Le retour d'Ulysse dans sa patrie

Claudio Monteverdi
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie
Opéra en 1 prologue et 3 actes
du 27 février au 7 mars 2023

Direction musicale Fabio Biondi
Mise en scène FC Bergman
Scénographie FC Bergman
Costumes Mariel Manuel
Lumières Ken Hioco
Dramaturgie Luc Joosten
Direction des chœurs Alan Woodbridge
   
Ulysse Mark Padmore
L'Humaine Fragilité Mark Padmore
Pénélope Sara Mingardo
Télémaque Jorge Navarro Colorado
Mélantho Julieth Lozano
Eumée Mark Milhofer
Eurymaque Omar Mancini
Euryclée Elena Zilio
Junon Giuseppina Bridelli
Minerve Giuseppina Bridelli
Neptune Jérôme Varnier
Jupiter Denzil Delaere
Amphinome Sahy Ratia
Pisandre Vince Yi
Antinoüs William Meinert
Le Temps William Mainert
La Fortune Giuseppina Bridelli
L'Amour Julieth Lozano

Chœurs du Grand Théâtre de Genève
Ensemble Europa Galante

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

Vous avez assisté à ce spectacle et souhaitez partager votre avis?

Revue de presse

L'heureux Ulysse de Fabio Biondi et Sara Mingardo

Romain Daroles – BachTrack.com - 8 mars 2023

source: https://bachtrack.com/fr_FR/critique-il-ritorno-ulisse-in-patria-biondi-fc-berg…

Fabio Biondi et son Europa Galante, pour la première fois au Grand Théâtre de Genève, créent assurément l’évènement pour ce Retour d’Ulysse de Monteverdi. Le parti pris ? Revenir à une forme de « sobriété » (dixit Biondi) de l’œuvre où l’orchestration ne serait là que pour porter le chant au cœur du discours musical. Le continuo, qui de l’aveu même du chef occupe dans cette œuvre 80% de l’accompagnement musical, ne tient ici bien souvent qu’à quelques notes disparates à la harpe, à l’orgue, au luth ou au théorbe. Par moment on se surprend même à ne presque plus entendre l’orchestre. Cela permet pourtant une admirable concentration du propos et de l’attention autour du chant, de la scène, du texte et donc des émotions. Melanto susurre son expertise amoureuse à Pénélope sur une harpe leggerissima, lui permettant dans un tempo particulièrement lent d’évoquer les délices de l’amour à bocca chiusa. Lors des retrouvailles du père et du fils à l’acte II, seul l’orgue vient souligner l’intensité de la séquence dans une économie d’effets inégalables, autre moment absolu de musique. Enfin, l’utilisation toute distanciée des sacqueboutes offre à la fin de la première apparition de Neptune un son plus délicieusement ouaté que clinquant.

Pour porter ce projet, il fallait une interprète aguerrie à de tels défis. Elle était toute trouvée en la personne de Sara Mingardo qui parvient, avec évidence et grâce, à nous offrir une Pénélope aux accents éminemment touchants, pathétiques, dignes, déroulant un chant exactement entre déclamation et lyrisme, toujours à égale hauteur du verbe et de la mélodie. Dès l’introduction de l’opéra, dans le premier monologue, Mingardo se présente en parfaite tragédienne. On reste suspendu à ses lèvres. L’Eumée de Mark Milhofer est tout aussi convaincant en berger affable et virgilien. Sa voix équilibrée et lignée ouvre de sublimes espaces comme lorsqu’il reconnait Télémaque, perforant l’espace vide de notes impeccablement tenues mezza voce (« o gran figlio d’Ulisse »). Julieth Lozano (Melanto) et Omar Mancini (Eurimaco) composent un couple de jeunes amoureux aux voix claires idéalement assorties. Mais Mark Padmore convainc moins, dès le prologue de l’Umana fragilità et ensuite en Ulysse. Son vibrato trop marqué met à mal le parti pris essentiellement vocal de Biondi ; on voit trop les ficelles d’un chant composé et maniéré, à l’opposé d’une Pénélope plus organique.

La mise en scène du collectif anversois FC Bergman part d’une très belle idée : celle de lire un temps mythologique à revers de notre contemporanéité. L’idée donne tout d’abord le vertige d’une concordance des temps réussie qui voit se dérouler, au milieu d’un immense hall d’aéroport, la rêverie d’un âge archaïque et d’une action mythologique vieux de plusieurs millénaires sur ces mêmes terres. La chèvre broute son foin paisiblement sur l’actuel escalator, et son berger vient ensuite la déplacer ; Pénélope attend infiniment son Ulysse, épuisée, allongée sur ces rangs de sièges anonymes et froids. Mais une fois les charriots à valises fougueusement coursés pendant le premier duo amoureux de Melanto et Eurimaco, une fois répétés les gags d’une fontaine à eau et du boitier électrique dysfonctionnels pour évoquer Neptune et Jupiter, une fois le tapis à valises ayant exhibé les trophées de guerre d’Ulysse, le décor semble vidé de son sens, et la lecture du début n’opère plus…

Le mythologique laisse place au trivial et à l’anecdotique : on reste perplexe devant la tournure que prend le défilé (façon chippendales) puis le meurtre (façon Scarface) des prétendants par Ulysse, entre mise à distance au troisième ou quatrième degré et parodie, dans un trop-plein d’hémoglobine. Quid enfin du traitement scénique de cette question dramaturgique essentielle, sorte de Seconde surprise de l’amour, qui voit une amoureuse parler et dire à deux reprises à son mari méconnaissable « c’est d’Ulysse disparu que je suis l’épouse » ? Ici, cette renaissance amoureuse passe plutôt à l'as. Au troisième acte, tout ne se passe plus désormais qu’à l’avant-scène, dans une lumière intimiste qui obscurcit délibérément l’aéroport. D’aucuns diront que la mise en scène ne gêne pas la musique ; on y verra davantage le manque d’une dramaturgie fouillée, passée la première idée forte.

 

Film d’horreur de série B à l’Opéra de Genève

Emmanuel Andrieu – ClassiqueNews.com - 7 mars 2023

source: https://www.classiquenews.com/critique-opera-geneve-grand-theatre-le-27-fevrier…

 

Le Collectif flamand FC Bergman met en scène Ulisse de Monteverdi musicalement convaincant grâce à Mark Padmore et Sara Mingardo, Ulisse et Penelope

Après leur décapante lecture des « Pêcheurs de perles » à Anvers, il y a trois saisons, nous étions curieux de voir à quelle sauce le Collectif flamand FC Bergman allait manger l’ultime opus de Claudio Monteverdi, Il Ritorno d’Ulisse in patria. Le ton est donné dès l’ouverture du rideau de scène, et le plateau est transformé en prosaïque salle aéroportuaire, symbole s’il en est de… l’attente. Tout y est : les bancs typiques, le portique de sécurité, son panneau d’affichage (avec comme destination : Amour ou Destin !) et même le tapis des bagages qui, dans un moment de gag dont le collectif est friand, voit défiler tout un tas d’objets liés aux aventures du héros mythologique : un immense œil (du Cyclope), la non moins fameuse Pomme d’or du jardin des Hespérides, la tête du cheval de Troie etc.

En termes de drôlerie et d’humour décalé, le sommet est cependant atteint lors de l’affrontement des dieux Neptune et Jupiter, personnifiés l’un par une fontaine à eau et l’autre par une armoire électrique. Tandis qu’à chaque intervention du premier des jets d’eau impétueux jaillissent de la fontaine à eau qui se déplace tout aussi furieusement sur le plateau (la basse est en dehors de notre champ visuel), Jupiter lui répond par des fumées et des étincelles de son armoire électrique tournant sur elle-même !

Plus intrigante est la présence d’animaux vivants sur scène, Eumete ne se départissant pas d’une magnifique chèvre à poils longs tandis que Télémaque arrive sur un char tiré par un cheval. L’effet de réalité atteint même son comble pendant la scène des Prétendants (ici démultipliés) dont certains apparaissent à demi-vêtus et certains entièrement nus, et qui finissent tous égorgés et mutilés dans un déversement d’hémoglobine digne d’un film d’horreur de série B. Plus surprenante encore la scène finale qui voit Pénélope retourner dans sa salle d’attente, tandis qu’Ulysse retourne sur le tapis à bagages par lequel il était apparu en début de représentation !

On est beaucoup plus étonnés cependant par le tripatouillage de la partition et surtout que Fabio Biondi, à qui est ici confiée la partie musicale, ait accepté de laisser amputé le chef d’œuvre montéverdien. Passent ainsi à la trappe, et c’est une liste non exhaustive, les interventions d’Euryclée pendant les lamentations introductives de Pénélope, la scène des Phéaciens, l’air « du rire » d’Ulysse, le personnage du goinfre Iro et ses nombreuses interventions comiques tandis que celui de Junon est réduit à la portion congrue.

Mais il avait encore fait pire, in loco, avec L’Enlèvement au sérail en 2020… Les décisions musicales sont également prises sans esprit de système, et dans la plus grande liberté, mais avec plus de bonheur. Avec une phalange (son ensemble Europa Galante) plus nourrie que ce que l’on sait des effectifs vénitiens de l’époque, surtout en ce qui concerne le continuo confié ici à 6 instruments différents, les ritournelles sont notamment autrement plus développées. Et le son de la phalange baroque italienne est vivant, équilibré, avec des choix instrumentaux richement variés.

Excellente idée d’avoir confié le rôle au ténor britannique Mark Padmore pour Ulisse, qui malgré les années qui passent, a gardé une belle projection vocale alliée à un sens rare de la nuance, passant avec génie de la colère à la confidence amoureuse. La Pénélope de la mezzo italienne Sara Mingardo est la précision même. Sa voix pure et égale sur toute la tessiture convient bien à la permanence psychologique du personnage, mais elle sait en sortir pour atteindre les accents pathétiques de la reine éplorée.

Véritable colosse aux longs cheveux, le ténor espagnol Jorge Navarro Colorado possède toute la puissance et l’éclat vocal requis par sa juvénile partie. Membre du Jeune Ensemble du GTG, la soprano colombienne Julieth Lozano ne convainc pas entièrement en Amore et Melanto dont les mélismes du chant montéverdien sont encore difficiles d’accès pour elle. Giuseppina Bridelli est en revanche rayonnante dans son triple rôle de Giunone, Fortuna et Minerva, auquel elle prête son timbre profond et moiré. Tout aussi excellent l’Eumete du ténor anglais Mark Milhofer, au timbre limpide et soyeux. Citons également l’octogénaire Elena Zilio, étoile du chant italien dans les années 80, et qui suscite une indicible émotion dans le monologue final confiée au personnage d’Euryclée. Enfin, tous les autres nombreux rôles secondaires n’appellent aucun reproche, à commencer par le remarquable trio de prétendants : Vince Li en Pisandro, Sahy Ratia en Anfinomo et surtout l’impressionnante basse William Meinert en Antinoo !

Une mise en scène qui peine à décoller

Claudio Poloni – ConcertoNet.com – 4 mars 2023

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=15490

 

L’idée de départ était excellente : transposer Le Retour d’Ulysse dans un grand hall d’aéroport, entre des rangées de sièges métalliques, un tapis roulant à bagages, un immense tableau d’affichage, un escalator géant et des portiques de sécurité. Rien de mieux en effet pour évoquer l’attente, le voyage, le départ, les retards, le retour... autant de thèmes présents dans le chef d’œuvre de Claudio Monteverdi. Mais une fois le décor planté, le potentiel n’a pas été véritablement exploité et l’idée... n’a pas décollé du tout, pour oser un jeu de mot un peu facile. La production n’a fait que tourner en rond. Le collectif de metteurs en scène belges FC Bergman s’est contenté de gags potaches très premier degré, qui certes auraient eu beaucoup de succès dans un spectacle de lycéens, mais qui ont fait sourire sur le plateau du Grand Théâtre de Genève, quand ils n’ont pas semblé totalement ridicules : une fontaine à eau qui crache son liquide au rythme des interventions de Neptune, l’appareil étant immobile au début, avant qu’il se mette à déambuler le long de la scène, des courts circuits sur un tableau électrique pour évoquer les foudres de Jupiter ou encore les multiples objets traînant sur le tapis roulant des bagages, autant de souvenirs du périple d’Ulysse : un œil sanguinolent (du Cyclope), la tête d’un cheval (de Troie), le sablier (du temps qui passe) ou encore une pomme d’or (des Hespérides). Formant un long cortège sur l’escalier roulant, les prétendants s’avancent un par un vers Pénélope et, une fois devant elle, enlèvent leur chemise, certains allant même jusqu’à ôter leur pantalon et, pour les plus intrépides, leur caleçon pour dévoiler leurs atouts. La parade érotique prête à sourire, mais lorsque Pénélope s’enhardit et va jusqu’à caresser le torse de certains des hommes à ses pieds, la salle frissonne car on sent à ce moment là que l’héroïne est à deux doigts de céder, ce qui est une des (rares) excellentes idées de cette mise en scène décapante. Beaucoup moins réussis par contre sont les meurtres des prétendants par Ulysse, l’hémoglobine giclant tellement qu’elle déclenche immédiatement des rires sonores dans la salle. Une bonne partie du public ne peut s’empêcher de penser que tout ce sang n’est que le reste de celui abondamment utilisé pour le Parsifal du début d’année. Les chèvres qui peuplent l’aéroport et le cheval superbement harnaché qui tire le char de Minerve font partie des belles trouvailles de FC Bergman, comme d’ailleurs l’hésitation finale de Pénélope, qui semble terriblement longue, une éternité : elle ne sait que faire, elle louvoie... au point qu’on en vient à se demander si elle va reconnaître Ulysse. On mentionnera également les splendides costumes scintillants conçus par Marie Manuel que portent certains personnages. En fin de compte cependant, on ne peut que regretter que ce drame intimiste des sentiments se joue dans un espace si froid et déshumanisé.

La partie musicale du spectacle n’appelle, quant à elle, que des éloges. La distribution, particulièrement soudée et homogène, est emmenée par Sara Mingardo, Pénélope à la voix grave et corsée, bouleversante dans ses longs lamenti tellement fragile et fatiguée qu’elle s’effondre à plusieurs reprises et doit être constamment soutenue par sa suivante Mélantho, qui la porte jusque sur un siège pour qu’elle puisse dormir un peu et se reposer. Ulysse apparaît sur le tapis roulant des bagages, couvert d’algues et de coquillages. Incarnant à merveille un héros vieilli et amaigri, un peu perdu et hagard dans ce monde dont il a longtemps été absent, Mark Padmore lui prête aussi humanité et fierté, avec sa voix claire et ductile, malgré un vibrato parfois gênant. En tout début de spectacle, il campe avec beaucoup d’à propos l’Humaine Fragilité, ligoté à un poteau. Télémaque, le fils d’Ulysse et de Pénélope, est incarné par un Jorge Navarro Colorado au timbre conquérant et vaillant. Mark Milhofer est, lui, un Eumée au phrasé impeccable et extrêmement touchant dans sa simplicité et sa bonhomie. La servante Euryclée d’Elena Zilio est particulièrement convaincante et touchante dans son apostrophe finale à Pénélope, qui tarde tant à reconnaître Ulysse. Tous les rôles secondaires – nombreux – sont à l’avenant.

Dans une fosse rehaussée, Fabio Biondi, à la tête de sa formation Europa Galante, qu’il accompagne parfois au violon, offre une superbe interprétation toute en douceur, en raffinement et en introspection de la partition de Monteverdi. Aux yeux du public genevois, le chef a regagné le crédit qu’il avait perdu lorsque, en janvier 2020, il avait accepté le charcutage musical de L’Enlèvement au sérail.

Ébouriffant retour d’Ulysse au Grand Théâtre de Genève

Pascal Gauzes – TouteLaCulture.com – 4 mars 2023

source: https://toutelaculture.com/spectacles/opera/ebouriffant-retour-dulysse-au-grand…

 

Le Grand Théâtre de Genève propose une mise en scène du FC Bergman des plus iconoclastes du moins connu des trois opéras de Claudio Monteverdi, Le retour d’Ulysse (Il ritorno d’Ulisse in patria). Déroutante mais servie par des performances vocales remarquables, cette production embarque une très large majorité du public genevois.

La guerre de Troie a bien eu lieu. Le retour d’Ulysse s’avère bien plus complexe que prévu, et Pénélope son épouse, qui l’attend à Ithaque, se refuse aux avances de nombreux prétendants. Alors qu’elle promet de se donner à celui qui saura utiliser l’arc de son époux, qu’elle pense disparu ; Ulysse, sous les traits d’un mendiant, révèle l’heureuse issue de son odyssée.

Un des premiers opéras pour l’un des plus anciens récits
Ce récit mythologique grec, sans conteste le plus connu grâce au récit homérique, est forcément un temple auquel il est difficile de toucher. Rajoutant à cela, la partition baroque de Monteverdi, considéré comme le créateur de l’opéra avec l’Orfeo, le mettre en scène de manière contemporaine est un challenge, relevé pour l’occasion haut la main, avec grande intelligence, malgré quelques coupes sombres et gimmicks superfétatoires, que les performances vocales font vite oublier. Basculant à dessein dans l’overdose de clichés, la seconde partie en devient absolument jouissive.

