Voyage vers l'Espoir

Christian Jost
Voyage vers l'Espoir

Opéra en un prologue et 3 actes
du 28 mars au 4 avril 2023

Direction musicale Gabriel Feltz
Mise en scène Kornél Mundruczó
Scénographie Monika Pormale
Costumes Monika Pormale
Lumières Felice Ross
Dramaturgie Káta Weber
   
Le Père Haydar Kartal Karagedik
La Mère Meryem Rihab Chaieb
Un chauffeur routier Matteo Ivan Thirion
Un mafieux Haci Baba Denzil Delaere
La Doctoresse Julieth Lozano
Un paysan Omar Mancini

Orchestre de la Suisse Romande

Grand Théâtre de Genève

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Revue de presse

Le coût de la Terre promise

Guy Cherqui — Wanderersite.com - 6 avril 2023

source: https://wanderersite.com/opera/le-cout-de-la-terre-promise/

 

Les créations font partie du cahier des charges des théâtres importants, avec meur cortège de contradictions : elles sont peu aimées du public qui les boude (c’est encore le cas cette fois), elles sont représentées une fois la plupart du temps puis remisées aux oubliettes, et peu rentrent au répertoire international. C’est que le public d’opéra qui au XIXe et pendant la première moitié du XXe raffolait des nouveautés se nourrit désormais du menu un peu rassis des trente standards internationaux même si les théâtres ces dernières années se sont mis à exhumer des titres disparus pour étoffer leur offre.

Cette création du Voyage vers l’Espoir avait pour Genève quelque chose de très spécial. D’abord parce que la première a été victime de la pandémie et de son cortège de suppressions et remises à plus tard, ensuite parce que le projet en a été conçu par Aviel Cahn, qui au moment où il réfléchissait (avant de prendre ses fonctions) à des offres qui pourraient illustrer une certaine spécificité genevoise, avait à la fois pensé à la question des migrations, qui se pose en Suisse comme ailleurs, mais plus politiquement à Genève, siège du HCR (Haut-commissariat des Nations Unies aux Réfugiés), de la Croix Rouge etc…

Le projet part du film oscarisé de Xavier Koller (1990) Reise der Hoffnung, adapté en opéra par le compositeur Christian Jost qui en fait une sorte de Road-opera de 90 minutes (un peu plus court que le film) et mis en scène par Kornél Mundruczó, le cinéaste et metteur en scène hongrois désormais bien connu à Genève après deux impressionnantes productions L’Affaire Makropoulos de Janáček et Sleepless de Peter Eötvös.

La production, très réussie pose un certain nombre de questions à la fois sur les motivations qui poussent à l’exil, mais aussi sur notre disponibilité à recevoir les exilés, en tant que collectivité occidentale (« L’Europe occidentale » dirons-nous) et aussi en tant qu’individus, notre aptitude à l’accueil et notre attitude en tant qu’humains.

 

Voici le « pitch » du film : Le film « Reise der Hoffnung » (Voyage vers l’Espoir) raconte une histoire vraie : En septembre 1988, dans un petit village de montagne du sud-est de la Turquie, le couple turc Haydar et Meryem, accompagné de leur fils de sept ans Mehmet Ali, le plus éveillé de leurs huit enfants, entame le "voyage de l'espoir" qui doit les mener de leur pays pauvre à la Suisse riche. La famille a vendu sa maison et sa ferme pour pouvoir financer le voyage vers un prétendu paradis. Le long voyage les mène d'abord à Izmir, où ils s'embarquent comme passagers clandestins sur un cargo à destination de Gênes. En Italie, des passeurs les conduisent au col du Splügen et les envoient en Suisse malgré les chutes de neige et le froid. L'immigration illégale connaît une fin tragique : le garçon turc meurt d'épuisement et d'hypothermie dans les bras de son père.

Les migrations
La trame assez simple de cette œuvre pose des questions a priori plus complexes. En effet, la concentration (trois actes et 90min) amène à des ellipses dans le récit qui peuvent désarçonner le spectateur. Le récit effleure un certain nombre de faits et de questions en laissant chacun déduire, en évitant de le laisser juger, mettant le spectateur face à sa propre morale.

Ce travail peut être vu à plusieurs niveaux : c’est un road-opéra, l’histoire d’un parcours qu’on peut lire de manière assez linéaire, entre scènes de théâtre pur soulignées par la vidéo en direct et images d’archives, essentiellement référencées à l’exode vers l’Europe des réfugiés syriens en 2015. On peut largement se contenter de cette histoire, émouvante en soi, qui plonge le spectateur dans des souvenirs encore récents.

L’opéra est une adaptation du film, simplifiée par Káta Wéber qui en a écrit le livret : dans l’opéra, la famille n’a pas huit mais trois enfants, dont deux sont laissés sur place. Ensuite, le « voyage » n’est pas présenté dans son ensemble, les images filmées de groupes de réfugiés passant des frontières, marchant au bord des autoroutes ou montant dans des autobus évoquent le parcours, dans une sorte d’abstraction qui laisse le spectateur reconstituer l’odyssée de tous ces gens. Pas de traversée de la mer, et quelques flashes scéniques évoquent la parcours, la pluie sur la route, le camionneur qui les prend pour les conduire en Suisse,  et le contrôle de police qui les rejette sur la route, à pied.

Puis les scènes se concentrent sur les derniers kilomètres, entre la gare centrale de Milan et la Suisse (une cinquantaine de kilomètres) , et puis le passage en Suisse à travers le Passo Spluga (Splügenpass), particulièrement escarpé et difficile (même en voiture) où l’histoire se termine dans le drame.

Mais aucun lieu n’est précisé sinon par des détails : on perçoit qu’on est en Italie par les distributeurs de billets de train des Ferrovie dello Stato (aujourd’hui Trenitalia).

Quant à la montagne, elle apparaît comme un mur infranchissable, une verticalité qui barre toute la scène, comme une forteresse qu’on protègerait au-delà de laquelle il y aurait la Terre Promise. La référence biblique est évidente dont on a d’ailleurs toutes les étapes dans le parcours supposé des réfugiés qui reprend les étapes du voyage des Hébreux : la traversée du désert égyptien (ou du Sahara pour les Africains), le passage de la Mer (que ce soit la Mer Rouge ou la Méditerranée), l’arrêt devant le Sinaï et l’arrivée dans la Terre Promise. La question de la Terre promise et de l’accueil prévu au Paradis est une autre question, qui nous concerne totalement, en pleine face.

D’une certaine manière, tout voyage vers l’Espoir est une répétition en creux de celui des Hébreux vers la Terre Promise. La Bible est pleine d’histoires de migrations et de guerres, il y a quelque chose de biblique dans la migration, ce qui est parfaitement compréhensible dans la mesure où les migrations sont une vérité intrinsèque et continue de l’histoire de l’humanité. Ceux qui refusent cette vérité élémentaire sont de pauvres esprits.

L’œuvre traite d’une histoire qui remonte à 1988, mais la précision « historique » est effacée dans l’esprit du spectateur tant la question de la migration, de l’exil, s’est posée d’une manière plus aiguë et plus dramatique ces dernières années, en 2015 avec la Syrie, en 2022 avec l’Ukraine.

C’est en cela que je considère l’aspect parabolique de cette mise en scène et de cette œuvre qui pose la question du choix de l’exil par petites touches, sans rien de dramatique au début. Seules dans nos esprits les guerres civiles, l’oppression, l’extrême pauvreté contraindraient au départ : cette parabole pose simplement la question du choix de l’exil et de ses conséquences, dans sa complexité, dans sa motivation, dans le monde d’aujourd’hui, dans le monde que nous avons construit.

Il s’agit d’une famille probablement kurde, habitant l’Est de la Turquie, ces régions particulièrement tendues où la nation kurde (pour des raisons géopolitiques où les kurdes premiers concernés n’ont évidemment pas été consultés) a été divisée sur quatre états, la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran.  On sait que les kurdes ont fortement combattu dans la guerre de Syrie les forces de Bachar El Assad, qu’ils ont aussi fortement combattu Daesh, sans que les forces occidentales ne les aient ensuite particulièrement soutenus. Un peuple réel, qui géopolitiquement n’existe pas sauf au nord de l’Irak, seul îlot à peu près tranquille et organisé, sinon, ils sont pourchassés en Turquie, en Syrie, et en Iran et même ailleurs (Paris a connu aussi des attentats anti-kurdes, dont un il y a peu de temps).

Le début de l’opéra semble afficher un bonheur simple, les enfants jouent, quelquefois un peu dangereusement (le petit Mehmet Ali se met sous les trains qui passent par exemple) au milieu de champs de maïs. Bonheur simple que l’épouse Meryem accepte tel que en affirmant « je suis heureuse », dans une sérénité que les enfants semblent partager. Mais le jeu des enfants sur la voie ferrée est aussi une prémonition, évidemment. Le train qui vient d’on ne sait où et qui roule vers l’inconnu… C’est l’image du voyage et ke jeu de Mehmet Ali est aussi évidemment métaphorique de ce qui va arriver.

Le père à un rêve, rejoindre un paradis, la Suisse. On ne se demandera pas par quelles voix du Seigneur il a eu cette idée d’une Suisse paradisiaque, des récits, des on-dit, des news véhiculées à la TV, des photos de montagnes paisibles et de prairies vertes où paissent les vaches, en bref, Heidi, le lait, à moins que ce ne soient des banques opulentes (pas toutes visiblement ces derniers temps) et l’idée que l’argent y coule à flots, bref l’herbe verte, forcément plus verte chez le voisin que chez soi.

La famille vit simplement mais pas pauvrement : nous imaginons souvent les réfugiés comme des pauvres hères vivant dans des masures, rêvant d’un occident opulent qui va les faire sortir de la misère noire. C’est sans doute vrai de certains, mais pas de tous : l’immigration syrienne issue de la dernière guerre civile était souvent une immigration de gens formés, professionnellement, universitairement (la France a usé et abusé de médecins syriens il y a quelques années, mais avec son courage légendaire, n’a pas pris sa part de cette dernière immigration-là,  laissant ce soin à l’Allemagne) et donc une population qui rapidement prendrait ses marques : la chancelière Merkel l’avait bien compris, en ouvrant généreusement les portes de l’Allemagne à 1,5 millions de syriens assez largement intégrés désormais.

Le film de la mise en scène de Mundruczó montre la maison de la famille de Haydar, une maison simple, mais pourvue du confort minimum, avec des bijoux de famille, quelques décorations et meubles, du matériel électroménager. Cette famille ne vivait pas dans la pauvreté noire.

Et pourtant Haydar avait ce rêve de paradis. Pouvait-on le lui reprocher ?

Le deuxième point qui a pu choquer notre vision occidentalo-centrée, c’est l’attitude de cet homme, qui va contre l’avis de sa femme et vend (mal) ses biens, et sa maison, sans lui dire la vérité : immédiatement, arrive la sentence, islam, domination masculine, la femme n’a rien à dire et n’a qu’à obéïr. Le méchant-mâle-pas-blanc mais dominant. Nous y avons tous pensé en regardant ce premier acte.

Sans insister, la mise en scène le dit : elle dit le relatif confort simple de la famille, mais elle dit surtout la décision de l’homme contre la volonté de la femme, mais son acceptation et sa résignation. Elle dit enfin la séparation des enfants (deux rôles parlés, Güney et Fatma, parce qu’exclus d’emblée du voyage, et donc de l’opéra : ils deviennent des ombres, des souvenirs…) : c’est la ruine familiale avant même le départ. Mais la mise en scène ne commente pas, elle ne juge pas, elle constate.

Doit-on alors asséner que cet homme qui décide de partir avec son plus jeune enfant de huit ans et son épouse, est un monstre égoïste ? Qu’il part sur les routes sans justification, sans aucune chance d’obtenir le statut juridique de réfugié qui est la conséquence d’une situation géopolitique, mais ni économique ni encore climatique. Nous trions les destins humains au nom de valeurs dites humanistes, mais l’extrême pauvreté en est exclue avec le refus des réfugiés économiques.

La situation de cette famille, selon le livret, est pire, parce qu’elle semble partir sans raison nette. Des motifs, quand on décide un tel départ, il y en a évidemment, nous avons évoqué la question kurde, mais par ce survol des motivations apparentes, la mise en scène et le livret disent simplement, en sous-texte, que dans notre monde si paradisiaque, chacun est assigné à résidence selon là où il est, là où il est né. C’est plus souple dans l’Union européenne grâce à Schengen, un traité relativement récent, mais un traité comme Schengen encore aujourd’hui est l’objet de critiques, – on passerait trop facilement les frontières‑, ce mot sacré et absurde dont se repaissent les droites extrêmes et autres rognures d’humanité ; la libre circulation n’existe pas dans le monde d’aujourd’hui, sauf à de rares exceptions : il faudrait s’en accommoder parce qu’en réalité cette famille n’a pas le droit de partir… Quel droit ?

