Idoménée

Wolfgang Amadeus Mozart
Idoménée

Opéra en 3 actes
du 21 février au 2 mars 2024

Direction musicale Leonardo García Alarcón
Mise en scène Sidi Larbi Cherkaoui
Scénographie Chiharu Shiota
Costumes Yuima Nakazato
Lumières Michael Bauer
Direction des chœurs Mark Biggins
Chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui
Dramaturge Simon Hatab
   
Idomeneo Bernard Richter
Idamante Lea Desandre
Elettra Federica Lombardi
Ilia Giulia Semenzato
Arbace Omar Mancini
Grand Prêtre de Neptune Luca Bernard
L'Oracle William Meinert

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre composé de l’ensemble Cappella Mediterranea
et de L’Orchestre de Chambre de Genève
Avec des danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et d’Eastman

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

« Idomeneo » sculpté par la danse à Genève

Gilles Charlassier – classicagenda.fr – 29 février 2024

source: https://classicagenda.fr/idomeneo-sculpte-par-la-danse-a-geneve/

 

Après Atys mis en scène par Angelin Preljocaj en 2022, le Grand-Théâtre de Genève met à l’affiche, jusqu’au 2 mars 2024, une nouvelle production lyrique confiée à un chorégraphe. Avec une danse qui se fond dans la scénographie évocatrice dessinée par Chiharu Shiota, le spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui est porté par la direction de Leonardo Garcia Alarcon et l’incarnation de Bernard Richter, remplaçant, au pied levé dans le rôle-titre, Stanislas de Barbeyrac.

Le mouvement qui amène les chorégraphes à la mise en scène lyrique ne se réduit plus aux œuvres – comme Atys ou Les Indes galantes – où la danse occupe, de par le genre, une place significative. Aviel Cahn, l’actuel directeur du Grand-Théâtre de Genève, l’avait déjà accompagné à l’Opéra des Flandres, en confiant deux productions – Satyagraha et Pelléas et Mélisande – au directeur du ballet de l’institution belge, Sidi Larbi Cherkaoui, lequel se trouve désormais à la tête de la compagnie de la maison genevoise. Avec Idomeneo de Mozart, le chorégraphe belge ne se contente pas de mettre en images et en gestes un avatar de l’opera seria. Plutôt que rester fidèle au final heureux, empreint de l’esprit des Lumières, que le compositeur autrichien et son librettiste, Varesco, avaient réécrit, il choisit de revenir à la conclusion originelle – quoique parfois discutée – du mythe, qui est celle de l’opéra de Campra, source inspiratrice de l’opus de Mozart, où le héros sacrifie son fils. En contradiction avec les intentions du texte et de la musique, les jeunes amants sont sacrifiés pour la préservation du trône : le roi de Crète se refuse au passage de relais générationnel et à une libre détermination amoureuse – question au cœur des Noces de Figaro, sinon de la trilogie Da Ponte.

Mais c’est d’abord la puissance évocatrice de la scénographie de Chihatu Shiota qui retient l’attention. Avec un jeu de cordages rouges, meublé de quelques carènes navales à l’état d’ossuaire, la plasticienne façonne des images et des symboles qui se détachent sur une pénombre calibrée par les éclairages de Michael Bauer. Au-delà des rets du destin et du pouvoir, aux allures d’échiquier ou de tour d’ivoire, dans lesquels sont pris les personnages, les combinaisons formelles rendent sensibles les noeuds de l’intrigue, à l’exemple du rideau divisé à la façon d’un triptyque flottant, ou du tourbillon abyssal semblable à une clepsydre dans lequel se noie la folie d’Elettra. Dans cette grammaire visuelle abstraite qui se concentre sur les situations archétypales et évite l’écueil de l’illustration, passée ou présente, résumée de manière minimale par les costumes intemporels de Yuima Nakazato – l’opposition des deux peuples, les armures d’Idomeneo et d’Idamante –, la danse s’inscrit comme un élément scénographique mobile, voire dynamique, mais n’investit pas le spectacle de manière constante, à l’inverse de ce que proposait Angelin Preljocaj dans Atys ou même Anna Teresa de Keersmaeker avec Cosi fan tutte. Chez le premier, tous les chanteurs assumaient une part chorégraphique que, chez la seconde, ils reprenaient en mime simplifié. Ici, seuls certains solistes doublent, occasionnellement, la voix par le geste, au gré de leur parcours artistique mis ainsi en avant un peu gratuitement, comme l’entrée de l’Idamante de Lea Desandre.

Si cette dernière, mezzo un peu par défaut, avec une homogénéité de l’émission et du medium magnifiée par une musicalité habilement calculée, recueille les suffrages, c’est d’abord l’Elettra au caractère bien trempé de Federica Lombardi qui constitue la révélation pour le public genevois, devant lequel elle se produit pour la première fois. Seule à ne pas être prévue en prise de rôle, la soprano italienne se distingue par une palette de couleurs qui restitue l’ambitus dramatique du personnage, réparti entre autres dans trois airs contrastés. Giulia Semenzato fait respirer toute la fragile juvénilité, discrètement acidulée, d’Illia. Membre du Jeune Ensemble du Grand-Théâtre de Genève, comme Luca Bernard et William Meinert, respectivement Grand-Prêtre de Neptune et Oracle, Omar Mancini n’oublie pas l’humanité d’Arbace avec une voix à la fois claire et sensible. Remplaçant à la dernière minute Stanislas de Barbeyrac qui devait livrer son premier Idomeneo, Bernard Richter reprend un emploi qu’il n’avait pas servi depuis plusieurs années. Sans insolence de moyens, le ténor suisse privilégie l’harmonie du timbre et des accents : la vaillance cède le pas à la tendresse mozartienne et à la vérité expressive. Préparé par Mark Biggins, le Choeur du Grand-Théâtre remplit sans démériter son office.

C’est cependant la direction de Leonardo Garcia Alarcon, réunissant dans la fosse les musiciens de Cappella Mediterranea, et, pour la première fois sur instruments d’époque, ceux de l’Orchestre de Chambre de Genève, qui donne tout son sel à cet Idomeneo. Rehaussant les interventions des pupitres pour composer une mosaïque ondoyante de saveurs orchestrales, parfois surprenante, le chef argentin libère la partition de Mozart du marbre d’opera seria dans lequel elle reste parfois figée, et lui donne une vitalité moins orthodoxe que singulière, mais en fin de compte d’une belle efficacité, comme toujours chez ce défenseur d’une réinvention musicologique au travers du feu de l’interprétation vivante.