Un plateau de grande qualité
Les premières minutes du prologue inquiètent autant par l’ascétisme des lumières que par la diction élégiaque de la fragilité humaine, interprétée par le ténor Mark Padmore et l’invisibilité des trois tourments (le temps, la fortune et l’amour), dont la présence n’est révélée que par un grand panneau d’affichage. A l’issue du prologue, le rideau se lève sur une aérogare où l’on découvre les premiers protagonistes, tout de noir vêtus. Pénélope (la contralto Sara Mingarda) éblouit dès les premières notes avec une diction parfaite et une maîtrise vocale laissant la part belle aux sentiments. Au fil des arias, le plateau offre un ensemble homogène et de grande qualité avec quelques moments de pure magie, à l’image de la basse d’une abyssale profondeur de Jérôme Varnier en Neptune. On redécouvre Mark Padmore, dans le costume d’Ulysse cette fois, faisant voler en éclat les inquiétudes suscitées par le choix de diction du prologue. Dans les derniers arias, d’ailleurs, Pénélope et Ulysse impressionnent par leur capacité à exprimer une large palette de sentiments, sublimant  l’humanité que cette mise en scène a choisi de privilégier.

La mise en scène du FC Bergman
C’est justement cette dernière, commise par FC Bergman qui peut diviser par sa dimension ultra contemporaine. Dans un hall d’aéroport, dieux et humains et humains se côtoient pour une fin d’odyssée d’Ulysse qui prend des tournures de catachrèse de série Z. Si le choix d’une aérogare pour symboliser le voyage dans sa version actuelle semble parfaitement adapté, on n’en reste pas moins surpris, voire circonspect, de découvrir une chèvre devant son ballot de paille à la descente d’un escalator pour accompagner Mark Mihofer, un Eumete aux cheveux ébouriffés et paillés, ou voir Minerve (Giuseppina Bridelli) arriver sur un char tiré par un cheval. L’écran, qui fait apparaître comme des destinations avec leurs horaires toutes les occurrences des trois tourments (évoqués dans le prologue) permet aux plus rétifs d’avoir une idée de l’heure sans regarder leur montre et donne une véritable ambiance aéroportuaire. Les variations d’affichage permettent aussi de parfaitement régler les problématiques récurrentes d’anthropophanie des dieux de l’Olympe, qui dans leurs versions purement divines plongent dans le noir la scène simplement éclairée par leur nom en LED sur ledit écran. Les quelques « effets spéciaux » pour symboliser l’action des dieux, sont eux en revanche presque dommageables. De plus, une esthétique camp apparaît, mais de manière trop sporadique : le costume de Télémaque, certains atours d’Ulysse ainsi que les allusions aux épreuves qu’il a surmontées qui tournent sur le carrousel à bagages comme des valises de souvenirs. Ainsi à l’entracte, on s’interroge sur le parti – soit trop soit pas assez – pris dont les aspérités font rire la salle, parfois presque nerveusement.

Heureusement, après l’entracte, la mise en scène bascule dans le trop, voire le beaucoup trop, pour notre plus grand plaisir. On enchaine les stéréotypes : les Prétendants qui se déshabillent progressivement pour montrer leur virilité, virilité que l’on découvre, pour certains, dans les détails les plus intimes. L’épreuve de l’arc proposé par Pénélope se transforme en véritable bain de sang, dans une esthétique parodique de slasher américain. Le déclenchement des buses à incendie souligné par le merveilleux jeu de lumières de Ken Hioco plonge la scène dans une brouillard aussi dramatique que tragi-comique, les Prétendants gisants encore çà et là dans leur sang dans des positions incongrues. Ce sont enfin des dieux en créatures queer qui viennent parachever ce tableau au style tout sauf pompier. Par opposition, la direction de Fabio Biondi est d’une grande sobriété, laissant ainsi la part belle au plateau vocal qui lui rend bien et assurant ainsi un subtil équilibre entre sentiers battus et hors-pistes scénographiques.

Ce retour d’Ulysse est sans conteste une réussite, et parvient à nourrir, avec cette vision sanglante d’un aéroport, la thématique de la saison du GTG que sont les migrations. La mise en scène peut se permettre de bousculer les codes grâce à un plateau et un orchestre irréprochables. Elle pose à nouveau la question de la transposition contemporaine, mais également celle de la désacralisation de l’écoute par les réactions qu’elle provoque dans le public (ici beaucoup de rires, très francs et sincères dans la deuxième partie de la représentation). La querelle des Anciens et des Modernes a toujours de beaux jours devant elle au bord du Léman.

Le Retour d'Ulysse dans sa patrie en avion à Genève

Par Mark Everist – Olyrix.com – 3 mars 2023

source: https://www.olyrix.com/articles/production/6570/le-retour-d-ulysse-dans-sa-patr…

 

Embarquement au Grand Théâtre de Genève, transformé en hall d'aéroport pour accueillir le premier opéra de Monteverdi à destination du public

Des trois opéras de Monteverdi qui subsistent, après L'Orfeo pour l'Académie et la cour, Il ritorno d'Ulisse in patria est la première des deux œuvres conservées pour le théâtre public de Venise (une proposition très différente de son successeur, L'incoronazione di Poppea).

La mise en scène signée sous le nom collectif de FC Bergman, transporte l'œuvre d'Ithaque vers un terminal d'aéroport (l'expérience de ces voyages modernes étant ainsi comparée au voyage d'Ulysse et surtout à l'attente interminable de Pénélope, rappelant le film de Spielberg, Le Terminal, basé sur l'histoire d'un voyageur coincé à Roissy près de deux décennies, presqu'autant que la Guerre de Troie longue comme le retour d'Ulysse). À Genève, attachée au pied de l'escalator, une chèvre (qui semble aussi impressionnée et perplexe en regardant le public, que réciproquement) est rejointe par d'autres dans les actes suivants. Le carrousel à bagages fait défiler les souvenirs des exploits d'Ulysse : fragments du cheval de Troie, œil du cyclope, pomme d'or...  Les chariots à bagages très présents, sont poussés autour de la scène. Les paroles de Neptune accompagnent une fontaine à eau défectueuse. Le contraste détonnant devient alors paradoxalement celui des somptueux costumes anciens de Minerve et Télémaque (réalisés par Mariel Manuel).

Les deux rôles principaux sont très différenciés. Mark Padmore qui tient le rôle-titre est dans son élément avec le récitatif et l'arioso (se rapprochant de l'aria) de Monteverdi. Sa voix douce se déplace d'un registre à l'autre avec une facilité déconcertante. Il est contraint de modifier sa production vocale en appuyant son registre de baryton pour atteindre les graves, mais conserve sinon la subtilité du dialogue avec le continuo (groupe instrumental assurant l'assise et le fil de la partition) le tout rehaussé par son stoïcisme théâtral pour mieux déployer un paroxysme de violence dans sa vengeance.

La Pénélope de Sara Mingardo souffre beaucoup d'une telle attente et d'être ainsi réduite à une ombre dans un aéroport. La production vocale en semble moins libre, voilée dans le premier acte, avec quelques problèmes de justesse. La présence vocale est pourtant réelle et constante. Elle se déploie notamment dans ses échanges avec Elena Zilio qui met la richesse de son expérience au service du rôle d'Euryclée, de sa précision vocale et dramatique. Sa présence scénique et vocale constante tout au long de l'œuvre dégage un degré de dignité et de sophistication rare (a fortiori dans la production).

Pénélope est assaillie par trois prétendants chantant et dans cette production par un grand nombre de figurants (mais pas non plus les 108 de l'Antiquité). Monteverdi attribue à chacun des trois une voix différenciée. Celle de Vince Yi (Pisandre) se fait la plus souple et attrayante, maîtrisant bien ses lignes. L'Amphinome de Sahy Ratia se montre d'abord hésitant mais développe nettement ensuite sa tessiture au cours de la représentation, contrastant pleinement avec l'Antinoüs de William Meinert dont les graves impressionnent d'emblée par leur assise puis davantage en se creusant (même s’ils lestent l'aigu). Ces trois prétendants s'harmonisent et se complémentent pleinement dans les petits trios auxquels ils participent.

William Meinert est également une impressionnante allégorie du Temps par son assise de tessiture et de tempi. Julieth Lozano reste pour sa part entre les frontières de ses rôles (Amour et Mélantho) et de ses registres (entre les hauteurs, entre récitatif et arioso) avec un timbre séducteur sur toute la tessiture mais imprécise sur la justesse des notes.

La Fortune et la Minerve de Giuseppina Bridelli, sont toutes deux aussi glorieuses : autoritaires mais douces, soutenue par une voix capable de lyrisme séducteur et de colorature brillante (le tout parfois dans une même entrée). Elle incarne également Junon parmi une bande divine. Jérôme Varnier assied et déploie les échos de sa basse en Neptune, le ténor Denzil Delaere lui répondant des hauteurs de sa tessiture en Jupiter.

Le public savoure le duo entre Minerve et le Télémaque de Jorge Navarro Colorado, à l'articulation très fine, à la voix suffisamment sûre pour prendre les risques de légères envolées en faisant parler la musique de Monteverdi avec passion.

Eurymaque n'est ici qu'un vil intrigant impuissant, mais il déploie la voix flexible du ténor Omar Mancini sachant aussi bien se faufiler parmi les voix du plateau que négocier les changements rythmiques rapides. En Eumée, Mark Milhofer conduit presque aussi bien les chèvres que sa voix, marquante dans les récitatifs et renchérissant de superbe avec Ulysse.

Le peu d'interventions du chœur maison montre leur solidité vocale et le sérieux du travail d'Alan Woodbridge. Le violoniste Fabio Biondi dirige Europa Galante avec panache, mais il pourrait laisser davantage de latitudes à ce groupe de solistes dans les récitatifs. Il faut dire qu'il s'appuie sur des instrumentistes dialoguant avec subtilité dans un kaléidoscope de couleurs.

La représentation est bien accueillie, notamment les rôles principaux, la réaction globale étant surtout portée par des cris d'enthousiasme de spectateurs adolescents présents en salle.

 

Un "Retour d'Ulysse" magnifié au Grand Théâtre de Genève

Benoît Perrier - RTS.ch – 2 mars 2023

source: https://www.rts.ch/info/culture/musiques/13822873-un-retour-dulysse-de-montever…

 

Le Grand Théâtre de Genève propose jusqu'au 7 mars 2023 un "Retour d'Ulysse" de Monteverdi presque chambriste. Le ténor britannique Mark Padmore y incarne pour la première fois le héros grec de l'Odyssée. Un spectacle hautement recommandable.

Méditation sur les ravages du temps qui passe et sur la destinée humaine, "Le retour d'Ulysse" de Claudio Monteverdi (1567-1643) raconte la fin du voyage d'Ulysse, lorsqu'il revient enfin à Ithaque au bout de son Odyssée, mais que personne ne le reconnaît. Des prétendants occupent son palais en espérant conquérir son épouse, Pénélope.

Dans la fosse du Grand Théâtre de Genève, le chef italien Fabio Biondi concentre l'orchestration de la partition de Monteverdi sur le continuo. Un choix ascétique qui laisse une place enviable à un très bon plateau vocal.

Ulysse impeccable
Le ténor britannique Mark Padmore compose un impeccable Ulysse, son timbre et sa diction sont à se damner, sa prestance est habitée et mélancolique. La contralto italienne Sara Mingardo, bouleversante, livre elle aussi une performance magnifique avec des graves pleins et une intensité dans la diction.

Les musiciens sont au premier plan de ce spectacle dont la direction de Fabio Biondi demeure sobre: pas de tempos enfiévrés, une orchestration centrée sur la basse continue composée d'une viole de gambe, d'un clavecin, d'un orgue, d'une harpe, d'un luth et d'un théorbe. Une approche très chambriste qui laisse la plus belle part aux voix.

Dans une aérogare
Cette production est signée du collectif FC Bergman, quatre artistes belges qui avaient triomphé en Avignon en 2016 et que l'on a vus récemment au festival de la Bâtie à Genève. Leur approche, musicale et respectueuse, transpose l'action dans une aérogare fidèlement représentée, de la couleur des piliers aux modèles de banquettes. Pour accompagner le livret, les gigantesques panneaux d’affichage des arrivées sont détournés. On voit l'oeil du cyclope ou le cheval de Troie se promener sur un carrousel à bagages, ainsi que quelques chèvres sur le plateau, parce que l'action se situe à Ithaque avec ses bergers.

Certes, les chanteurs sont par moment un peu perdus dans ce vaste décor, mais c'est aussi pour souligner qu'ils sont le jouet des dieux et nécessairement dépassés par ce récit. C'est d'ailleurs un Ulysse très marqué que l'on nous montre. Pas conquérant, il est plutôt déboussolé, comme frappé du syndrome post-traumatique.

La musique au centre
Malgré tout, la musique demeure toujours au centre de ce spectacle. On ne cherche pas à produire des images à tout prix, on n'occulte jamais Monteverdi avec la mise en scène. Au contraire, le FC Bergman resserre la focale et ménage la concentration du public sur les grands moments comme l'épreuve de l'arc, lors de laquelle Pénélope annonce qu'elle épousera un prétendant qui arrivera à bander le grand arc d'Ulysse, un échec prévisible. Ou encore les dialogues entre Minerve (Giuseppina Bridelli) et Ulysse ou Minerve et Télémaque (Jorge Navarro Colorado).

Dans le duo final, tout le bric-à-brac du décor introduit au fur et à mesure sur scène est plongé dans la pénombre. Il ne reste que des lumières orange, deux chanteurs de très grande classe et les retrouvailles d'un couple qui se reconnaît enfin, sans que l'on ne puisse complètement oublier deux décennies de séparation, ainsi qu'un gros tas de prétendants massacrés.

Et si cet "Ulysse" n'est pas une grosse machine, il s'agit d'un spectacle intelligent, très fin, humain et malicieux qui saura vous rendre l'attention que vous lui porterez.

Le Retour d’Ulysse à Genève : un digest indigeste

Denis Morrier – Diapason - 3 mars 2023

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/le-retour-dulysse-a-geneve-un-digest-indig…

 

Malgré quelques belles individualités sur le plateau, on peine à comprendre comment un musicien aussi accompli que Fabio Biondi a pu cautionner un massacre en règle du chef-d'œuvre de Monteverdi, aux fins dramaturgiques du collectif F.C. Bergman, en charge de la mise en scène.

Il y a soixante ans, il était d’usage de tronçonner allègrement les partitions des deux derniers opéras de Monteverdi pour les rendre conformes au goût contemporain. Puis vinrent Nikolaus Harnoncourt (avec sa première trilogie viennoise) et Alan Curtis, qui démontrèrent avec brio que ces œuvres, données dans leur intégralité, retrouvaient toute leur saveur et surtout leur efficacité théâtrale, digne de Shakespeare.

Passée l’embellie des années 1970-1990, les sinistres pratiques d’antan sont, hélas ! redevenues la norme. La nouvelle production du Ritorno d’Ulisse au Grand Théâtre de Genève en est la pire démonstration : jamais je n’ai entendu cette sublime composition, qui nous est pourtant parvenue grâce à une source unique et peu problématique à traiter, à ce point malmenée !

Le collectif dramatique anversois F.C. Bergman (fondé en 2008), chargé de la dramaturgie et du spectacle, a mutilé chaque scène, dès la première : les lamentations de Pénélope sont abrégées et amputées des interventions d’Euryclée, pourtant présente à ses côtés ! Puis, des passages entiers disparaissent, créant contresens et aberrations. Neptune s’emporte (en version express), mais sa colère n’a ni cause ni conséquence, puisque toute la scène des Phéaciens a été omise. Point de bateau transformé en rocher, Ulysse apparaît comme par enchantement ! Pire encore : plusieurs personnages clefs ont purement et simplement été évacués, dont Iro, le goinfre parasite de la cour : sa rivalité avec Eumete, son combat parodique contre Ulysse et surtout, la scène tragicomique de son suicide, tout s’est évaporé. La rencontre entre Minerve et Ulysse est coupée de moitié, y compris son délicieux duo final ! De fait, plus de travestissement en faux vieillard : Ulysse va errer jusqu’à la fin sous la même apparence qu’à son entrée en scène ! Les retrouvailles avec Télémaque (qui lui a fait son entrée avec char et cheval vivant) ne deviennent qu’une simple formalité « à distance », rapidement réglée.

Acte III réduit à la portion congrue
A l’acte II, adieu la radieuse Boschereccia (dialogue Ulysse-Minerve conclu, par une brillante aria de la déesse), adieu l’enivrant « air du rire » d’Ulysse face à Eumete. Tout l’acte III est réduit à la portion congrue : il commence scène 4 ! Et si Jupiter fulmine, Junon ne peut le calmer : elle aussi a disparu. Conséquemment, Minerve, lorsqu’elle doit intercéder auprès de Jupiter, devient schizophrène et doit chanter, dans la même tirade, ses propres paroles aux accents guerriers, suivies des exhortations cajoleuses que devait proférer sa belle-mère !