Dans quel monde cloisonné vivons-nous alors qu’on nous assène qu’il est globalisé ? De quel droit humain empêcherait-on une famille (ou un homme) de rêver à la Suisse et de décider de gagner son paradis ? L’enjeu ici c’est que les peuples, certains au moins, sont assignés à résidence et à destin, parce que sinon pour d’autres les règles sont plus souples, là où, comme dirait Marcellina dans Le Nozze di Figaro « L’argent fait tout » (voir les oligarques russes…).

Tout cela le livret ne le dit pas, la mise en scène ne l’assène pas, parce qu’elle suggère. Et la non-mobilité des pauvres et de la majorité des peuples, c’est la première raison.

Ensuite, on ne peut juger de l’opportunité d’un départ en exil. Chaque départ en exil, même pour poursuivre un rêve est forcément une rupture, un déchirement, un basculement : l’exil n’est jamais un choix délibéré, mais un choix imposé. Quel avenir pour un kurde vivant en Turquie, quel avenir pour sa famille, ses enfants ? Quelles menaces aussi à court ou moyen terme ? Ces régions de Turquie sont labourées par l’armée, contrôlées par les polices, instables, isolées. Qui sommes-nous pour juger d’un départ, qui est toujours douleur ?

Bien évidemment aussi, dans le monde de l’Islam, les relations hommes-femmes ne sont pas celles que nous vivons en Occident, on peut le déplorer, on peut préférer évidemment ce que nous vivons, mais au nom de quoi pourrions-nous émettre un jugement moral ? Le catholicisme dans son histoire, la hiérarchie catholique encore aujourd’hui n’a‑t‑elle pas quelque problème avec les femmes ? Et la loi patriarcale s’imposait il n’y a pas si longtemps (je parle de quelques dizaines d’années pas plus) en Grèce, en Sicile, en Italie voire encore aujourd’hui dans certaines contrées d’Europe ? Nous jugeons les valeurs des autres avec nos valeurs. Il ne s’agit pas d’approuver, d’applaudir aux traitements des femmes en Afghanistan, en Arabie saoudite ou ailleurs, il s’agit de laisser les civilisations évoluer d’elles-mêmes et de laisser les peuples disposer d’eux-mêmes. C’est à eux de décider, pas à notre civilisation, nos « valeurs » de décider pour eux.

Nous avons le fâcheuse tendance à croire que nous portons (et exportons) des modèles universels – nés par exemple des Lumières‑, et qu’au fond, nous apportons le bien là où nous passons, c’était le credo napoléonien, on a vu le résultat, c’était le credo stalinien (pour d’autres valeurs) on a vu le résultat, on a vu le résultat de l’intervention du Bien (les USA) en Irak il y a deux décennies… Mais cela ne sert pas de leçon. En termes de culture et de civilisation, le bien et le mal n’existent pas. Et en termes politiques,  le droit se soumet la plupart du temps à la force.

Alors oui, la puissance fantasmatique de l’Occident est telle que dans ces populations lointaines, perdues aux frontières des multiples oppressions, cet Occident peut apparaître un paradis, peut motiver qu’on fasse mal « pour le bien de sa famille », un mal présent en vue d’un bien futur, comme le proposaient dans l’antiquité les stoïciens… tout cela n’est pas neuf.

Je voudrais terminer ce long préambule nécessaire pour comprendre les enjeux de cette œuvre, par une anecdote personnelle. J’ai vécu mon enfance avec le mythe américain, westerns triomphalistes, sauvetage de l’Europe, lutte contre les vilains soviétiques. A 14 ans (en 1967), j’ai fait avec ma famille un voyage aux USA et au Canada, à commencer par New YorK Imaginez la fascination et l’excitation d’un ado de 14 ans à une époque où l’on voyageait bien moins et en tous cas moins loin qu’aujourd’hui. J’allais donc visiter en quelque sorte le paradis tant vanté par le cinéma et mes mythes d’enfance qui tous procédaient des USA, à commencer par le monde de Disney.

Dans le bus d’excursion à New York, nous avons traversé l’Harlem d’alors avec interdiction de descendre, de photographier ou d’y retourner par nos propres moyens. Et puis nous avons traversé aussi vers la pointe de Manhattan une avenue, Bowery, aujourd’hui gentrifiée, qui était à l’époque une sorte d’univers-ghetto hallucinant, de territoire d’immondices humains que j’aurais eu peine à imaginer si je ne l’avais pas vu : sur des kilomètres, des centaines et des centaines de clochards, ravagés, des êtres étendus au sol, qu’on pouvait penser morts, une misère insupportable, exposée, livrée à la rue, une rue impraticable à n’importe qui au quotidien que je n’aurais jamais même pu concevoir, cela à New York, la métropole mondiale, le modèle à suivre… le paradis.

Ces images que j’ai encore en tête ont beaucoup relativisé mon idée du paradis américain et du paradis sur terre. Comment était-il possible que ce qu’on nous vendait comme le modèle vers lequel tendre pût permettre un spectacle pareil de déchéance, d’inhumanité, de mort ?

 

À son niveau, Haydar rêve de paradis où tout est donné, tout est facile, et où il réunirait dans la quiétude retrouvée sa famille dans un monde sans angoisse

« Une ile paresseuse où la nature donne

Des arbres singuliers et des fruits savoureux »

Charles Baudelaire Parfum exotique

Gagner son paradis, voilà ce à quoi rêve le héros de cette histoire, avec l’idée que pour le gagner, il faut souffrir, et donc l’acceptation a priori de la souffrance. Toujours le mal présent en vue du bien futur…

Cette histoire nous raconte le passage de l’acceptation a priori de la souffrance au constat a posteriori que le paradis n’existe pas sur terre.

Peut-on accuser des êtres d’avoir des rêves sur cette terre ? J’aime le concept de Terre-patrie développé par Edgar Morin, car il élimine d’emblée la triste notion de frontière, inventée par les hommes, au nom de la tribu, de la propriété, du ceci est à moi et surtout de la fausse sécurité de l’entre soi.  Il affirme que l’homme sur terre est partout chez lui.

Alors toute cette complexité, tout cet arrière-fond qui nous contraint à méditer, nous parle : il était inutile d’en souligner l’existence, tout est sous-jacent dans ce choix de souffrance, de tout départ vers l’exil, une souffrance morale certes, mais aussi physique, à peine soupçonnable : il suffit d’entendre aujourd’hui les jeunes mineurs isolés arrivés en Europe raconter leur histoire souvent éberluante pour s’en persuader.

Nous, nous fûmes tous atteints par la photo d’Eylan, spectateurs impuissants de ces drames répétés (inutile d’en trouver des exemples, il y en a chaque semaine), mort pour avoir voulu lui aussi croire au paradis. La mort du petit Mehmet-Ali dans cette œuvre a replacé l’histoire d’Eylan dans les têtes. Mais de ces émotions fortes, que reste-t-il quand les morts en Méditerranée ou en Manche, voire au large des Canaries continuent d’alimenter la chronique ? Nos émotions sont vives et réelles, mais elles sont passagères, dans un monde qui cultive l’émotion plus que la réflexion. Les émotions ne sont pas des leçons.

Ainsi cet opéra est-il à la fois parabolique d’une situation que nous ne connaissons que trop, depuis que nos œuvres directes ou indirectes, en Afrique, au Proche Orient et ailleurs ont précipité sur les routes des populations entières.

C’est ainsi une parabole du voyage de toute famille vers un exil qui est Espoir, et en ce sens elle est abstraction, comme une Odyssée littéraire (l’Odyssée n’est pour Ulysse qu’une succession d’obstacles et de souffrances) et Kornél Mundruczö réussit à la rendre directement ressentie, par une mise en scène paradoxalement très réaliste mêlant cinéma, vidéo et décors aussi mimétiques que possible avec camion, voiture de police, quai de gare, et montagne, une montagne haute comme une forteresse symbolique derrière laquelle la Suisse protège son supposé paradis.

Il s’agit de faire vivre le voyage avec tous les moyens scéniques possibles, après un premier acte presque plus abstrait qui en pose les prémisses.

Premier acte
En effet, le premier acte instille l’idée de ce que j’ai appelé bonheur simple, celui qui invite à se contenter de ce que l’on a sans oser prétendre à mieux. Dans les étendues vertes proposées en images et ce maïs luxuriant qui pousse, il y a l’idée très discrètement instillée de jardin d’Eden. Et dans le décor même deux éléments appellent à envisager la suite, d’une part, un monticule de terre, un petit chemin sur lequel apparaît Meryem, puis l’acheteur du terrain. Ce petit chemin, tracé par les hommes, c’est une petite blessure dans la luxuriance générale de ces champs de maïs mûr. Mais c’est aussi la marque de la rupture, de l’intrusion de l’humain, de la chute en quelque sorte, pour continuer l’image biblique. Ici discrètement s’installe l’idée très fortement marquée dans nos cultures que c’est l’homme qui est fauteur de son malheur. C’est bien l’homme qui a fait la chute dans les trois religions révélées. Il supprime lui-même son paradis. Il y a là quelque chose qui va au-delà de cette histoire et qui dit simplement que le paradis sur terre n’existe pas. Mais qu’existe un Enfer suscité par l’homme.

Alors ce premier acte laisse une vraie amertume : d’une part l’idée que ce départ est une erreur, avec son cortège de dictons qui prêchent le relativisme et le refus du mouvement du type « un tien vaut mieux que deux tu l’auras », qui consistent à parquer les moins puissants là où ils sont, d’autre part que le prix du départ, famille éclatée, vente rapide du peu de biens (et le livret laisse évidemment entendre que Haydar a bradé sa terre) et départ sur les routes avec son baluchon est trop cher pour ce qu’il va rapporter. Une série d’indices convergents nous dit que le paradis promis est loin, très loin, mais que l’enfer est bien plus proche qu’attendu.

Et dès le départ la mise en scène frappe par son art, d’effleurer sans fouiller, de laisser le spectateur regarder avec le choix de ne pas trop se poser de questions, et de laisser le récit aller, ou de chercher tout ce qui est discrètement suggéré et l’épaisseur réelle de ce qui nous est montré. Cultiver l’art de l’ellipse, c’est laisser le spectateur ou le lecteur reconstituer les pièces manquantes du puzzle. Ainsi le premier acte porte-il pour titre « Le paradis ». Toute la question est de savoir de quel paradis il s’agit. Celui qu’on tient et qu’on ne voit pas ? Celui qu’on espère et qu’on va essayer de rejoindre ? Tenir ou courir ? Réel ou chimère ?

Sur la route
Le deuxième acte « Sur la route » est un concentré d’Odyssée, conçu, au moins dans sa première partie, par l’image de ces routes, de ces autoroutes où circulent autocars, camions et automobiles, des autoroutes européennes. On voit à l’écran les passages de frontière des réfugiés syriens de 2015, ces familles qui marchent « vers l’espoir », on voit notamment les passages en Autriche et en Allemagne. Ces images, vues dans les actualités de l’époque, sont complétées par la vision de la famille d’Haydar qui marche, qui s’épuise sous la pluie (signe prémonitoire des nuages qui s’amoncellent), sans cesse la mise en scène construit l’Aller-retour scène/écran, avec la vidéo en direct qui accentue l’impression documentaire, la vision du réel.  Déjà l’enfant s’étiole, déjà la pluie le transperce, déjà on devine la fin.

En même temps Mundruczó sait qu’il est au théâtre, sait en montrer les ressorts (cameramen vidéo, agitateurs de fumigènes : il fait surgir l’illusion et les outils qui la créent. Il joue sur les moyens d’offrir le « réalisme » : à ce titre l’arrivée du camion est un vrai moment de théâtre, c’est-à-dire du faux qui fait vrai ou du vrai qui est faux. Mais qui est juste.

Il ne s’agit pas de construire une trame ou un suspense, mais d’évoquer des moments d’un voyage, difficiles (la pluie et l’épuisement) mais aussi positifs, comme le routier qui les prend en charge, en un moment de chaleur humaine qui tranche avec l’ambiance et qui montre simplement que la fraternité peut encore exister. Mais l’intervention de la Police interrompt ce moment d’humanité, en de magnifiques images nocturnes très bien faites (brouillard, lumières des phares et girophares) avec ce qu’on perçoit comme une violence difficilement supportable sans violence apparente, la parenthèse fraternelle prend fin, parce que cette famille, qui n’est coupable d’aucun méfait, a osé transgresser la règle instituée par la peur étatique d’aller là où elle n’a pas le droit (toujours le droit, et quel droit ?) d’aller. Vous souvenez-vous de Romulus et Remus ? La transgression de la frontière ? Nous en sommes encore là ? Cela s’appelle le progrès.