Un "Idoménée" tragique

Emmanuel Andrieu – classiquenews.com – 27 février 2024

source: https://www.classiquenews.com/grand-theatre-de-geneve-le-23-fevrier-2024-mozart…

 

Directeur du ballet du Grand théâtre de Genève depuis 2022, Sidi Larbi Cherkaoui met en scène l’un des opéras serie les plus réussis de l’histoire du genre : Idomeneo du jeune Wolfgang Amadeus Mozart. La patte du jeune compositeur salzbourgeois y est certainement pour quelque chose : souffle de l’orchestre, relief vocal des protagonistes, importance du choeur… mais la production genevoise ajoute un autre ingrédient : la danse.  Dans la fosse, Leonardo García Alarcón poursuit ici même son exploration de l’opéra-ballet (Les Indes Galantes de Rameau chorégraphiées par Demis Volpi en 2019, puis Atys avec le concours d’Angelin Preljocaj en 2022…). Pour autant, même si l’ouvrage mozartien ne relève pas à proprement parler du genre, ses multiples séquences où domine le chant de l’orchestre se prêtent à une extension chorégraphique : ce qui inspire Cherkaoui comme Alarcon. Le défi comme l’affiche étaient alléchants et prometteurs. La danse semble même souligner la bascule tragique du sujet, et la fin a été modifiée dans ce sens…

Dans les faits, les danseurs (outre le Ballet du Grand Théâtre de Genève, la Compagnie Eastman est également requise) enrichissent l’action scénique, soulignant le nœud des situations qui contraignent les protagonistes, tous inféodés au bon vouloir des dieux ; ici, les chanteurs dansent aussi, exprimant autant par le mouvement et leur interaction avec les autres corps, que leur chant, la soumission aux épreuves, l’inflexibilité d’un destin auquel ils doivent obéir. La loi contraint toute liberté individuelle. Cette oppression se lit dans l’enchevêtrement des êtres, dans l’écheveau des fils rouges qui matérialise autant d’entraves ou qui assimile les acteurs à des marionnettes. C’est tout le travail de la plasticienne et scénographe Chiharu Shiota – dont les cordes omniprésentes tissent un labyrinthe tissé, véritable champs de bataille et d’obstacles pour chaque personnage qui s’y perd et s’y révèle dans l’épreuve…

Un code couleurs dévolus aux costumes (conçus par le couturier japonais Yuima Nakazato) fixent les rapports : blanc pour les Troyens (bientôt maculés de sang), bleu pour la royauté crétoise, le roi Idomeneo et son fils Idamante. L’art de Cherkaoui soigne les tableaux collectifs, équation très habile entre symétrie et multitude faussement dépareillée, où la gestuelle précise rehausse chaque sentiment éprouvé, chaque situation souvent radicale ; avec aussi une part préservée pour la magie et le fantastique quand paraît le monstre marin, autre manifestation du pouvoir divin sur les hommes (très évocatrices structures de fils rouges conçus par la plasticienne Chiharu Shiota). Jusqu’au final, réécrit (c’est la mode aujourd’hui…) : alors que Mozart les souhaitait finalement sauvés, Ilia et Idamante sont ici sacrifiés manu militari.

La distribution réunie par Aviel Cahn est dominée par l’Idomeneo du ténor suisse Bernard Richter (pour Stanislas de Barbeyrac initialement annoncé), au timbre corsée et prenant, aussi émouvant et expressif dans les airs que dans les récitatifs. Dans le fameux « Fuor del mar », le chanteur n’est jamais pris en défaut dans l’exécution des vocalises, soutenues par un souffle d’une belle longueur et, surtout, véritablement chargées de sens (les roulades sur le mot minacciar traduisent bien la menace des flots déchaînés). Ilia a le charme et la délicatesse de la voix veloutée, lumineuse autant que sensuelle de Giulia Semenzato, alors qu’Idamante convient idéalement au timbre charnu de l’excellente mezzo italo-française Lea Desandre, aussi intense que touchante. De son côté, la soprano italienne Federica Lombardi triomphe des écueils d’Elettra, avec beaucoup de précision et d’efficacité, notamment dans sa dernière aria « D’Oreste, d’Aiace ». On est également séduit par le surprenant Arbace d’Omar Mancini : sa voix attachante apporte une dose d’humanité à ce personnage secondaire. Enfin, citons la Voix de l’Oracle de William Meinert qui délivre son message implacable (et le pouvoir d’un Neptune inflexible) tout en haut de l’escalier monumental, une des images fortes du spectacle.

Habitué des lieux, le chef Leonardo García Alarcón prend possession de l’espace, déployant une énergie riche en contrastes, déployant une sonorité active d’autant plus présente qu’elle est produite par la réunion de deux orchestres expréssément pour cette production : son ensemble Cappella Mediterranea et plusieurs membres de l’Orchestre de Chambre de Genève. Enfin, le Chœur du Grand Théâtre de Genève montre qu’il sait s’affirmer dans un chant plein et nuancé. Mené jusque dans son finale ainsi reconstruit, le spectacle fait mouche : Cherkaoui trouve le geste juste, avec un mouvement ample ; son Idomeneo chorégraphié, dans sa parure japonisante, a le souffle d’une grande tragédie grecque !