Comment un musicien aussi accompli que Fabio Biondi, à la tête de son Europa Galante, a t-il pu cautionner un tel massacre ? Mais également accepté de diriger un arrangement orchestral aussi peu « historiquement informé », porté par un continuo sans style et introduisant de nouvelles parties orchestrales au contrepoint indigent (soit « note contre note », soit fleuri aux formules improbables) ?

Vocalement, cette production laisse une impression plus amère encore que mitigée. La Pénélope assurée, souvent émouvante, de Sara Mingardo domine tout le plateau. Est-ce par solidarité avec les chèvres (vivantes) bloquées dans l’escalator que le pauvre Mark Padmore, en Ulysse décati, a paré son chant d’un tel vibrato, confinant au bêlement dans les forte ? Si Giuseppina Bridelli incarne une Minerve brillante, au timbre corsé et à la vocalisation agile, la malheureuse Julieth Lozano, confrontée à une tessiture qui n’est pas la sienne, défigure le chant de Melanto en modifiant ses mélodies et en octaviant des phrases entières. Elle transforme même en tonitruante octave le symbolique et doux unisson qui devrait sceller son union avec Eurymaque (« Non si disciolga mai » – « ne se sépare jamais »). Enfin, si le trio des prétendants voit jaillir l’impressionnante basse (haute stature et voix profonde) de William Meinert, il est dépareillé par le falsetto éteint de Vince Yi.

Rendez-vous à l’aéroport
La mise en scène part d’une « fausse bonne idée ». L’Odyssée tenant du road-trip, sa conclusion est réactualisée en la situant dans un hall d’aéroport. Pénélope est confinée en salle d’attente, ses prétendants vaquent à l’étage, un tapis à bagage fait apparaître Ulysse et ses souvenirs de voyage… La monumentalité du décor ne parvient pas à cacher l’indigence du propos théâtral, émaillé d’effets grossiers et déplacés : Neptune et Jupiter chantent en coulisse, tandis qu’une fontaine à eau et un boitier électrique animés font jaillir (en rythme) eau et étincelles sur scène (rires en salle). Les déclarations d’amour successives des prétendants (auxquels se joignent quinze figurants) progressent, de manière très prévisible, de la chemise ouverte jusqu’au nu intégral (éclats de rires). Si Pisandro remet une culotte, deux autres figurants resteront sur scène dans le plus simple appareil jusqu’à la fin de l’opéra ! Car, pendant la « scène de l’arc », Ulysse prend bien le temps de zigouiller cette vingtaine des prétendants (L’Odyssée en mentionnait quarante), non sans faire jaillir des gorges et poitrails de grands flots d’hémoglobine, pour la plus grande joie des spectateurs. En guise de conclusion, pour toute « scène de reconnaissance », Pénélope retourne en salle d’attente, environnée de cadavres dénudés et sanguinolents, tandis qu’Ulysse rejoint son chariot à bagage… tout ça pour ça !

F.C. Bergman a ainsi érigé en gaudriole le poème fondateur de notre culture occidentale. Et ce avec une affligeante et édifiante efficacité : le public genevois a beaucoup ri et s’est bien diverti. Monteverdi aurait sans doute espéré qu’il soit plutôt émerveillé, ému, voire bouleversé. « Vergogna! Vergogna! » crie Neptune à tout jamais.

Aériens transports

David Verdier – AltaMusica.com – 3 mars 2023

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7079…

 

Quoi de plus éloquent qu'un aéroport pour évoquer le retour d'Ulysse ? Le collectif flamand FC Bergman magnifie ce lieu où la tristesse et la banalité croisent la thématique des retrouvailles et de l'attente, tout en accompagnant un plateau de premier plan avec Mark Padmore, Sara Mingardo et un rigoureux Fabio Biondi à la tête de son Europa Galante.

Qui est cet Ulysse qui revient à Ithaque après vingt ans d'absence ? Le génie du librettiste Giacomo Badoaro fait dire à Pénélope : « C’est d’Ulysse disparu que je suis l'épouse. Ni l’enchantement ni la magie n’ébranleront ma foi et ma volonté. » Et pour cause, comment reconnaître le roi sous les traits d’un sdf comme ceux que l’on croise dans les aéroports ? Le collectif flamand FC Bergman propose un Monteverdi en forme de lente et triste déploration sur l'attente et le désamour. Sur l'affichage électronique, les vols n'ont ni horaires ni destinations, seulement des noms d'allégories : le Temps, le Destin, l'Amour.

Mark Padmore chante à la fois Ulysse et la Fragilité humaine, ligoté à un pilier comme le héros mythologique au mât du navire durant l'épisode des sirènes. La mise en scène fait surgir des images surréalistes comme cette chèvre d'Ithaque au bas de l'escalator ou défilant sur le carrousel à bagages, les objets symboliques des aventures du héros : l'œil du Cyclope, le squelette de la sirène, le mât brisé du navire, le cheval de Troie…

Les apparitions de Minerve et Télémaque sur son char contrastent violemment avec cette mélancolie générale. Tous deux harnachés de cuirasses antiques et casques de combat semblent sortis d'une céramique attique. En revanche, Pénélope est montrée dans une faiblesse extrême, se soutenant à peine entre la nourrice Ericlea et le berger Eumée. Elle regarde avec nostalgie les deux amoureux Melantho et Eurymaque, échos du couple qu'elle formait avec Ulysse – et qui s'envolent vers d'autres cieux en passant le portique de contrôle.

Le dialogue entre Jupiter et Neptune est l'occasion d'une scène comique, sous la forme respective d'une fontaine à eau incontinente conversant avec un tableau électrique foudroyé par un court-circuit. Apparaissant en seconde partie dans des costumes de carnaval, leur présence complète de belle façon cette ambiance à la fois féérique et désabusée.

Le plateau est soutenu par l’Ulysse de Mark Padmore, qui magnifie une ligne très aérienne et contrastée, face à la Pénélope de Sara Mingardo, dont la voix sombre et voluptueuse s'allie de la plus belle des façons à sa présence en scène. Jorge Navarro Colorado en Télémaque et Mark Milhofer en Eumée soutiennent parfaitement l'action, avec une liberté et une maîtrise dans le phrasé et les couleurs qui servent admirablement le texte et font entendre cette tonalité humoristique qui s'accorde avec la scénographie.

Giuseppina Bridelli campe avec autorité le triple rôle de Junon, Fortune et surtout Minerve quand l'élégant Jérôme Varnier (Neptune) domine un Denzil Delaere un peu étriqué en Jupiter. William Meinert (Antinoüs) triomphe de tous les autres prétendants tandis que le Chœur du Grand Théâtre de Genève révèle des qualités et une vivacité de tout premier plan. Fabio Biondi dirige son Europa Galante avec une pudeur très concentrée, attentif à ne jamais couvrir le plateau mais perdant parfois en présence et en poids sonore dans un continuo qui aurait mérité davantage d'affirmation et de vigueur.

À Genève, Ulysse au terminal d’aéroport

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 2 mars 2023

source: https://www.resmusica.com/2023/03/02/a-geneve-ulysse-au-terminal-daeroport/

 

La nouvelle production de l’opéra de Monteverdi, Il ritorno d’Ulisse in Patria, au Grand Théâtre de Genève se déploie dans une démesure scénique inutile pour une œuvre intimiste.

« Non, non ! C’est bien plus beau quand c’est inutile ! » s’exclamait Cyrano de Bergerac. Des mots que le héros d’Edmond Rostand lance alors qu’agonisant il va se battre une dernière fois contre ses ennemis, le Mensonge, les Compromis, les Préjugés, les Lâchetés et surtout la Sottise quelques instants avant d’emporter dans la mort l’unique chose qui lui tient à cœur : « son panache » ! Voilà des paroles que le collectif de mise en scène FC Bergman aurait eu intérêt à appliquer dans cette production d’Il ritorno di Ulisse in Patria de Monteverdi. Du moins, se passer d’un peu de Sottise pour offrir plus de Panache. Parce que quand se lève le rideau de scène, on découvre une monumentale construction occupant tout l’espace de la scène du Grand Théâtre. Un terminal d’arrivée d’aéroport. Rien n’y manque, la galerie, l’escalier roulant, l’alignement des sièges, le tapis roulant des bagages et l’immense tableau électronique devant lister les arrivées des vols. La ficelle est grosse mais… Ulysse revient d’un long voyage, alors pourquoi pas dans un aéroport quand bien même il est en haillons, le corps et le visage couvert de mollusques et d’algues diverses. Parmi ses bagages, on découvre l’œil du Cyclope, la tête du Cheval de Troie, la Pomme d’or de la Discorde, la queue d’une sirène, le mât auquel il s’était attaché pour ne pas succomber à l’appel des sirènes, la dépouille du sanglier qui l’avait malencontreusement blessé à la cuisse, et les probables ailes déplumées d’Icare et autres coquillages. Sauf que de cette débauche architecturale aéroportuaire, les metteurs en scène ne font pas grand-chose. En effet, l’opéra de Monteverdi n’est autre qu’une grande déclamation intimiste sur la douleur de Pénélope attendant désespérément son mari depuis moult années, dans le confort relatif de sièges métalliques d’une salle d’attente d’aéroport et qu’Ulysse s’interdit d’être reconnu afin de s’assurer de la fidélité de son épouse.

Alors qu’une plage aurait suffi, il est dès lors inutile de se projeter dans des espaces immenses, sans poésie, pour s’imprégner des sentiments que les protagonistes doivent et veulent exprimer. Ainsi, pendant une bonne dizaine de minutes, après l’ouverture et durant le prologue, la scène est dans le noir absolu. Et pourtant, on chante. Fort heureusement, on apprend qui chante avec le nom des protagonistes qui s’affichent sur le panneau électronique. Des voix sans corps. L’une, une basse profonde, appartient au Temps, une autre, plus aiguë, à l’Amour enfin la troisième, au Destin. À peine si on distingue, ligoté contre un pilier, le ténor sanglotant et tremblotant de La Fragilité Humaine.

Puis la scène s’éclaire peu à peu et l’on découvre une Pénélope visiblement souffrante, se traînant lamentablement d’un siège sur l’autre avant de s’endormir sur les genoux de l’Amour. Puis, elle se lève, fait quelques pas soutenue par Eryclée et Melantho, sa suivante, avant de s’écrouler sur le sol. On la relève pour l’accompagner aux sièges de métal où elle se rendort. Voilà bientôt une demie-heure que le spectacle est commencé et nous en sommes là !

Et c’est au tour de Neptune et de Jupiter d’entrer en scène. Ou plutôt, parce qu’on a imaginé que ces dieux resteront invisibles, ils se matérialiseront pour Neptune par une fontaine publique se déplaçant devant la scène en giclant son eau en jets saccadés au rythme du chant, alors qu’un carton fumant et éructant quelques explosions d’étincelles, accolé à une colonne, se dandine sous les intonations de Jupiter.

Tiens, voilà Andromaque qui débarque ! Lui arrive sur un char deux roues tiré par un cheval superbement harnaché et conduit par Minerve. Armuré jusqu’aux dents, sa lance au poing, il descend de l’attelage, marmonne quelques paroles et monte sur la galerie pour y pratiquer quelques exercices de taï-chi qui ont pour effet de faire oublier ce qui se passe sur scène au même moment. Exit le cheval, Minerve et l’attelage.

On l’aura compris, tout ceci semble n’avoir d’autre but que de choquer le chaland et comme tout est permis, on se moque divinement du contexte de l’œuvre. On remplit avec des scènes d’une portée symbolique inexistante et, comme il faut bien habiller cette immense salle d’attente, on y introduit une chèvre qui passera toute la soirée à brouter du foin au pied de l’escalier mécanique.

On pense avoir tout vu ? Eh non car, lorsque arrivent les prétendants de Pénélope, en complet-veston, ils exhibent leurs richesses et prétentions en se déshabillant. Ainsi, on assiste au spectacle de quelques messieurs, solistes y compris, se baladant, nus comme des vers auxquels Pénélope, d’une main discrète, passe en revue… le torse. Naturellement, Ulysse ne supporte plus cette mascarade et armé d’une flèche dont il se sert comme d’une épée, il tue rageusement tous ses concurrents dans une scène digne du Grand Guignol. Le sang (probablement hérité des stocks restants du précédent Parsifal au Grand Théâtre !) jaillit, laissant une bonne dizaine de cadavres qui ne se relèveront plus jusqu’au salut final.

Malheureusement la direction d’acteurs ne rattrape pas la mise en scène, tout cela est désincarné. Quelques rôles pourtant ressortent. C’est le cas de Sara Mingardo (Pénélope) dont la présence vocale a mis longtemps à s’affirmer, mais qui, pour la scène finale, retrouve sa puissance vocale et son admirable légato. À ses côtés, le ténor Mark Padmore (Ulysse) tente de faire bonne figure dans cette prise de rôle bien que n’ayant plus les capacités de l’entreprise. On a remarqué avec bonheur la prestation du ténor anglais Mark Milhofer (Eumée) dont le grain de voix chargé d’harmoniques est particulièrement touchant et d’une beauté indicible. Outre ce timbre merveilleux, le ténor possède une diction irréprochable de la langue italienne et un sens aigu du phrasé monteverdien. Un régal. Autre belle surprise vocale, celle du ténor Vince Yi (Pisandre), lui aussi soigneux du phrasé et de la diction. Belle de même la voix de basse profonde de William Meinert (Le Temps). Plus qu’un accessit à la mezzo-soprano Elena Zilio (Eryclée) dont la majeure partie de la présence scénique s’est bornée à dormir sur les sièges de la salle d’attente mais qui au moment de prendre voix démontre une autorité vocale de grande qualité. Pour le reste de la distribution, on pouvait n’être que déçu non tant des voix mais du manque total de style approprié à ce genre de musique. Dans la fosse, surélevée, l’Ensemble Europa Galante sous la baguette de Fabio Biondi s’acquitte avec précision de l’accompagnement des chanteurs. Le bourdonnement continuel de l’orgue de chambre, tout comme les interventions du continuo de la harpe, du théorbe, de la viole de gambe, du luth et du clavecin ont peine à passer l’intérêt de l’oreille, celui de la scène occultant souvent leur musique.

À y regarder de près, on constate que presque trois quart d’heure de musique et quelques personnages ont disparu de la représentation genevoise. À d’autres moments, on se serait offusqué mais, ici, au vu de l’ennui généré par cette production, ces coupures sont reçues comme une bénédiction.

 

Nouvelle production d'Il ritorno d’Ulisse in patria à Genève

Gilles Charlassier- Anaclase.com – 3 mars 2023

source: http://www.anaclase.com/chroniques/il-ritorno-d%E2%80%99ulisse-in-patria-le-ret…

 

Dernier volet de la nouvelle trilogie Monteverdi au Grand Théâtre de Genève, initiée par Iván Fischer – L’Orfeo en 2019, L’Incoronazione di Poppea, à la rentrée 2021 –, Il ritorno d’Ulisse in patria bénéficie d’une considération moindre, motivée jadis par des doutes, levés depuis longtemps, sur l’authenticité de la partition, mais aussi quant à la qualité littéraire du livret et la théâtralité de l’œuvre, réserves que ne partage pas Fabio Biondi. Dans cette seconde production lyrique du collectif FC Bergman (après Les pêcheurs de perles à l’Opéra de Lille), on retrouve un évident littéralisme scénographique qui, cette fois, n’évite pas certaines facilités.

On ne doutera guère que l’aéroport constitue l’un des lieux contemporains de l’exil, carrefour anonyme où géographies et identités se diluent dans une stérilisation culturelle. Malgré les notes d’intentions imprimées dans la brochure de salle, le choix d’un tel lieu pour le retour d’Ulysse à Ithaque ne dut être retenu que par les scrupules de l’évidence. S’il reste dans le domaine de la fiction, le décor en restitue les formants principaux : le tapis bagage, le filtre de sécurité au loin, les plexiglas qui divisent l’espace avec une poésie absurde (révélée par Jacques Tati dans Playtime).

Sur ce faux réalisme se greffe la mythologie, d’abord dans la pénombre par voix acoustiques et effets de comparaison – la fontaine de Neptune ou le court-circuit de Jupiter pour le tonnerre –, puis avec des costumes et des sculptures qui donneraient des leçons de kitsch à Niki de Saint-Phalle et Jeff Koons. Le goût discutable du premier degré se confirme dans la grande scène des prétendants, dévoilant leurs atours jusqu’à la nudité intégrale d’Antinoo, avec les mains pour toute pudeur abdominale, ou encore dans un massacre dont l’insistance exhaustive et sanguinolente n’a d’égale que la modestie de la direction d’acteurs. On ne s’attardera pas sur les chèvres du berger Eumete qui paissent dans les corridors ou l’attelage de Minerva. Calibrées par Ken Hioco, les lumières participent de l’ambiguïté du retour après une si longue absence.