Gare
La deuxième partie les mène sur un quai de gare, la gare centrale de Milan, dit-on, où le petit Mehmet-Ali est malade, d’une maladie très grave selon une jeune médecin. Le doute n’est plus permis, le drame se profile de manière plus précise. Sur les écrans défilent des pas de voyageurs, rapides, des valises, des sacs dans les images de la diversité de ce carrefour immense, où tous les destins se croisent dans une sorte d’indifférence.

La gare de Milan par la voie légale est à moins de 45 minutes de la Suisse…

Là se pose une autre question qui montre aussi l’absurdité des rêves qui se sont installés dans les têtes : dans la tête d’Haydar, il faut passer en Suisse, le « paradis ». La famille aurait pu s’arrêter en Italie. À l’époque où la famille est partie en exil (1988) les accords de Schengen étaient signés (1985), pas la convention d’application (1990) et la Suisse n’est entrée dans l’accord qu’en 2008.

Leur exil s’est passé au moment où les règles de circulation étaient plus régulées en Europe qu’aujourd’hui.

Dans le livret, ils tiennent à passer en Suisse, mais ils auraient sans doute pu rester en Italie, et faire soigner l’enfant. Là encore, c’est la force du rêve qui conduit aussi la famille, sa puissance intacte et destructrice, parce qu’une fois partie, toute la famille est concentrée vers ce but. Mais c’est aussi la transfiguration du récit, plus parabolique que réel. Le réalisme des images n’efface pas le sens profond de cette histoire, qui à travers l’histoire singulière de cette famille, constitue une situation emblématique de ce qu’est l’émigration et l’exil. Alors évidemment tout ce qui aurait pu résoudre les questions difficiles, aplanir les obstacles, est discrètement évacué au profit de la force du rêve impossible qui efface le possible.

Ainsi de la question des passeurs, ces mafieux qui font de l’argent sur le dos de la misère humaine. Ils apparaissent ici de manière caricaturale dans un bar nocturne avec un téléviseur qui retransmet le foot. Le bar, le foot, la mafia… une caricature d’Italie, mais qui est aussi une réalité.

Les passeurs existent depuis des siècles, partout. La question du passeur est ici évoquée à travers un mafieux, on en voit aussi qui fleurissent à Calais ou ailleurs : la migration crée son propre éco-système. Mais ce pourrait être aussi à travers Cédric Herrou qui aide à passer les exilés entre l’Italie et la France, et qui a répondu à ceux qui l’avaient arrêté qu’il l’a fait au nom de la fraternité, l’un des principes de la République Française… Le texte évoque la question du passeur qui est une figure aujourd’hui obligée des migrations, au-delà du passage vers la Suisse. Mais il y a aussi dans ce monde-là le passeur mafieux et le passeur humaniste. Eco-système…

Au pied du paradis
Le dernier acte est un retour à une sorte d’abstraction, matérialisée par ce mur de roche qui obstrue la scène, tout comme les champs de maïs envahissaient l’espace qu premier acte. Décor magnifiquement et diversement éclairé par Felice Ross, la très grande artiste des éclairages, qui lui donne un aspect fantasmagorique.

Les deux aspects de ce travail que nous avons déjà évoqué, la parabole abstraite du voyage et l’hyperréalisme des situations se rejoignent ici dans ce paysage lunaire. D’une part, le passage vers la Suisse, le sentier escarpé, le froid, la neige, l’enfant malade et affaibli, la femme avec une entorse et seul, Haydar, le mari encore à peu près en état et les soldats, les projecteurs, les chiens qui poursuivent les passages clandestins (on a dit plus haut ce qu’il fallait en penser).

D’autre part la fantasmagorie, essentiellement marquée par le délire du petit Mehmet Ali, mangé par la fièvre, laissé seul par son père qui veut reconnaître le chemin et par sa mère partie sur un chemin moins difficile à cause de son entorse. Il voit en hallucination son paradis, la neige, la lumière étrange de la montagne, l’arrivée de son frère Güney et de sa sœur Fatma (en réalité laissés là-bas) en une scène magnifique, profonde, impressionnante qui eût pu être une conclusion éthérée et elliptique à l’ensemble du voyage. L’œuvre pouvait s’arrêter là. C’est pour moi le final.

Epilogue, montagne, police, paradis
L’ajout de l’épilogue constitue une sorte de chute. Une chute volontaire où l’on passe du rêve et de la transfiguration à la pire réalité qui soit, la réalité administrative..

En effet, le spectateur a compris que le petit était en train de mourir et que de toute manière, même arrivés dans le paradis suisse (le drame est survenu sur la frontière même du « paradis ») suffisait à ruiner à tout jamais la possibilité du bonheur.

L’épilogue ajoute une scène à la fois glaçante et ordinaire :la mère a trouvé du secours, le père trouve son fils mort et les voilà en Suisse.

Le père se retrouve à la Police, accusé d’immigration illégale et d’homicide involontaire, dans un bureau impersonnel : on en revient à « l’administration ordinaire », et l’officier de police, Haydar sorti, range le dossier dans les dossiers des affaires courantes, visiblement blasé.

Certes, ce que nous avons vécu comme aventure singulière n’est qu’une parmi d’autres (on l’avait compris), et toute la machine continuera de tourner, les morts, les chiens, la police et le malheur.

On le savait, on aurait peut-être préféré que tout se termine par la vision extatique du paradis de l’enfant.

Cette question est à la fois musicale et dramaturgique. En effet, à ce moment de la mort de Mehmet Ali, la musique se colore fortement On a donc l’impression d’un élargissement, et quitte un peu l’accompagnement conversationnel qui est la forme privilégiée pour la majeure partie de l’œuvre.

Avec l’épilogue, on « retombe » dans la conversation et l’ambiance se plombe à nouveau, comme un retour au réel,  à un réel « suisse » qui ne fait pas rêver alors que malgré le drame, on venait de saisir une sorte de paradis de l’enfant. Problème de déséquilibre. Peut-être eût-il été intéressant pour cet épilogue de laisser de côté toute musique et passer au dialogue parlé…à réfléchir.

Les aspects musicaux
À la dramaturgie de l’œuvre, une succession de courts tableaux appelés à mobiliser l’intérêt du spectateur et son émotion, correspond une musique très variée, qui colle à chaque moment, faisant appel à une palette de couleurs, de rythmes, mais aussi de genres musicaux.

Dans cette œuvre qui manie à la fois linéarité et ellipse, relative linéarité du premier acte, ellipses dans les autres, le compositeur alterne un accompagnement d’une conversation (les voix sont sollicitées par une sorte de parlar-cantando, sans airs, ou sinon esquissés) et des parties nettement symphoniques, notamment dans les parties plus dramatiques. Ainsi la musique apparaît-elle variée, utilisant la palette instrumentale et celle des tons, plutôt atonal pour les violons, tonal pour les vents et surtout la trompette, particulièrement importante vers la fin.

Rythmes syncopés, selon le type de conversation, et le montage des images de la mise en scène suit particulièrement la respiration de la musique, si bien qu’il n’y a pas de temps mort, jamais de moment qui fasse que l’attention se relâche, une musique à la fois « cinématographique », au sens où elle accompagne et commente une action, avec des moments lyriques, des interventions plutôt jazzy. Cette tension permanente est bien soutenue de bout en bout par un orchestre de la Suisse Romande en grande forme, au son clair, au contour net, effilé et à la direction acérée, précise de Gabriel Feltz, qu’on sait à l’aise dans ce type de répertoire et dans les œuvres du dernier XXe siècle (remarquable chef pour Die Soldaten de Zimmermann) et qui travaille avec soin à la différence de couleur, de rythmes et à l’accompagnement dramaturgique de l’action, en livrant une direction brillante, qui est un atout incontestable.

Les voix
Ce n’est pas une œuvre qui sollicite les voix comme on pourrait l’attendre d’un opéra « traditionnel », il n’y a pas d’acrobaties, pas d’airs à proprement parler, et donc on n’est pas livré aux tics de l’opéra. Ce qui est privilégié, c’est la fluidité des échanges, le naturel des répliques et donc on travaille sur la couleur, le rythme, et la clarté du phrasé : l’opéra est en français et comme c’est un opéra de conversation, il est préférable qu’il soit clair et compréhensible.

Ainsi l’ensemble est d’une remarquable homogénéité et montre que chacun est à sa place avec un bel engagement. C’est la première qualité de cette distribution : on est frappé par la clarté avec laquelle le texte est dit, par les efforts de chacun pour personnaliser, colorer la voix et lui donner le ton juste..

À l’exception des trois héros, Haydar, Meryem et Mehmet Ali, les autres rôles sont des apparitions, juste pour une courte scène, mais en même temps ces apparitions donnent immédiatement la nature de la scène, ce sont les « petits » rôles qui sont de vrais profils  qui colorent, qui différencient, qui émeuvent où inquiètent : en ce sens ils doivent chacun dans leur courte intervention devoir donner l’essentiel : c’est par exemple le cas de la jeune Julieth Lozano, qui appartient au « Jeune ensemble », particulièrement fraiche et émouvante dans son rôle de médecin qui comprend que la situation de l’enfant est désespérée, avec une vraie pudeur et une véritable présence. C’est le type même d’intervention qui marque. Autre intervention, celle d’Yvon Thirion dans le rôle du chauffeur routier, qui transpire l’humanité. L’œuvre alterne les rencontres positives et négatives, mais ce n’est jamais caricatural, jamais appuyé, traité avec cet effleurement que nous évoquions plus haut. Du côté des personnages plus sombres on trouve deux chanteurs habituels au Grand Théâtre aussi bien le paysan à qui Haydar vend sa terre (Omar Mancini) que le mafieux (Denzil Delaere) à qui il va donner ses derniers sous pour passer en Suisse. Dans cette œuvre, les personnages positifs sont barytons (Haydar, le routier), négatifs ténors (l’inverse de l’opéra romantique) tandis que le policier (William Meinert au joli timbre de basse déjà remarqué dans Il ritorno d’Ulisse in patria et dans Parsifal) est presque naturellement une basse, comme si le registre vocal identifiait une typologie de personnage. Il est à noter que les membres du jeune ensemble (ou les anciens membres comme Denzil Delaere) sont vraiment excellents, et un véritable atout pour l’institution genevoise.

Ils réussissent tous dans cette production à être « identifiés » ce qui n’est pas si évident pour des interventions aussi brèves.

Reste la famille, avec d’abord le très émouvant Mehmet Ali chanté ce soir par Georges Birbeck, une voix d’enfant claire, bien projetée. Il est difficile d’imposer une voix d’enfant dans un ensemble d ‘opéra, même si on en connaît (dans Zauberflöte par exemple, mais ils sont trois et c’est très différent) et la plupart du temps les rôles d’enfant sont habituellement chantés par des voix féminines. En réalité la voix d’enfant marque une rupture : elle a quelque chose de rêche, de cru, de non travaillé qui dans ce cas fait merveille. Dans une œuvre qui travaille sur le réalisme des situations, c’est indispensable, et le jeune Georges Birbeck a une vraie présence scénique et vocale.

Rihab Chaïeb est Meryem, la mère, à la voix de mezzosoprano, bien projetée, à la diction très claire, qui montre beaucoup de naturel dans un jeu où le parlé-chanté est essentiel. Elle sait jouer de l’expression et de l’inexpression : à la mort de Mehmet Ali, elle sort d’elle-même là où pendant tout l’opéra on l’a connue plus mesurée. Après sa discussion initiale avec Haydar sur l’éventualité du départ, où elle est très expressive mais jamais agressive, elle semble rentrer dans une sorte de fatalisme, d’acceptation, de neutralité qui lui fait accepter ce qu’elle vit et au fond l’assumer. Un beau personnage.

Très beau personnage enfin que celui de Haydar de Kartal Karagedik que nous avons quelquefois entendu à Hambourg où il est un des piliers de la troupe. Ce qui frappe dans cette voix c’est sa douceur et sa suavité, son timbre rond, chaleureux, pas agressif, même s’il est décidé à imposer ce qu’il veut. Nous avons déjà plus haut évoqué les ambiguïtés du personnage. Il réussit à ne jamais être antipathique, à laisser toujours percer ce statut de victime des rêves par une naïveté qu’il arrive ‑avec une diction française correcte- à rendre perceptible. Il construit un très beau personnage, profond, jamais d’une pièce au total assez empathique par cette manière qu’il a le laisser percevoir par touches le malheur de la situation et peut-être les regrets.

Ce qui caractérise le travail des trois protagonistes, c’est d’abord une sorte de maîtrise des émotions, de pudeur, qui laisse quelquefois à penser que le chant manque de nuances ou de caractérisation, alors qu’en fait il traduit cette acceptation de la situation, évite ce qui pourrait être un peu trop mélodramatique voire pleurnichard, et renforce la dignité des personnages. Cette dignité des exilés que nos comportements montrent souvent ne pas percevoir ou reconnaître.

