’à un glissando de trombone drolatique signalant au premier degré que tout est accompli. Une fanfare itinérante qu’on verra surgir ici et là pour ponctuer sarcastiquement l’action et même se percher au dernier balcon pour des effets stéréophoniques savoureux.
À l’éruption sexuelle succède alors un grand calme. Un basson nasille dans la fosse pour commenter l’approche de Boris, descendant de la chambre au premier étage où il s’était retiré avec Aksina (encore elle, décidément), et à nouveau on remarque la palette large, les graves solides, de Dmitry Ulyanov, ses éclats sur des bouffées de valse grotesque (référence au baron Ochs ?), les ponctuations pointillistes de l’orchestre, goguenardes, et, à nouveau sur les trois temps d’une valse, un trio improbable préludant à la violente scène où Boris fouette à coup de ceinture le dos de Sergueï sur un arrière-plan de cuivres déchainés. Hurlements de Katerina, crescendo harcelant, jusqu’à un climax insoutenable, la réalisation sonore est aussi ébouriffante que le spectacle est éprouvant à regarder.
Montagnes russes sonores
Alejo Pérez fait siennes dans sa direction les alternances quasi systématiques chez Chostakovitch entre explosions volcaniques et détentes chargées de sombres présages, ainsi la scène des champignons à la mort-aux-rats que Katerina fait réchauffer pour son beau-père : ici, un très joli solo de violon, galbé à souhait, tout en sous-entendus morbides, que relieront des pizzicati harcelants des contrebasses, puis des ritournelles de flûtes et de clarinettes, jusqu’aux beuglements du bonhomme suppliant qu’on aille cherche un pope. Et au chant joyeux sur fond de fifre des employés partant au travail.
On ne s’attarde sur ce moment que pour suggérer l’assez épatante conjonction d’un travail orchestral constamment affuté, d’une imbrication virtuose du chant et jeu théâtral, et d’une direction d’acteurs nerveuse, acide, virulente.
Les rôles secondaires sont parfaits : Michael Laurenz, brillant ténor de caractère, dessine un « Balourd miteux » truculent dans son ivrognerie et son monologue au troisième acte, ponctué par le tuba, est d’une bouffonnerie à la Moussorgsky (ou à la Beckett), sur un tempo cavalcadant (flons-flons virtuoses à l’orchestre sur un rythme de manège en folie). Le commissaire, Alexey Shishlyaev, est impérieux à souhait, avec sa troupe de policiers, d’abord grotesques puis terrifiants. Soit dit en passant le côté brigade de maintien-de-l’ordre casquée relève du cliché et la scène de passage à tabac dans la pénombre d’un gentil jeune homme (gay ?) est un peu gênante aussi.
Quant à Alexander Roslavets, il fait un joli numéro de basse bouffe en pope porté sur la vodka, mais il en appellera à son registre le plus puissamment vieux-russe pour la longue plainte douloureuse du vieux forçat de l’acte sibérien, en osmose avec un chœur poignant.
Le rôle de Zachary (le mari qui finira dans un body bag) est sacrifié à tous points de vue, mais on retient le timbre et la projection du ténor John Daszak. On remarque aussi les quelque huit membres du chœur (riche en voix russes) qui s’en détachent pour les rôles de commis ou de détenus.
Le mélange des genres préside à la scène du mariage. La fragilité de Katerina en robe blanche, l’impudence de Sergueï (l’argent, autre moteur du personnage, avec le sexe), la gigue des invités puis leur chœur quasi byzantin dont se gaussent les cuivres, le débarquement de la soldatesque précédée du balourd miteux reconverti en mouchard, tout cela grince, narquoise, ricane
Déglingue
Autre moment de spectacle, le démontage total de l’appartement en cinq minutes chrono, du sol au plafond tout disparait dans un ballet bien réglé de machistes, frigo, fenêtres, tout le décor des amours et des crimes est évacué sur fond sonore de bourrasque. Ne reste que la carcasse, sur laquelle tombe la nuit du bagne.
De plus en plus bouleversante, Aušrinė Stundytė fait appel à son registre le plus dépouillé pour « la longue cantilène de désolation absolue » de Katerina (ce sont les mots d’Alejo Pérez) : contrepoint de hautbois puis de clarinette, roulement sourd de grosse caisse, commentaire lancinant des violoncelles, ponctuations de harpe, on est à la limite du silence. « Ce n’est pas facile après la douceur de l’édredon de dormir sur la terre froide », chante Katerina tandis que Sergeï, plus insolent que jamais, entreprend une idylle grinçante avec une pimpante détenue blonde. Commentaire sarcastique, volubile, pointu, de l’orchestre pendant la scène où le cynique vient convaincre la malheureuse de lui remettre ses bas avant de les passer à la blonde…. puis hallucinant crescendo chœur-orchestre sur le combat dans la boue des deux femmes (choral de tuba au point culminant).
Le triomphe de la mort
Plus que jamais, c’est Alejo Pérez qui conduit les ruptures de tension et de dynamique : d’un paroxysme assourdissant on retombe à un lamento dénudé, une plainte blafarde (harpes, cordes en arrière-plan, on songe à Mahler, que Chostakovitch connaissait bien), avant de glisser à l’ironie des piques de Sonietchka (et Kai Rüütel en appelle à ses graves les plus impertinents pour narguer Katerina).
La dernière scène sera hallucinante. L’ostinato des cuivres tel un glas, les implorations fortissimos du chœur, les ponctuations lancinantes de la grosse caisse, les contrebasses descendant dans les tréfonds, Katerina étranglant Sonia, les hurlements de Sonia, le suicide de Katia, la voix funèbre du vieux prisonnier « Marcher, marcher, encore », l’ultime chœur des forçats, telle une prière s’enfonçant dans la nuit. L’empire de la mort.
Sublime point final d’un spectacle magnifique et poignant.
Calixto Bieito remonte sa Lady Macbeth de Mtsensk au Grand Théâtre de Genève
Thibault Vicq – opera-online.com - 2 mai 2023
source: https://www.opera-online.com/fr/columns/thibaultv/calixto-bieito-remonte-sa-lad…
Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, d’après le roman (1865) de Nikolaï Leskov, est si frontal dans son illustration du sexe, de la domination et de la violence, que même les metteurs en scène les plus jusqu’au-boutistes peuvent s’y casser les dents.
Calixto Bieito ne prend en général pas de pincettes pour dépeindre la réalité crue, mais en reprenant lui-même la production d’anthologie qu’il avait créée à Opera Ballet Vlaanderen en 2014, il semble ne pas totalement assumer les moments chocs qui font sa brillante signature depuis des années. Malgré les imposants décors (Rebecca Ringst) de Ruhr pétrolière « post-capitaliste » dans des lumières (Michael Bauer) révélatrices d’une psyché malveillante, la gestion de l’espace cantonne finalement les personnages aux mêmes lieux : une habitation sous des faux plafonds, et une arène de gadoue au proscenium. La perspective du plateau est surtout employée par Calixto Bieito pour le déplacement des chœurs, moins pour le reste de son action. Si nous retrouvions toutes les scènes qui avaient marqué notre collègue à Anvers, la logique physique s’y retrouve presque amoindrie, et l’enchaînement se perçoit moins naturel, plus « simulé ». L’Espagnol partage pourtant un véritable point de vue : la séparation sociale entre l’extérieur boueux et l’intérieur blancs des propriétaires grâce à un paillasson à la fonction dûment remplie, le mépris de classe de Katerina envers Aksinia, l’ « acceptation » désabusée de Sergueï par Katerina plutôt qu’un désir soudain, le saute-mouton de galères d’Aksinia, le mariage entre Katerina et Sergueï sous un malaise latent, l’hystérie collective des prisonniers au dernier acte... Avec son regard de 2023, il a davantage soigné les atmosphères et textures souillées périphériques au récit – hormis un terrassant changement de décor pour le IV, à travers un « désossage » des faux plafonds et des parois –, que les personnages principaux, pris dans l’étau d’un best-of difficile à recréer avec le même triomphe qu’en Flandre. La barbarie « de scène » a pris le pas sur la barbarie de chair et de sang. Peut-être faisons-nous la fine bouche (notamment après la géniale Lady Macbeth par Krzysztof Warlikowski à l’Opéra de Paris), car un spectacle de cette envergure est loin d’être la norme en territoires francophones !