À défaut d’un intimisme chaleureux dans les éclairages, du moins peut-on le ressentir dans la lecture de Fabio Biondi à la tête de son Europa Galante. À rebours de la réinvention théâtrale d’un Leonardo García Alarcón, le chef italien privilégie une sobriété en synchronie avec un certain dépouillement madrigalesque qui s’appuie sur une douce homogénéité des timbres. Ce continuo nourri, qui tout en se mettant à la mesure du Grand Théâtre ne trahit pas son essence, fait écrin à la palette de l’expressivité vocale, matrice des couleurs de l’ouvrage.

Dans une distribution orientée vers ces valeurs dramatiques, la Penelope de Sara Mingardo condense une admirable intensité dans l’incarnation, tendue d’attente et de remords, qui ne sacrifie jamais l’intégrité vocale à la plainte, soutenue au contraire par un timbre velouté. Pour son premier Ulisse, Mark Padmore, qui assume également l’apparition de l’Humana Fragilità dans le Prologue, contraste avec une séduction plus déclamatoire. Jorge Navarro Colorado surprend par un Telemaco robuste, presque mature, qui souligne les épreuves traversées plus que la jeunesse du personnage [lire nos chroniques de Rodrigo, Lotario et Croesus]. Mark Milhofer fait entendre la rusticité autant que l’identité du berger Eumete

. Membres du Jeune Ensemble de la maison suisse, Omar Mancini et Judith Lozano (également Amore) font jubiler la complémentarité amoureuse d’Eurimaco et Melanto. Dans le dernier acte, Elena Zilio donne toute la mesure de l’attachement d’Ericlea, marqué mais non caricaturé par les ans.

Giuseppina Bridelli offre une belle vitalité aux divinités Giunone, Fortuna et Minerva. À la lumière un rien placide du Giove dévolu à Denzil Delaere répond le solide Nettuno de Jérôme Varnier. Si Vince Yi possède les hautes notes de Pisandro, Sahy Ratia livre un Anfinomo moins transparent, sinon plus charnu, et William Mienert retient l’attention, en Antinoo et Tempo, par des moyens qui semblent prometteurs.

Préparés par Alan Woodbridge, les artistes du Chœur de l’institution lémanique se révèlent à la hauteur, avec des interventions qui complètent un plateau où manque le rôle comique du mendiant glouton d’Iro (contribuant au caractère singulièrement ramassé du troisième acte). À l’inverse d’un Kundera dans L’Ignorance, sorte de reprise moderne du mythe d’Ulysse au moment de la réouverture du bloc de l’Est, l’interrogation de l’ambivalence de la nostalgie et du retour au pays natal ne se mêle guère à celle de l’humour, lequel est ici relégué à la primarité scénographique.

Pénélope au terminal des arrivées

Renato Verga – PremièeLoge.com -1 mars 2023

source: https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2023/03/01/p…

 

L’acmé du " recitar cantando "

En 1637, le premier théâtre public au monde est inauguré : il s’agit du San Cassiano de Venise où tout le monde, en payant un billet, peut assister aux représentations qui, jusqu’à présent, étaient l’apanage des cours princières. Au cours de la saison du Carnaval de 1639-40, toujours à Venise au théâtre des Santi Giovanni e Paolo, furent donnés Il ritorno d’Ulisse in patria de Claudio Monteverdi et la reprise de son Arianna. Trente-deux ans se sont écoulés depuis la  » fable en musique  » de L’Orfeo et ce nouveau  » drame en musique  » est tout autre chose : l’Orfeo était une œuvre encore imprégnée de la tradition de la cour, mais ici nous atteignons le point culminant de l’évolution du  » recitar cantando  » avec lequel Monteverdi donne vie aux personnages des livres XIII-XXIV du second poème homérique. Les moments de la rencontre d’Ulysse d’abord avec Télémaque, ensuite avec Pénélope suffisent à donner une idée du grand changement qui s’est produit sur la scène du théâtre en musique. Avec L’incoronazione di Poppea, sa troisième et dernière œuvre qui nous est parvenue, la genèse du mélodrame aura été achevée, avec le passage de la Renaissance à la musique baroque, et le sommet de ce nouveau genre aura été atteint.

Retour aux sources avec Fabio Biondi
Au Grand Théâtre de Genève, le compositeur de Crémone a été présent ces dernières saisons avec L’Orfeo en 2019-20 et L’incoronazione di Poppea en 2021-22, tous deux dirigés par Iván Fischer. Mais aujourd’hui, pour conclure la trilogie de Monteverdi, on fait appel à l’un des plus grands experts de la musique baroque, Fabio Biondi, qui dirige ici son Europa Galante. Biondi déclare sa prédilection particulière pour Il ritorno d’Ulisse in patria : « tous les doutes possibles sur l’authenticité de la partition et la qualité littéraire du livret sont maintenant dissipés, et l’efficacité, la densité expressive de la musique sont ici encore plus grandes que dans Poppea », affirme le maestro, qui travaille sans relâche à une édition fidèle à l’original. Après les premières versions orchestrées avec opulence, comme dans l’opéra du XVIIIe siècle, avec une génération de nouveaux interprètes – Curtis, Alessandrini, Dantone… -, on s’attache maintenant davantage à préserver le style original des opéras de Monteverdi : quand il n’y a pas d’indication précise des instruments, comme c’est le cas dans ses partitions qui n’indiquent que les lignes de chant et de basse continue, guère plus, on peut parfois avoir tendance à enrichir l’instrumentation sous l’emprise de l’horror vacui et trahir ainsi les intentions de l’auteur et la pratique d’exécution de l’époque…

À l’orchestre, une « sobriété aux mille couleurs »
La direction/reconstruction de Fabio Biondi se caractérise par une « sobriété aux mille couleurs », comme Christopher Park intitule son entretien avec le maestro dans le programme. Ainsi, le declamato des acteurs-chanteurs est préservé, c’est-à-dire la pureté et le sens du texte, l’hédonisme vocal des chanteurs étant encore assez éloigné des préoccupations de l’époque. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne puisse pas faire ressortir les trésors cachés dans la partition, et c’est le cas ici, avec des équilibres sonores parfaits, des mélanges instrumentaux raffinés, des couleurs suggérées par les instruments anciens, et les brillantes interventions solistes du Maestro au violon. Le tapis sonore soigné du continuo est confié à la harpe, au clavecin, au théorbe, à la viole de gambe, au luth et à l’orgue de chambre, tandis que les autres cordes, les bois et les cuivres interviennent dans les moments dramatiques, comme dans la scène prolongée du massacre des Proci. Mais c’est souvent le silence qui souligne les points de tension de l’histoire, comme la douloureuse reconnaissance d’Ulysse «Troppo incredula! Ostinata troppo!» Les sonorités choisies par Biondi tiennent compte du théâtre dans lequel l’opéra est joué : avec ses 1 500 places et son architecture, le Grand Théâtre n’est pas une salle vénitienne du XVIIe siècle avec ses cinq ou six instrumentistes ! Des flûtes à bec sont donc ajoutées aux refrains, les dieux et les personnages allégoriques sont accompagnés par quatre trombones baroques, les cordes sont doublées.

Un plateau vocal globalement satisfaisant
Dans les trois niveaux de chant exigés par l’opéra – le lyrique, le récitatif, le declamato – une distribution de spécialistes aux qualités diverses est engagée. Dans le rôle-titre, le ténor anglais Mark Padmore semble être celui qui a le plus de difficultés : s’il possède les qualités d’interprétation d’un chanteur particulièrement apprécié dans le répertoire du lied, sa voix montre des signes de fatigue, sa ligne de chant est irrégulière et fragmentée, sa diction est à la limite de l’acceptable… Tout cela est d’autant plus souligné par l’excellence du trio d’interprètes féminines. Pénélope trouve dans la contralto Sara Mingardo une interprète parfaite : le timbre et la couleur sombre de sa voix délimitent dans toutes ses facettes la noblesse douloureuse du personnage, le sens de la déclamation  est certain, comme dans le grand monologue du premier acte. La mezzo-soprano Giuseppina Bridelli interprète le triple rôle de Fortuna, Junon et Minerve avec une voix possédant une grande projection, une agilité précise et confiante et une présence scénique solennelle. Dans le bref mais intense discours d’Euriclea, ici encore plus réduit par l’absence de celui de l’acte I, Elena Zilio met en évidence la qualité de cette chanteuse qui n’entend pas vieillir et qui donne chaque fois une leçon d’interprétation : un véritable camée illuminant la scène par son intensité expressive et la solidité de ses moyens vocaux ! Inoubliable. Julieth Lozano, soprano, ne possède pas une grande projection vocale : même le mince ensemble instrumental parvient à couvrir sa voix par moments, mais elle a la sensualité adéquate pour incarner Amore dans le Prologue et ensuite Melanto, la jeune fille qui vit ses tourments amoureux pour Eurimaco avec une grande intensité. Glorieusement héroïque est le Télémaque du ténor Jorge Navarro Colorado, possédant un timbre lumineux et une confiance vocale affichée dans les deux monologues des deuxième et quatrième actes. Dans les autres rôles, les ténors Mark Milhofer (savoureux Eumeus) et Omar Mancini (sensible Eurymaque), la basse Jérome Varnier (Neptune) et le ténor Danzil Delaere (Jupiter) apportent de précieuses contributions. Les trois prétendants trouvent des interprètes pleinement efficaces en la basse William Meinert (Antinoüs autoritaire et Tempo dans le Prologue), le ténor Sahy Ratia (Anfinomo) et le contre-ténor Vince Yi (Pisander).

Le FC Bergman : un théâtre anarchique et visionnaire
Un autre groupe belge, après les Peeping Toms et leur version particulière de Dido and Æneas de Purcell ici à Genève il y a deux ans, s’attaque à la mise en scène d’opéra : en 2018, le FC Bergman, connu pour son théâtre anarchique et visionnaire, avait monté Les Pêcheurs de perles à l’Opera Vlaanderen ; il propose ici leur lecture de l’œuvre de Monteverdi.

Le collectif anversois a quitté le théâtre classique, attaché au texte, pour se lancer dans le théâtre visuel et expressif, soit un monde d’images plutôt que de dramaturgie proprement dite. Inspirés par le sentiment d’unité propre à une équipe de football (les initiales FC signifient Football Club) associé à l’hommage d’un grand cinéaste (Ingmar Bergman) décédé le jour même où ils cherchaient un nom pour leur groupe, Stef Arts, Marie Vinck, Thomas Verstraeten et Joé Agemans ont d’abord porté leurs spectacles dans des espaces inhabituels. Aujourd’hui au théâtre de Genève, ils célèbrent à leur manière la mythologie dans laquelle s’inscrit l’histoire du Retour d’Ulysse, une mythologie qui s’est pourtant éloignée des hommes. En effet, dans la pièce, les dieux n’apparaissent d’abord pas en personne, mais comme des éléments réagissant à l’environnement : Neptune est un distributeur d’eau qui parle par giclées, Jupiter une boîte de jonction électrique qui émet de la fumée et des étincelles. Ce n’est qu’à la fin qu’ils apparaissent dans les costumes imaginatifs de Mariel Manuel, mais c’est un peu décevant. Nous sommes en fait dans le terminal des arrivées d’un aéroport moderne, avec le grand tableau des vols – avec ici les noms de l’Amour, du Destin, du Temps -, une vue de la plage d’Ithaque, un escalator menant à l’étage supérieur et des rangées de sièges sur lesquels sont affalées trois femmes en noir : Pénélope, Euriclée et Mélanthe, cette dernière dans un séduisant déshabillé de soie connotant immédiatement la sensualité de la jeune fille. Sur le tapis roulant des bagages, Ulysse entre en scène avec ses souvenirs de voyage : l’œil de Polyphème, la pomme d’or de Pâris, la tête du cheval de Troie… Près de l’escalator, nous voyons une botte de foin et une chèvre que nous découvrirons être le fidèle compagnon d’Eumeus – rappelons-nous qu’un mouton avait été la vedette du spectacle de FC Bergman à Avignon il y a deux ans, Le Chant du mouton. Un autre animal sur scène est présent sur scène : le cheval qui ramène Télémaque à Ithaque dans un char coloré. Trop de bêtes…

L’environnement aseptisé de l’aéroport est ainsi rempli d’éléments mythologiques, de souvenirs. Il y a de nombreux gags que les metteurs en scène disséminent dans leur lecture, mais aussi des erreurs de dramaturgie, comme le fait de laisser les cadavres des Proci à la vue de tous pendant tout le cinquième acte après une scène dans le pur style « splatter », avec des flots de sang, qui a beaucoup amusé une partie du public. La lecture de FC Bergman a cependant sa propre logique lorsqu’elle met en évidence la relation différente entre les deux couples Mélantho/Eurimaque et Pénélope/Ulysse : le premier animé par les pulsions érotiques de la jeunesse, le second tristement vieilli. Après vingt ans d’absence, Pénélope et Ulysse ont du mal à renouer avec leur intimité, et le happy end final chanté par la musique et les voix est ici plutôt un triste épilogue dans lequel Pénélope, qui a connu la tentation des prétendants, jeunes, en forme, qui se présentent aussi nus pour gagner la réticence de la reine et où l’épreuve de l’arc était chargée de tension érotique, est finalement presque déçue par le retour d’un fiancé cruellement vieilli. Dans l’ensemble, cependant, l’invention du collectif belge manque de cohérence et accumule des éléments de façon désordonnée et anarchique, contrastant souvent fortement avec la musique. Autre élément en leur défaveur : c’est à sa demande que le personnage d’Iro a été éliminé et que certaines scènes ont été coupées.

La réticence de la chèvre à se présenter pour les salutations finales et un rideau qui ne voulait pas se baisser ont probablement prolongé la durée des applaudissements au-delà des intentions du public, qui a néanmoins célébré très chaleureusement les interprètes vocaux, en particulier les femmes.

La chèvre de Monsieur Ulysse

Guy Cherqui — wanserersite.com - 1 mars 2023

source: https://wanderersite.com/opera/la-chevre-de-monsieur-ulysse/

 

Le Grand Théâtre de Genève propose chaque année une production baroque, ce qui est méritoire pour une salle dont la vaste scène n’est pas forcément adaptée à ce répertoire plus intimiste.

C’est le troisième volet de la trilogie Monteverdienne qui est ici présenté, le moins connu, le moins populaire, Il ritorno d'Ulisse in patria. Or il faut bien reconnaître que jusqu’ici Monteverdi a été étrangement servi à Genève depuis l’arrivée d’Aviel Cahn : les deux titres plus populaires que sont L’Orfeo et L’incoronazione di Poppea n’ont eu droit qu’à deux représentations chacune, dans le cadre de la venue du Budapest Festival Orchestra dirigé par Ivan Fischer, ce qui est une référence certes, mais dans des productions dont on peut clairement qualifier l’une de misérable (L’Orfeo) et l’autre à peine passable (L’incoronazione du Poppea) que tout le monde s’est empressé d’oublier et qui clairement ne sont pas à inscrire au tableau d’honneur du Grand-Théâtre. C’est regrettable pour l’immense Monteverdi, mais avec ce troisième volet, Genève se rattrape.

En effet, voir enfin une production maison, avec un orchestre et un chef qui sont une référence absolue dans ce répertoire, une distribution particulièrement flatteuse dans les principaux rôles est déjà un gage important. Mais qu’en plus, la mise en scène de cette œuvre aux relatives faiblesses dramaturgiques (combien de productions soporifiques…) soit confiée au collectif FC Bergman, dont on connaît les approches certes déroutantes mais intelligentes et  fortes ne pouvait que faire saliver

Les sources
Dans les textes antiques qui ont fourni à l’opéra des sujets, on cite souvent l’Énéide de Virgile, les Métamorphoses d’Ovide, les tragiques grecs. Mais paradoxalement un texte aussi fondateur que l’Odyssée d’Homère n’a pas inspiré de nombreuses œuvres. On compte bien,  Telemaco, d’Alessandro Scarlatti (1718), Polifemo de Nicola Porpora (1755), Pénélope de Fauré (1913), Ulisse de Dallapiccola (1968) mais la moisson n’est pas aussi riche que ce que l’Énéide (sa version latine) a offert à l’art lyrique, rien qu’autour de Didon et Enée, que nous avons récemment évoqué.

Pourtant, Il ritorno d'Ulisse in patria  créé en 1640 à Venise est aux origines de l’opéra, signé de Claudio Monteverdi considéré comme le troisième fondateur du genre, à côté de Jacopo Peri et de Giulio Caccini qui en sont à l’origine. Ce n’est pas un hasard, après l’Euridice de Caccini, créé au Palazzo Pitti de Florence en 1602, que Monteverdi écrive l’Orfeo au Palazzo ducale de Mantoue en 1607.  Le monde intellectuel bouillonne autour de l’opéra, mais aussi et déjà la concurrence…

De Monteverdi trois œuvres scéniques complètes et un extrait nous sont parvenues. Peut-être un jour, enfouies dans des archives de grandes familles, d’autres partitions nous seront révélées, mais pour l’instant nous devons nous en contenter. Le reste de la production monteverdienne est suffisamment riche pour faire aussi notre bonheur.