Pour ma part s’impose la conclusion : voilà une des productions les plus réussies du Grand Théâtre et de l’ère Cahn, à tous niveaux ; l’opéra comme on l’aime.

Sans espoir ?

David Verdier – AltaMusica.com – 31 mars 2023

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7099…

 

Annulée pour raison de COVID, la création mondiale de Voyage vers l'espoir voit enfin le jour, mise en scène par Kornél Mundruczó d'après un film de Xavier Koller et une musique de Christian Jost. Ce spectacle fort et prenant tient à la justesse de ses interprètes (Kartal Karagedik et Rihab Chaieb) ainsi qu'à la direction acérée de Gabriel Feltz.

Ce Voyage vers l'espoir est à l'origine un film du réalisateur Xavier Koller (Reise der Hoffnung) primé aux Oscar il y a trente ans. Le sujet est d'une brûlante actualité : l'exil d'une famille kurde abandonnant ses terres pour rejoindre la Suisse où elle espère trouver le paradis sur Terre. Programmé durant les deux dernières saisons au Grand Théâtre avec L'Affaire Makropoulos et Sleepless, le metteur en scène Kornél Mundruczó réalise une adaptation scénique du film, sur une musique de Christian Jost.

Contournant l'écueil qui aurait pu faire disparaître le spectacle derrière un consensus moraliste et bien-pensant, la ligne directrice de Mundruczó développe une approche qui affronte la thématique de la migration avec des références visuelles inspirées d'un puissant réalisme. L'enchaînement des décors et des projections vidéo donne à voir dans les références à des espaces aussi tristes et banals que des toilettes dans un hall de gare, un quotidien où la mise à nu des émotions traduit l'éloignement moral de nos sociétés.

Le réalisateur signe également ce décor tournant admirablement mis en valeur par les éclairages, qui isolent aussi bien le cadre intimiste d'une cabine de camion ou d'un comptoir de bar qu'un paysage de haute montagne et le sentier perdu sur lequel l'enfant perd la vie. La dramaturgie respecte la trame d'origine opérant, après la mort du fils, un retour à la froide réalité de l'arrestation de la famille et l'audition du père. Malgré l'allusion aux hallucinations qui précèdent la mort du fils, Mundruczó refuse tout onirisme, préférant laisser la morale de l'espoir au spectateur laissé seul face à cette conclusion brutale où le père est incarcéré dans l'attente d'un procès.

Le compositeur allemand Christian Jost opte pour une matière où les nappes de cordes dissonantes se mêlent parfois à des envolées lyriques desquelles émergent un solo de trompette jazz. Cette musique essentiellement visuelle et dramatique développe efficacement une échelle narrative où l'effusion ne déborde pas la radicalité du propos, comme le suggère brillamment la direction à la fois acérée et très fluide de Gabriel Feltz.

Le plateau est dominé par le baryton turc Kartal Karagedik dans le rôle d'Haydar et la soprano Rihab Chaieb dans celui de Meryem, père et mère du petit Ali – chanté ce soir par le jeune George Birkbeck, touchant d'innocence et de candeur. Le premier offre au rôle un phrasé d'une lisibilité et d'une intensité remarquables, la seconde parfaite de crédibilité et d'émotion dans la façon de camper la douleur de la mère face à une décision aux conséquences funestes.

L'ensemble des seconds rôles mérite attention, à commencer par Mafteo Ivan Thirion en chauffeur routier déchiré entre la crainte et l'obligation morale, Haci Baba Denzil Delaere et Omar Mancini, tous deux sinistres en mafieux et paysan cupide, sans oublier Julieth Lozano en Doctoresse, seul vrai rayon de soleil dans un horizon décidément sans espoir.

 

Simplicité poignante

Claudio Poloni – ConcertoNet.com – 31 mars 2023

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=15564

 

De nos jours, les nouveaux opéras sont une denrée plutôt rare, et toute nouvelle création mérite donc d’être saluée. C’est ce qui vient d’arriver au Grand Théâtre de Genève, qui a étrenné Voyage vers l’espoir, du compositeur allemand Christian Jost (1963), sur un livret de Kata Wéber (1980). L’ouvrage est fondé sur le film éponyme (Reise der Hoffnung) du réalisateur suisse Xavier Koller, qui a obtenu l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1991. Le film était lui‑même tiré d’un fait divers tragique qui avait fait la une des médias helvétiques quelques jours durant, avant de tomber dans l’oubli : une famille kurde abandonne le petit lopin de terre qu’elle possède pour tenter de parvenir au paradis : la Suisse. Premier déchirement : les trois enfants ne peuvent pas tous faire partie du voyage, et c’est finalement le benjamin, Mehmed Ali, qui accompagnera ses parents, Haydar, le père, et Meryem, la mère, sur la route de l’espoir. Mais le paradis va se transformer en mirage, en s’éloignant toujours plus à chacun de leurs pas. Après d’harassantes journées de marche par n’importe quel temps et un bout de route fait à bord d’un camion, la petite famille arrive dans les sous‑sols de la gare de Milan, au milieu d’une marée d’autres réfugiés. Haydar et Meryem se rendent compte que leur argent ne suffira pas à payer les passeurs et, en désespoir de cause, ils s’engagent à verser à ces derniers la moitié des revenus qu’ils percevront en Suisse pendant deux ans. La traversée des Alpes est un cauchemar : le petit Mehmed Ali meurt de froid et d’épuisement. La police arrête les parents, les sépare et Haydar se retrouve menotté dans le bureau d’un inspecteur, qui l’inculpe d’émigration illégale et d’homicide involontaire. A la question du policier de savoir pourquoi ils sont venus ici, Haydar répond tout simplement : « J’avais de l’espoir. » C’est en 2017 – soit deux ans après la vague de réfugiés syriens qui a submergé l’Europe – qu’Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre de Genève, a passé commande d’un opéra à Christian Jost. L’ouvrage était programmé pour 2020, mais il a dû être reporté en raison de la pandémie. Trois ans plus tard, le sujet reste d’une actualité brûlante, même si aujourd’hui la plupart des réfugiés proviennent d’autres régions du globe et qu’ils doivent traverser non pas la montagne mais la mer.

C’est à un cinéaste, le Hongrois Kornél Mundruczó, qu’a été confiée la mise en scène d’un ouvrage lyrique adapté d’un film. La production est parfaitement fidèle au livret. L’action est très souvent doublée de projections vidéo de scènes parallèles. Au lever de rideau, on voit ainsi un immense champ de maïs pendant que Haydar essaie de convaincre sa femme de partir. Les trois enfants du couple jouent au bord d’une voie de chemin de fer quand déboule un train à vive allure. Et la longue marche du trio est complétée par des images de flux de réfugiés sur les routes. Tout au long du spectacle, qui dure un peu plus d’une heure trente, des techniciens, caméra au poing, filment les personnages, dont l’image apparaît en gros plan sur un écran à l’arrière du plateau. La direction d’acteurs est particulièrement fouillée et les différents rôles sont bien caractérisés. Tout est linéaire et parfaitement compréhensible ; d’ailleurs le spectacle est recommandé pour les familles. Kornél Mundruczó signe une production dont la simplicité poignante bouleverse, compte tenu aussi bien évidemment du thème abordé. Au baisser de rideau, l’émotion est d’ailleurs clairement palpable dans la salle et le public met un certain temps à applaudir les artistes qui viennent saluer sur scène, sous le choc des émotions fortes qu’il a traversées.

La musique de Christian Jost est, elle aussi, accessible et compréhensible, avec même, parfois, des élans mélodieux. Foisonnante et variée, elle est toujours extrêmement rythmée, avec quelques déferlements sonores impressionnants. Les percussions et les cuivres se taillent la part du lion. A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, le chef allemand Gabriel Feltz, spécialiste de musique contemporaine, rend parfaitement justice à la partition, très attentif aussi bien à la fosse qu’au plateau. La distribution, homogène, est composée de chanteurs qui sont tous aussi d’excellents acteurs. Le baryton Kartal Karagedik est impressionnant de puissance et de justesse dans le rôle du père un peu bourru. Seul bémol : une diction française pas toujours très claire. La soprano Rihab Chaieb est émouvante dans le rôle de la mère qui cherche coûte que coûte à dissuader son mari de partir pour préserver l’intégrité de sa famille avant que, à la gare Milan, les rôles s’inversent : c’est elle qui insistera finalement pour que son mari signe la reconnaissance de dette qui doit leur permettre de franchir les Alpes. George Birkbeck prête sa jolie voix un brin fragile à un petit garçon particulièrement touchant. Les seconds rôles sont tous excellents, à commencer par la doctoresse empathique de Julieth Lozano, ou encore le chauffeur routier bienveillant d’Ivan Thirion et le passeur lugubre et sans scrupules de Denzil Delaere. Comme toujours après une création, il ne reste maintenant plus qu’à espérer que le spectacle sera repris par d’autres théâtres.

 

Voyage vers l’espoir: une création de la métamorphose

Thibault Vicq – Opera-Online.com – 31 mars 2023

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/thibaultv/voyage-vers-lespoir-au-grand-…

 

Il suffit parfois de revenir sur le passé pour écrire le présent. En 1991, la Suisse remporte un Oscar : Voyage vers l'espoir (Reise der Hoffnung), de Xavier Koller, est sacré Meilleur film en langue étrangère. C’est ce film qu’Aviel Cahn, Directeur général du Grand Théâtre de Genève, a voulu faire adapter au compositeur Christian Jost et au metteur en scène-cinéaste Kornél Mundruczó dans la ville des Nations Unies, en une décennie où les crises migratoires continuent sans relâche à extirper les populations de leurs terres, avec de nombreuses destinées tragiques. Le film relate la route d’un père, d’une mère et de leur fils cadet depuis l’Anatolie et jusqu’à la Suisse. Haydar et Meryem, contraints de laisser en Turquie leurs deux adolescents, tracent leur chemin vers le Nord-Ouest avec le jeune Ali, suivent les routes, les champs et les camions, transitent par l’Italie et ses gares saturées d’autres voyageurs de la dernière chance. Les figures éphémères chantantes qu’ils croisent (médecin, passeur, routier) leur permettent d’ajouter les kilomètres supplémentaires à leur effort, conclu dans des montagnes qui scelleront à jamais leur « paradis » suisse. 

Christian Jost tire de cette inspiration cinématographique, efficacement resserrée dans un livret en français de Kata Wéber, une fascinante et troublante partition en agglomérats stéréo de particules fines. Au premier acte, le violon concertant entre en antagonisme avec un orchestre qui se tord en courants d’air chaud où s’entrechoquent des sons de la nature et de l’activité industrielle. Le combat du soliste consiste à faire de son individualité un corps en fusion avec les autres instrumentistes, de même que Haydar doit aligner le battement de son cœur avec les obstacles qu’il rencontre quant à son départ. Des motifs sèment la pagaille en accélérant leur répétition, en jazzifiant leur ligne interprétative. Au II, les percussions s’en mêlent pour y insuffler un rythme indéfiniment lancé, congru à l’avancée de l’itinéraire. L’orchestre gronde sans rugir, mû par son objectif de terre promise. Dans l’acte III, les trompettes occupent fugacement le premier plan avant de laisser cours à une désintégration générale de l’orchestre, au milieu d’effets individuels et d’élans groupés qui déstabilisent le bon déroulement des événements. La musique devient violence lorsqu’elle s’adoucit, car elle s’épanouissait dès lors dans un tumulte presque vu du microscope, cadré de ses directions diverses en split screens entre plans larges et plans serrés. Le déroulé sonore ne cherche ni l’équilibre ni la convergence, mais une appartenance extérieure aux personnages, dans un univers qui n’est pas le leur. Pendant les interludes, le vertige étend son drapeau à partir des « choses » harmoniques qui se mélangent comme des fantômes traversants. Avec les voix, Christian Jost applique un principe de répulsion d’aimants : le chant, vecteur des personnages, passe dans un tube dont la transparence se fait l’écho des paysages naturels et urbains, ainsi que de l’oppression incertaine d’une fatigue éreintante. Le seul reproche qu’on puisse faire à la composition concerne les duos distants entre Haydar et Meryem, qui, en s’inscrivant dans la même veine que le reste de la dialectique musicale, perdent quelque peu la raison d’être ou le ressenti du couple dans cet environnement assaillant. Il devient impossible pour eux de se retrouver, de se reconnaître mutuellement. On ne peut que louer la superlative restitution de l’Orchestre de la Suisse Romande, non pas dans la performance absolue, mais dans la recherche d’un son authentique à tous les niveaux de maillage. Le chef Gabriel Feltz fait à juste titre un agent de contextualisation très inspiré qui obtient le meilleur de ces pupitres foisonnants.