"Idoménée" à Genève

Alfred Caron – Opéra Avant-Scène – 25 février 2024

source: https://www.asopera.fr/articles/2798/idomenee

 

Pour ses mises en scène lyriques, Sidi Larbi Cherkaoui aime à s’associer avec des plasticiens. On se souvenait d’un Pelléas et Mélisande à l’Opéra des Flandres en 2018 dans un décor d’énormes blocs de quartz conçu par Marina Abramović où, déjà, tout un jeu de fils tendus par des danseurs sculpturaux reliait ou entravait les protagonistes. Pour cet Idoménée, c’est à la japonaise Chiharu Shiota qu’il a confié la scénographie. On y retrouve l’idée du lien. Les artefacts de fil de l'artiste, rouges comme le sang versé ou celui qui menace de couler de nouveau, créent les espaces abstraits du drame, tour à tour rideaux, cage, boîte, passant parfois au blanc ou au noir selon les scènes. La danse évidemment est omniprésente, dès l’ouverture mimée par un groupe de neuf danseurs, et tente également d’intégrer avec plus ou moins de bonheur les solistes dans des figures qui ne convainquent pas toujours. Elle paraît souvent envahissante, au mieux décorative, et impose aux protagonistes, particulièrement à Idamante, une gestuelle sophistiquée dont on se demande quel est exactement le sens. S'agit-il d'un équivalent des codes des représentations d’opéra séria ? Associée aux extravagants costumes très « haute couture » de Yuima Nakazato, qui donnent une tonalité un rien kitsch à l’ensemble, la mise en scène place l’opéra de Mozart dans un univers plus proche de l’heroic fantasy que de l’opéra séria, hors du temps historique. Le dernier acte revient à une esthétique plus sobre et presque classique, réduisant la place de la danse dans une mise en scène qui se théâtralise. Elle invente pour le duo d’Idamante et d’Ilia une valse quasi viennoise (bien qu’il s’agisse de la version originale de Munich) qui est sûrement un des moments les plus poétiques de la chorégraphie.

Fidèle aux conventions de son époque, selon lesquelles, « tout est bien qui finit mal », le metteur en scène va à rebours du lieto fine du livret, faisant sacrifier le jeune couple par l’envoyé de Neptune. Idoménée se réserve la main d’Elettra qui n’ira pas aux Enfers après son grand air, et malgré l'oracle, s’impose dans un règne renouvelé, en une allusion aux potentats contemporains qui refusent d’abandonner le pouvoir aux jeunes générations. Paradoxalement, le chorégraphe écourte le ballet final pour laisser place à une fin abrupte qui voit Elettra penchée en une sorte de pietà sur le corps d’Idamante tandis que les danseurs cuirassés se lancent dans une chorégraphie guerrière, signifiant que la paix n’est pas revenue, contrairement à ce que dit le roi dans son adresse au peuple.

Remplaçant Stanislas de Barbeyrac initialement annoncé, Bernard Richter possède avec une voix centrale, un sens aigu du récitatif qui lui permet d’imposer un Idoménée autoritaire et tourmenté mais il parait mal à l’aise dans l’écriture ornée de ses deux airs, tout particulièrement dans le célèbre « Fuor del mar » dont les vocalises le mettent à rude épreuve et pour lequel il eût peut-être mieux valu choisir la version abrégée. L’Idamante de Léa Desandre, peu genré, a pour lui, la musicalité, l’engagement, une capacité à concilier les exigences vocales de son rôle avec celles de la chorégraphie, mais la voix légère et peu timbrée dans le grave reste d’assez petit format pour une scène aussi grande. Son timbre se marie à la perfection avec celui d’une grande fraîcheur de Giulia Semenzato qui, passé un air d’entrée aux aigus un peu fixes, donne la mesure d’une jolie conduite de voix mais paraît bien mal à l’aise avec la balançoire tournante que lui impose son « Zeffiretti lusinghieri ». En Elettra, Federica Lombardi montre de jolis moyens, un aigu brillant et sûr, un médium et des graves suffisants mais si son air de l’acte II séduit par sa suavité, il manque une certaine homogénéité à la voix pour communiquer toute la hargne vengeresse du personnage. Avec une voix assez nasale, Omar Mancini fait de son mieux dans le redoutable air d’Arbace « Se colà nei fati », restant un peu scolaire malgré la belle cadence dans l’aigu qui  le conclut. C’est finalement dans les ensembles que la distribution se révèle à son meilleur (letrio de l’acte II, le quatuor du III), portée par la direction diligente et équilibrée de Leonardo García Alarcón à la tête d’un ensemble mêlant l’orchestre de chambre de Genève et sa Cappella Mediterranea. Le chef donne une lecture vivante et colorée de la partition, particulièrement prenante dans les grands ensembles choraux (final de l’acte II ou cérémonie de l’acte III) où le chœur du Grand Théâtre se révèle magistral. L’ensemble orchestral intègre le pianoforte pour les récitatifs accompagnés et la flûte solo se fait particulièrement remarquer pour sa délicatesse. Entre les deux premiers actes, le chef intercale un morceau instrumental dont l'origine reste mystérieuse et qui ressemble plus à un arrangement qu'à du Mozart original.  Au final, l’ensemble se taille un beau succès, le dernier acte rattrapant quelque peu l’impression mitigée laissée par des deux premiers.

Quand le destin ne tient qu’à un fil... rouge

Claudio Poloni – Concertonet.com – 25 février 2024

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=16135

 

Dès les premières notes de l’Ouverture, une dizaine de danseurs esquissent des mouvements rapides sur scène. Pas de doute, cette nouvelle production d’Idoménée de Mozart est l’œuvre d’un chorégraphe. Directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève depuis 2022, Sidi Larbi Cherkaoui signe sa cinquième mise en scène lyrique, mais aborde pour la première fois un ouvrage du maître de Salzbourg. Il règle de superbes chorégraphies, avec des danseuses et des danseurs extrêmement sollicités durant tout le spectacle, qu’il s’agisse de membres du Ballet du Grand Théâtre ou d’Eastman, sa propre compagnie fondée en 2010. Les décors sont signés par la plasticienne japonaise Chiharu Shiota, qui a rempli le plateau de fils et de cordes rouges descendant des cintres ; des cordages qui se nouent et s’enchevêtrent dans tous les sens, qui figurent des filets ou imitent le mouvement des vagues, car la mer est très présente dans ce spectacle (rappelons qu’après la guerre de Troie, Idoménée, roi de Crète, accoste sur les rivages de sa patrie), avec aussi de nombreuses coques de bateaux, soit posées à terre, soit suspendues dans les airs. Les fils et les cordes servent aussi à entraver les personnages dans leurs élans. Selon une légende racontée par Chiharu Shiota dans le programme de salle, chaque enfant japonais naît avec un fil rouge au bout du petit doigt, qui le relie à une personne qui va jouer un rôle déterminant dans sa vie. Les cordes sont également utilisées pour symboliser le monstre marin que doit affronter Idamante, le fils du roi. On l’aura compris, les décors, abstraits, sont en perpétuel mouvement, avec des scènes qui se font et se défont constamment, au gré des humeurs des protagonistes. En outre, le styliste japonais Yuima Nakazato a conçu de superbes costumes, blancs pour les esclaves grecs, bleus pour Idoménée et son fils, recouverts de surcroît de plumes du plus bel effet. Très esthétique, voire esthétisant, le spectacle est d’une beauté à couper le souffle, avec des images fortes et des effets particulièrement spectaculaires. Le bémol, c’est que le chorégraphe a clairement privilégié les mouvements de danse, au détriment de la caractérisation des personnages et des déplacements des chanteurs, lesquels se retrouvent bien souvent immobiles sur le devant de la scène. Sidi Larbi Cherkaoui a aussi pris des libertés avec la fin de l’opéra, qui voit, selon le livret, Idoménée abdiquer en faveur de son fils. Le chorégraphe a préféré s’en tenir à la mythologie : le roi, pris de folie, fait assassiner son fils et la fiancée de ce dernier, Ilia.