Aušrinė Stundytė, force de la nature, nous a également paru touchée par ce syndrome du revival, alors que dans la production originelle, ou avec Dmitri Tcherniakov à l’Opéra de Lyon en 2016, voire dans d’autres reprises sous la « houlette » de Calixto Bieito – un Ange de feu magistral au Teatro Real l’an dernier –, le chant ne fonctionnait physiologiquement qu’associé à un ahurissant volcan de théâtre. Le metteur en scène a-t-il manqué de lui fournir des indications sur la véracité du personnage ? Les répétitions ont-elles été courtes ? Le chant par le mouvement est bien là, puisé à égalité dans le système nerveux et dans le cœur, mais l’héroïque soprano lituanienne chante quelque chose de plus grand que ce qu’elle ne vit concrètement face public, avec quelques lancées non entièrement atteintes dans la première partie. Ces réserves n’empêchent pas son regard tranchant et la défiance de sa posture à réécrire par le corps une interprétation foudroyante, car peu d’artistes peuvent en effet se targuer de s’engager autant dans leur discipline. Le ténor Ladislav Elgr, lui aussi issu du cast de la production originale, campe l’amant Sergueï avec une sévérité oppressive et l’idée d’évacuer une colère bouillonnante. En dépit d’une émission parfois forcée et de quelques aigus peu assurés, il sait toujours sortir du cadre de la ligne musicale pour atteindre un absolu de sincérité. Tout est permis dans le formidable phrasé vindicatif de Dmitry Ulyanov : l’ignominie niée et la perfidie sans détour trouvent une pâte vocale retentissante. Le mari (John Daszak) croit à un idéal qui l’aveugle et fait ruisseler sa violence par une habile projection percussive. Julieth Lozano trouve le juste manifesto pour Aksinia, comme Kai Rüütel incarne une crédible Sonyetka. Michael Laurenz et Alexander Roslavets sont tout aussi charismatiques, le premier rythmant ses interludes par un liant de consonnes, le second par un éloquent tour de passe-passe prosodique très cabaret. Alexey Shishlyaev traduit quant à lui efficacement l’haleine fétide et persifleuse du Commissaire de police. Nous ne saurions enfin saluer suffisamment les stéréos majestueux, les ruissellements palpitants et les fermes scanners homogènes de l’alerte Chœur du Grand Théâtre de Genève, divinement entraîné par Alan Woodbridge.
Pour son deuxième opéra soviétique au Grand Théâtre, après Guerre et Paix de Prokofiev en 21-22, Alejo Pérez use à l’envi de toutes les teintes, anime le superbe Orchestre de la Suisse Romande comme des nappes phréatiques en danger. Les basses grondantes – violoncelles superlatifs, entre la complainte d’arrière-plan et l’arrondi tout terrain – répondent aux contrechants, et les effets soudains se malaxent en extraordinaires tutti industriels, empreints de coulées de pétrole. Le chef fusionne la rouille et le sang, les blessures et les caresses fantasmées, revient à la terre pour mieux y trouver une ascension harmonique. Par un geste attaché au temps (et au contretemps), il malaxe la musique comme de la terre (non encore) cuite. Certes, le placement scénique hasardeux des cuivres supplémentaires dans les intermèdes génère des décalages certains. Cependant, sa baguette indique le district, la condition humaine, les visions et les espoirs, et se place en haut de la liste des raisons pour (re)voir cette (re)production, sûrement mieux maîtrisée après la soirée de première.
"Lady Macbeth de Mtsensk", l’horreur de bout en boue
Anya Leveillé – rts - 3 mai 2023
source: https://www.rts.ch/info/culture/musiques/13986281-lady-macbeth-de-mtsensk-au-gr…
La violence et le sexe imprégnent la partition éminemment expressive de "Lady Macbeth de Mtsensk", opéra de Chostakovitch. Au Grand Théâtre de Genève, une production signée du metteur en scène Calixto Bieito entraîne ses protagonistes dans une odyssée de l’horreur quelque peu surlignée.
Sur le plateau du Grand Théâtre de Genève, au pied d’une épaisse couche de boue, se dresse une gigantesque structure industrielle. Dans cet échafaudage se niche la maison des Ismailov, composée de deux cubes superposés. C'est là que se déroule le cauchemar vécu par Katerina Ismailova, alias Lady Macbeth de Mtsensk.
Son appartement est d’une blancheur aveuglante qui explose dans cet environnement très sombre. Le devant de la scène est couvert d’une épaisse boue noire dans laquelle se déroule le premier face-à-face, le combat entre Katerina et Sergueï, ainsi que les nombreuses exactions jusqu’au meurtre ultime par Katerina de Sonietka, dont elle enfonce la tête dans la fange jusqu’à l’étouffement.
Une oeuvre parmi les plus puissantes du répertoire
Le metteur en scène espagnol Calixto Bieito, qui avait déjà signé la mise en scène de "Guerre et Paix" de Prokofiev au Grand Théâtre en 2021, revient à Genève avec l’un des opéras les plus forts du répertoire, créé en 1934. Cette production est une reprise: elle avait été créée en 2014 à l’opéra des Flandres avec, déjà, l'extraordinaire soprano lituanienne Aušrinė Stundytė qui assure le rôle-titre. Sa présence magnétique, sa voix d’acier et de velours nous embarquent dès les premières notes au cœur du cauchemar vécu par Katerina Ismailova.
Face à elle, la basse Dmitry Ulyanov campe un beau-père terrifiant avec une voix à la mesure du rôle, à la fois brutale, cajolante et vulgaire. Le ténor Ladislav Elgr, qui incarne Sergueï, est hélas peu convaincant, avec une voix éteinte largement en deçà de sa partenaire. Ce n’est pas le cas du deuxième ténor, John Daszak, voix très directe en accord avec son rôle du mari stupide et fade. Le troisième ténor Michael Lorenz campe un très convaincant "Balourd miteux". Une distribution plutôt équilibrée, avec une très grosse déception en la personne de Alexander Roslavets, voix basse qui gâche à coups de trémolos chevrotants le plus bel air de la partition, celui du vieux forçat qui porte dans le dernier acte la douleur des exilés.