Des quatre opéras totalement ou partiellement laissés par Monteverdi, deux sont des compositions pour espace privé (L’Orfeo et L’Arianna en 1607 et 1608) à la cour de Mantoue 1, Il ritorno d'Ulisse in patria (1640) et L’incoronazione di Poppea (1642) pour le Théâtre San Giovanni e Paolo de Venise. Entre les deux œuvres créées à Mantoue et qui naissent à la suite du travail des cercles intellectuels notamment florentins autour de la tragédie grecque et du retour d’une prosodie qui en rappelle la mélopée,  et celles crées à Venise un peu plus de trois décennies plus tard, il y a tout simplement la naissance du théâtre lyrique public et notamment du teatro San Cassiano (qu’un projet actuel essaie de reconstruire) , premier théâtre d’opéra public, ouvert en 1637, et qui proposera en 1641 une reprise de Il ritorno d'Ulisse in patria qui avait remporté un gros succès un an auparavant dans un autre théâtre.

Ce qui est advenu, c’est la naissance du spectacle lyrique quand les deux premiers étaient encore des divertissements de cour privés pour élite intellectuelle et aristocratique, ce qui est tout différent.

La trame
Plus que L’incoronazione di Poppea drame historique qui prend sa source dans les Annales de Tacite, Il ritorno d'Ulisse in patria s’appuie sur la légende et la mythologie, où le rôle des Dieux est actif et où il faut manifester sur scène leur présence, faire du spectacle, Neptune dieu de la mer, Jupiter dieu de la foudre doivent être montrés dans leur puissance évocatoire.

Dramaturgiquement moins fort que L’incoronazione di Poppea, Il ritorno d'Ulisse in patria peut paraître interminable dans certaines mises en scène, parce que le livret est assez méditatif. Il souligne la difficulté de tout retour après une longue absence : on y voit Pénélope se lamenter de son attente, Ulysse craindre ces retrouvailles, et d’un autre côté les forces qui contrebalancent, les prétendants bien sûr, mais aussi le couple jeune Melanto/Eurimaco, qui représente l’amour possible (vers lequel ils poussent aussi Pénélope), le futur, le départ vers le bonheur quand Pénélope et Ulysse ont vieilli, avec un amour qui n'a pas été entretenu, et qui est évidemment fragilisé. Ils sont le passé et le retour, quand les autres sont l’avenir et le départ. Monteverdi et Badoardo ont très bien construit cette dialectique-là.

Il y a enfin les prétendants sont une force de pression non négligeable, toujours présents, représentant pour Pénélope une autre possibilité d’avenir, une ouverture après tant de temps d’enfermement.

C’est dans cet univers qu’arrive Ulysse, aidé par Minerve, et il faut deux actes pour que le massacre des prétendants vienne mettre fin à cette angoisse de retour, un authentique massacre d’une rare violence, qui montre aussi un Ulysse qui a été aussi transformé par les ans, lui qui était l’Ulysse aux mille ruses est devenu Ulysse aux mille violences.

Le massacre accompli, le troisième acte est le plus fort (et le plus bref) peut-être parce que là où on s’attendrait à des retrouvailles heureuses, on a une Pénélope toujours hésitante, qui refuse de croire à la vérité : il faudra l’intervention de la nourrice Ericlea pour dénouer finalement l’affaire.

Les retours sont difficiles, voilà la leçon de l’opéra mais aussi de l’épopée homérique parce que ce retour couvre les chants XIII à XXIV de l’Odyssée, soit à peu près la moitié de l’œuvre…

Le projet de FC Bergman
La question de la difficulté d’un retour est un point essentiel pour comprendre le spectacle de FC Bergman à Genève.

Et pour mieux saisir leur travail, levons d’abord le voile sur le nom FC Bergman. Il suffit de rappeler que FC  fait allusion au football et à la cohésion d’une équipe de foot, et Bergman au cinéma du cinéaste suédois mort en 2007, au moment même de la création de ce groupe qui prend ainsi volontairement son nom. FC Bergman, c’est l’idée d’une démarche théâtrale globale qui va utiliser tous les ressorts, textes, images, musique, imaginaire, loufoquerie, violence, émotions, sur l’ensemble de la palette des possibles humains – du foot à Ingmar Bergman !-, pour créer un spectacle qui ait du sens, appuyé sur des ressorts toujours inattendus. D’où l’adjectif « déjanté » utilisé par la communication du Grand Théâtre de Genève pour qualifier la production qui ne rend pas compte de l’autre aspect de ce travail : son sérieux. On va donc utiliser les effets de théâtre, l’eau, le feu, les éclairages, mais aussi les animaux (les seuls vrais acteurs dit le grand metteur en scène Franck Castorf, parce que ce qu’ils font n’est jamais guidé par le jeu, parce qu’ils sont simplement eux-mêmes, en représentation sans le savoir, en quelque sorte l’anti-paradoxe de Diderot), le clinquant, la distanciation tout comme l’adhésion.

Sans jamais suivre une idéologie ou une ligne pré-établie ils font intervenir au juste moment ce qu’ils estiment le juste effet, sans considération de style de cohérence immédiate, mais créant en même temps un imaginaire nouveau, très ouvert, et jamais à contresens.

Un étrange tableau horaire d'aéroport
Ainsi pour matérialiser l’idée de retour d’Ulysse, le décor est-il celui apparemment impersonnel d’une salle d’attente d’aéroport.

Avec Pénélope dans la salle d’attente, et le tableau d’affichage qui inscrit comme des vols les différents moments de l’œuvre et les différentes interventions, on nous indique qui parle (les Dieux ou les allégories) et de quoi l’on parle  Fato (le destin) Amor (l’amour),Tempo (le temps) en un procédé ici très brechtien, à la fois didactique et souriant, inscrit dans le cadre choisi du décor, et dans le déroulement du tissu de l’œuvre.

Il s’agit d’en montrer les mécanismes : le rôle des Dieux, mais aussi les psychologies, car si le travail n’était que loufoquerie, cela n’aurait strictement aucun intérêt. L’habileté de ce travail est de démonter l’œuvre pour mieux en faire sortir la cohérence et le sens. La déjanter pour mieux la rejanter, la faire dérailler pour mieux la remettre sur ses rails.

C’est cette totalité que le spectacle offre dans une sorte d’aller-retour (c’est le cas de le dire) entre réalisme, voire hyperréalisme, et réalisme poétique, loufoquerie tout en évoquant aussi le spectaculaire baroque, avec ses paillettes et ses plumes, on y trouve un char, un cheval emplumé, des chèvres, mais aussi des chariots à bagages, un tapis roulant qui livre d’abord Ulysse puis tout ce qu’il traine derrière lui : objets, souvenirs, fétiches (qui sont aussi nos souvenirs de l’Odyssée d’Homère), surmonté d’un écran TV qui montre une des baies d’Ithaque.

Ithaque d’ailleurs à l’immense avantage d’être une île, c’est-à-dire un monde en soi, fermé et à la fois ouvert, mais ouvert sur un horizon inconnu. Tel un smartphone qui sert à tout et occasionnellement aussi à téléphoner, un aéroport aujourd’hui est une sorte d’univers total, dans lequel on trouve aussi des avions. Centre commercial, restaurants, supermarchés (les Duty free), mais aussi infirmerie, chapelles, hôtels, police, armée quelquefois, douanes, avec en sus des aires de jeu, des fontaines, des œuvres d’art : un cosmos en soi. Y placer une œuvre qui s’appelle Il ritorno d’Ulisse in patria, cela pourrait rappeler ces retours d’enfants prodigues accueillis par la famille et des fleurs ou de champions olympiques par une foule en délire, voire ces VIP attendus par des chauffeurs etc…

Après une absence de vingt ans, on peut comprendre un peu d’anxiété dans la salle d’attente.

Il n’y a donc pas d’absurdité à envisager un tel décor ; dans un aéroport, tout peut se passer, des retrouvailles joyeuses aux massacres (l’actualité nous en donne des exemples) , des départs pour voyages de noces aux séparations pour longtemps ou à jamais.

Ithaque d’ailleurs à l’immense avantage d’être une île, c’est-à-dire un monde en soi, fermé et à la fois ouvert, mais ouvert sur un horizon inconnu. Cette île mythique est en réalité une petite île montagneuse à l’embouchure du golfe de Corinthe. Ne voir d’Ithaque qu’une baie paradisiaque et ensoleillée sur un écran, c’est en voir une réalité virtuelle, car cet Ulysse qui a rêvé son retour ne fait que constater une réalité moins rose que dans ses rêves : que le monde a vécu sans lui, que sa femme et lui ont vieilli, que son fils quitté en bas âge est devenu un homme et qu’il est difficile de revenir (ce que soulignait aussi Warlikowski dans son Odyssée, une histoire pour Hollywood) et enfin que sa femme doute de sa véritable identité tant il a changé.

Dans ce moment assez gris, son seul geste héroïque est de massacrer sauvagement tous les prétendants, comme signature de son retour à la réalité.

On fait mieux comme retour joyeux.
C’est pourquoi FC Bergman dans le prologue donne le rôle de l’allégorie de la fragilité humaine à Ulysse, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans ce récit rebattu, FC Bergman relève d’abord la difficulté de revenir, de retrouver ses marques et ses amours, mais aussi de constater que le temps inévitablement fragilise le sentiment et qu’on n’est plus le même que vingt ans auparavant.

Dans ce contexte, les Dieux se manifestent avec insistance du début à la fin de l’œuvre, et FC Bergman les traite différemment selon les moments. Le mythe et les dieux sont  le substrat d’une œuvre où il y a les hommes, et il y a les Dieux, invisibles au début et qui se manifestent en voix off, bien visibles à la fin. Le caractère d’un Dieu est en effet d’être partout, de se cacher derrière chaque forme terrestre, mais d’être aussi un être de transformation : c’est bien d’ailleurs la question centrale des Métamorphoses d’Ovide.

La mise en scène de FC Bergman en souligne la présence, mais aussi leur relative inutilité, notamment Jupiter et Neptune. Ils deviennent des objets de sourire distanciés. Neptune (qui poursuit Ulysse de sa colère parce que ce dernier a aveuglé son fils Polyphème) apparaît sous les « traits » d’une fontaine à eau potable telle qu’on en voit dans les bureaux et le jet de l’eau suit le rythme des paroles, long ou court selon les phrases et le rythme musical. Puis la fontaine se déplace ; évidemment, les rires fusent en salle. Pourtant, c’est ce Neptune qui a poursuivi Ulysse de sa colère et l’a empêché de rejoindre Ithaque : des épouvantables tempêtes à un mince jet d’eau, l’image en dit long sur ces Dieux.

En face, Jupiter, qui protège Ulysse, le chef des Dieux, qui se manifeste par la foudre. Ainsi face à l’eau de Neptune, il se manifeste par des courts-circuits d’une boite à fusibles qui jette des étincelles et un peu de fumée. Là encore, de la foudre aux maigres étincelles, ces Dieux sont bien dérisoires.

Enfin Minerve, protectrice personnelle d’Ulysse, robe rouge casque emplumé, telle qu’on peut imaginer une déesse sortie d’un opéra baroque, et moins objet dérisoire que déesse de théâtre, et donc de pacotille, qui va chercher Télémaque à Sparte où il a rencontré, visiblement séduit (qui ne le serait pas) la belle Hélène.

Elle le ramène sur un vrai char, avec un vrai cheval harnaché, du plus bel effet dans une salle d’aéroport.

FC Bergman joue sur la fidélité au livret, sur des évocations d’un style et d’un imaginaire de spectateur, tout en prenant ses distances pour en souligner les significations, c’est en quelque sorte, nous l’avons déjà souligné, du pur théâtre didactique à la Brecht. Ce que la mise en scène va montrer, c’est que ce retour est une affaire des mortels, et non des immortels. Ni leur eau, ni leur foudre ni leurs chevaux et leurs plumes ne pourront rien contre une stricte affaire de mortels…

D’ailleurs les dernières scènes confirment cette impression.

Après le massacre des prétendants, les Dieux reviennent confirmer la fin des tourments pour Ulysse, on y revoit Minerve, mais cette fois-ci apparaissent aussi sur scène Jupiter, en grand habit ailé et il fait pleuvoir la foudre, et Neptune, en grand habit de paillettes marines, et qui quant à lui provoque une pluie abondante, deux figures qu’on croit sorties d’une caricature d’opéra baroque comme on a pu en voir au MET dans un pasticcio fameux il y a une dizaine d’années (The enchanted Island) puis, après leurs interventions-spectacle, ils vont rejoindre les bagages d’Ulysse, tout ce qu’il a rapporté de ses voyages, traces de ses vingt ans de vie : la pomme de Pâris, le cheval de Troie, les Sirènes, l’œil du cyclope etc… délivrés sur le tapis roulant de l’aéroport … Les Dieux rejoignent ce bric à brac, comme si ils n’étaient que souvenirs remisés, accessoires de théâtre, laissant les mortels (Ericlea, Penelope, Ulysse) régler leurs comptes.

Ainsi FC Bergman montre-t-il la véritable nature de l’œuvre, qui n’est pas le joyeux retour du légendaire Ulysse parmi les siens, ce qui serait la résolution divine, mais le douloureux retour d’Ulysse face à sa vérité, bien plus difficile, bien plus mélancolique, bien plus humaine.

La mélancolie, c’est ce qui caractérise les personnages principaux, ces mortels qui ont à voir avec le temps, la fragilité des êtres et des sentiments, les doutes. C’est Pénélope qui ouvre l’opéra, par une sorte de lamento, assise sur les sièges de la salle d’attente, vêtue de noir, en deuil de sa vie, de ce noir que portent aussi Ericlea la nourrice et surtout la jeune servante Melanto sur laquelle elle repose sa tête. C’est une figure de l’infinie tristesse, se soutenant à peine, s’écroulant souvent, soutenue par Melanto et par Ericlea, la vieille nourrice d’Ulysse. Un personnage à la fois sans énergie, comme en hibernation, et qui par moments se réveille, à l’arrivée de Télémaque, à qui elle enlève son déguisement de héros grec adolescent revu par l’opéra baroque pour lui enfiler un costume d’adulte, pantalon, veste et chemise, un costume de politique, un costume de pouvoir, comme les prétendants, un costume sérieux comme aussi Ulysse en enfilera à la fin de l’œuvre.

Elle semble soumise à son fils comme reconnaissant en lui le souverain futur, renonçant ainsi à la possibilité d’Ulysse.

Mais c’est face aux prétendants qu’elle est la plus forte et la plus fragile à la fois. La plus fragile parce qu’elle est entourée, submergée même par ce groupe d’hommes, de mâles dirais-je qui juste avant le massacre se présentent à elle comme des corps qui se dénudent, supposés être désirables, qu’elle effleure comme nostalgique d’un désir perdu.

D’ailleurs, l’épisode de l’arc que les prétendants essaient de bander est particulièrement riche : l’enjeu est Pénélope et l’amour de Pénélope, les flèches et l’arc sont l’arme de Cupidon. Et Pénélope se donne en offrande dédiée sur laquelle les prétendants dirigent leur flèche comme Cupidon. D’un côté Pénélope sait que l’arc est impossible à bander, et de l’autre il y a comme une délicieuse incertitude… un « et si… ? ». Ithaque, île de la tentation ?

Enfin, dans la toute dernière partie, le personnage ne cesse de construire des murs entre Ulysse et elle, comme si Eumée, Télémaque avaient été trompés, comme si surtout elle ne voulait pas de cet Ulysse-là qui débarque dans sa vie après une longue attente, et qui ne la fait pas ou plus rêver. Il faut non l’intervention des dieux, mais de la nourrice Ericlea, et surtout d’Ulysse rappelant des draps du lit nuptial, pour la convaincre, mais là, la mise en scène confirme le doute final. Est-ce vraiment de cet Ulysse-là qu’elle veut ? Lors de la dernière image, elle rejoint le siège de salle d’attente qu’elle occupait au début, comme pour se réfugier dans son lamento d’Eden définitivement perdu, tandis qu’Ulysse rejoint son bric à brac et son tas (au sens propre) de souvenirs, comme à jamais renvoyé à sa légende et à son voyage, mais pas à son retour.

D’abord, la mise en scène unit le personnage d’Ulysse et l’allégorie de la fragilité humaine qui ouvre le prologue, ce qui signe une idée force : l’Ulysse qui se présente dans son île chérie et tant attendue n’est pas le héros légendaire, mais un errant, qui n’a pas encore retrouvé sa sûreté (la retrouvera-t-il ?). Il arrive d’ailleurs sur le tapis roulant des bagages, comme une chose, comme du matériel, et sûrement pas comme ce héros du premier de nos textes fondateurs.

Ensuite, les traits sont burinés, vieillis, et en haillons recouverts d’algues (il a été jeté sur le rivage et au départ ne sait même pas qu’il est arrivé à Ithaque), une figure non de mendiant, mais d’abord de naufragé perdu.