Les attentes étaient d’autant plus grandes pour cette nouvelle production d’Idoménée que les mélomanes genevois ont encore en mémoire le superbe Atys d’il y a exactement deux ans, signé lui aussi par un chorégraphe. Si, pour la tragédie de Lully, Angelin Preljocaj avait réussi avec brio à imbriquer le chant et la danse, pour l’opera seria de Mozart, l’impression est plutôt d’assister à un spectacle au cours duquel Sidi Larbi Cherkaoui aurait conçu deux parties bien distinctes, la partie chantée et la partie dansée. La référence à Atys s’impose aussi car Leonardo García Alarcón assurait déjà la partie musicale. Pour Idomenée, dans la fosse surélevée du Grand Théâtre, la Cappella Mediterranea du chef est renforcée par L’Orchestre de Chambre de Genève. Le maestro ne ménage pas son énergie pour insuffler tension et intensité à la soirée, qui ne manque ainsi pas de contrastes.

Idoménée est interprété par le ténor suisse Bernard Richter, arrivé sur la production une semaine avant la première pour remplacer un collègue indisposé. Le chanteur connaît bien le rôle pour l’avoir abordé dès 2006. Si, depuis, la voix s’est assombrie et l’émission paraît aujourd’hui quelque fois un peu forcée, il campe un roi certes autoritaire, mais particulièrement humain et émouvant. En Idamante très engagé scéniquement, Lea Desandre fait aussi forte impression sur le plan vocal avec son chant agile et lumineux, quand bien même la voix manque parfois de volume. Federica Lombardi est une Electre véhémente, aux accents impitoyables, au début en tout cas, avant de finir par s’adoucir lorsqu’elle croit être aimée par Idamante. Sans pourtant jamais démériter, Giulia Semenzato est une Ilia un peu en retrait. Malgré une émission qui mérite encore d’être polie, Omar Mancini est un Arbace convaincant, alors que Luca Bernard a déjà dans la voix toute l’autorité du Grand Prêtre. On l’a dit, le spectacle restera dans les annales surtout pour ses images impressionnantes.

Un fil à la patte

David Verdier – Altamusica.com – 25 février 2024

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7286…

 

La difficulté dramaturgique d’Idoménée de Mozart pèse sur ce spectacle du Grand Théâtre de Genève mêlant les arts plastiques à la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui tandis que Lea Desandre (Idamante) et Federica Lombardi (Elettra) résistent à la direction monochrome d’un Leonardo Garcìa Alarcón qui multiplie les effets et les accents.

Idomeneo est sans doute de tous les opéras de Mozart, l'un des plus difficiles à monter en raison du livret de Giambattista Varesco qui rassemble des éléments composites et peine à imposer une dramaturgie claire des événements qu'il relate. On suit sur deux niveaux les conséquences de la Guerre de Troie avec ce roi annoncé mort et qui réapparaît soudain à la faveur d'un vœu qui l'oblige à sacrifier à Neptune le premier être qu'il rencontre et qui se trouve être son propre fils Idamante.

La mise en scène de Sidi Larbi Cherkaoui travaille la question du pouvoir et de la transmission, mettant l'accent sur la problématique de ce roi dont le retour complique et bientôt interdit l'accession au trône d'Idamante. Ce faisant, il reprend en partie l'issue du livret de Danchet pour l'Idoménée de Campra avec ce père sacrifiant réellement son fils dans un accès de folie. Ici, le meurtre est parfaitement conscient puisqu'il permet à Idoménée de rester sur son trône et d'épouser Electre au passage, comme s'il fallait également conquérir celle qui prétendait devenir sa belle-fille.

Un fil rouge non moins épais envahit littéralement sur la scène, tombant en pluie fine des cintres ou trituré entre les mains des interprètes. Ces multiples fils de coton sont la signature visuelle de la plasticienne japonaise Chiharu Shiota, à la fois fils de la destinée et réseau oppressant environnant les êtres tels des proies. Esthétisant au dernier degré, ce symbole reprend la thématique des flots de sang qui noient la tragédie antique mais sans vraiment faire office de fil narratif ou de dramaturgie. La danse y parvient en partie, au prix (là encore) d'une prolifération de gestes aussi virtuoses que tourmentés qui forment un commentaire permanent occupant l'espace et l'attention.

Les chanteurs s'invitent avec plus ou moins de succès dans cette grammaire chorégraphique à commencer par Lea Desandre qui tient la soirée par la qualité d'un timbre très fluide et transparent et une belle présence en scène. Elle rivalise avec l'interprétation très incarnée de Federica Lombardi (Elettra) qui, visuellement et vocalement, soulève d'enthousiasme dans la scène finale où les furies l'environnent.

La palette expressive plus modeste de Giulia Semenzato (Ilia) peine à faire exister un personnage déjà moins travaillé scéniquement et dont la ligne vocale est projetée avec délicatesse. Remplaçant au pied levé Stanislas de Barbeyrac dans le rôle-titre, Bernard Richter livre une interprétation satisfaisante mais encore émaillée par des défauts dans le phrasé et les vocalises (Fuor del mar) qui trahissent l'urgence d'une première.