Un orchestre effrayant dans ses déchaînements
Dans la fosse, le chef argentin Alejo Pérez rend l’Orchestre de la Suisse romande (OSR) réellement effrayant dans ses déchaînements. Un orchestre rugissant, mais qui peut aussi se faire lyrique, irisé dans les passages plus nostalgiques, dévoilant les plaies à vif des protagonistes. "Chostakovitch se sert de toute la palette orchestrale en utilisant les extrêmes instrumentaux sans vouloir cacher ou adoucir les difficultés, explique le chef à la RTS. Au niveau orchestral, c'est un cadeau de faire cette oeuvre-là. L'OSR prend un tel plaisir, on se régale dans la fosse! Pour chaque instrument, il y a un beau morceau de brillance qui permet de montrer ce que l'on peut faire".
Des couches de sordide
La violence musicale de l'orchestre est toutefois presque éclipsée par celle qui se déroule sur scène. Et si le metteur en scène espagnol Calixto Bieito est connu pour son exploration de la violence allant parfois jusqu’à l’insoutenable, au Grand Théâtre de Genève sa lecture de l’opéra de Chostakovitch a choqué des spectateurs qui ont préféré quitter la salle à l’entracte.
Car en plus des scènes présentes dans le livret, Bieito ne cesse d'ajouter des couches de sordide. Katerina se fait torturer par son beau-père: coups, étouffement, simulacre de noyade. La cuisinière violée par les ouvriers du domaine est transformée par ce même beau-père en esclave sexuelle qui la traîne dans sa chambre après lui avoir passé la laisse au cou; les policiers torturent, violent et marquent au fer rouge un jeune homosexuel… L’horreur est tellement surlignée que l’on finit par oublier les déchaînements de l'orchestre.
Une puissante scénographie
La scénographie signée Rebecca Ringst est puissante, même si sa gigantesque structure, qui prend la forme d’un complexe industriel - peut-être une mine à charbon ou une usine pétrolière avec ses dédales d’échelles - surmonté d’une gigantesque cuve n’est pas très exploitée.
Ce n’est qu’au troisième acte, au moment où la police arrête Katerina et Sergueï alors qu’ils célèbrent leur mariage, que ce décor est investi par des myriades d’ouvriers qui vont démanteler les appartements, démontant les murs, les armoires, emmenant tout le mobilier pour laisser à vif le squelette de cette structure dans laquelle vont s’effondrer, dans le dernier acte, les prisonniers en route pour la Sibérie. Ce décor, symbolisant au début la prison de Katerina, se fissure au moment où elle se retrouve à l’extérieur, pour la première et aussi la dernière fois. Impressionnant.
Formidable Lady Macbeth de Mzensk à Genève
Jacques Schmitt – ResMusica.com – 3 mai 2023
source: https://www.resmusica.com/2023/05/03/formidable-lady-macbeth-de-mzensk-a-geneve…
Près de dix ans après sa création au Vlaamse Theater, la reprise de la production du metteur en scène Calixto Bieito du Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovitch sur la scène du Grand Théâtre de Genève conserve une force émotionnelle et dramatique dévastatrice.
Katerina Lvovna Ismaïlova, jeune femme a épousé le veuf Boris Timoféiévitch Ismaïlov de plus de vingt ans son aîné. Son père, Zinovi Borissovitch Ismaïlov fait peser plus encore que son fils, le joug d’un patriarcat possessif et malfaisant sur sa bru. Dévorée par l’ennui, elle succombera aux avances de Sergueï à la réputation de coureur de jupons. Cet amour charnel amènera la jeune femme au meurtre de son beau-père, puis, avec la complicité de son amant, à celui de son mari. Leurs méfaits découverts le jour de leur mariage, ils seront envoyés au bagne. Durant cet exode, Sergueï délaissera sa femme pour séduire une codétenue que Katerina tuera avant de se suicider.
En confiant la direction scénique de Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch au metteur en scène espagnol Calixto Bieito, on savait que ses scènes ne laisseraient personne indifférent. On aurait même parfois pu craindre qu’il se laisse emporter par des excès allant au-delà de ce qu’il veut raconter. Mais rien de tel ici. Certes, le sujet de cette intrigue est loin des fleurettes dont l’opéra du 19ème siècle nous abreuve. Pas de baise-main, pas de déclarations enflammées d’amoureux transis, pas de faux-fuyants, ici on baigne dans un monde froid et brutal qui ne laisse que peu de temps à la rêverie.
Si les scènes de Calixto Bieito reflètent parfaitement ces atmosphères misérables et dramatiques, c’est bien la musique de Chostakovitch qui les suggèrent tout au long de l’opéra. Le compositeur y dépeint déjà les climats grotesques que lui inspirent les situations qu’il observe autour de lui. Au-delà de l’intrigue tragique qui entoure les deux amants, le compositeur s’empare de cette histoire pour y accoler sa réflexion amusée sur les administrations gouvernementales en gaussant leurs lourdeurs imbéciles. Avouons que dans la mise en scène de ces ambiances annexes, Calixto Bieito nous apparait moins inspiré que lorsqu’il montre la passion des amants. Il propose quelques images malheureuses et inutiles comme ce viol d’un homosexuel par les policiers alors qu’en réalité le livret annonce l’arrestation d’un nihiliste. On pourrait aussi s’interroger sur la pertinence du décor au démontage duquel on assiste (longuement) en direct pour que, des appartements de Katerina et son mari, et celui de son beau-père, on passe à une squelettique structure métallique suggérant une prison dans laquelle errent les condamnés. Peut-être qu’une surface plus ample, voire déserte aurait été plus adéquate que cet enchevêtrement d’escaliers et poteaux en métal rendant le mouvement de foule quelque peu confus.
Hormis ces quelques restrictions, force est de louer la formidable direction d’acteurs de Calixto Bieito. Combien de fois a-t-on vu des mises en scènes d’opéra où les protagonistes n’investissaient pas ce que raconte le livret, voir les désirs du metteur en scène ? Avec Calixto Bieito, ses personnages ne minaudent pas. Où que le regard se pose, aucun personnage, du plus insignifiant au plus important ne reste dans l’inaction. Dans cet univers fruste, excessif, le metteur en scène pousse les protagonistes vers les extrêmes de la violence. Ainsi, ses scènes sont-elles souvent empreintes d’un réalisme cinématographique. Les deux amants, mus par le désir sexuel l’un vers l’autre, n’hésitent pas à montrer leur nudité. Si ces scènes se multiplient tout au long de l’opéra, pour sexuelles qu’elles soient, jamais elles ne choquent parce que, dénuées de vulgarité, elles sont jouées avec un investissement théâtral total.
A ce jeu, il faut souligner la prestation des deux principaux protagonistes qui déjà faisaient partie de la distribution de 2014 à Anvers. Outre leur présence scénique sans faille, leur caractérisation s’avère remarquablement précise. Rarement couple n’est apparu aussi attaché l’un à l’autre et à la fois aussi distant dans le but qu’ils poursuivent. Katerina en quête désespérée de l’amour, prête à éliminer quiconque se porterait en travers de son désir, conserve cependant le regard constamment halluciné par la vision de son mari et de son beau-père assassinés. D’autre part, Sergueï, sûr de lui, fier de son succès auprès des femmes, presque indifférent aux attentions amoureuses de sa maîtresse, déambule avec une indifférence de circonstance.
Vocalement, Aušrinė Stundytė (Katerina Lvovna Ismaïlova) délivre une performance d’exception. Faisant sien le rôle (qu’elle a aussi tenu lors des représentations parisiennes de cette oeuvre mise en scène par Warlikowski en 2019), la soprano lituanienne fait montre d’une santé vocale insolente. Ne quittant pratiquement pas la scène, elle offre un instrument vocal d’une rare solidité. Capable de beaux pianissimo comme de projections puissantes, la densité de sa voix n’a d’égale que l’engagement physique de son jeu scénique. Lorsque dans une ultime scène, (après deux heures et demie de spectacle intense) couchée dans une glaise boueuse, elle saisit sa rivale pour l’étouffer, peu de gens aimeraient être entre les serres de ses bras.