Tout au long de l’œuvre et jusqu’au massacre des prétendants, il garde ce caractère hésitant, même face à Eumée, le berger qui le reconnaît, même dirais-je face à son fils dont la mise en scène au départ fait un profil de héros grec, avec son casque, son armure rutilante, et sa lance avec laquelle il s’exerce en mouvements chorégraphiques qui peuvent rappeler la statuaire antique, mais aussi un esprit encore adolescent, amoureux de lui-même et de son corps juvénile.

Lorsque père et fils sont face à face, il y a reconnaissance, mais il y a aussi cette et distance du temps qui montre à Ulysse que le monde a changé : Télémaque c’est presque aussi cet Ulysse jeune parti à la guerre, glorieux et plein d’avenir, c’est une image au miroir qui le ramène à la triste réalité.

Cet Ulysse, lors de l’épreuve de l’arc, est assis dans un coin sur un chariot à bagages, comme ces squatteurs qui parasitent les aéroports, mais aussi et encore comme un bagage, une chose, un néant, un anonyme.

Puis il se lève et au lieu de bander l’arc et de tirer la flèche (scéniquement sans doute difficile à réaliser avec un groupe d’une quinzaine de cibles), il prend la flèche et en fait sa seule arme qui transperce les corps déshabillés des prétendants dans un bain de sang qui éclabousse tout, en une sorte de petit/grand guignol avec les murs qui se maculent.

Pénélope est sans réaction, Ericlea dort, Télémaque regarde le tout un peu interdit et cet Ulysse n’a rien du fier archer qui vise, mais d’un meurtrier pris d’un délire sanguinaire, ce que nous évoquions plus haut d’un Ulysse qui a accumulé en lui une violence inconnue, qui explose et change la nature de son geste : de héros grec de l’Odyssée il devient terroriste d’aéroport. Toute la scène finale se déroulera au milieu des cadavres des uns et des autres.

La scène finale est ritualisée : comme Pénélope avait habillé Télémaque en « Monsieur », Ericlea habille Ulysse et lui fait quitter ses oripeaux, voilà Ulysse de mendiant meurtrier redevenu « dignitaire » en quelque sorte, et reconnaissable. C’est au cours de l’exercice qu’Ericlea, dont le chant occupe l’essentiel des derniers moments, découvrira la cicatrice du sanglier qui atteste qu’il s’agit bien d’Ulysse.

Comme on l’a dit plus haut, sans cesse Pénélope recule le moment de la reconnaissance, doutant, puis mimant le doute : quand enfin Ulysse est reconnu à cause d’une preuve irréfutable de leur intimité, ils s’enlacent. L’opéra pourrait s’arrêter là, mais la mise en scène prolonge leur étreinte d’une séparation. Pénélope va retrouver sa salle d’attente, et Ulysse son tapis à bagages, où il échange sa chemise de « monsieur en civil » avec son habit de naufragé. Il était pendant vingt ans naufragé involontaire, il devient naufragé volontaire, rangé dans l’amas des souvenirs, de tout ce qui a retardé ce retour et va peut-être provoquer un nouveau départ.

Le texte de Giacomo Badoardo, sans avoir la force de celui de Busenello dans L’Incoronazione di Poppea  (un immense chef d’œuvre de la littérature italienne), décrit néanmoins avec grande clarté ces difficultés d’un retour attendu, dans lequel on a investi jusqu’au fantasme, et dont la réalité n’offre pas la plénitude rêvée.

FC Bergman a parfaitement saisi cette tristesse inhérente à l’œuvre, et en même temps réussit à caractériser les autres personnages avec une rare finesse et une vérité incontestable.

Si les Dieux sont des voix et des êtres exclusivement en représentation avec la distance et l’ironie voulue, les autres personnages nous offrent une peinture en contrepoint du couple, et suggèrent aussi quelque part la fraicheur que le couple a perdu.

Ainsi de Télémaque, dont on oublie quelquefois qu’il est le sujet des quatre premiers chants de l’Odyssée, partant à la recherche de son père auprès des rois revenus de Troie, essentiellement Nestor à Pylos et Ménélas à Sparte.

Il nous est dépeint au départ comme un jeune héros ramené rapidement par Athéna sur un char, tout occupé à des mouvements chorégraphiques avec sa lance, dans une sorte de narcissisme adolescent.

Nous avons évoqué la manière dont se passent les retrouvailles avec sa mère (il est lui aussi parti longtemps), qui en quelque sorte pourraient être une préfiguration des retrouvailles avec Ulysse. Entre le moment où il est en héros grec, et celui où il retrouve un costume civil, il reste un moment presque sans défense en sous-vêtements, au moment où il évoque sa rencontre avec Hélène, comme l’adolescent séduit, qui s’assimile au jeune Pâris (d’ailleurs il va chercher sur le tapis à bagage la pomme d’or que Pâris utilisa pour départager les trois déesses Aphrodite, Athéna et Héra, cette « pomme de discorde » qu’il offrit à Aphrodite et qui en retour lui procura l’amour d’Hélène avec les conséquences que l’on sait).Car les matériaux qui arrivent sur le tapis roulant ne sont pas forcément limités à ce qu’Ulysse a vécu directement, mais à tout ce qui est raconté dans l’Odyssée, et qui se relie à Ulysse directement ou indirectement.

Quand Télémaque est habillé en « civil » en « monsieur », il se banalise, et devient moins intéressant, sa parole n’est pas crue par Pénélope, et il observe ébahi l’attitude d’Ulysse.  En fait, ce Télémaque, c’est un Ulysse jeune et rêvé, qu’Hélène a immédiatement repéré avant d’en connaître l’identité, par sa ressemblance avec son père, nous dit l’Odyssée.

Autre personnage clé, le berger Eumée, auprès de qui Ulysse ne se fait pas reconnaître dans un premier temps, mais dont il vérifie l’humanité. C’est une image de la permanence, de la fidélité, une de ces images qui transcendent les duretés du temps et qui évidemment touchent Ulysse.

FC Bergman fait accompagner le berger d’un bouc (superbe) ou d’une chèvre, qui évidemment fascine le public. On distingue moins en arrière-plan plus tard plusieurs autres chèvres occupant le fond de scène tandis que l’animal, au pied de l’escalier mécanique et dans un espace aménagé avec un amas de paille abondante (on trouve de tout dans les aéroports…), va être amené au proscenium.

Nous avons évoqué le rôle de l’animal sur une scène, cet acteur extraordinaire qui joue son rôle sans savoir qu’il le joue et qui s’impose de manière tellement forte qu’il mobilise le regard de tous : le bouc (ou la chèvre) attaché(e) aux sièges de la salle d’attente patiente, regardant d’un côté ou de l’autre, pendant que la musique et le chant s’élèvent : l’entend-t-il, ressent-il une familiarité avec la prosodie de Badoardo et la musique de Monteverdi ? Je ne peux m’empêcher de penser que FC Bergman rapproche le bouc de ce qu’il a fourni au monde, la tragédie (littéralement le chant du bouc) 2

Ainsi la présence du bouc (ou de la chèvre) est-elle évidemment à la fois réaliste (un berger, qui garde ses chèvres et ses boucs, modeste) et surréaliste (dans un aéroport, c’est incongru, même si on y trouve tout) mais surtout symbolique de la tragédie, ce genre que l’opéra aux origines voulait imiter. Une chèvre ou un bouc dans un aéroport de théâtre, voilà qui affirme une autre logique, plus poétique, plus merveilleuse en quelque sorte.

Deux autres personnages remplissent la scène au début (ils disparaissent assez vite), Melanto et Eurimaco. Eux aussi sont là comme au miroir.

Si Télémaque est un Ulysse jeune, eux sont le couple jeune qui vole vers un futur, un départ. Si Pénélope dort sur les cuisses de Melanto, celle-ci à l’apparition d’Eurimaco laisse sa maîtresse seule, et va compter fleurette… sur un chariot à bagage qui devient cette fois symbole de bougeotte, de voyage, de départ.

D’ailleurs, ils vont disparaître au fond vers les portails de sécurité, vers un voyage aux dimensions d’avenir. Dans l’économie de l’œuvre ils sont ce qu’Ulysse et Pénélope ne sont plus, ils sont jeunes, remplis de tous les désirs, ils sont l’image que Pénélope a dû garder de son Ulysse, de leur relation initiale, ils sont l’Eden perdu de Pénélope et Eurimaco incite d’ailleurs Pénélope à « refaire » désormais sa vie.

Autre figure presque fantomatique, la nourrice Ericlea, qui entoure Pénélope au départ, qui la soutient, figure de l’extrême vieillesse quand Melanto est figure de jeunesse. Melanto, Pénélope, Ericlea sont les trois figures de l’âge, une sorte d’image de la vie,  et étrangement vieillesse et jeunesse soutiennent la femme mûre mélancolique.

Cette vieille femme respire l’énergie, elle bouge, elle observe, mais elle reste silencieuse jusqu’au dernier moment, celui où elle habille Ulysse, redevenant nourrice, réintroduisant Ulysse dans le présent, une figure d’énergie sortie d’hibernation (pendant toute la deuxième partie et jusqu’à son intervention, elle dort sur les sièges de la salle d’attente, comme si tout ce qui se passait (le massacre des prétendants) ne l’atteignait pas, que sa mission était ailleurs, comme le vrai deus ex machina qui va résoudre les doutes et trancher les nœuds gordiens au tout dernier moment.

Enfin les prétendants, à la fois groupe compact et indistinct d’hommes hic et nunc, ceux du présent, ceux qui se moquent des mythes, des dieux et des héros, et qui veulent tout tout de suite (pour ainsi dire vu le temps qu’ils ont déjà passé chez Pénélope). Dans ce groupe compact, il y a l’expression d’une urgence, d’une pression (la manière dont ils entourent Pénélope et l’entraînent) bien soulignée par leurs mouvements (ils occupent toute la galerie supérieure, comme des surveillants) puis descendent en se regroupant en une chorégraphie de l’étouffement. Dans le groupe se distinguent trois « meneurs » qui vont essayer l’arc, Anfinomo, Pisandro, Antinoo, qui vont aussi initier dans le groupe le déshabillage offrant à Pénélope la vue de leur corps ou leur torse. Antinoo se présente même nu, allant plus loin que les autres dans la compétition des chairs exposées. Expression des désirs, mais face à cette Pénélope toute de noir vêtue, ils deviennent des hommes-objets, ils s’offrent en corps à désirer, – avec quelque hésitation esquissée de Pénélope-.Vu le nombre, toute idée d’érotisme disparaît et devient exposition charnelle ironique, ridicule et désespérée.

Chaque personnage est relié d’une manière ou d’une autre au couple central Pénélope et Ulysse, et le ballet des humains s’impose bien plus fortement que le ballet de Dieux devenus accessoires, presque décoratifs.

Dans ce travail nous frappe d’abord la fidélité au livret, le suivi scrupuleux du mouvement de l’œuvre, soulignant les acteurs du drame (les mortels) et les accessoires (les dieux). FC Bergman n’oublie jamais l’œuvre source, l’Odyssée et l’exposition de plus en plus chargée des accessoires-souvenirs, sorte de trophées de chasse ramenés par Ulysse (chaque événement de l’œuvre est plus ou moins signalé par un objet), sont des objets sans vie, qui n’ont plus de sens sinon en quelque sorte muséal, dont Ulysse dans son palais pourrait remplir une Galerie de l’Évolution odysséenne.

Ce sont restes et traces sans vie, sans plus aucun enjeu, s’ils ont pu en avoir auparavant. Ulysse ne peut plus se définir par rapport à cette histoire-là, mais par rapport à un présent encore plus pesant. Quand Pénélope retourne se réfugier dans son rêve, à la toute dernière image, il se fait lui aussi pièce de musée, en retournant à ses oripeaux. FC Bergman nous dit ainsi que le retour d’Ulysse faisant d’Ulysse un mortel ordinaire vivant son quotidien à Ithaque n’aurait plus d’intérêt ni humain, ni théâtral ni littéraire. Ulysse est condamné à être sa légende et non sa vérité.

L’accompagnement musical
Ce spectacle aussi soutenu et aussi juste a la chance d’être accompagné par un plateau vocal et un orchestre qui le renforcent, et qui donnent à l’ensemble l’allure d’une Gesamtkunstwerk où chacun est à sa place.

En faisant appel à Fabio Biondi et à son ensemble l’Europa Galante, Aviel Cahn garantit une approche historiquement éclairée, tant le chef et ses musiciens incarnent depuis des dizaines années avec quelques autres le renouvellement des approches de ce répertoire et son profond respect des œuvres. Le résultat en est très raffiné, très délicat, qui laisse entendre et se déployer le texte. On sait que pour Monteverdi le texte est l’élément pivot de l’opéra et qu’il faut qu’il soit vraiment au premier plan. Dans une œuvre où le méditatif est essentiel, où les monologues s’imposent comme porteurs de l’intrigue, d’une intrigue qui reste limitée, avec une action concentrée sur la dernière partie, la musique dirigée par Fabio Biondi (au violon) reste quelquefois presque confidentielle, appuyée sur le continuo (harpe, théorbe, clavecin, luth, viole de gambe, organo da camera), presque plus un accompagnement liederiste qu’une véritable protagoniste et l’orchestre semble simplement quelquefois développer la ligne du continuo sans reprendre la main.

C’est pourquoi on aurait peut-être aimé un orchestre plus présent au niveau sonore, malgré de beaux moments : le massacre des prétendants est par exemple bien réussi avec un bel engagement des cordes et une mise en scène qui embrasse le rythme de la musique.

L’ensemble est très élégant, particulièrement délicat, mais manque un peu de présence dramatique. Quelques moments sortent de l’ordinaire comme l’intervention ultime d’Ericlea, accompagnée au départ par de superbes cuivres. En donnant systématiquement la primauté à la voix, on a l’impression que le cadre pourrait être un grand salon de palais aristocratique plus qu’un théâtre.

Il reste que cette relative discrétion orchestrale peut aussi convenir à une œuvre mélancolique et très intérieure où le spectaculaire reste marginal, comme une longue méditation sur la finitude des choses et des sentiments. C’est pourquoi le cadre musical nous est apparu convenir à l’esprit d’ensemble, sans toujours être tout à fait convaincant ou du moins provoquant une légère frustration.

En revanche, Biondi accorde aux voix la primauté incontestable et la distribution dans son ensemble, composée de chanteurs aussi bien très jeunes que très expérimentés montre un réel engagement et une qualité vraiment appréciable. Comme souvent à Genève, outre de jeunes chanteurs il  y a plusieurs prises de rôle : que l’ensemble soit si cohérent n’en est que plus méritoire, d’autant que la mise en scène demande à chacun d’être scéniquement très présent.

Le chœur (en fait le groupe des prétendants) dirigé par Alan Woodbridge assure une prestation efficace, même si les interventions restent limitées, mais elles sont bien marquées et énergiques.

Du groupe des prétendants, trois se détachent, Vince Yi (Pisandro), Sahy Ratia (Anfinomo),et William Meinert (Antinoo). S’ils chantent un peu ensemble c’est dans l’épreuve de l’arc qu’on peut mieux les apprécier et surtout constater de vraies qualités. Vince Yi, contreténor, chante un Pisandro aux agilités correctes avec un très beau phrasé et une diction très claire. C’est par son timbre et son aisance que se distingue Sahy Ratia, à la couleur lumineuse de futur belcantiste qu’on commence à entendre çà et là,

Quant à William Meinert que la mise en scène fait arriver nu (cachant de ses mains sa pudeur) et qui revêt discrètement un boxer pour chanter son air de l’arc, c’est une basse du jeune ensemble du Grand Théâtre qu’on a déjà entendu dans Titurel précédemment, et qui montre une voix bien projetée et bien contrôlée au phrasé impeccable et assez expressive.

Trois voix, trois univers, mais aussi la variété de trois couleurs très différentes et qui donnent une vraie force musicale à la scène.

On connaît bien Jérôme Varnier, Nettuno sonore, qui fait sonner sa voix de basse dans un rôle où il chante soit dans l’ombre, soit harnaché sous un costume écrasant, tandis que Jupiter est Denzil Delaere, qui chante dans les mêmes conditions de Dieu un peu accessoire, avec de jolies qualités de timbre et une voix de ténor assise qu’on a déjà entendue à Genève.

Deux membres du jeune ensemble composent le « jeune couple » de l’opéra, Melanto et Eurimaco, elle Julieth Lozano, fraiche, engagée, joli timbre clair, et l’autre, Omar Mancini, lui aussi doué d’un beau timbre solaire de ténor, un poil moins à l’aise peut-être dans ce répertoire où il se montre cependant expressif et très engagé scéniquement tout en étant un remarquable pilote de chariot à bagages…

Giuseppina Bridelli est un mezzosoprano bien connu des distributions baroques qu’on a déjà vue à Genève dans une très belle Cybèle d’Atys. Elle est ici Minerve, active, plus vraie que nature avec son casque emplumé, très engagée dans le jeu, avec une voix bien projetée très à l’aise dans le registre central un petit peu acide dans l’aigu, mais offrant une prestation spectaculaire et convaincante dans l’ensemble.