Kornél Mundruczó superpose le réalisme des décors sur tournette (Monika Porlmale) à de poignantes vidéos documentaires de masses humaines aux frontières, foulant les autoroutes, occupant les zones de transit. Il lie la destinée collective de ces peuples livrés aux dangers du voyage, à la famille de Meryem, Haydar et Ali, dans cette complémentarité entre dynamique du théâtre et non-contestabilité des images. Si le premier acte, assez fixe et plus fonctionnel, ne déploie pas complètement toute la richesse mentale de la musique, l’enchaînement de la machine dramatique atteint par la suite une puissance crescendo. Le cinéaste hongrois, dont les préoccupations filmiques ont abrité la thématique de la différence et des frontières (notamment dans La Lune de Jupiter, dans lequel un migrant découvre qu’il possède le pouvoir de voler) accueille cet opéra à bras ouverts, et le traite à la fois dans la frontalité et la poésie.

En dépit d’un manque d’intelligibilité du français, la qualité musicale de la distribution ne connaît pas d’anicroches. Kartal Karagedik est un fabuleux porteur d’histoire, discret sur la souffrance de Haydar, immense de dignité. Rihab Chaieb interprète le soutien de Meryem dans l’élégance et l’humilité, assortis d’une éloquence des silences. Les lignes en suspension de l’enfant Ulysse Liechti (en alternance avec George Birkbeck) s’ajoutent à celles des autres chanteurs : robuste et diffuse pour Denzil Delaere, distincte et dessinée pour Ivan Thirion, paisible et empathique pour Julieth Lozano, claire pour Omar Mancini, ferme pour William Meinert.

L’opéra se clôt sur le dossier cartonné d’un garde-frontière, tel un résumé cruel et terre-à-terre d’un périple de plusieurs centaine de kilomètres. Une réduction administrative du temps présent, un fait divers de plus pour cet agent, mais aussi une preuve pour les générations qui viennent, une façon de ne pas oublier.

“Voyage vers l’espoir”: road opéra sur une tragédie moderne

Aurore Dermagne – Olyrix.com – 31 mars 2023

source: https://www.olyrix.com/articles/production/6667/voyage-vers-l-espoir-jost-opera…

 

La création “Voyage vers l'espoir” du compositeur Christian Jost, commande du Grand Théâtre de Genève, s’empare de la tragédie des migrants à travers l’odyssée d’une famille turque qui tente d’atteindre illégalement la Suisse. Un drame social et politique mis en scène par Kornél Mundruczó.

Reporté en 2020 du fait de la pandémie du Covid, l’opéra Voyage vers l’espoir fait écho à une triste actualité après les séismes en Turquie et en Syrie qui ont fait plus de 50.000 morts et des millions de déracinés. Le livret en trois actes, signé Káta Weber, tiré du film éponyme de Xavier Koller oscarisé en 1991, narre le voyage funeste d'un couple de paysans turcs, Haydar et Meryem (et de leur enfant Ali), qui abandonnent leur terre, leur maison et deux de leurs enfants pour atteindre illégalement la Suisse.

À mi-chemin entre l’opéra et le ciné-concert, Voyage vers l’espoir donne une place prépondérante au septième art. Comme dans un film, chaque scène s’ouvre sur un changement de plateau mis en valeur par les lumières de Felice Ross. Le metteur en scène et cinéaste, Kornél Mundruczó, en collaboration avec la scénographe Monika Pormale, apporte un regard quasi documentaire sur l'œuvre avec un usage systématique de la vidéo et des costumes hyper réalistes.

Les vidéos ont ainsi un rôle de décor apportant un effet de profondeur -images de gares, de champs de maïs, de montagnes enneigées, de migrants sur les routes- ou un rôle performatif -ce qui se passe sur scène est directement projeté à l’écran. La vidéo devient un outil de dramatisation et plonge le spectateur dans la réalité de la vie d’une famille de migrants.

Tensions et percussions
L’écriture musicale du compositeur est intimement liée aux images. Le premier acte, "Le Paradis", est dominé par un violon concertant illustrant les conflits intérieurs de Haydar tandis que l'acte II, “sur la route”, fait la part belle à un ensemble de percussions et à une écriture polyrythmique serrée et oppressante à l’image des obstacles rencontrés par les protagonistes dans leur pérégrination. Les consonances et le lyrisme témoignent des sentiments nobles des personnages. De vastes nappes sonores (tapis de cordes, leitmotives en spirales) créent des ambiances propices à l’observation scénique. Dans l'acte III "Les Alpes - Le Paradis Perdu", les trompettes se détachent de la masse orchestrale, faisant entendre des entrelacs sonores inspirés du free jazz. Christian Jost donne ainsi une dimension symbolique et psychologique à sa musique au service de la dramaturgie.

L'Orchestre de la Suisse Romande, mené d’une main de fer par Gabriel Feltz, défend de toute sa brillance cette partition haute en couleurs sonores et en tensions rythmiques. Légèrement trop sonore au début, l'orchestre offre un flux tendu instrumental aux dynamiques précises sublimant l'évolution du drame.

L’absence de chœur, la durée de l’opéra (1h30), le peu de dialogue entre la voix et les instruments, ainsi que l’ambitus restreint des lignes vocales rapprochent plus Voyage vers l’espoir du mélodrame avec des paroles chantées et parlées accompagné d’un orchestre symphonique, que d’un opus lyrique.

Le compositeur a fait le choix d’un opéra bilingue dont le livret est écrit en allemand et en français traversé par des imperfections prosodiques (phrases musicales descendantes sur des questions, note longue sur des syllabes non accentuées par exemple) : choix du traitement vocal sans doute fait par le compositeur pour déstabiliser l’auditeur et traduire l'étrangeté.

Plateau lumineux
Voyage vers l'espoir est porté par une distribution sur mesure. Dans le rôle du père Haydar, Kartal Karagedik assure une performance vocale effrénée. Ce rôle immense est assumé par le baryton-basse avec sa voix bien projetée. Sa diction est précise, ses graves onctueux et son jeu théâtral toujours juste.

La mezzo-soprano Rihab Chaieb est également habitée dans le rôle de Meryem, la mère. Ce rôle féminin est toutefois moins mis en valeur vocalement par le compositeur qui lui confère des lignes vocales à l’ambitus très réduit. Si la diction pêche par manque de clarté sur certaines voyelles forçant le spectateur à s’accrocher aux surtitres, la mezzo-soprano fait entendre un timbre chaud au vibrato rond et au jeu très poussé, jusqu’au drame ultime de la mort de son enfant à la frontière suisse.

Ulysse Liechti dans le rôle de l’enfant Ali, figure du destin, montre également une implication théâtrale émouvante. Ses interventions vocales, en voix de tête dans le registre suraigu, témoignent de la fragilité du personnage.

Les acteurs secondaires du drame ne déméritent pas : Ivan Thirion incarne un chauffeur routier solidaire et empathique qui transporte la famille dans son camion et leur offre du chocolat (métaphore de la Suisse). Sa voix légère et chaude est à l'image de son personnage au grand cœur. La soprano Julieth Lozano, en doctoresse à la voix claire, offre un instant suspendu de lyrisme dans une partition très mouvementée. Les rôles de personnages malfaisants sont confiés aux ténors : Omar Mancini en paysan intéressé développe un timbre clair et une diction soignée tandis que Denzil Delaere en mafieux vénal fait entendre une ligne vocale franche et sonore. William Meinert à la basse charnue incarne un policier dans l’ultime scène de l’opéra. Guilan Farmanfarmaian et Areg Sultanyan jouant la sœur et le frère d'Ali, viennent compléter la distribution.

Christian Jost explique que “l’art doit sensibiliser aux problèmes d’autrui, nourrir de l’empathie” mais l’opéra se voit ainsi questionné sur sa capacité à se faire le miroir des maux de la société : à humaniser la tragédie des migrants ou à les présenter en fantômes de la culpabilité des pays.

L’opéra est accueilli avec enthousiasme par le public.

 

À Genève, un voyage vers l’espoir concernant

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 31 mars 2023

source: https://www.resmusica.com/2023/03/31/a-geneve-un-voyage-vers-lespoir-concernant/

 

En création mondiale, la scène du Grand Théâtre de Genève offre un Voyage vers l’espoir du compositeur allemand Christian Jost, une œuvre intense dont on ne peut sortir indemne, inspirée du film éponyme du cinéaste suisse Xavier Koller oscarisé en 1991.

Le rideau tombe, la salle est dans le noir total. Tout juste si l’on perçoit encore deux discrets pizzicati des violoncelles. C’est la fin du spectacle. Pendant un temps, le silence impose sa loi dans le noir du théâtre. Quelques longues secondes se passent ainsi avant que retentissent les premiers applaudissements. D’abord timides puis, les lumières de la salle s’installant petit à petit, ils prennent de l’ampleur sans pour autant qu’on crie au délire. Puis les saluts aux chanteurs, au chef d’orchestre, à l’équipe du metteur en scène. Tous sont chaleureusement acclamés quand bien même on sent une certaine retenue. Entre enfin Christian Jost, le compositeur qui, incontestablement, reçoit la plus sensible des ovations. La relative gêne du public ne s’adresse pas véritablement au spectacle, à la musique ou aux artistes, mais à un sentiment d’être concernés par l’œuvre à laquelle il vient d’assister. Ce n’est pas à un opéra même s’il y a un livret, de la musique, des décors, des costumes et des chanteurs. La forme y est, certes, mais c’est un manifeste qui nous est donné de voir. Pas une revendication, pas une accusation, mais un manifeste à travers la démarche d’un homme à la recherche d’un espoir de vie plus enviable que celui qu’il a pu s’offrir et offrir aux siens.

C’est dans cette quête que toute la musique de ce Voyage vers l’espoir de Christian Jost nous convie. Oh ! bien sûr, il est un artiste, il est l’homme qui se montre, qui ose, qui monte sur la scène, qui crie, qui invective, qui gesticule, qui dans ses sonorités orchestrales parfois excessives mais toujours expressives veut exprimer ses colères, ses tristesses, ses rages mais qui, tout aussi soudainement, se laisse emporter par la symphonie de la nature qu’il distille si bonne devant la douleur, la cupidité et la méchanceté des hommes. Trois actes enchaînés sans interruption, sans entracte, de près de deux heures de musique avec une scène occupée tout le temps par des actions, des projections cinématographiques, une mise en tension du spectateur qui ne lui laisse aussi répit. C’est un peu la marque de fabrique du compositeur allemand.

Déjà en 2007, dans Vipern au Stadttheater de Berne la démarche musicale et scénique s’assimilait à celle que le Grand Théâtre de Genève a choisi. La première étape de cette aventure humaine se situe dans le rêve du «Paradis», cette terre promise, cet Eldorado, lieu de tous les espoirs vers lequel Haydar, le père rêve d’emmener sa femme et le cadet de ses enfants. Ayant abandonné à leur sort les deux ainés de ses enfants, n’ayant pour tout bagage le pécule de la vente de ses quelques biens, il entreprend la longue marche «Sur la route» du Kurdistan jusqu’en Suisse, là où, croit-il, se loge l’espoir d’une vie meilleure. Les premières désillusions l’assaillent lorsqu’il réalise que son argent ne suffit pas à payer les passeurs. Il entreprend alors de traverser «Les Alpes». Là, son enfant meurt d’épuisement. Haidar est arrêté par la police, interné avec pour ultime sentence l’accusation d’émigration illégale et d’homicide involontaire. Et à la question du policier : « Pourquoi êtes-vous venu ici ?» Haydar, le père répond : «J’avais de l’espoir.» Ce à quoi le policier rétorque : «En quoi ?»

Dans sa mise en scène, le cinéaste hongrois Kornél Mundruczó raconte bien le contenu du livret. Il complète le jeu scénique avec la projection de scènes parallèles, gros plans, regards, foules se déplaçant sur les routes de l’exil. Des images parfois encombrantes, dérangeantes et voyeuristes cependant toujours en accord avec l’action scénique. Sa direction d’acteurs est efficace quand bien même on peut ne pas apprécier l’irruption de cinéastes caméra au poing filmant les protagonistes en gros plan. Tout comme ces quelques machinistes actionnant du bord du décor leurs machines à brouillard.