A lui donner la réplique, Ladisslav Elgr (Sergueï) s’engage sans compter tant théâtralement que vocalement. Ne se ménageant pas plus que sa compagne de scène, il déambule vêtu de sa fierté de conquérant en offrant juste ce qu’il faut pour conserver son image de mâle conquérant.
Dans cette distribution superbement équilibrée, on remarquera l’impétuosité du ténor anglais John Daszak (Zinovi Borissovitch Ismaïlov) par ailleurs lui aussi faisant partie de la distribution parisienne citée plus haut. La basse Dmitry Ulyanov (Boris Timofeevich Ismaïlov), autre habitué du rôle, avec sa voix ample et puissante campe un détestable beau-père, patriarche tout puissant à la main baladeuse. Remarquable est la prestation du ténor Michael Laurenz (Le Balourd Miteux), impétueux vocalement, déjanté scéniquement, apportant une note de fraîche folie dans ce drame noir et angoissant. A noter encore la basse Alexander Roslavets vocalement très touchant dans sa complainte du vieux forçat, plus habité que dans son rôle de Pope ivre.
Impressionnant à son tour le Chœur du Grand Théâtre de Genève qui, une fois de plus se montre capable d’une extrême musicalité même lorsqu’il est sollicité dans le plus fort volume sonore. Dans la fosse, l’Orchestre de la Suisse romande nous apparait inégal. Non tant dans l’expression musicale mais dans l’émission de ses pianissimo souvent inaudibles. Reste que la direction d’orchestre du chef argentin Alejo Pérez, pour efficace et précise qu’elle soit, manque parfois de la folie qu’on aime à espérer dans l’écoute des partitions de Chostakovitch.
Visiblement exténués, les protagonistes reçoivent une ovation nourrie de la part du public quand bien même une bonne partie du parterre manque à l’appel. Dommage car la qualité de ce spectacle mérite qu’on s’y attarde.
Aušrine Stundyte sidérante dans Lady Macbeth de Mtsensk
Hannah Starman – TouteLaCulture.com – 2 mai 2023
source: https://toutelaculture.com/spectacles/opera/ausrine-stundyte-siderante-dans-lad…
Ce 30 avril, devant une salle pas tout à fait comble du Grand Théâtre, la première genevoise de Lady Macbeth de Mtsensk emballe le public. La mise en scène film noir des années 1940 de Calixto Bieito, la musique expressionniste de Dimitri Chostakovitch et la superbe présence sur scène des protagonistes donnent à cette édition une indéniable qualité cinématographique. Dans une interprétation saisissante, Aušrine Stundyte incarne la souffrance, la frustration et la passion meurtrière de Katerina Ismaïlova avec une intensité qui nous prend aux tripes et ne nous lâche plus.
L’Anneau du Nibelung soviétique
Lady Macbeth de Mtsensk devait être le premier volet de la tétralogie dédiée au sort de la femme russe aux différentes époques. “Je veux écrire l’Anneau du Nibelung soviétique,” annonce Dimitri Chostakovitch dans une interview avec Leonid et Piotr Tur. Katerina Ismaïlova, la Lady Macbeth du premier opéra, devait représenter la femme du 19e siècle, vivant dans une Russie tsariste et patriarcale. Ensuite viendrait l’histoire de Sofia Perovskaïa, la jeune aristocrate nihiliste qui dirigera l’attentat contre Alexandre II, tandis que le dernier volet devait être un hymne à la femme soviétique, de Larissa Reisner aux ouvrières du chantier du Dniepr. Mais la condamnation sans appel de Staline mettra fin au projet du jeune compositeur. Lady Macbeth de Mtsensk sera interdite en Union soviétique jusqu’en 1962.
Pourtant, l’œuvre connaît un succès retentissant pendant les deux ans qui suivent sa création simultanée à Leningrad et à Moscou, le 22 janvier 1934. En tournée à travers l’Union soviétique, Lady Macbeth est représentée plus de 200 fois, dépassant ainsi le nombre de représentations de tous les opéras de Verdi, Puccini et Rossini réunis. À l’exception de l’Allemagne nazie, Lady Macbeth est acclamée à l’étranger et mise en scène aux États-Unis, en Argentine, au Danemark, en Suède, en Suisse et en Tchécoslovaquie. Le pianiste Arthur Rubinstein se dit “profondément ému par ce drame brutal”. Benjamin Britten et Francis Poulenc expriment leur enthousiasme. Les critiques soviétiques saluent Lady Macbeth comme “une évolution majeure dans le théâtre musical soviétique” et l’URSS tout entière semble séduite par la “satire tragique” de son jeune compositeur étoile. Le 26 janvier 1936, curieux de cet engouement, Staline assistera à une représentation de Lady Macbeth au Bolchoï, flanqué de Molotov, Mikoyan et Jdanov. Le “petit père des peuples” et ses sbires quitteront la loge du tsar après le troisième acte. Chostakovitch est saisi d’angoisse, et pour cause.
“Du fatras en guise de musique”
Le verdict ne se fera pas attendre. Deux jours plus tard, alors qu’il est à Arkhangelsk pour un concert, Chostakovitch ouvre la Pravda et y découvre un article intitulé “Du fatras en guise de musique.” Soupçonné d’être écrit par Staline lui-même, l’article anonyme est une condamnation cinglante de Lady Macbeth, décrite comme “remplie de tintamarres, de grincements et de glapissements”, avec des personnages “bestiaux et vulgaires” qui ne peuvent séduire que “les dégénérés.” Julian Barnes reconstituera la descente aux enfers de Chostakovitch dans Le fracas du temps : “Exclu de l’Union des compositeurs pour avoir offensé le Maître, brisé dans son élan créateur, boudé par certains de ses proches, espionné par le Kremlin, livré à l’opprobre public, il sait que le moindre geste ou la moindre parole, peuvent désormais le compromettre davantage. Aussi s’enferme-t-il peu à peu dans ce qui deviendra un long purgatoire, un interminable exil intérieur.” Chostakovitch déclarera à un ami : “Même s’ils me coupent les deux mains je continuerai à écrire de la musique avec une plume entre les dents.” Il continuera à composer, mais il dissimulera désormais sa critique et sa frustration.
On raconte que Chostakovitch aimait tellement Lady Macbeth de Mtsensk qu’il n’aurait pris que cette partition en quittant Leningrad pendant la guerre. Inspiré de la novella Lady Macbeth du district de Mtsensk de Nikolaï Leskov, publiée 1865 dans le magazine L’Époque, dirigé par Fiodor Dostoïevski, le livret d’Alexander Preis raconte histoire de la vie provinciale d’une femme intelligente, délaissée par son mari, marchand riche et mou, brûlante de désir et étouffant d’ennui, qui recourt au meurtre pour vivre une passion dévorante. Comme le compositeur lui-même, son héroïne est broyée par la brutalité affirmée de la médiocrité environnante. La résistance qu’elle oppose à son entourage avec autant de folie meurtrière que de courage suicidaire fait de Katerina Ismaïlova un personnage aussi attachant qu’alarmant.