Très belle prestation également en Eumete de Mark Milhofer qui a été aux bonnes écoles (Renata Scotto et Leyla Gencer), et qui propose un personnage intériorisé, à qui la mise en scène confie pour quelques moments la fameuse chèvre (ou le bouc) qu’il doit amener au proscenium et cajoler un peu (aux saluts, l’animal sera plus rétif à venir se faire applaudir, la modestie sans doute), il compose un Eumete émouvant, au jeu sobre et équilibré, une des réussites incontestables de la distribution.

Pour Jorge Navarro Colorado, Telemaco c’est aussi une prise de rôle. Ce ténor spécialisé dans le répertoire baroque en carrière depuis quelques années a un timbre délicat, chante de manière expressive et propose un personnage que la mise en scène a un peu chargé, héros grec rappelant Ulysse jeune, puis rentrant dans le rang et finissant l’opéra en spectateur. Il ne quitte pratiquement plus la scène dès qu’il apparaît sur le char de Minerve. Jolie prestation, juvénile, qui offre du personnage une vision en vrai contraste avec l’Ulysse proposé par Mark Padmore.

L’intervention d’Elena Zilio en Ericlea est sans doute l’un des moments les plus forts de la soirée. D’abord parce que nous l’avons écrit plus haut, elle apparaît comme le deus ex machina qui confirme l’identité d’Ulysse. Son intervention est forte, expressive, émouvante, avec une incroyable variété de couleurs et d’expression, et une voix qui projette, des aigus soutenus et puissants et un impeccable phrasé. Car Elena Zilio, née en 1941, est un miracle scénique, qui sait occuper l’espace et surtout connaît les secrets de l’art du chant, de la technique et de la respiration. Extraordinaire apparition d’une légende vivante.

Sara Mingardo est une des grandes spécialistes du répertoire baroque, l’une des voix les plus sûres et les plus expressives, qui donne du personnage de Pénélope une image à la fois épuisée et résignée, mais en même temps pleine de cette énergie du désespoir où elle met tous ses efforts. On connaît ses qualités de phrasé, sa manière particulièrement raffinée de prononcer chaque mot, de  faire entendre les paroles, avec une diction impeccable, jouant sur les couleurs, la variété des expressions, qui rend passionnante sa prestation. Mingardo ne frappera jamais par des aigus triomphants, mais par une science du dire, qui la rend inégalée dans les rôles intérieurs, les méditations, l’expression de la douleur et du doute. C’est pourquoi elle entre dans le personnage de Pénélope avec un naturel confondant, parce qu’il convient merveilleusement à sa voix, à sa science des inflexions et à son intelligence du texte.

Mark Padmore a un timbre d’une rare suavité, qui convient particulièrement à cet Ulysse revenu de tout et même des enfers, qui est en même temps en attente.

Il a d’abord le physique requis, émacié, le visage buriné, il est à l’opposé de ce que serait un Ulysse héroïque. Il est toute modestie, toute retenue, et même lorsqu’il massacre les prétendants, il sort d’une sorte de prostration, explose de violence (la voix devient cri) pour revenir ensuite à cette attitude presque renfermée qui caractérise le personnage pendant presque l’ensemble de l’opéra.

Padmore est un ténor au répertoire assez ouvert, de Bach à Britten, qu’on ne rencontre pas forcément dans Monteverdi, mais qui est en revanche un très grand liederiste, c’est-à-dire qu’il convient à ce rôle plutôt intériorisé et méditatif. Il serait en version ténor ce qu’un Gerhaher pourrait être en version baryton. Habitué du Lied, il sait dessiner avec sa voix un univers, il sait cultiver la parole et ses multiples couleurs, il sait aussi adapter sa voix, l’alléger ou la pousser jusqu’au rugissement tout en lui gardant tantôt aussi une incroyable suavité. Et comme l’accompagnement de l’orchestre est particulièrement délicat voire léger, sa voix s’élève comme une longue mélodie douloureuse et touchante. L’expression d’une douceur résignée frappe dans son interprétation : ses premiers mots à son arrivée dans la salle d’aéroport sur ce tapis sont presque neutres, comme s’il s’excusait d’être dans ce lieu qu’il ne reconnaît pas. Il a quelquefois l’inexpression indifférente de celui qui a tout vu, tout souffert, tout vécu et pourtant toujours dans sa voix aussi l’expression d’une humanité douloureuse, qui constaterait sans cesse sa déchéance ou qui se sentirait attendu mais pas si souhaité : en fait, cet Ulysse revenu fait un peu peur.  Il est défini par ses aventures, par les traces qu’il a laissées, matérialisées par le fameux bric à brac dont nous avons parlé, mais en même temps, quelle identité assume-t-il ? Qui est-il désormais ? Il y a tout cela dans un chant d’une incroyable intelligence, un chant habité, éduqué, un chant qui est leçon. C’est pourquoi on peut sans craindre le qualifier de magistral car c’est celui d’un maître.

À la fin du voyage immobile de spectateur tombé dans une salle d’attente d’aéroport, il se passe tant de choses. Cet aéroport est aussi bien le lieu du rêve que celui des solitudes et des souvenirs, c’est le lieu de tous les passages, mais aussi de tous les drames. En ce sens ce travail est éminemment ingénieux, sensible et sérieux : tout en respectant terme à terme le livret et la légende, tout en se montrant aussi cultivé, il se concentre sur les individus, sur leurs doutes et leurs craintes, sur leurs angoisses et en ce sens il est profondément vrai. L’accompagnement musical discret, presque quelquefois (trop ?)  minimaliste, laisse les méditations individuelles s’exprimer et chaque participant y prend sa juste place. Dans ce répertoire, c’est l’une des lectures les plus efficaces que l’on ait pu voir récemment parce qu’elle souligne l’extraordinaire modernité de l’entreprise monteverdienne, et il n’est pas sûr que le genre ne se soit pas un peu affadi ensuite, délaissant pendant un temps la vérité pour le seul spectaculaire. Enfin c’est un des grands spectacles vus à Genève ces dernières années. Un sans-fautes.

Ulysse en transit au Grand Théâtre de Genève

Sylvie Bonier – Le Temps - 28 février 2023

source: https://www.letemps.ch/culture/musiques/ulysse-transit-grand-theatre-geneve

 

L’opéra de Monteverdi, installé dans un hall d’aéroport par le collectif FC Bergman, se voit écartelé entre un concept scénique imposant et la direction musicale discrète de Fabio Biondi

C’est d’une boîte à malices que semble sorti Le Retour d’Ulysse, à l’affiche du Grand Théâtre de Genève. Un sacré coffret puisqu’il prend la forme d’un hall d’aéroport, conçu par le jeune collectif de metteurs en scène FC Bergman. Ce décor unique, imposant et formidablement réaliste, possède tous les atouts pour accueillir les bonnes idées. Le départ, le retour, le lieu d’attente, le voyage, ses rêves et ses déboires: quels meilleurs sujets pour illustrer l’opéra de Monteverdi tiré de L’Odyssée d’Homère?

On s’amuse du tapis roulant de bagages sur lequel tournent les souvenirs ramenés par le héros – l’œil du cyclope, le cheval de Troie, un récipient merveilleux contenant les voix des sirènes ou le philtre magique… On sourit à l’apparition des chèvres d’Eumée et du char de Minerve tiré par un cheval luxueusement harnaché. On remarque les costumes baroques poétisés par Mariel Manuel. Mais on s’interroge sur les accessoires utilisés pour des gags particulièrement décalés (un boîtier électrique pétaradant de courts-circuits pour figurer Jupiter et un lave-mains crachotant de l’eau entre jardin et cour sur la voix off de Neptune). Au final, on finit par se lasser d’un concept qui ne rend pas hommage à la délicatesse et à la fragilité rayonnante de la musique de Monteverdi. L’espace est trop froid, immense et déshumanisé.

Terrain glissant
Il faut attendre la furie d’Ulysse, massacrant avec sa flèche les prétendants de Pénélope dans des jets de sang, et les retrouvailles finales des deux époux bouleversés, pour que l’amour, la vie et la mort reprennent un peu de leurs droits. Le salut conclusif, interminable et mal scénarisé, confirme un sentiment de vacuité. La chèvre refuse de venir sur l’avant-scène et le sol mouillé inquiète les chanteurs qui avancent précautionneusement vers le public. Terrain inadapté et… glissant.

Où sont donc l’alanguissement, la désespérance, l’espoir, le frisson et l’ivresse? Il sont portés avec vaillance par la Pénélope de Sara Mingardo, dont le timbre bruni par le temps se déploie peu à peu sur son long chemin de croix. Un peu granuleuse en début de spectacle, sa voix s’arrondit, s’amplifie et se rassemble au fil du spectacle pour atteindre son plein équilibre lorsqu’elle cède à l’amour retrouvé. Il faut dire que la femme dépressive, accrochée à sa suivante Melanto comme une moule à son rocher et rigidifiée dans sa fidélité et son honneur, ne lui autorise qu’une marge de chant restreinte. Mais sa science vocale et son sens de la scène imposent le respect. Comme ceux d’Elena Zilio, qui parvient à composer une Ericlea touchante, après un demi-siècle de carrière bien remplie.

Chantons sous la pluie
Dans la fosse, relevée et subtilement sonorisée, Fabio Biondi et son Europa Galante font un peu pâle figure devant la vastitude du plateau. Aussi au violon dans les passages instrumentaux, le chef italien mène ses musiciens sur des chemins plus intimes, qu’on préférerait entendre dans d’autres conditions. Quant aux solistes, poussés parfois dans certains retranchements de nudité totale ou de situation délicate (sous une pluie déclenchée par le système de protection d’incendie de l’aéroport), ils tiennent solidement la rampe.

L’Ulysse au vibrato un peu trop marqué de Mark Padmore affiche une humanité, une présence et une ductilité vocale remarquables, devant le Télémaque rayonnant de Jorge Navarro Colorado, l’Eumée joueur de Mark Milhofer, la basse profonde de William Meinert (Antinoo, Tempo), le Giove au timbre argentin de Denzil Delaere et le Nettuno sépulcral de Jérôme Varnier.

La minorité féminine se défend au même niveau. La soprano pulpeuse mais à la présence vocale un peu retenue de Julieth Lozano (Amore/Melanto) et la mezzo italienne de caractère aux couleurs ambrées de Giuseppina Bridelli (Giunone/Fortuna/Minerva) équilibrent les hauts registres masculins. Les ténors Omar Mancini (Eurimaco un peu vert) et Sahy Ratia (Anfinomo sage) entourent équitablement le contre-ténor Vence Yi, juvénile Pisandro. Et le chœur de la maison remplit son rôle avec autant de conviction que de précision.

Décollage réussi pour Ulysse

Gianluigi Bocelli – Le Courrier – 1 mars 2023

source: https://lecourrier.ch/2023/03/02/decollage-reussi-pour-ulysse/

 

Monteverdi et FC Bergman ¬enchantent un Grand Théâtre comble.

Quelle fraîcheur que cette production du Retour d’Ulysse du divin crémonais! Lors de sa première, lundi soir au Grand Théâtre de Genève, sa distribution vocale éblouissante et la mise en scène surprenante du collectif belge FC Bergman ont charmé le public.

D’Ithaque ne reste qu’un panneau publicitaire évoquant un paysage marin: la scène s’ouvre sur le hall d’un aéroport, non-lieu symbolique de tout ce qui est départ, attente et arrivée. Quoi de mieux pour narrer le retour au bercail du héros grec au génie multiforme? Rapidement, pourtant, cet espace si connoté révèle l’atout propre aux lieux sans identité et s’efface en laissant place à l’imaginaire, à la puissance des personnages et de la musique, avec l’aide d’incursions d’un pair de mises achéennes, d’une chèvre très attachante et d’un cheval.

L’aéroport se re-matérialise par des bribes d’humour surréaliste très réussies, à l’image de l’hilarante querelle entre un Neptune fontaine à eau et un Jupiter boîtier électrique – joli clin d’œil aux métamorphoses mythologiques. Ou dans les souvenirs de l’Odyssée qui défilent sur un carrousel à bagages.

Humanité meurtrie
Ulysse est bien cerné et Mark Padmore se présente d’emblée comme l’Humaine Fragilité du prologue, attaché à une colonne tel le héros écoutant le chant des sirènes attaché au mât de son navire. Il y a là son archétypique soif d’expériences qui pousse les limites – et qu’il retrouve en se rhabillant en naufragé dans le final – mais aussi son humanité meurtrie par les aléas du destin, du temps et de l’amour. La mise en scène insiste sur le temps écoulé, le poids d’une séparation de vingt ans: un Ulysse vieilli et endurci, une Pénélope à bout de forces, coquille vide, usée par l’attente et qui s’anime en soubresauts, de rage et de souffrance, chantant son sort de stoïque résistance mêlée au doute face aux prétendants.

Mark Padmore et Sara Mingardo excellent dans la caractérisation des deux protagonistes; si le premier est convaincant, Mingardo est sublime, magistrale et habitée. Quelle puissance dans son monologue initial, tout en nuance, sublime dans les rares instants où la mélodie s’envole du recitatif vers l’arioso. Parmi les divinités, Giuseppina Bridelli en Minerve est impressionnante, un timbre parfait et une maîtrise spectaculaire; Jorge Navarro (Telemaco) est solide et expressif. Superlatifs et attachants, Mark Milhofer (Eumete) et Elena Zilio (Euriclea); très doux et en crescendo, le duo Lozano/Mancini (Melanto/Eurimaco). Le trio de Meinert, Yi et Ratia assure et guide la meute des prétendants.

Dans la fosse, l’ensemble Europa Galante dirigé par Fabio Biondi est précis, dosé, et accompagne les grandes fresques avec un continuo minimale, presque intime. Il met en valeur la déclamation et le jeu des chanteurs, la puissance et la précision expressive de leur recitar cantando.

L’atterrissage périlleux d’Ulysse au Grand Théâtre

Matthieu Chenal – Tribune de Genève – 28 février 2023

source: https://www.tdg.ch/latterrissage-perilleux-dulysse-au-grand-theatre-185725054183

 

«Il ritorno d’Ulisse in patria» déboule dans un aéroport. La bonne idée de départ peine à prendre son envol, mais les héros vieillissants sont admirables.

Lieux de départs et d’arrivées, de retrouvailles et d’adieux, d’attentes interminables, les couloirs aseptisés des aéroports font partie de notre quotidien d’humains, que l’on soit sédentaire, parent, réfugié, congressiste ou touriste. Alors que tout grand voyageur est contraint par ce passage obligé, pourquoi pas Ulysse à son retour d’Odyssée? Et pourquoi ne pas faire de ce palais lisse et glacé la salle d’attente d’une Pénélope de 2023? «Il ritorno di Ulisse in patria» de Claudio Monteverdi est à l’affiche depuis le 27 février au Grand Théâtre de Genève, mais le décor du plateau est plutôt celui de Cointrin que de la place de Neuve!

L’idée du collectif FC Bergman impose donc à cet opéra de 1640 ce lieu iconique de la modernité, reconstitué dans ses moindres détails par Luc Joosten: rangées de fauteuils gris, grand escalier roulant menant à la galerie, carrousel des bagages et, au fond, le sas de sécurité. Pour qui a déjà passé une nuit d’errance dans ces labyrinthes stériles, le poids de l’attente, la fatigue des décalages horaires, la tension des affichages qui décident de votre destin convoquent un vécu immédiatement parlant.

Une cour en transit
C’est dans ces limbes que Pénélope (Sara Mingardo) attend son mari, accompagnée par ses servantes Mélantho (Julieth Lozano) et Ericlée (Elena Zilio, octogénaire impressionante); c’est là qu’elle doit faire face aux avances libidineuses des prétendants. C’est là aussi qu’un Ulysse hagard et épuisé débarque (Mark Padmore). Mais, et la mise en scène opère ici un décalage cocasse, le héros est couvert d’algues, de coraux et de coquillages (étonnants costumes et accessoires de la Lausannoise Mariel Manuel); le premier être vivant qu’il voit est Minerve (formidable Giuseppina Bridelli) dans son accoutrement mythologique, puis Eumète (épatant Mark Milhofer), le berger, lequel garde sa chèvre au pied de l’escalier roulant, et enfin son fils Télémaque (Jorge Navarro Colorado, radieux), descendant tout armé de son char!

Ce télescopage temporel, entre hyperréalisme et surréalisme, tient lieu de fil conducteur à la mise en scène de FC Bergman, avec ses trouvailles vertigineuses (le grand panneau d’affichage des vols annonce les heures d’apparition des mots amour, destin et temps dans le livret) et ses effets gaguesques. D’autres dieux mythologiques se manifesteront en mode loufoque, comme ce duel entre Neptune (Jérôme Varnier) et Jupiter (Denzil Delaere) chantant en coulisses, mais matérialisés sur scène l’un par une fontaine giclant ses jets d’eau en mesure, l’autre par une armoire électrique détraquée, crépitant d’étincelles…

En dépit de ces éléments forts et pertinents, le spectacle peine à prendre son envol. Le soufflé dramaturgique retombe en scènes répétitives, comme si l’ennui aéroportuaire gagnait finalement l’ensemble des protagonistes. L’admirable drapé musical tissé par Fabio Biondi et son Europa Galante ne parvient pas à habiter cet espace aussi vaste. Il faut dire que les raffinements exquis du continuo privilégient systématiquement la sobriété à l’exubérance.