À la tête d'une Cappella Mediterranea renforcée par des musiciens de l'Orchestre de Chambre de Genève, Leonardo García Alarcón cède à la tentation de multiplier les effets et les accents dans une partition qui exige une carrure plus affirmée. Malgré quelques décalages, l'ampleur du geste se libère dans les interventions chorales et les moments de tension dramatique.

Un "Idomenée" cousu de fil rouge

Emmanuel Dupuy – Diapason - 26 février 2024

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/a-geneve-un-idomenee-de-mozart-cousu-de-fi…

 

Associé à la plasticienne Chiharu Shiota, Sidi Larbi Cherkaoui présente une vision stylisée et séduisante du drame. Sous la direction de Leonardo Garcia Alarcon, le plateau réserve des bonheurs divers.

En allant voir Idomeneo mis en scène par Sidi Larbi Cherkaoui, on savait à quoi s’attendre : un spectacle de chorégraphe. A cet égard, on n’a pas été déçu. Une dizaine de danseurs animent le plateau de leur présence presque permanente, se pliant au vocabulaire corporel très physique et volontiers expressionniste du maître de la soirée. Celui-ci s’est associé à la plasticienne Chiharu Shiota, qui a conçu de multiples décors abstraits, structures mouvantes et changeantes dont les principaux constituants sont des cordages rouges, semblant symboliser les liens du sang au cœur de l’intrigue – ils tombent en pluie sur Electre à l’acte I, forment pendant la tempête du II une mer démontée dans laquelle s’abiment des carcasses de navires, enserrent souvent les personnages comme les fils de leur destinée. Les costumes ont quant à eux été dessinés par Yuima Nakazato, qui puise son inspiration autant dans une Antiquité grecque idéalisée que dans la tradition japonaise, pour un résultat qui se situe entre l’heroic fantasy et la fashion week – les manteaux en simili plumes d’Idomenée et de son fils, il fallait oser. Le tout souligné par des maquillages assez appuyés.

Pauses ritualisées

Grâce à un travail sur la lumière sophistiqué, l’ensemble s’avère visuellement très léché et souvent séduisant. Mais dans l’esprit de stylisation qui régit cette vision, les chanteurs sont la plupart du temps assignés à des poses ritualisées qui ne disent pas grand-chose de leurs sentiments ni de leurs antagonismes. Aussi la fin transformée tombe-t-elle un peu comme un cheveu sur la soupe : en contradiction avec le livret, Idamante et Ilia sont sacrifiés, alors qu’Idoménée reste fermement accroché à son trône.

La distribution réserve des bonheurs divers. Remplaçant Stanislas de Barbeyrac dans le rôle-titre, Bernard Richter échoue sur les redoutables vocalises de « Fuor del mar », au point de détonner sérieusement. Ce monarque affirme sa puissance par d’autres moyens : un timbre mâle et somptueux, un dessin mélodique châtié dans la déploration dans « Vedrommi intorno », surtout un art de sculpter les mots sidérant, qui donne à chaque syllabe son juste poids, sa juste coloration, en particulier dans des récitatifs à la palpitation absolument exemplaire.

Verbe affûté

Ilia pleine de grâces, Giulia Semenzato pare son premier air (« Padre, germani ») de son médium charnu et de ses aigus délicats, émeut dans les lignes élégiaques du deuxième (« Se il padre perdei »), mais semble un peu déstabilisée dans ses « Zeffiretti lusinghieri » – où, il est vrai, le metteur en scène la place dans une position particulièrement inconfortable, perchée dans un énorme ressort. L’Idamante de Lea Desandre a lui aussi le verbe affûté, une musicalité pure comme un diamant, une agilité véloce, outre un grain vibratile délicieux ; mais comme souvent chez cette artiste, le grave pâtit de sa faiblesse, ce qui atténue sa crédibilité dans l’incarnation des personnages travestis. Si les registres parfaitement unis de Federica Lombardi, son émission soyeuse et ses nobles phrasés font merveille dans l’abandon sentimental d’« Idol mio », cette Electre lance ses flèches avec un excès de prudence dans « Tutte nel cor » et plus encore dans « D’Oreste, d’Aiace ». En dépit d’une couleur un rien nasillarde, le second ténor Omar Mancini s’acquitte avec les honneurs du deuxième air d’Arbace (le premier étant coupé).

Dans la fosse, le mariage entre la Cappella Mediterranea et l’Orchestre de chambre de Genève porte de beaux fruits : la matière sonore ne manque pas d’opulence, même si les cordes ne distillent pas toujours un moelleux ni un legato de rêve. Surtout, la lecture de Leonardo Garcia Alarcon respecte les justes proportions de la phrase mozartienne, hormis dans les scènes de tempête un peu bousculées, au risque de compromettre la cohésion avec le chœur. La Chaconne finale est enlevée avec brio, refermant le spectacle, comme on pouvait s’en douter, sur une apothéose de la danse – mais tant qu’à faire, on aurait bien pris le ballet complet.

Quid sunt regna ?

Maxime de Brogniez – ForumOpera.com – 25 février 2024

source: https://www.forumopera.com/spectacle/mozart-idomeneo-re-di-creta-geneve/

 

Que sont les royaumes sans la justice, sinon de grandes bandes de brigands ? Saint Augustin s’interrogeait déjà quant à ce qui distingue une flotte de pirates de la flotte d’un empereur. La lecture d’Idoménée proposée par Sidi Larbi Cherkaoui repose la question un peu différemment : que sont les rois lorsqu’ils déterminent eux-mêmes ce qui apaisera les dieux. En d’autres termes, que sont les rois quand ils déterminent le cours de la justice – justice divine en l’occurrence ? Des tyrans. Loin d’être cantonnée aux mythes antiques, la question revêt une dimension urgente, c’est-à-dire directement aux prises avec le monde contemporain : quelles sont les conséquences de la volonté aveugle d’un homme qui cherche à conserver son pouvoir, au détriment évident des générations futures ? Un désastre. La question peut être posée à partir de ses conséquences : où est la liberté dans un monde déjà façonné par des décisions antérieures et, à bien des égards, égoïstes ?