Une mise en scène signée Calixto Bieito
Après son magistral Guerre et Paix (saison 2021/22), le metteur en scène catalan Calixto Bieito revient à Genève avec une production initialement créée pour l’Opéra des Flandres en 2014. Conçue comme un film noir des années 1940, l’action se déroule dans un univers contrasté, entre un intérieur blanc moderne, froid, stérile et inondé d’une lumière aveuglante et un extérieur sombre, vétuste et menaçant, qui évoque un site industriel, une mine ou encore une centrale nucléaire. Dans le décor sinistre, délabré et recouvert de boue, imaginé par la scénographe allemande Rebecca Ringst, le sexe passionné, le viol brutal, le harcèlement sadique, le meurtre désespéré et la souffrance en quête de sens s’accompagnent d’une musique galopante, tonitruante, assourdissante, poétique et radicalement sincère.
Aušrine Stundyte et Dmitry Ulyanov incomparables
La soprano lituanienne Aušrine Stundyte dans le rôle-titre et le basse russe Dmitry Ulyanov dans le rôle de Boris Ismaïlov, le beau-père libidineux, sont bouleversants, tant par la conviction de leur jeu que par leur puissance vocale et leur maîtrise technique sur toute la tessiture. Stundyte et Ulyanov mettent la barre haut et certains peinent à suivre. Le ténor John Daszak, dans le rôle du mari sans couleur et sans saveur, s’acquitte honorablement de sa tâche avec une voix directe et claire, tandis que le défi est plus périlleux pour le ténor tchèque Ladislav Elgr dans le rôle de Sergueï. Décrivant le personnage de l’ouvrier coureur de jupons et l’amant arriviste et égoïste, Chostakovitch avait imaginé “certes, un salaud, mais un bel homme. Le public doit comprendre qu’une femme ne peut résister un tel homme.” Le spectateur est aisément convaincu par la passion dévastatrice de Katerina, suprêmement interprétée par Stundyte, mais Elgr, dans le rôle de Sergueï, prend parfois des raccourcis au détriment de la complexité de son personnage qui, entre le charme hypocrite et la virilité conquérante, devient un peu trop caricatural. Toutefois, les quatre rôles principaux sont admirablement servis par des interprètes d’une grande qualité vocale et d’une belle présence scénique.
Une belle distribution aux seconds rôles
Parmi les seconds rôles, le ténor allemand Michael Laurenz excelle dans le rôle du balourd miteux qui, par inadvertance, provoquera la chute de Katerina et de Serguei. En revanche, les basses Alexander Roslavets (Le Pope et le vieux forçat) et Alexey Shishlyaev (le commissaire de police) mériteraient d’être déployées avec plus d’énergie. Alexander Roslavets déçoit notamment dans le sublime air du vieux forçat au quatrième acte qu’il livre sans épaisseur et sans éclat. Tirée avec une ceinture autour du cou dans un étroit escalier en colimaçon, traînée dans la boue et sauvagement violée par un groupe d’ouvriers, la soprano colombienne, Julieth Lozano, incarne le rôle abrutissant et physiquement dangereux d’Aksinia avec un réalisme effrayant et une étonnante maîtrise vocale. Sonyetka, la détenue sur laquelle Serguei jette son dévolu dans le bagne sibérienne est remarquablement interprétée par la mezzo-soprano estonienne Kai Rüütel. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève complète avec force ce tableau cauchemardesque.
L’ORS déchaîné sous la baguette d’Alejo Pérez
Dans la fosse, sur scène et même perché sur les balcons, l’Orchestre de la Suisse Romande sous la direction assurée et attentive au plateau du chef argentin Alejo Pérez, est un personnage à part entière. En dialogue constant avec les interprètes sur scène, l’orchestre commente, moque ou défie l’histoire qui se déroule devant nos yeux. Il annonce des débâcles, trahit des mensonges, soutient un personnage et en dénonce un autre. Il apporte la couleur, les grands éclats, la cruauté, le grotesque, la violence et la douceur aussi. Et dans le quatrième acte, marqué par une désolation absolue, l’orchestre livre une longue et lente mélodie, portée par les violoncelles, d’une tristesse insondable et d’une lucidité viscérale. L’interprétation de l’Orchestre sous la baguette d’Alejo Pérez est contrastée, déchaînée, avec ses cuivres tonitruants et une énergie à la hauteur de cet opéra de tous les extrêmes.
A l’Est rien de beau
Vincent Borel – ConcertClassic.com - 3 mai 2023
source: https://www.concertclassic.com/article/lady-macbeth-de-mtensk-au-grand-theatre-…
Pas une ride, hélas ! Créée il y a neuf ans à l’Opera Ballet Vlaanderen, la redoutable vision de Calixto Bieito reste d’une terrible actualité. En voyant les miliciens mettre à sac le décor entre les troisième et quatrième actes, on songe aux soldats volant jusqu’aux fenêtres et au shampooing dans les maisons ukrainiennes … Après le démembrement de la demeure des Ismaïlov dans une mine du Donbass, tout devient boueux et morbide. Le noir du plateau prend la couleur du tchernoziom, cet humus désormais nourri d’entrailles et de métaux lourds. La violence marque cette excellente production du metteur en scène catalan. En 2014, elle semblait prémonitoire de l’enfer qui allait s’ouvrir au flanc est de notre Europe.
En écrivant Lady Macbeth de Mtensk, Dimitri Chostakovitch dressait, en 1934, un tableau apocalyptique de l’humanité et de l’âme russe. Un quasi-siècle de totalitarisme lui aura donné raison. Que les mises en scène en soient signées Martin Kusej ou Krzysztof Warlikowski (deux marquantes productions pour l’Opéra de Paris) on reste toujours saisi par la puissance et l’apparente hideur de cet opéra phare du XXe siècle, à égalité avec Lulu, Die Soldaten, Licht et Saint François d’Assise.
Tout y est paroxystique, les situations, les sentiments … et d’abord le volume des cuivres ponctuant fortissimo chaque meurtre du couple maudit. La fosse du Grand Théâtre aurait dû déborder sous ce chaos de décibels mais la direction d’Alejo Pérez, aussi à l’aise dans les pianissimi imperceptibles que dans les fugatos massifs, est nerveuse et structurée.
Le chef argentin avait montré ici-même, dans Guerre et Paix de Prokofiev (2021), ses affinités avec le répertoire « soviétique ».(1) La précision est préférée à la masse tonitruante. L’humour grinçant est constamment souligné, tels ces glissandi de trombone pour l’after jouir des violeurs, ou le basson narquois accompagnant les méfaits du beau-père (le magistral Dmitry Ulyanov). Summum de la soirée, l’antiphonaire désespéré qu’entonnent les déportés au goulag. Saluons l’excellence du Chœur du Grand Théâtre de Genève dirigé par Alan Woodbridge à qui Bieito demande un sidérant tohu-bohu bohu d’âmes damnées au quatrième acte.
Pour interpréter cette œuvre où ne règnent que la domination, le viol et l’humiliation, il faut des acteurs – chanteurs capables de tout donner d’eux-mêmes, y compris exhiber ses parties les plus intimes, ce que Bieito réclame ad nauseam. Mais rien n’effraie l’incendiaire Aušrinė Stundytė qui fait corps avec un rôle désormais abordé sur de nombreuses scènes. En robe bleue ou en soutien-gorge, qu’elle soit hystérique (photo)ou couverte de sanies, la soprano aux aigus d’airain et à l’infinie tendresse se montre à tel point habitée par son personnage qu’il lui faudra quelques minutes pour regagner la réalité et une ovation amplement méritée.