Les coupes opérées dans l’ouvrage, si elles permettent de se recentrer sur l’action principale, passent sous silence des moments attendus, comme le personnage comique de Iro qui passe à la trappe. La scène du massacre des prétendants, quant à elle, vire au prévisible déluge d’hémoglobine sans pour autant gagner en puissance.

Dominant une distribution inégale, Sara Mingardo incarne une Pénélope bouleversante dans sa vaillance et sa fragilité. La contralto italienne subjugue par la noirceur de son timbre, son économie de moyens et une présence scénique qui rend les prétendants presque insignifiants. Incarnant dès le prologue l’humaine fragilité, Mark Padmore touche aussi en Ulysse vieillissant. Le ténor anglais fait une prise de rôle tardive, mais qui sonne juste dans le propos des metteurs en scène belges. La voix n’est plus aussi fraîche qu’avant, mais la diction, l’expressivité, la sagesse et la lassitude fascinent, jusqu’à son merveilleux duo d’amour final avec une Pénélope enfin lyrique et apaisée.

Un envol (musical) dans un aéroport

Charles Sigel – ForumOpera.com - 1 Mars 2023

source: https://www.forumopera.com/monteverdi-il-ritorno-dulisse-in-patria-geneve-un-en…

 

Un hall d’aéroport. L’énorme décor pouvait laisser présumer une mise en scène grandiose. Mais c’est un spectacle intimiste, presque secret, plein de poésie, qu’Il ritorno d’Ulisse a inspiré au collectif anversois FC Bergman, présenté généralement comme provocateur. Or, dans le domaine des provocations, on en a connu bien d’autres au Grand Théâtre de Genève… Après le récent Parsifal de fin du monde, dopé à l’hémoglobine, voici un Monteverdi presque chuchoté, à fleur d’âme. Frémissant d’émotion et de retenue.

Une aérogare, c’est le royaume de l’attente, des heures perdues, des vols retardés (delayed), de l’ennui et de l’espérance, des rencontres incongrues. Celle-ci, avec ses lourds piliers blancs et son plafond à caissons, semble la quintessence du genre.

En haut la galerie des départs, en bas le lieu des arrivées. Entre les deux un escalator, au fond un portique de sécurité, à droite le tapis des bagages. C’est là qu’on découvrira Ulysse endormi. C’est là que plus tard arrivera le bric-à-brac de ses exploits, l’œil du Cyclope (énorme), la pomme d’or des Hespérides, la tête du cheval de Troie, une amphore (du vin de Maron ?), la carcasse d’un bœuf d’Hélios, un cadavre desséché et couvert de perles (l’un de ceux aperçus au royaume d’Hadès ?), la hure d’un porc (souvenir de Circé), le mât où on attacha Ulysse pour qu’il échappe aux Sirènes…

Au-dessus, un immense tableau d’affichage lumineux, qui annoncera au fil du spectacle obstinément AMOR à toutes les heures, mais aussi FATO, le destin. Un écran de télévision montrera obstinément un rivage grec de carte postale, ciel sans nuage, mer intensément bleue : Ithaque bien sûr.

A gauche, des rangées des sièges d’aéroport, skai et métal brossé, les mêmes sur toute la planète. C’est là que dans la lumière chiche d’un hall désert on distinguera la silhouette de l’éternelle veuve en noir de toutes les tragédies grecques, Pénélope en effigie de l’attente. Auparavant, le bref prologue aura permis d’entendre l’Humaine Fragilité confrontée à ses ennemis, le Temps et le Destin, mais réconfortée par son seul allié, l’Amour.

Bouleversante Mingardo
Audace de Monteverdi qui commence son opéra par un très long monologue, le lamento de l’épouse délaissée, ponctué à plusieurs reprises de ses appels suppliants, déchirants, « Torna, deh torna, Ulisse – Reviens, Ulysse, reviens ! »

Sara Mingardo est bouleversante dans ce rôle. Physiquement fragile, s’effondrant puis se reprenant, soutenue par ses femmes, la vieille nourrice Ericlea et la servante Melanto, elle est aussi la figure de la certitude, de la fierté, de la solidité intérieures, de la noblesse.

Noble, c’est bien le mot qui s’impose à l’esprit pour désigner ce modèle de recitar cantando, ce chant à la limite de la parole, introverti, certes appuyé sur une ligne vocale sans cesse soutenue, sur un timbre qui a gardé toute sa chaleur, capable d’éclats (sur « afflitta penitente »), mais surtout disant, incarnant, les vers admirables de Badoaro : « Penelope t’aspetta, l’innocente sospira, piange l’offesa, et contro il tenace offensor ne pur s’adira. – Pénélope t’attend, l’innocente soupire, l’offensée se lamente sans même se révolter contre son offenseur. »

Une esthétique de la retenue
D’emblée on est frappé par la discrétion de l’accompagnement orchestral choisi par Fabio Biondi, et qui sera une constante tout au long de l’opéra. Le plus souvent, le récitatif sera soutenu par un seul instrument de continuo mis en avant, ici la harpe de Marta Graziolino – nommons-la parce qu’elle sera très souvent sollicitée. Les rares tutti d’orchestre seront d’autant plus étonnants par leur richesse de l’appui sur les basses. On admirera les textures fondues, veloutées, de l’ensemble Europa Galante, qui joue lui aussi le jeu de l’introversion.

Six instruments pour la basse continue, seize pour les airs, dont quatre saqueboutes aux interventions aussi rares que spectaculaires, deux flûtes, c’est beaucoup si l’on pense aux douze instruments (environ) des opéras vénitiens du dix-septième siècle. Mais Fabio Biondi a choisi un esthétique de la retenue, de la confidence, pour ne pas dire de l’effacement, et de mettre en évidence le teatro in musica. Nous sommes ici trente-trois ans après L’Orfeo, et l’opéra vénitien, influencé par l’école romaine, va tendre vers le spectaculaire, vers ce que nous appelons baroque, mais les options choisies ici semblent se souvenir de la favola in musica des origines.

Au couple de nobles héros, répondra comme en miroir le couple de valets, la suivante Melanto et son amoureux Erimaco. Julieth Lozano et Omar Mancini, tous deux membres du « Jeune Ensemble » du Grand Théâtre et pour lesquels c’est une prise de rôle, n’osent peut-être pas se permettre toute la fantaisie qu’on aimerait, ni exprimer toute la fougue amoureuse de leur première scène, scène heureuse qui doit faire contraste avec la mélancolie de Pénélope, mais ils ont dans la voix la juvénilité de leurs rôles.

Omar Mancini sera l’un des six ténors de cette partition, tous de couleurs différentes. Même si elle vocalise avec légèreté dans son premier air, Julieth Lozano semblera d’ailleurs plus à l’aise dans la scène avec Pénélope qui viendra bientôt, où elle essaiera de convaincre la reine de cesser d’attendre un mari à jamais disparu et d’entreprendre de nouvelles amours.

La controverse de la fontaine à eau et de l’armoire électrique
Très amusant, le duo sous forme de gag entre Neptune et Jupiter (un autre des couples de cet opéra, celui-ci très conflictuel). Neptune, ce sera le timbre de basse de Jérome Varnier venu des coulisses et apparaissant sous l’aspect d’une fontaine à eau en folie crachant de petits jets courroucés synchrones avec le chant – et au comble du courroux la fontaine traversera la scène en crachotant… Quant à Jupiter (le clair ténor de Denzil Delaere, lui aussi à la cantonade), il sera « incarné » par une armoire électrique en folie, lançant des bordées d’étincelles et et des fumées inquiétantes…

Il faudra attendre le dernier acte pour voir les deux Dieux en grand équipage, nuages de voiles vaporeux et plumes d’aigle pour Jupiter, robe pailletée de bleu et concrétions sous-marines pour Neptune.

Un couple heureux
Autre détail charmant, et qui attire immanquablement l’œil, la chèvre du berger Eumée. Dès le début, la chèvre aux longs poils est installée dans l’escalator, où on devine le vieux pâtre caché sous une botte de paille. Eumée, c’est le toujours excellent Mark Milhofer, familier de ce rôle, qu’il chantait il y a deux ans à Florence (dans une production Ottavio Dantone-Robert Carsen). A sa vocalitá toujours impeccable, il ajoute une manière de grâce légère, d’humour, de charme, de désinvolture. La chèvre et lui forment un couple heureux, si on ose dire… Et on entendra la joie dans sa voix quand il accueillera Télémaque.

Effets de réel et cocasserie
Dans l’austérité fonctionnelle et glacée de cet aéroport, les intrusions de pittoresque ou de cocasserie sont comme des bouffées d’air, incongrues et drôles. Ainsi l’arrivée de Minerva, dans une tenue de Walkyrie rouge, avec casque à plumes et cortège de fumée, ainsi celle de Télémaque, une manière de Siegfried en casque corinthien et cuirasse dorée, déboulant sur un char de parade tiré par un cheval caparaçonné et fleuri de rouge. Le cheval ne fera qu’un tour de piste avant de repartir vers la coulisse où l’on entendra le pas de ses sabots s’éloigner. Effets de réel saisissants que ces apparitions d’animaux (dont il parait que FC Bergman est coutumier). Et à ces effets de réel, on serait tenté d’ajouter, un peu plus loin dans le spectacle, la nudité de deux des figurants représentant les Prétendants. Comme une autre intrusion troublante de la réalité dans l’irréel.

Âpre vérité
Si le livret prévoit qu’Ulysse soit jeté sur ce rivage par les trompeurs Phéaciens, dans cette production c’est bel et bien le tapis à bagages qui le livre ici. On connaît l’admirable parcours de Mark Padmore, la voix de ténor si lumineuse qu’il eut à ses débuts baroqueux, on sait quel Evangéliste et quel récitaliste il est. Sa voix au fil des ans a perdu de sa flexibilité et de sa clarté. Pour s’enrichir d’humaine fragilité.

Et c’est bien l’occasion de le dire, puisque c’est lui qui incarne l’Humana Fragilitá au Prologue, ficelé tel une momie inca dans un rayon de lumière au lointain, avec, il faut bien le dire, beaucoup de vibrato et un peu d’incertitude dans l’intonation. Il n’empêche qu’au rôle d’Ulisse, qu’il aborde pour la première fois, il apporte une voix qui semble parfois blessée, et aux changements de registre un peu tempétueux, mais dont le voile parfois se déchire pour offrir des éclats lumineux, puissants, chargés de tout un poids de vie, d’expérience, de traverses. Dont évidemment s’enrichit le rôle d’Ulisse.

Vêtu de quelques oripeaux, c’est bien un naufragé, au sens propre comme au figuré, qu’il incarne. Nous avons entendu récemment de très beaux Ulisse, celui lyrique de Charles Workman ou celui héroïque de Valerio Contaldo. L’Ulisse fragile et inquiet de Mark Padmore est saisissant d’âpre vérité. Et d'émotion.

Et cette voix blessée fait un contraste saisissant avec celle, preste et légère, de Giuseppina Bridelli dont les vocalises assurées suggèrent les talents magiques. C’est elle qui grâce aux eaux d’une fontaine magique transformera Ulisse en vieillard méconnaissable, d’où les quiproquos à venir.

Cette production se dispense de ces touches de merveilleux (Minerva apparaissant d’abord en jeune pâtre, la métamorphose d’Ulisse), de même que, chose étonnante, elle se dispense du septième ténor : le rôle du glouton Iro est carrément supprimé et c’est fort dommage : d’une part c’est un rôle grandiosement bouffe, qui fait donc contrepoint au dramatisme des rôles de Pénélope et d’Ulisse, d’autre part c’est se priver au troisième acte du lamento tragi-comique de ce personnage, d’un pathétique démesuré jusqu’au burlesque, sommet de virtuosité du vieux Monteverdi (73 ans quand il écrit cet opéra).

Une palette de ténors
Autre belle voix d’un cast décidément aussi varié qu’équilibré, celle de Télémaque, incarné par Jorge Navarro Colorado, une manière de géant aux longs cheveux blonds qui semble sortir tout cuirassé de Game of Thrones, et possède une voix de ténor sonore et lumineuse, indispensable à ce rôle héroïque.

Un cast étonnant qui nous avait valu au premier acte un beau duo alliant son timbre éclatant et celui brisé de Padmore, venant juste après un autre duo de ténors, celui mariant la voix légère de Milhofer à la puissance lyrique de celui de Navarro Colorado. Ce sont quelques-unes des délicatesses sonores que s’offre Monteverdi.

L’indispensable hémoglobine
Nous avons utilisé les mots intimité ou confidence. C’est que cet opéra peu spectaculaire propose le plus souvent des monologues ou des scènes à deux. Et la direction de Fabio Biondi, dont on a dit à quel point elle était retenue, dénuée d’éclats, confère à l’ensemble de la représentation une noble lenteur, une manière de solennité. Les accents semblent estompés, et le chœur, celui des Phéaciens par exemple, semble lui aussi participer de ce cérémonial ralenti.

Le seul moment d’action, c’est en somme la scène des Prétendants, dont on sait qu’ils vont essayer de se départager par leur prestance. A vrai dire, le ténor Sahy Ratia (Anfinomo) et le contre-ténor Vince Yi (Pisandro) brilleront davantage par leurs timbres respectifs que par leur pectoraux. Quant à la basse William Meinert, on aura pu admirer sa voix en Tempo dans le Prologue, on pourra admirer sa haute silhouette quand il la montrera à la Reine dans toute sa nudité (quoique subvertie par deux mains pudiques). On admirera aussi le mariage de ces trois voix, notamment dans quelques brefs passages a cappella.

En revanche aucun ne parviendra à bander l’arc d’Ulisse, et cette scène se terminera par une fuite éperdue, Ulysse les poursuivant tous, eux et leurs semblables figurants, aux quatre coins de l’aérogare pour les poignarder, les égorger, les achever de sa flèche vengeresse. Et la fin du spectacle se déroulera parmi les corps gisant au sol, sur les chaises, partout.

Une sublime Ericlea
Cette fin nous vaudra deux autres moments sublimes. D’abord, ce sera le monologue de la vieille nourrice Ericlea. Tout au long du spectacle on aura vu la petite silhouette aux cheveux blancs d’Elena Zilio arpenter la scène, glisser quelques répliques dans la première scène de Pénélope, puis simplement être là.

Et d’ailleurs, par parenthèse, c’est une des constantes de cette mise de scène que de voir des personnages rester en scène alors qu’en principe ils n’y sont plus. Ce sera le cas d’Eumée et surtout d’Ulisse, qui sera toujours là, parfois en fond de décor, comme pour hanter les consciences.

Mais Elena Zilio, qui ne nous en voudra pas qu’on mentionne qu’elle a quatre-vingt-un ans, va donner du long monologue où elle s’interroge sur la question de savoir s’il faut parler quand on a quelque chose à dire, ou s’il faut se taire, une interprétation, non seulement habitée, intense, palpitante de vérité, mais très belle vocalement. Timbre de mezzo profond, sens du phrasé, mais surtout cette chose mystérieuse que faute de mieux on appelle incarnation. L’interprète disparaissant derrière l’évidence du personnage qu’il ou elle a créé. Et la justesse d’une silhouette.

Non moins sublime, la dernière scène. Les imprécations quasi parlando de Padmore-Ulisse, le legato dans le registre grave de Mingardo-Penelope, les admonestations d’Ericlea-Zilio, expliquant qu’elle a vu une cicatrice identifiant à coup sûr le héros qu’elle a élevé, les refus butés de la reine…

Image d’Ulisse sous une pluie tombant des nues, s’entremêlant à des fumées…. Puis d’Ericlée lui faisant revêtir des vêtements propres, Ulisse venant quasiment chuchoter à Pénélope qu’il ne doute pas qu’elle lui a été fidèle sous sa couverture dont la broderie représente Diane sur son char, détail connu d’eux seuls…

Et soudain le retournement de Pénélope, sa voix qui s’ensoleille « car mon Phénix a ressuscité d’entre les cendres – già ch’é sorta felice del cenere troian la mia fenice ».

Ultime duo, où s’entrelacent le timbre de Padmore avec ses fêlures émouvantes et les volutes chaleureuses de Mingardo. L’un et l’autre donnent peu de voix, comme pour accentuer le sentiment d’intimité.

Moment magique où la focale se resserre, où par le prodige de la musique de Monteverdi, tout semble disparaître autour d’eux, les murs, les colonnes, l’escalator et toute la brocante rescapée des aventures d’Ulisse, pour que ne subsiste que la lumière de ce moment.

« La douleur quitte nos cœurs, le jour du plaisir et de la joie est enfin là ! – Del piacer, del goder, venuto è ‘l di. »