Vocalement, on aurait aimé des interprétations plus nuancées ainsi qu’un soin plus approprié de la diction. En particulier avec le baryton Kartal Karagedik (Haydar, le père) chantant avec force au point qu’il exprime la douleur, la peine sur le même ton que la tristesse ou le désespoir. A ses côtés, la soprano Rihab Chaieb (Meryem, la mère), quoique plus attentive aux nuances, s’embourbe aussi dans le chant d’expression française. Quant à l’enfant Ulysse Liechti (Ali, le petit enfant), sa voix souvent trop fluette questionne sur l’opportunité d’attribuer un rôle aussi important, et peut-être pas trop bien musicalement écrit, à un aussi jeune chanteur. Les autres protagonistes sont à la hauteur des enjeux théâtraux et s’affirment en acteurs responsables et soucieux du bien-faire. On apprécie le soleil dans la voix du ténor Omar Mancini (Un paysan), l’éclat dans celle du ténor Denzil Delaere (Haci Baba, le mafieux), la beauté du timbre et l’implacabilité du français dans celle du baryton Ivan Thirion (Matteo, le chauffeur routier), tout comme la belle largeur de celle de la soprano colombienne Julieth Lozano (Une médecin) sans oublier l’impressionnante basse de William Meinert (Un policier).

Dans la fosse, l’Orchestre de la Suisse Romande s’approprie avec talent de la partition complexe et variée de Christian Jost affirmant au passage l’excellence des percussions largement mises à contribution. Artisan musical de l’orchestre et du plateau, le chef allemand Gabriel Feltz brille par son engagement total à l’expression des climats allant du tragique au lyrique sans jamais oublier la richesses des couleurs orchestrales.

Dans la gravité du sujet abordé dans cette œuvre, reviennent en mémoire de votre serviteur, les mots que le metteur en scène Francisco Negrin qui affirmait que «l’opéra n’est pas là pour changer les gens mais pour les faire réfléchir !» Et c’est bien dans cet esprit que cette œuvre a toute sa place dans le répertoire. Peut-être fera-t-elle même date comme la photographie du petit Aylan retrouvé mort sur une plage de Turquie en septembre 2015 qui, alors, avait ému le monde entier !

A powerful Journey of Hope in Geneva

Elodie Olson-Coons – Bachtrack.com - 30 mars 2023

source: https://bachtrack.com/fr_FR/review-jost-journey-of-hope-munduczo-chaieb-karaged…

 

There are a number of reasons to feel a little nervous about the world premiere of Christian Jost’s Journey of Hope, staged for the occasion in Geneva’s glamorous Grand Théâtre, a short tram ride from the headquarters of the UN High Commissioner for Refugees: a fear of exploiting real lives in the service of Tragedy with a capital T, or flattening them into a theoretical fairy tale; a worry that the desire for a red-hot contemporary subject might trump ethical concerns.

Based on Xavier Koller’s 1990 film, itself inspired by the true story of the death of a seven-year-old Kurdish child in the Alps, Journey of Hope follows married couple Meryem and Haydar as they sell their home and land, and leave behind their life in Turkey, in order to travel on foot to Switzerland with their young son Ali. Stumbling from failure to failure, the couple soon must face the loss of their illusions – at a higher cost than they ever could have imagined.

The printed programme doesn’t help to reassure us that the subject will be treated with care, with its photos of real-life refugees used in what is referred to as a “moodboard”, and ads for Hermès jewellery and Deutz Champagne on the following pages. But from its opening scene, the opera not only faces these concerns head-on, it answers them with sensitivity and grace. I say “the opera” because this production was conceived as a whole, with the director in the loop with the composer and librettist from day one, back in 2018, which gives the staging a powerful sense of coherence.

Kornél Mundruczó is a film director alongside his work in theatre, and his use of video onstage here, both live and pre-recorded, is intelligent and nuanced. Cameramen stalk the stage, thrusting their cameras into the singers’ faces, lingering too long on huddled figures in blankets, breaking into these people’s intimacy in order to transform them into political symbols. At all times, the artificiality of what we are watching is highlighted and questioned, as when we watch the paper-mâché-fragile Alps being wheeled in and assembled at the start of the third act. These are not new ideas – they could even be considered contemporary staging trends – but here they truly meshed with the story, and gave it heartbreaking depths.

Meanwhile, amongst this dense scenography, strong casting choices bring the characters to three-dimensional life. The lead trio, who carry everything on their shoulders, were exceptionally good. Tunisian-Canadian mezzo-soprano Rihab Chaieb (Meryem) has a lovely voice, both rounded and clear, which balanced nicely with Kartal Karagedik’s impressive baritone, powerful even when it goes rough around the edges with emotion. Ulysse Liechti (Mehmed Ali) wholly deserved his ovation, delivering an angelic performance as the doomed son, his innocence never quite destroyed even as his life falls to pieces.

Musically, Christian Jost’s work is not subtle – but then, it’s not trying to be. From the dark, dense opening chords, Jost’s music surges forward with a growing sense of urgency. Under Gabriel Feltz’s direction, the Orchestre de la Suisse Romande gave life to both martial percussion and resonant brass clusters, as we watch our heroes first trudging then hurtling towards their inevitable fate. The aesthetics teeter at times on the edge of the obvious – glissandi in the strings as rain begins to fall – yet the work is not without moments of quieter lyricism, from the soaring solo violin motifs to a gorgeous a cappella trio between a Red Cross doctor (Julieth Lozano, her high notes achingly sweet) and the central couple. Screenwriter Kata Wéber’s libretto is clean-cut, ringing out bell-clear – coupled with the singers’ impeccable diction, the text makes for a poignant and accessible bit of storytelling, no surtitles needed. Once or twice, the voices were swallowed by the stagecraft, as when the singers are closed up in a truck cabin, but overall, a functional balance between the theatrical and musical demands of the piece was struck.

As for my worries as to the opera’s subtlety, these were thoroughly answered. Bureaucracy, bad luck and winter weather all play a part in crushing the family’s dreams, but it is the weakness and greed of the ordinary people they meet along the way that truly leads them into ruin: the farmer who buys and dismantles their home out of his own desperation; the trucker who takes them in, then ‘denies’ them (in the Biblical sense) as soon as they run into trouble. Journey of Hope may not be a score for the ages, but the story’s truth hits home.

« Voyage vers l’espoir »: glissement réussi du film à l’opéra

Anne Ibos-Augé – Diapason.com - 30 mars 2023

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/voyage-vers-lespoir-a-geneve-glissement-re…

 

Originellement prévue au printemps 2020, la création mondiale de l’opéra de Christian Jost se révèle un succès, emportée par l’excellence des chanteurs et de l’orchestre dirigés par Gabriel Feltz, dans une mise en scène très « cinématographique » de Kornél Mundruczó.

Transformer un film en opéra ? C’est le pari accompli par Christian Jost, aidé du metteur en scène-réalisateur Kornél Mundruczó, de la librettiste Káta Weber et de la scénographe Monika Pormale. Se basant sur le film Reise der Hoffnung de Xavier Koller (oscarisé en 1991), ils ont imaginé Voyage vers l’espoir – l’histoire (vraie), simple et tragique, d’une famille kurde qui abandonne sa terre, sa maison et deux de ses enfants pour gagner la Suisse par l’Italie. Ce voyage vers « le paradis » finira mal : Ali, le jeune enfant de Haydar et Meryem mourra de froid et d’épuisement, ses parents seront arrêtés et condamnés pour « émigration illégale » et « homicide involontaire ».

Scénographie de cinéma
Sur scène, un plateau tournant au gré de décors et d’accessoires parfois combinés – champs, tapis de marche, camion-bar, quai et sous-sol de gare, rochers – eux-mêmes prolongés par une vidéo sensible et efficace. Les champs de maïs, les paysages montagneux accroissent la profondeur dans les actes I et III, les défilements de routes et voies ferrées soulignent la marche incessante, les figures de réfugiés assis, couchés, jouant aux cartes, se livrant à de minimes ablutions plongent dans la réalité crue de l’exode dans le II. Cette réalité est accentuée par la présence de cameramen, de machinistes et d’accessoiristes sur scène, interagissant avec les protagonistes. Remettant en perspective cinéma et opéra, ils nous rappellent ainsi que le second est bien issu du premier.

Vivacité narrative
La narration musicale est vive : un prologue et trois actes en dix-huit saynètes séparées par des interludes symphoniques. Peu d’acteurs : le couple et son enfant, quelques personnages-clés. Pas de chœur : c’est la musique qui commente la tragédie, motifs et timbres récurrents, ostinatos jouant le rôle de marqueurs de l’action. Les percussions, surtout prédominantes dans l’acte II, ponctuent ou soulignent – motifs multiples, rapides, rythmés – l’action, la marche, le désarroi, la fuite. Les cuivres et les bois, inquiétants, en graves clusters évoluant vers de longues tenues solo, annoncent le drame dès le prologue. Un violon solo suggère l’espoir qui guide Haydar au début du voyage – après l’acte I, il s’effacera devant des textures plus sombres (hautbois, clarinettes, bassons), jusqu’aux trompettes qui marquent de leur empreinte – le jazz n’est pas loin – le dernier acte.

La vocalité, quasi-instrumentale, met parfaitement en valeur un texte simple mais pas simpliste. C’est une pensée contrapuntique et résolument « polymusicale », que celle de Jost, évoluant avec aisance et réussite entre atonalité franche et échos répétitistes, émergeant d’ostinatos par strates successives. Quelques discrets figuralismes s’entendent, pluie, « envol » de l’enfant en glissandos, fuite en rythmes saccadés, lignes descendantes déploratives, polarité marquée évoquant la maison (« Quelle maison ? Elle n’existe plus »), le « paradis » que tous cherchent à atteindre. Quelques duos ou trios où chacun suit sa ligne, favorisent sans temps mort la progression.

Plateau brillant
Kartal Karagedik offre à Haydar sa très belle texture de baryton, son expressivité sans chichis. Meryem est Rihab Chaieb, émouvante mezzo-soprano à la voix charnue et charnelle, aux aigus clairs et précis. Mehmed Ali leur fils est incarné par Ulysse Liechti, dont la voix épouse parfaitement le destin, de l’insouciance du « jeu du train » (prologue) à la maladie (II) et au délire (III). Ivan Thirion, Denzil Delaere, Julieth Lozano, Omar Mancini et William Meinert ne déméritent pas en acteurs secondaires du drame, gentil camionneur, mafieux plus vrai que nature, doctoresse pleine d’empathie, paysan profiteur ou policier accusateur. Guilan Farmanfarmaian et Areg Sultanyan jouent – et parlent – très justement le frère et la sœur d’Ali. Quant aux figurants, presque tous sont des demandeurs d’asile et des réfugiés issus du programme « Voyage vers la scène » qui leur a permis de bénéficier d’une première opportunité de travail en Suisse et ancre bellement cette production dans la vie quotidienne de la « migration ». Dans la fosse, la même excellence est au rendez-vous : familier des créations, Gabriel Feltz accompagne brillamment un orchestre coloré dont les reliefs accentués (mention spéciale au violon solo, cuivres et percussions) ne gâtent pas l’homogénéité. Pour tragique qu’il soit, ce voyage est un sans-faute.

Faire du beau avec du tragique ?

Charles Sigel – ForumOpera.com – 29 mars 2023

source: https://www.forumopera.com/spectacle/christian-jost-voyage-vers-lespoir-geneve/

 

Des enfants jouent sur des rails, au milieu d’un champ de maïs. Ils se couchent sur la voie ferrée. On entend à l’orchestre (cuivres et percussions) un train s’approcher puis surgir dans un énorme crescendo et une montée chromatique triple fortissimo, passer au-dessus des enfants et des spectateurs sur un immense écran.
Réalisme, coup dans l’estomac, puissance impérieuse de l’image, quatre cors, deux trompettes, deux trombones, six toms-toms (!), d’emblée de grands moyens pour empoigner le spectateur.
Cet opéra est né d’un film réalisé en 1990 par le cinéaste suisse Xavier Koller, et oscarisé comme meilleur film étranger. Reise der Hoffnung racontait, mi-documentaire, mi-fiction, l’odyssée d’une famille kurde quittant son village après avoir bradé ses champs et sa maison pour une Suisse-paradis imaginée d’après une carte postale (montagnes enneigées, lumière d’idylle). Origine plus lointaine, un fait divers qui avait fait quelques lignes dans un journal : le destin brisé d’une famille turque de migrants et un enfant de six ans mort de froid au col du Splügen, entre l’Italie et la Suisse. Une de ces histoires qu’on lit chaque jour. Vies anéanties, passeurs, centres de rétention, droit d’asile, campements sauvages, immigration économique, noyades, naufrages des corps et des espoirs… Drames anonymes et presque quotidiens. Mais parfois, au fil d’un reportage, des visages, des regards, des histoires, une émotion éphémère, avant de passer à autre chose.

Une interrogation
Si ce sujet on ne peut plus contemporain a été abordé au théâtre, au cinéma, c’est la première fois, sauf erreur, qu’il est abordé à l’opéra. Et c’est une belle création, émouvante, prenante.