Après Anvers, elle retrouve, à Genève, le Sergueï impressionnant de Ladislav Elgr, mince séducteur priapique dont le timbre possède cette fêlure propre aux fourbes d’opéra comme Loge et Monostatos.
John Daszak, de couleur plus lumineuse, domine le rôle du mari trahi. L’Aksinia de Julieth Lozano et la Sonyetka de Kai Rüütel sont admirables de sûreté vocale et d’intensité dramatique. Michael Laurenz fait du Balourd un convaincant toxicomane galeux. Parmi cette lie humaine, on applaudit le pope alcoolique d’Alexander Roslavets et le Commissaire sans vergogne d’Alexey Shishlyaev. Le reste de la splendide distribution mélange les interprètes bulgares (Aleksandar Chaveev, Marin Yonchev, Georgi Sredkov), russes (Vladimir Kazakov, Anna Samokhina, Dimitri Tikhonov) et ukranien (Igor Gnidii). La dévotion à la musique saurait-elle gommer les haines redevenues mortelles ? Chostakovitch, à qui Staline fit payer bien cher l’audace de son opéra hors du commun, aurait répondu oui.
Lady Macbeth triomphe encore de la terrible Mtsensk
Mark Everist – Olyrix.com – 3 mai 2023
source: https://www.olyrix.com/articles/production/6756/lady-macbeth-de-mtsensk-chostak…
Le Grand Théâtre de Genève reprend dans toute la puissance de sa violence la mise en scène signée Calixto Bieito de l’opéra “Lady Macbeth du district de Mzensk” composé par Dmitri Chostakovitch
La production de Calixto Bieito a vu le jour en 2014 à l'Opéra Ballet de Flandre alors dirigé par Aviel Cahn désormais directeur du Grand Théâtre de Genève et qui préside donc à cette reprise. Trois des interprètes de 2023 étaient déjà présents en 2014 (Kai Rüütel en Sonyetka, Ladislav Elgr en Sergueï)
L'action se déroule ici dans un désespérant complexe industriel (plutôt que dans un abattoir chez Warlikowski et un moulin chez Chostakovitch et son librettiste Alexandre Preis). La scène se compose de deux espaces superposés soutenus par des échafaudages démontés pour laisser fouetter le vent des steppes sibériennes et du bagne. La boue de l’avant-scène envahit les êtres, les esprits, les vêtements, les visages, confondant les personnages, les maculant de leurs haines et de leurs luttes (jusqu’à devenir indistincts, même sous la brutalité douloureuse de l'éclairage industriel).
L’intensité des prestations et des voix semble alors d’autant plus vouloir exploser dans ce monde fangeux. La caractérisation dramatique et vocale d’Aušrinė Stundytė saisit une fois encore toute l’assistance, avec toute son intensité mais faisant son miel de chaque moment lyrique par un cantabile flexible et des articulations élégantes (même sur les fragments de mélodie brisés qui caractérisent une grande partie du rôle initialement). Jusqu’à la fin de l’opéra elle conserve l’élégance et la fraîcheur de ses lignes d’ouverture.
Ladislav Elgr offre une interprétation pragmatique et sans fioritures du rôle de Serguei, intense pendant à cette Katerina. Son ténor est pleinement seyant pour le rôle, avec son médium froid et calculateur, son aigu plus sauvage et stimulant. Sa présence imposante sur scène, associée à sa maîtrise vocale dépeignent pleinement le portrait de ce personnage qui semble toujours réussir à survivre.
Les membres de la famille Ismaïlov, tous deux destinés à succomber à la folle passion meurtrière de Katerina, sont incarnés par John Daszak et Dmitry Ulyanov : le premier, Zinovi, est tendu comme il faut pour le médium et déploie des aigus indélébiles comme l’intensité de sa présence, tandis que le second, Boris et son fantôme, est un lubrique et détestable beau-père dont la brillance vocale dans le registre supérieur répond à ses ambitions encore juvéniles (mais avec aussi assez de puissance dans les registres inférieurs pour imposer son autorité paternelle au fils comme à la belle-fille).
Kai Rüütel revient en Sonyetka avec son mezzo-contralto chaleureux qui semble parfois en contradiction avec la relation brutale et destructrice qu'elle entretient avec Serguei. Ses lignes déclamatoires sont néanmoins délivrées avec précision et passion (envoûtement même dans le grave) malgré le lyrisme limité du rôle.
Les seconds rôles sont également remarqués. Michael Laurenz interprète avec d’autant plus d’agilité et de brillance dans son ténor le rôle du paysan en short boueux. Alexander Roslavets déploie sa voix forte, grande et soutenue sur tout le registre, aussi bien dans le rôle du pope que dans celui du vieux forçat qui dirige le chœur, sachant toujours allier agilité vocale et habileté dramatique.
Alexey Shishlyaev emmène avec son autorité vocale et dramatique le groupe de policiers corrompus et blasés, avec un baryton agile aux couleurs allant du lyrique au sauvage.
Trois membres du jeune ensemble du Grand Théâtre se voient confier de petites parties. William Meinert adapte bien son timbre de basse et son phrasé pour apporter avec clarté la nouvelle qui déclenche le départ de Zinovi, tandis que les deux autres campent des victimes : Julieth Lozano dans le rôle de la très maltraitée mais éloquente Aksinia (lorsque la partition lui offre des lignes vocales quittant les cris), et le malheureux professeur arrêté, auquel le ténor Omar Mancini donne de beaux contours vocaux.
Cet opéra repose énormément sur le chœur. Rarement absent de la scène, et préparé par Alan Woodbridge, le Chœur du Grand Théâtre de Genève balaye les riches intentions du drame, sauvages, ironiques, voire les deux. L’ensemble vocal est serré avec des attaques nettes et des phrases bien formées.
Alejo Pérez dirige l'Orchestre de la Suisse Romande avec courage et diligence. Si quelques décalages se produisent entre le plateau et la fosse, celle-ci déploie amplement vents et cuivres, avec grande rondeur et un excellent équilibre d’ensemble.
Krasse weibliche Befreiungsakte
Peter Krause -. Concerti.de – 2 mai 2023
source: https://www.concerti.de/oper/grand-theatre-de-geneve-lady-macbeth-von-mzensk/
Skandalregisseur Calixto Bieito, Dirigent Alejo Pérez und die fulminante Sängerdarstellerin Aušrinė Stundytė machen Schostakowitschs Opernschocker zum packenden Ereignis.
Sie flüstert und sie schreit. Sie lacht ekstatisch und sie atmet vernehmlich. Ja, Aušrinė Stundytė singt auch noch grandios – in allen nur denkbaren Intensitätsgraden ihres mit den Jahren immer weiter gereiften, nachgedunkelten und dennoch immer noch drahtigen Soprans, der in einem grazilen, mädchenhaften Körper steckt. Und, dafür wird sie (international spätestens seit ihrer Strauss-Elektra bei den Salzburger Festspielen) gerühmt: Sie wandelt sich ihre Figur in einer kompromisslosen Totalität an, dass man für die litauische Sopranistin den Begriff der Sängerdarstellerin eigentlich neu erfinden müsste. Eine andere Katerina, alias Lady Macbeth von Mzenk, jedenfalls ist gerade hier am Grand Théâtre de Genève in der Inszenierung von Calixto Bieito überhaupt nicht denkbar. So sehr liefert sich Stundytė der titelgebenden Frauenfigur aus, dass man nichts als grenzenloses Mitleid mit dieser dreifachen Mörderin haben muss, deren Befreiungsakte in einer von Moral längst befreiten, brutal verrohten, von Testosteron übersteuerten männlichen Mehrheitsgesellschaft schlichtweg zwingend erscheinen.