C’est quand une mise en scène réfléchit sur le monde dans lequel elle s’inscrit qu’elle est intéressante. C’est quand une œuvre ancienne permet de penser un contexte contemporain qu’elle est réellement universelle. On aimerait écrire que la conjonction de ces deux éléments fait un spectacle important, mais ce serait ramener à des catégories rigides une œuvre et une démarche qui, précisément, visent à les faire exploser.

Pour traiter ces thématiques, Sidi Larbi Cherkaoui s’est associé à Chiharu Shiota,  plasticienne japonaise à l’œuvre directement identifiable. Ses installations sont, de manière récurrente, constituées de fils. Manière de pensée le lien, l’enchevêtrement, le décloisonnement, l’affranchissement, mais aussi l’emprise et la question d’un destin peut-être inéluctable. Manière de figurer une pensée en réseaux (en rhizome, écriraient Deleuze et Guattari) ou, plus généralement, le destin commun d’une humanité ou d’une part de celle-ci. Manière aussi de rendre sensible la catastrophe. Rouges, ces fils évoquent le sang. Dans son installation Over the Continents, présentée en 2011 à la Biennale d’art contemporain de Melle, deux cents paires de chaussures sont liées à un même point de l’espace, destin commun ou fin inéluctable ; individus ramenés à l’unique certitude, celle de la mort. Car ces œuvres portent bien une empreinte tragique liée à l’arrachement, à une injustice profonde et à la mort. Comment ne pas mettre en lien ces chaussures avec l’accumulation des souliers de victimes présentée à Auschwitz, ou encore avec Personnes – installation de Christian Boltanski au Grand Palais dans le cadre de Monumenta 2010 – où l’individu déshumanisé demeure à travers ses vêtements encore malmenés ?

Dans le cadre d’Idoménée, le rouge évoque aussi la mer, toujours présente. Mer méditerranée où baigne le sang des soldats troyens ou crétois. Mer méditerranée où baigne encore le sang de milliers de personnes. Ces fils – qu’ils évoquent la mer, les liens amoureux ou d’emprise, le filet du destin… – sont rendus vivants, mouvants, par l’omniprésence de la danse – ce qui va de soi lorsqu’on traite du travail de Cherkaoui. La rencontre de la plasticienne et du chorégraphe produit une explosion esthétique et conceptuelle à la fois. Une réussite absolue.

À la tête de sa Cappella Mediterranea et de l’Orchestre de chambre de Genève, Leonardo García Alarcón offre une lecture vive, nette, incisive, parfois nerveuse mais jamais énervée, ni emportée. Si Idoménée est à plusieurs égards une œuvre importante du compositeur salzbourgeois – notons certaines des plus belles pages chorales de Mozart, atteignant une maîtrise et une intensité que l’on ne retrouvera plus avant la Messe en ut mineur ou le Requiem, et le recours exceptionnellement important aux grands ensembles (osant le quatuor ce qui, dans un opéra seria, n’est pas loin d’une prise de position révolutionnaire) –, la place qu’il réserve à l’orchestre dans les récitatifs doit être soulignée. Très rares dans le seria, les recitativo accompagnato (récitatifs accompagnés par l’orchestre) avaient déjà été sobrement utilisés par Gluck. Pour Idoménée, Mozart se saisit du procédé et le porte à un niveau d’expressivité inégalé, si bien que certains récitatifs ont autant, sinon plus, d’intérêt sur le plan des harmonies et des couleurs que certains airs. Alarcón sait tout cela, c’est évident, et la lecture qu’il propose est toujours directement aux prises avec l’action (on s’interroge toutefois sur  le  choix de laisser l’intermezzo de la fin de l’acte I au pianoforte seul, peut-être s’agit-il de laisser à la danse le monopole de l’expressivité à ce moment ?). De dramatique, la musique devient presque dramaturgique.

Lea Desandre et Giulia Semenzato, qui signent toutes deux une prise de rôle, sont des mozartiennes idéales. L’Idamante de la première est engagé, la voix est coulée dans un moule homogène, bien projetée, toujours accrochée aux résonateurs supérieurs, ce qui lui permet de passer en toutes circonstances, malgré une puissance contenue. L’Ilia de la seconde fait droit à l’ambiguïté profonde du personnage. Elle devrait haïr, mais elle aime. Elle aime excessivement, mortellement même. Les aigus sont larges et pleins, colorés et riches en harmoniques. Le duo de l’acte III est un moment musicalement magique. C’est aussi la démonstration d’un remarquable travail d’homogénéité des timbres. Les voix se marient parfaitement, se confondent presque, et on ne doute pas que cet élément fut l’un des paramètre de l’élaboration de la distribution.

Federica Lombardi est une Elettra engagée, quoiqu’encore un peu trop sage lorsque la violence qu’elle porte devrait exploser (cela passe aussi par des choix interprétatifs, par exemple des legatos qui auraient pu être moins prononcés, des lourés ou notes détachées qui auraient pu l’être davantage dans l’air de l’acte III). La voix est ample pour ce répertoire, bien projetée et enveloppante.

Malgré un timbre prometteur, clair et riche à la fois, lumineux même, et une projection idéale, bien canalisée avec un vibrato généralement maîtrisé, l’Idomeneo de Bernard Richter ne convainc pas. Le rôle est certes virtuose et il est difficile d’exceller sur tous les fronts. Les attaques sont souvent approximatives, de même que, parfois, la justesse. La direction n’y est pas, la voix manque de souplesse ce qui, dans les vocalises conduit le chanteur à s’essouffler rapidement. Particulièrement redoutable, l’air de l’acte II (« Fuor del mar ») est symptomatique : les vocalises y sont, de toute évidence, péniblement franchies et le vibrato de la cadence finale est à ce point lent et large qu’il en devient nécessairement faux. On note, du reste, quelques flottements dans la synchronisation avec l’orchestre.

Omar Mancini est efficace dans le rôle d’Arbace – malgré un manque de direction dans les vocalises difficiles de son air du troisième acte –, tandis que Luca Bernard campe un Grand-Prêtre de Neptune à la voix large et projetée en avant. Enfin, l’Oracle de William Meinert offre une voix chaude et ample mais étrangement amplifiée, ce qui confère à la scène un côté vulgaire étonnant et sans doute pas recherché.