Mais on nous permettra d’avouer ici que la dernière image qui nous en restera sera le visage et la colère d’un jeune confrère de la presse écrite, s’éloignant à grands pas après s’être dit « ulcéré » qu’on fasse d’un tel drame un spectacle « ici », dans le temple de la bonne société genevoise qu’est le Grand Théâtre. Belle musique, belle mise en scène, mais, disait-il, si on leur présente le problème dans la vraie vie, ils vous répondent que « la barque est pleine ». Indignation morale dirons-nous dans la ville de Rousseau, qui est aussi celle du Haut Commissariat aux Réfugiés. Et dans un pays où les non-nationaux constituent tout de même un quart de la population (en France 5%, au Royaume-Uni 10%). On mentionne cette réaction parce que, sans doute simplement empoigné par ce qu’on avait vu et entendu, on ne l’avait pas eue, et qu’elle est peut-être légitime et partagée.

Oser l’espoir ?
« Le devoir de l’art est de faire aller les gens plus loin », dit Christian Jost, compositeur allemand né en 1963, dont la musique est « très cinématographique », comme le dit Aviel Cahn, le directeur du GTG, qui lui a commandé cette partition, dont la création a été retardée par le Covid. Le spectacle devait s’inscrire dans la programmation 2019-2020 intitulée « Osez l’espoir », mais il s’inscrit parfaitement dans l’actuelle, sous-titrée « Mondes en migration ».

Fable, parabole, tragédie ?
Après le prologue sur les rails, le découpage, démarqué de celui du film, sera en trois actes.
Premier acte, « le paradis », celui que le père Haydar fait miroiter à sa femme Meryem : conversation dans le champ de maïs, ponctuée par un violon songeur, la terre vendue pour trois fois rien à un voisin, la maison brutalement vidée. Sur l’écran sont alors projetées les images des souvenirs qu’une main étrangère bazarde, des tableaux familiers qu’on décroche des murs. Choix de ne partir qu’avec le plus jeune des trois enfants, Ali (« C’est un cadeau de Dieu, il nous portera chance »), plutôt qu’avec les deux adolescents Fatma et Güney.

Deuxième acte : les trois personnages marchent le long d’un chemin de campagne, puis d’une route. Des voitures les dépassent, il commence à pleuvoir, un camion s’arrête (irruption impressionnante de ce camion sur la scène, avec ses phares jaunes), on monte dans la cabine, le chauffeur est un brave type, il donne du chocolat à Ali, il évoque le paradis d’où il vient : « Là-bas tout est propre comme un salon-lavoir »). On arrive à la frontière. Un uniforme de policier italien. Tout s’arrête.

Tableau suivant : les sous-sols de la gare de Milan ; les trois voyageurs s’y réfugient, entourés d’immigrés hagards, qui dorment, cernés de leurs paquets, sur un carrelage que nettoie une femme de ménage indifférente. Le petit garçon est malade, une femme-médecin vient l’examiner : « Il a la fièvre, il doit se reposer, rentrez vite chez vous ».

Séquence suivante : Haydar dans un bistrot voisin (boule lumineuse au plafond, écran diffusant des images de foot) négocie avec un passeur. Les derniers billets, puis les boucles d’oreille et l’alliance de Meryem ne suffisent pas. Haydar signe une reconnaissance de dette, « la moitié de tout ce que tu gagneras là-bas, avec l’autre moitié vous vous en sortirez ».

Troisième acte : dans la montagne. Cheminement pénible dans la neige. Meryem se tord la cheville. Des garde-frontière s’approchent avec leur chien. « Partez tous les deux, on se retrouvera plus loin », dit Meryem. Le froid est intense, Ali est épuisé, il a des hallucinations, il croit voir un monstre, puis ses frère et sœur, Haydar le porte, essaie de le réchauffer, mais l’enfant meurt dans ses bras.

Image ultime : un bureau, un policier. « Immigration illégale, homicide involontaire, pourquoi êtes-vous venu ici ? – J’avais de l’espoir. »

Voilà cette tragédie simple, devenue banale. Peut-être faudrait-il dire cette fable ou cette parabole ? D’abord un mirage, une illusion, un espoir, et puis la fatalité, le destin. Un drame individuel, émouvant, qui se souvient de l’aspect documentaire qu’avait le film de Xavier Koller. Un constat, peut-être fataliste. Ce n’est pas le lieu pour une analyse politique. Le livret de Kata Wéber a la brièveté d’une épure, quelques phrases simples, des situations, des images. Belles. Trop belles ?
Car c’est un très beau spectacle.

La force de l’image
Pour sa mise en scène, Kornel Mundruczó, lui aussi cinéaste, s’est ici associé à la scénographe Monika Pormale qui sur cette même scène avait donné récemment deux spectacles très réussis, L’Affaire Makropoulos et Sleepless. Dans le premier, elle avait fait largement usage de projections sur écran et pour le second, lui aussi un drame aux allures de fable, de décors colorés, changeants, séduisants, aux couleurs acidulées. Ici encore, sous des éclairages flatteurs (de Felice Ross), ce qui pourrait être sordide devient imagerie de BD ou de livre pour enfants ou de comédie musicale.

Avec de singuliers effets de réel. Surgissent parfois deux cameramen qui s’approchent au plus près des visages. Le premier de ces gros plans, dans la séquence du champ de maïs, se focalise sur la main d’Haydar égrenant une poignée de (vraie) terre. Puissance singulière de l’image projetée qui attire l’œil irrésistiblement et le détourne de ce qui pourtant se déroule réellement sur la scène.

D’autres plans montreront les trois voyageurs dans la cabine du camion (gouttes de pluie sur le pare-brise, barre de chocolat Ragusa, emblèmatiquement suisse…) ou les visages des immigrés dans les toilettes de la gare. Des figurants d’ailleurs recrutés auprès de différents organismes d’aide aux migrants, qui jouent en somme leur propre histoire et à certain moment se tourneront vers la salle comme pour la prendre à témoin. Gêne ?

Comme au Châtelet
A ces plans en direct, s’ajoutent des projections documentaires (des foules sur un quai de gare, ou en marche sur une route) ou suggestives (le vent agitant les cultures, la plaine turque, une autoroute sous la pluie), et sur la scène des décors apparaissant-disparaissant (le camion rouge devenant café louche, un gyrophare bleu), et, parangon de théâtralité, l’installation d’une colossale montagne, trois ou quatre massifs de carton-pâte ou de polystyrène qui s’assemblent comme au Châtelet jadis pour figurer un col enneigé, beau comme sur une brochure de voyagiste, avec des projections de nuages en arrière-plan et des brumes montant de la vallée tout à fait bluffantes.
On fait, oui, d’un drame, d’une tragédie, un spectacle, de l’illusion théâtrale, en un mot du plaisir. C’est troublant. Mais séduisant.

Une déferlante sonore

Et la musique de Christian Jost y participe par sa puissance. Si les cuivres, très conquérants, et les percussions, omniprésentes, s’emparent du spectateur, c’est à un violon soliste que revient d’incarner au premier acte les tourments d’Haydar, le violon virtuose de Hae Sun-Kang, de l’Ensemble Intercontenporain, invitée d’un Orchestre de la Suisse Romande par ailleurs resplendissant sous la baguette de Gabriel Feltz dans le débrouillage d’une orchestration déferlante, tandis qu’au troisième acte c’est la trompette d’Olivier Bombrun, non moins brillante, qui tiendra ce rôle.

Polyrythmies, superpositions de timbres (omniprésence du marimba), grands riffs de trombones, parfois sur des tapis de cordes, c’est presque une symphonie avec voix qui se donne à entendre, un continuum expressionniste, un voyage sonore, dit le compositeur, fondé sur des cellules structurantes, parfois tourbillonnant comme des spirales obsessionnelles.

Créer des images avec des sons
Le violon et la prédominance des bois créent dès le projet d’exil un climat d’angoisse, sur lequel se posera le dialogue de Haydar (l’ample et large baryton de Kartal Karagedik, crédible vocalement et physiquement) et le mezzo très charnu, vibrant d’humanité de Rihab Chaieb.

On est frappé par l’ambitus réduit des lignes vocales des deux personnages principaux, comme pour marquer l’étroitesse de leur marge de liberté. Ajoutons que les interprètes, l’une aux origines tunisiennes et l’autre turc installé à Hambourg, nourrissent sans doute leurs personnages de leurs souvenirs personnels ou familiaux.

En revanche, lors du marchandage avec le paysan, percussions et cuivres entreront soudain en jeu, comme pour figurer le destin en marche, et on constatera que, comme tous les comparses, ce maquignon aura droit à quelques figures vocales plus flexibles, moins entravées.

Tous remarquables, les seconds rôles, ici Omar Mancini, comme plus tard Ivan Thirion, le camionneur au grand cœur, ou l’insinuant Haci Baba (le passeur, chanté par Denzil Delaere, ténor à la belle projection) donneront épaisseur théâtrale et vocale à leur rôle, parfois fort court. Mention particulière à l’excellente Julieth Lozano, dans le rôle du médecin, dotée sans doute des phrases les plus lyriques de la partition, et qui, dans un trio au deuxième acte avec Haydar et Meryem, participe à l’un des moments les plus émouvants de la partition, moment de fraternité et de répit.

Le rôle d’Ali lui aussi bénéficie de lignes vocales moins ténébreuses que ses deux parents, et plus mémorisables par les deux jeunes garçons qui le chantent en alternance. Ulysse Liechti était, le jour de la première, d’une lumineuse sincérité. Rien de plus touchant que la fraîcheur de cette voix de presqu’enfant passant par dessus un tissu orchestral très dru.

Figuralisme orchestral
La partition d’orchestre dans son foisonnement, dans son figuralisme, mériterait d’être entendue au concert dans la puissance de sa matière sonore, de ses pulsations souterraines, ses stridences parfois, ses déchirements dans la scène de l’adieu (entrelacs de trompettes comme hagardes, puis hurlements avec sirènes, et retour des spirales-leitmotives) ; les transitions entre les scènes sont particulièrement ahurissantes, notamment le grand tohu-bohu de la route, avec sifflements des bois, sombres harcèlements de percussions, hurlements de cuivres, rafales de vibraphone et woodblocks en folie !

Mais l’émotion des lamenti
Ces grands déferlements brutaux, quasi sauvages, évidemment atonaux, jouent de toute la palette des timbres. Tout se superpose, rythme et sonorités, dans de violents cataclysmes, qui s’effacent pour ne pas couvrir (trop) les voix et par exemple le touchant duo des deux femmes a cappella (Méryem et le médecin) bientôt rejointes par Haydar et des cordes frissonnantes et pathétiques pour un des rares moments où on les entend à découvert.

Peu après viendra un autre moment lyrique, une manière de lamento chanté par le père, « Nous ne sommes pas faits pour ce monde », ample phrase sur un tapis de cordes ponctué par le vibraphone et le marimba piano, l’une des premières pages où toute l’ampleur de Kartal Karagedik pourra se déployer dans un crescendo où s’inséreront les phrases de plus en plus douloureuses de la mère – c’est le moment où elle se résoudra à vendre boucles d’oreille et alliance, son passé autrement dit.

L’émotion au sommet
La transition vers l’acte 3 donnera prétexte à de vastes appels de cors et de trombones propres à évoquer un drame en montagne, très cinéma pour le coup, au sens hollywoodien du terme, puis à une manière de concerto pour trompettes, un peu jazzy d’ailleurs.

C’est là que se déploiera, au terme d’une ascension difficile, un autre sommet d’émotion, quand se seront apaisés les déferlements de marimba et de contrebasses qui l’auront accompagnée : successivement, un grand crescendo chromatique des bois entrelacés de notes de vibraphone et d’appels d’une trompette à la Miles Davis, l’hallucination d’Ali resté seul, ses phrases en arabesques, démunies, fragiles, l’apparition fantasmée de Fatma et Güney, puis après la mort de l’enfant, la déploration du père culminant sur de douloureuses vocalises, quand il prendra conscience que l’âme de son fils qu’il porte dans ses bras, se sera envolée. Enfin le cri déchirant de la mère, « L’horreur ! L’horreur ! Tout ce que nous étions est mort » sur une mer de fanfares consternées. Scène tragique, puissante, forte.

La suite, on l’a dite plus haut : le bureau de la police, le « J’avais de l’espoir » de Haydar, de nouveaux appels de cors et de trompettes, qui s’apaiseront, un dernier accord funèbre et deux pizz de cordes pour finir.

Applaudissements chaleureux d’un public saisi par l’émotion. Ensuite, selon la sensibilité de chacun, pourra venir le temps des questions.

La Suisse, paradis amer

Gianluigi Bocelli – Le Courrier – 29 mars 2023

source: https://lecourrier.ch/2023/03/29/la-suisse-paradis-amer/

 

Au Grand Théâtre de Genève, la création mondiale de Voyage vers l’espoir de Christian Jost est le point d’orgue d’une saison axée sur les migrations.