Inseln des wahren Lebens im falschen
Die extrem physische Arbeitsweise des katalanischen Regisseurs und die körperliche, seelische wie stimmliche Hingabe der Sängerin finden in der Tat ideal zusammen. Und sie harmonieren perfekt mit einem Werk, das zwar berückend schöne sehnsuchtsvolle Stellen hat, aber ansonsten durch seine illusionslose Härte erschüttert. Inseln des wahren Lebens im falschen mag es zumindest für kurze (meist erotische bedingte) Frist geben, doch sie werden doch alsbald vom Strudel übergriffiger sexueller Leidenschaften, Besitzansprüche und Perversionen überspült. Am Ende bleibt – nichts. Glaube, Liebe, Hoffnung mögen in der Bibel noch ihren Platz haben, doch selbst das Buch der Bücher wird in diesem Ambiente bestenfalls für die Bestätigung des Gegenteils seiner hehren Botschaft gebraucht, ja, missbraucht.
Die niedersten Instinkte der Gattung Mensch
Das Stück gleicht einer Steilvorlage für Calixto Bieito, der von der Skandalnudel des Regietheaters (man denkt da an seine vor Gewaltorgien berstenden Inszenierungen in Hannover vor 20 Jahren) in der Mitte des Musiktheater-Systems angekommen zu sein. Das liegt nicht nur an gewissen Gewöhnungseffekten des Publikums hinsichtlich von spritzenden Körpersäften und naturalistisch nachgestellten Perversionen, es hat auch mit der gewachsenen Bereitschaft von Sängerinnen und Sängern zu tun, an die eigenen (Komfort-)Grenzen zu gehen. Aušrinė Stundytė gehört zur Speerspitze dieser Sängergeneration, das ganze Genfer Ensemble (einschließlich des grandiosen Chores des Grand Théâtre de Genève) indes ist bereit, sich auf Bieitos krasse Wünsche einzulassen. So konfrontiert uns dieser Musiktheaterabend in aller Deutlichkeit mit den niedersten Instinkten der Gattung Mensch.
Postindustrielle Tristesse ersetzt bäuerliches Umfeld
Rebecca Ringst hat dem Regisseur dazu eine Gerüstinstallation auf die Bühne gehievt, wie sie so oder ähnlich manche ihrer gemeinsamen Inszenierungen ausmacht. Das passt bestens zur realistischen russischen Tragödie, für die Dmitri Schostakowitsch unverblümt blechbläserpotent komponierte Geschlechtsakte ebenso ersann wie schneidend scharfe satirische Momente für die alten Autoritäten des Systems, den Popen oder die Polizei. In dieser postindustriellen Tristesse, die das bäuerliche Umfeld des Librettos ersetzt, gehen zwar noch (männliche) Arbeiter zu Werke, Wertschöpfung scheint ihr Tun aber nicht mehr hervorzubringen. Hier hat ein gesellschaftlicher Mikrokosmos sichtlich sein Endstadium erreicht. Interessant in der Schwebe lässt das Regieteam dabei, in welchem Land sich das Geschehen abspielt. Es könnte Russland ebenso sein wie die USA, wo einstige Automobilmetropolen wie Detroit der Verwahrlosung preisgegeben sind und auch von hohlen Parolen des „Make America great again“ mitnichten profitiert haben. Der Seniorchef dieser Anlage legt nahe, dass der Posthumanismus und das postindustrielle Zeitalter kein Vorrecht der einen oder anderen Großmacht sind. Dieser Boris trägt jedenfalls Stiefel und Hut der amerikanischen Cowboys, dazu den Krawattenersatz der Bolo tie, wie er gern auf den Farmen jener Flyover country getragen wird, in denen die markigen Sprüche eines einstigen Präsidenten Trump auf überaus fruchtbaren Boden fallen. Dmitry Ulyanov gibt diesem üblen Patriarchen die bassgeschmeidige Hinterlist eines schwammigen Schweins von Mann. Zu dumm, dass ihm Katerinas Pilze so gut schmecken. Denn diesmal hat sie Rattengift hineingemischt. In famoser filmischer Drastik zeigt Bieito, wie dieser Boris versucht, dennoch sein Leben zu retten, indem er mit zwei Fingern im Schlund das eigene Übergeben zu provozieren. Zu spät: Er stößt nur noch Blut auf.
Kinematografische Eindeutigkeit
Noch heftiger unter die Haut gehen die Szenen, in denen der Regisseur vorführt, wie eine enthemmte Männlichkeit sich am weiblichen Geschlecht vergeht. Vergewaltigungen muss man durchaus nicht so zeigen, doch die in dieser Hinsicht überdeutliche Musik legitimiert solche Regieentscheidungen. Im Ergebnis hört man dann sogar umgekehrt besonders stark, mit welcher kinematografischen Eindeutigkeit Schostakowitsch hier komponiert hat. Als einseitige Kritik an männlicher Hormonsteuerung ist der Abend dabei nicht zu verstehen. Beim finalen Gang ins Arbeitslager (nachdem Katerinas Morde am übergriffigen Schwiegervater und impotenten Ehemann entdeckt wurden) zeigt der Katalane, dass in diesem Umfeld auch das weiblich weiche Geschlecht seine Empathiefähigkeit einbüßt. Jedenfalls kann sich Katerina nach der letzten Demütigung durch ihren Geliebten (der ihr ihre wärmenden Strumpfhosen abluchst, um sich sexuelle Vorteile bei ihrer Nachfolgerin zu verschaffen) keinesfalls auf ihre Geschlechtsgenossinnen verlassen. Erniedrigung passiert hier allenthalben und in allen denkbaren sexuellen Konstellationen und Stellungen.
Gustav Mahler-Momente der Sehnsucht treffen Blechbläsersalven
So packend die Szene, die in Katerinas Solonummern auch zu feiner Psychologie findet, so hoch differenziert gerät die musikalische Seite des Abends. Alejo Pérez ist ihr famoser Anwalt. Der Dirigent, der in Genf bereits mit seiner klugen Sicht auf „Krieg und Frieden“ begeisterte, lotet die Extreme der Partitur vorbildgebend aus. Von so nur selten gehörter Zartheit sind die Gustav Mahler-Momente der Sehnsucht, in denen wir die andere Seite der Katerina kennenlernen. Um so krasser lässt der Maestro es mit dem Orchestre de la Suisse Romande krachen, wenn es eindeutig zur Sache geht. Dann hat er die Blechbläser direkt hinter Katerinas billigweiß pseudoschicke, steril kühl ausgeleuchtete Wohnküche platziert, was zu enorm direkten Klangeruptionen des Blechs führt. Das Ensemble könnte besser, pointierter, von seiner Aufgabe entflammter nicht sein: Präzise zwischen Charakter- und Heldentenor changierend John Daszak als verklemmter Verwalter Sinowi, der seiner Frau Katerina so gar nichts von dem bieten kann, was sie sich körperlich erhofft. Ladislav Elgr als viriler tenoraler Grenzgänger Sergei, dessen sexueller Appetit keine Grenzen und Regeln zu kennen scheint. Besetzungsluxus herrscht bis hinein in die kleineren Partien: Alexander Roslavets als Pope war an der Staatsoper in Hamburg zuletzt bereits als bassmächtiger Boris zu erleben. Der Abend in Genf hallt nach. Zum Schlussapplaus kommt das Regieteam einschließlich Maestro Pérez dann in Gummistiefel auf die Bühne: Denn der Schlamm auf der Bühne vor Katerinas weißer Stube ist als infernalisches Fango scheinbar so „echt“ naturalistisch wie diese ganz vor filmischer Konkretheit berstende Inszenierung.