Chez Mozart, la fin est en principe heureuse : Idoménée abdique au profit de son fils, lequel peut désormais librement aimer Ilia. De même, Ilia qui a offert sa vie pour sauver celle d’Idamante (pourquoi les hommes supporteraient-ils seuls les conséquences de leurs actes ?), peut vivre apaisée, amoureuse du fils de celui qui a tué son père. Ce dénouement inattendu étonne quand on se souvient que, dans le Télémaque de Fénélon (1699), Idoménée immole son fils devant les Crétois – l’épisode n’est pas sans évoquer le sacrifice de sa fille par Jephté (Livre des Juges) qui a inspiré à Haendel son oratorio éponyme (1750) que Mozart connaissait certainement. On retrouve encore le sujet chez Crébillon (1705), Danchet (1712) – qui a fourni à Campra le livret de son opéra Idoménée – et Le Mierre (1764). La fin y est toujours malheureuse. Si Mozart et son librettiste, l’abbé Varesco, ont opté pour un happy end, c’est en réalité en raison de contraintes liées à la commande de l’opéra. Le Prince Électeur Karl Theodor de Bavière voulait un opéra seria, une fin heureuse s’imposait donc. Pas plus que Cherkaoui, Mozart et Varesco n’y croyaient pas : le programme distribué lors de la première de l’œuvre en 1781 s’achevait sur cette invitation : « Lisez la tragédie française ». Si Idoménée est prêt à sacrifier n’importe quel être humain pour conserver son pouvoir, s’il s’obstine à négocier avec les dieux (incarnation de la justice chez saint Augustin ?) pour régner encore, alors même qu’à tout moment il lui suffisait d’admettre ses torts et d’accepter son sort (périr lui-même ou abdiquer), s’il est cynique au point de d’abord accepter le sacrifice de son propre fils, comment croire un instant à la fin de Mozart ?  Le dénouement n’est heureux que parce que les dieux l’ont voulu.

Dans le monde réel – un monde sans dieux – le sacrifice aurait eu lieu. C’est cela que Sidi Larbi Cherkaoui nous dit, à propos de Mozart, certes, mais d’abord à propos du monde dans lequel nous vivons. 

Des fils et des nœuds

Guy Cherqui — wanderersite.com - 25 février 2024

source: https://wanderersite.com/opera/des-fils-et-des-noeuds/

 

Mozart qui était le tout venant de la programmation lyrique jusqu’aux années 1990 où il était impossible de concevoir une saison sans une production mozartienne reste aujourd’hui certes un compositeur vénéré, mais moins représenté. Sans doute l’élargissement du répertoire notamment baroque en est-il un des motifs, sans doute aussi la nature des distributions, à cause de la tendance (à notre avis erronée) à penser que Mozart est un compositeur pour début de carrière, enfin des hésitations des metteurs en scène, qui n’arrivent pas à convaincre, à de rares exceptions près, faisant quelquefois face à la fureur du public et pire encore à son indifférence.
Les temps évoluent, les modes évoluent, et on privilégie aujourd’hui le style et la forme plutôt que la substance et l’expression. Et Mozart en fait aussi les frais, puisque des « experts » ont prétendu en effacer les « excès » en voulant revoir et raboter le texte de Zauberflöte.
Le cas d’Idomeneo, re di Creta est symptomatique. Rares sont les productions qui ont marqué récemment, malgré des distributions plutôt flatteuses. Cette œuvre qui ouvre la période la plus productive d’un Mozart libéré du provincialisme de Salzbourg, est en effet au carrefour des formes, celle ancienne, de l’opera seria, celle plus récente de la réforme gluckiste, et celle que Mozart inaugure, notamment dans la peinture des caractères, psychologies plus marquées, influence des Lumières.
La production genevoise au demeurant très digne rencontre tous ces fils divers, un mot à employer au sens propre dans un spectacle où le fil rouge à un rôle visuel et symbolique essentiel, sans toujours réussir à livrer un Mozart qui remue nos plaies, mais qui satisfait plutôt une tendance à l’esthétisme qui cache les blessures en les euphémisant.

 

Un écheveau difficile à démêler
On se réjouissait de voir Sidi Larbi Cherkaoui se confronter de nouveau à l’opéra, on se souvient combien sa production munichoise des Indes Galantes de Rameau réussissait à allier stylisation, dramaturgie, actualité et brûlures du siècle, une production que la Bayerische Staatsoper serait bien inspirée de reprendre.

Il choisit ici non la dramaturgie, mais la stylisation, en faisant reposer bonne part de la production non sur la chorégraphie, certes présente, et pas toujours prégnante, mais sur la scénographie de la plasticienne japonaise Chiharu Shiota et les costumes de Yuima Nakazato.

Il est d’ailleurs à mon avis intéressant de constater que l’Idomeneo d’Aix en Provence de 2022 était confié aussi à un metteur en scène japonais, Satoshi Miyagi.

L’appel à une esthétique extrême-orientale est d’abord une manière de mettre l’œuvre à distance, l’éloigner de nous, sans doute aussi pour mettre en relief à travers cet éloignement la puissance du mythe, la mythologie ne pouvant mettre à vue des êtres du quotidien, mais plutôt des figures qui transcendent les cultures – cela se discute, mais c’est une des voies possibles.

La seconde conséquence de cette option est aussi due à une sorte d’aporie aujourd’hui, celle de représenter la tragédie sur scène, au sens où l’entendaient les anciens mais aussi les classiques.

« Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui ».

Des forces supérieures entravent l’action du héros, comme ici Idoménée, pris entre sa promesse au dieu et le sacrifice de son fils et toute la tragédie consiste à essayer de tromper la vigilance du Dieu en envoyant Idamante ailleurs . Mais on se trompe soi-même à vouloir tromper le Divin…

Le sacrifice de l’enfant est un motif religieux relativement fréquent, en tant que test suprême de la puissance du divin qui réussit à imposer au mortel le geste le plus horrible qui soit ; on connaît dans la Bible le sacrifice d’Abraham, et on sait évidemment que c’est le sacrifice d’Iphigénie qui ouvre la voie aux grecs pour aller assiéger Troie. Mais si au dernier moment la main d’Abraham est arrêtée, pour Iphigénie, les traditions divergent, des versions attendries, lénifiantes de la légende existent, signes de débats anciens sur ce qu’est la véritable humanité. C’est le cas ici pour Idoménée, qui pour certains accomplit le sacrifice, mais qui pour d’autres est arrêté par le peuple horrifié.