Nous y voilà enfin. Prévu en 2020 mais annulé pour cause de pandémie, Voyage vers l’espoir est finalement devenu le centre d’un éventail d’événements déclinant sa thématique «Mondes en migration» durant toute cette saison. Le 18 mars, on a fêté Newroz, le nouvel an du calendrier persan, au foyer du Grand Théâtre de Genève autour de spécialités culinaires, d’ateliers et de concerts.

Enfin, Voyage vers l’espoir est le point d’arrivée de «Voyage vers la scène», projet d’insertion socioprofessionnelle qui a permis à un groupe de seize réfugié.es ou requérant.es d’asile d’être engagé.es comme figurant.es.

Le projet a été supervisé par Latcheen Maslamani, collaboratrice en interculturalité et lien social au Grand Théâtre. Elle les a accompagné.es à la découverte du monde de l’opéra, de la scène mais aussi de l’univers fascinant de l’envers du décor, du savoir-faire de ses artisans.

Résonances tragiques
Venons-en à cet opéra. Voyage vers l’espoir adapte pour la scène le film Reise der Hoffnung de Xavier Koller. En 1991, il relatait la tragédie d’une famille kurde qui perdait un enfant en tentant l’immigration vers la Suisse.

Le film décrochait l’un des rares Oscars remportés par un film suisse. En résonance avec les naufrages en Méditerranée d’aujourd’hui et les milliers de migrant.es débarquant en Italie quotidiennement, ce drame nous parle avec amertume de la recherche d’un ailleurs, de la quête obsessionnelle d’un destin pour soi et pour les siens, la dure loi des frontières et la fermeture de notre «paradis».

Lors de l’entretien qu’il nous accordait en septembre dernier, le directeur du Grand Théâtre, Aviel Cahn, à l’origine de cette commande, rappelait l’historique peu reluisant de la Suisse: «Notre pays n’est pas reconnu pour être très accueillant, en dépit de ses organisations internationales, du cadre et de la richesse dont nous disposons.»

La mise en scène très réussie de Kornél Mundruczó s’appuie sur des projections durant les premiers deux actes. On peut s’interroger sur les modalités du mélange, notamment sur la nécessité de l’intrusion de cadreurs pour nous montrer, projetée en direct en fond de scène, une image cinématographique des détails expressifs ou de l’action moins visibles depuis la salle.

En revanche, la combinaison entre captation live et projections crée un visuel organique puissant, surtout pendant le deuxième acte avec ses scènes de migration.

La perspective très personnelle du récit, où les protagonistes s’expriment par bribes de phrases, s’insère dans la fresque mondiale de la foule qui les a précédé.es et qui les suivra. Les scènes du camion et de la gare du deuxième acte sont magnifiques (un bémol pour l’acoustique déplorable de la cabine du véhicule), la montagne du troisième acte enchante.

Si l’on reconnaît la touche scénographique de Monika Pormale (Sleepless en 2022), superlative – son hyperréalisme surréel, les intérieurs minutieux qui s’ouvrent et s’emboîtent dans le décor tournant –, le livret de Kata Wéber manque un peu de subtilité. Sa poésie maladroite engourdit certaines scènes.

Splendides rhapsodies
Côté musique, la partition de Christian Jost est en revanche efficace. Si elle maintient le public dans une tension cinématographique, elle est avare de ¬moments sublimes donnant la chair de poule.

Certains numéros fonctionnent cependant très bien, ainsi des splendides rhapsodies de violon dans la deuxième moitié du premier acte, ou le trio Meryem, Haydar et la doctoresse dans la gare, ou encore le solo des doutes de Haydar.

Enfin, relevons la distribution vocale impeccable: le baryton Kartal Karagedik (Haydar) enchante par sa générosité et sa chaleur, la mezzo Rihab Chaieb (Meryem) affiche une belle palette d’émotions tout en nuances, et bravo au petit Ulysse Liechti (Ali)! Parmi les rôles secondaires, saluons la prestation de Julieth Lozano (doctoresse), visage familier du Jeune Ensemble, qui livre une performance extraordinaire.

Le public porte en triomphe cette histoire amère, hélas devenue trop universelle. Cette production du Grand Théâtre, plutôt réussie, accomplit l’un des devoirs premiers d’un art qui se revendique encore vivant: questionner la société, offrir un regard critique sur notre bien-être en examinant les pulsions de l’âme humaine. Et donner une voix aux oublié.es.

«Voyage vers l’espoir», un road-opéra qui nous transporte

Juliette De Banes Gardonne – Le Temps - 30 mars 2023

source: https://www.letemps.ch/culture/musiques/voyage-vers-lespoir-geneve-un-roadopera…

 

Le Grand Théâtre présente en création mondiale l’adaptation par le compositeur Christian Jost du film de Xavier Koller, dans une mise en scène de Kornél Mundruczo. Un bijou musical et scénographique pour penser les maux de notre époque

Dans cette création mondiale en trois actes, le livret bien ficelé de la dramaturge Kata Wéber s'émancipe avec finesse du film du réalisateur alémanique, tout en gardant l'essentiel de l'histoire et de ses étapes. La longue route parcourue par cette famille turque vers la Suisse avec le désir d'y trouver un avenir meilleur, puis les embûches jusqu'aux sommets alpins et le drame final. Le tout en 1 heure 30, un format sans longueurs prétentieuses.

Scénographie et musique en harmonie
En guise d'ouverture, la partition de Christian Jost se fait tumulte et musique de roulement. Car dans cette nouvelle création musicale, les percussions de bois, de cuivres et de peaux sont reines.

Marimba, vibraphone, tam-tam, grosse caisse et timbales cubaines, pour une richesse et une diversité des timbres qui nourrissent des ostinatos et une polyrythmie puissante.

Le train se rapproche et, par un jeu de projection, nous passe dessus. Voyage vers l'espoir est une réussite au niveau du dispositif scénique imaginé par le cinéaste Kornél Mundruczo, qui vient renouveler en profondeur notre regard à l'opéra. Car si les écrans ne sont, pas arrivés hier sur les scènes lyriques, rarement ils parviennent à devenir un véritable partenaire de la musique pour la sublimer. Ici, la greffe a pris. Scénographie et musique sont si harmonieusement imbriquées qu'on ne sait plus qui vient en premier. On pense à ce moment furtif d'un gros plan sur les mains de Haydar, le père (chanté par Kartal Karagedik). Il rêve de quitter sa terre natale qu'il triture entre ses doigts. Un frottement sur les lames du marimba et la musique nous en fait ressentir la texture.

Violon nomade et polyrythmie Vient la scène du départ et le choix de l'enfant à prendre, car tous ne peuvent pas partir. Ce premier drame familial est accompagné par le violon, instrument nomade par excellence. Un long solo virtuose comme un sanglot, qui donne l'impression d'être improvisé. En dessous, des nappes sonores tel un souffle obscur. La nomenclature de l'orchestre voulue par Christian Jost est, outre les percussions, particulièrement fournie dans les vents - flûtes, flûte alto, clarinette basse, contrebasson, trompette, trombones. Ecriture feignant d'être improvisée, textures sonores, travail autour des intervalles de tierce mineure et de seconde majeure, il y a une immédiateté précieuse dans la musique de Christian Jost, presque déchirante.

L'importance de la polyrythmie, la présence du marimba et l'utilisation de motifs mélodiques répétés évoque par moments le minimaliste américain Steve Reich et sa pièce Music for a Large Ensemble. Dans la scène de la montagne, climax de l'opéra, les sonorités deviennent plus minérales. Les trombones et les cors émettent un grondement sourd gorgé de sonorités jazzy, avec des neuvièmes et onzièmes à foison. Cette fois, c'est la trompette qui prendra le rôle de soliste.

Sur le plateau, le couple de Haydar et Meryem incarné par Kartal Karagedik et Rihab Chaieb est extraordinaire de justesse. Le baryton, bon acteur, n'a pas de mal à endosser le costume de cet homme un brin bourru. La voix est puissante, le lyrisme soutenu. La sublime mezzo-soprano Rihab Chaieb fait entendre une voix féline pleine de mordant dans les aigus, moelleuse et colorée dans le médium. Très belle performance également du jeune Ulysse Liechti dans le rôle de Mehmed Ali (le plus jeune fils) qui possède une jolie voix et une intonation solide, mais manque parfois de projection - sans doute l'émotion, mardi soir, de la première représentation. Le baryton Ivan Thirion en chauffeur routier empathique est parfait. Du, beau chant et un français toujours intelligible. La soprano colombienne Julieth Lozano (membre de la troupe du Grand Théâtre) fait une apparition remarquée dans le rôle de la femme médecin. Une voix à suivre...

Au Grand Théâtre, un périple lyrique qui interroge

Rocco Zacheo – Tribune de Genève – 29 mars 2023

source: https://www.tdg.ch/au-grand-theatre-un-periple-lyrique-qui-interroge-6823083807…

 

Avec ses musiques envoûtantes et sa mise en scène maîtrisée, «Voyage vers l’espoir» convainc et pose question: peut-on réduire les malheurs des migrants en spectacle?

C’est sans doute le rendez-vous lyrique parmi les plus attendus d’une saison, celle que le Grand Théâtre a placée sous l’enseigne des «Mondes en migration». Avec «Voyage vers l’espoir», adaptation du film de Xavier Koller oscarisé il y a plus de trente ans, la maison genevoise va au plus près de son sujet, des dérives idéologiques et des tragédies qui le traversent, en confiant cette production, un temps repoussée pour cause de pandémie, à deux figures majeures. À savoir le compositeur allemand Christian Jost et le metteur en scène et cinéaste hongrois Kornél Mundruczó.

Retouché ici et là pour satisfaire aux exigences scéniques, le libretto de Kata Wéber garde l'essentiel de la trame originale. On retrouve ainsi, sur la scène de la place Neuve, cette famille kurde en quête d'une vie meilleure, décidant de quitter ses terres d'Anatolie pour entreprendre un long périple européen devant conduire les trois infortunés jusqu’au « paradis », tel qu’il est défini par le père, soit la Suisse. Depuis les scènes liminaires, celles édéniques et insouciantes d'enfants courant dans des champs de maïs, jusqu'au dénouement – l’enfant du couple décède dans les hautes montagnes helvétiques -, on fait face à une parabole du tragique brillamment adaptée.

Formellement, tout d'abord, Kornél Mundruczô parvient à faire cohabiter, dans un effet d'écho saisissant, le récit de la pièce avec les images tournées par ses soins au cœur des points critiques de la migration en Europe. Les longues séquences projetées en grand format, qui documentent la marche de centaines de migrants, sous la pluie, dans le froid, se lient avec naturel à la lente avancée des protagonistes, progressant, eux, sur des tapis roulants. D'autres images encore, captées à la gare centrale de Milan et dans ses entrailles, où des centaines de malheureux ont trouvé refuge, se prolongent au-devant de la scène dans une précise reconstitution des lieux, depuis les quais de trains jusqu'aux espaces souterrains, avec des mouvements de décors subtils et ingénieux.

Les destins qui se jouent acquièrent d'autant plus de force qu'ils sont charpentés par des musiques, celles de Christian Jost, d'une richesse et d'une densité saisissantes. Depuis la fosse, occupée par un Orchestre de la Suisse romande inspiré, dirigé par Gabriel Feltz, un flux sensible et magmatique envahit la salle. Sa teneur symphonique domine l'essentiel et, par endroits, emporte tout par vagues. Il y a aussi une distribution homogène, marquée par les qualités de jeu et la finesse de chant des deux rôles principaux: Rihab Chaieb en mère Meryem, Kartal Karagedik en père Haydar, pour faire jaillir les qualités de ce nouveau «Voyage...».

Impudique et misérabiliste
Et pourtant, par-delà la beauté des formes, on ne peut pas s'écarter, en quittant les lieux, du malaise que suscite le fond de ce spectacle. Il est là, ce sentiment inconvenant, dans la passerelle qu'a voulu tendre Kornél Mundruczô avec le monde lyrique, lorsqu'il cueille de près ces visages et ces corps marqués par la fatigue et le désespoir, dans un exercice cinématographique impudique, glissant dangereusement vers le misérabilisme. Et, pire, elle tangue puis elle s'effrite, cette passerelle, lorsqu'elle atteint la scène. C'est là, dans un monde fait de chants et de décors, de reconstitutions en miniature et d'étalages du beau - magnifiques images des cimes enneigées - que l'on touche à l'incongru, à l'indécent même. Car les drames qui se jouent aux confins de cette forteresse qu'est devenue l'Europe sont insondables, et l'opéra. avec ses codes, est l'endroit le moins approprié et pertinent pour en illustrer la complexité. Dès lors, les fondements de ce projet présenté en création mondiale ont les allures d'un produit dérivé, d'objet sans sens.