Rohe Gewalt und animalischer Sex
Thomas Schacher – Bachtrack.com - 2 mai 2023
source: https://bachtrack.com/fr_FR/kritik-schostakowitsch-lady-macbeth-von-mzensk-biei…
Kann eine Frau, die den Schwiegervater umbringt, zusammen mit ihrem Lover den Ehemann ermordet und zuletzt die neue Geliebte des Lovers erdrosselt, zu einer Identifikationsfigur werden? In seiner Oper Lady Macbeth von Mzensk schafft Dmitri Schostakowitsch genau dieses Kunststück. Anders als Lady Macbeth in Shakespeares Tragödie erweckt Schostakowitschs Katerina Ismailowa unser Mitleid. Zwar plagt beide wegen ihrer Mordtaten das schlechte Gewissen, doch Shakespeares Lady Macbeth mordet aus Machtgier, während Katerina durch eine brutale und sexualisierte Männergesellschaft zu ihren mörderischen Verzweiflungstaten gedrängt wird.
Am Grand Théâtre de Genève wird Lady Macbeth von Mzensk als Wiederaufnahme einer Inszenierung in Antwerpen aus dem Jahr 2014 präsentiert. Operndirektor Aviel Cahn hat damit die Chance genutzt, eine erfolgreiche Produktion aus seiner Intendanz an der Flämischen Oper nach Genf zu holen. Gezeigt wird also die damals aufsehenerregende Regiearbeit von Calixto Bieito mit dem Bühnenbild von Rebecca Ringst und den Kostümen von Ingo Krügler. Mit dabei sind auch die beiden Hauptdarsteller, Aušrinė Stundytė als Katerina und Ladislav Elgr als Sergei. Die übrigen Gesangsrollen sowie der Dirigent Alejo Pérez, der Chor und das Orchester sind in Genf neu. Da ich keine Aufführung in Antwerpen gesehen habe, kann ich nicht beurteilen, ob die darstellerischen und musikalisch-interpretatorischen Leistungen in Genf besser oder schlechter sind. Auf jeden Fall geht diese Wiederaufnahme in der Rhonestadt wahrlich unter die Haut.
2014 gab es noch keinen russischen Angriffskrieg in der Ukraine, und so bleibt ein vielleicht erwarteter Gegenwartsbezug ungenutzt. Bieito betont zwar, dass er seine Arbeit nicht als politische versteht, doch kann die ganz und gar inhumane Welt, die der Regisseur auf die Bühne bringt, sehr wohl in einem politischen Sinn verstanden werden. Es ist eine Welt voller Brutalität, Machtgier, Gewalt, sexueller Triebhaftigkeit und unerfüllter Liebessehnsucht. Schostakowitsch hat die Handlung ins zaristische Russland verlegt und meinte unterschwellig den stalinistischen Zwangsstaat, was zu jener berühmt-berüchtigten Kritik von 1936 in der Prawda und zum Aufführungsverbot für Lady Macbeth geführt hat. In Bieitos Inszenierung lässt einzig der akustisch vernehmbare eisige Wind, der den Bühnenumbau vor dem vierten Akt begleitet, an ein sibirisches Straflager denken. Ansonsten könnte sich das apokalyptische Geschehen irgendwo auf der Welt abspielen.
Auf der Bühne sehen wir einen stillgelegten Industriestandort, wo sich eine fürchterliche Katastrophe ereignet haben muss. Es könnte sich um eine Kohlemine, einen Atomreaktor oder eine Munitionsfabrik handeln. Die Arbeiter, die wohl mit Aufräumarbeiten beschäftigt sind, waten im Schlamm; an ihren Desinfektionsanzügen klebt der Staub. Im Parterre dieses schauerlichen Unorts befindet sich die spartanisch eingerichtete und grell beleuchtete Wohnung des Kaufmanns Boris, seines Sohnes Sinowi und dessen Ehefrau Katerina. Hier und auf dem morastigen Vorplatz spielen sich die Familienszenen ab, deren Potential an Gewalt und Sexualität der Regisseur gnadenlos freilegt.
Als Sinowi, ein impotenter Langeweiler, auf Geschäftsreise geht, verliebt sich Katerina ausgerechnet in den Hilfsarbeiter Sergei. Die Begattung in der Küche am Schluss des ersten Akts, die auch musikalisch sehr realistisch gestaltet ist, gleicht mehr einer Vergewaltigung als einer Liebesszene. Doch Katerina, die sich zuvor vor dem offenen Kühlschrank selbst befriedigt hat, ist bereit, sogar mit diesem triebhaften Frauenhelden Sergei eine Affäre einzugehen, damit endlich Bewegung in ihr langweiliges Leben kommt. Als Boris den Lover erwischt, lässt er ihn von seinen Arbeitern auf brutalste Weise mit dessen Hosengurt auspeitschen. Daraufhin erwürgt Katarina Boris mit ebendiesem Gurt. Dass Bieito animalischen Sex und rohe Gewalt derart explizit auf die Bühne bringt, ist nichts für zarte Gemüter. Und er widersetzt sich mutig der heute weitverbreiteten Political Correctness.
Aušrinė Stundytė ist für die Rolle der Katerina eine Idealbesetzung. Durch und durch selbstbewusste Powerfrau, gestaltet die litauische Sopranistin den heiklen Part darstellerisch mit unglaublicher Authentizität. Auch stimmlich gelingt ihr Bogen von der liebessehnsüchtigen Frau über die rachsüchtige Furie bis zur desillusionierten Selbstmörderin mit Brillanz. Ladislav Elgr als Sergei ist ihr ein ebenbürtiger Partner. Der tschechische Tenor meistert seine Rolle mit einem Realismus, der Angst und Bange macht. Der Boris von Dmitry Ulyanov lässt einen nicht nur mit seinem durchdringenden Bass das Fürchten lernen, und der Sinowi von John Daszak darf auch musikalisch eine blasse Figur machen.
Schostakowitschs Lady Macbeth von Mzensk ist die ungestüme Schöpfung eines achtundzwanzigjährigen Genies. Geprägt unter anderem durch seine Erfahrungen mit dem Stummfilm, hat der Komponist hier eine vielschichtige und illustrative Musik geschrieben. Sie kann brutal, schräg, grotesk, ironisch, aber auch zärtlich klingen. In vielen Passagen, nicht zuletzt auch in den instrumentalen Zwischenspielen zwischen den szenischen Bildern, kann man den späteren Großmeister der Symphonie vorausahnen. Der argentinische Dirigent Alejo Pérez, seit 2019 Musikdirektor an der Flämischen Oper, leitet das Orchestre de la Suisse Romande und den Chor des Grand Théâtre de Genève mit starker Gestaltungskraft und bringt alle diese Facetten der Partitur wirkungsmächtig zum Klingen. Die gestische Musik Schostakowitschs wird so zu einem starken Gegenwert zur drastischen Inszenierung Bieitos.