Chez Mozart, c’est a priori un « happy end » au sens où l’oracle de Neptune intervient au dernier moment pour arrêter le sacrifice, mais pas si « happy » que ça dans la mesure où Idoménée doit quitter la place pour y laisser son fils et Ilia enfin unis.

On en revient donc à la situation initiale où Idamante à la nouvelle du retour de son père s’empresse de libérer les Troyens prisonniers et donc Ilia, disant anticiper ce que son père aurait fait, mais en réalité le plaçant devant un fait accompli qui est en réalité la décision d’un souverain. Une sorte de « déjà Napoléon perçait sous Bonaparte ». En prenant cette décision, Idamante nie le pouvoir du père.

Par ailleurs, ce que demande Neptune à Idoménée, c’est une mort symbolique, une non existence, un « ôte-toi de là » sans retour, et sans destination. Là est le tragique d’Idoménée, revenu vainqueur de Troie et condamné à disparaître « cessa di essere re » dit le texte, qui est en réalité une élimination de son essence… ldoménée, héros de la guerre de Troie qui revient vainqueur au pays, est devenu inutile, vivant, certes, mais mort pour son peuple et mort pour lui-même. Il eût péri dans les flots de la tempête initiale, les choses en seraient au même point. Il vit pour constater la négation de son existence en tant que roi, par le Dieu, mais dès le début de l’opéra il est nié en quelque sorte par le fils : là est le tragique du personnage.

Les « artifices » de la production
La version genevoise réserve la surprise de la soirée, puisque c’est le final d’Antoine Danchet pour la tragédie lyrique de Campra qui est ici choisi : au moment où tout s’arrange, Idomeneo se précipite, tue son fils et Ilia, conduit Elettra, et s’installe définitivement sur le trône, devant les deux cadavres d’Ilia et d’Idamante, faisant sonner alors étrangement ses dernières paroles :

…Compiuto è il sacrifizio, e sciolto il voto,

Nettuno, e tutti Numi a questo regno

Amici son. …Mirate

In questa bella coppia un don del cielo

(…). Quanto a sperar vi lice !

Oh Creta fortunata ! Oh me felice !

 

… Le sacrifice est accompli et je suis délié du vœu,

Neptune, et tous les dieux de ce royaume

sont des amis. Il reste qu'à leur appel

Idomeneo obéisse maintenant. Oh combien,

O grands dieux, combien je suis reconnaissant !

(…)Regardez

Dans ce beau couple, un cadeau du ciel

(…). Comme il te plaît d'espérer !

Ô heureuse Crète ! Ô que je suis heureux !

 

Mirate

In questa bella coppia un don del cielo sonne alors sarcastique dans la mesure où les deux cadavres gisent au centre.

Le choix de revenir au final de Danchet est en réalité un leurre, car chez Danchet, c’est la folie d’Idomeneo qui lui fait assassiner son fils après l’intervention de Némésis rappelant à Idoménée une colère des dieux qui n’est pas apaisée.

Ici, la vision qui est imposée est seulement qu’Idomeneo veut garder son pouvoir, et du coup les dernières paroles, Oh Creta fortunata ! Oh me felice ! sonnent certes de manière terrible et égo-centrées, mais nous ne sommes plus dans la tragédie.

Nous sommes dans un drame de pouvoir de type shakespearien peut-être, le drame né de la soif du pouvoir et de l’interprétation du politique. Ce n’est plus une fin tragique au sens de la tragédie classique et au sens des anciens.

La tragédie, c’était la dissolution de l’existence d’Idomeneo qui subitement perdait toute fonction sur la terre, et sur sa terre. Ici on a un coup d’État de celui qui tient à son sceptre, au prix de la vie de son fils. Banal : on en voit tous les jours aujourd’hui.

Ce que Sidi Larbi Cherkaoui en revanche a senti, c’est évidemment l’enjeu essentiel de la pièce, le passage de générations, l’après-guerre, quand les fils remplacent les pères.

Il faut revenir au point de départ, quand Idamante prend la décision de libérer les troyens pour placer ce père devant un fait accompli et lui imposer son amour d’Ilia. Par ce geste, il affirme un pouvoir qui est sien, de manière irréductible, celui de pardonner…

Le pardon… une des données essentielles de l’opéra mozartien, celui de Entführung aus dem Serail, de Nozze di Figaro, de Zauberflöte, de Clemenza di Tito, une des grandes valeurs humanistes et illuministes qui traverse l’œuvre de Mozart.

Mais Idamante au retour du père retourne à sa position de fils obéissant, jusqu’au moment où, pour montrer à son père qui l’évite, qui il est et surtout qui il est devenu, tue le monstre envoyé par Neptune et devient le sauveur, première marque d’héroïsme, puis ayant appris la nature de l’exigence du Dieu, s’offre au sacrifice, seconde marque d’héroïsme.

Ce que nous dit Mozart, c’est que qu’en matière d’héroïsme, le temps des enfants vaut bien celui des pères, et donc affirme la pleine légitimité des fils acculant pratiquement le père au rôle de meurtrier. Le fils tue symboliquement le père, pour que le père tue de fait le fils.

L’héroïsme du fils relativise celui du père, qui en quelque sorte, a fait son temps.

La mythologie nous apprend les difficultés des retours des héros grecs de la guerre de Troie, qui paient les conflits des dieux entre eux, mais qui paient aussi en quelque sorte leurs actes (Agamemnon…).

Et la présence sur scène d’Elettra est aussi l’indice que les conflits des pères se transmettent chez les enfants. Car Elettra est comme Ilia, comme Idamante, la génération des enfants, mais à leur différence, elle a déjà de son côté la charge du meurtre de la mère, même par Oreste interposé. Mais chez Mozart, Elettra est une figure d’errance, la vraie sœur d’Oreste, mal aimée, rejetée, isolée, elle se réfugie dans une sorte de « nationalisme grec » dans une « grécité » prétexte qui refuse le pardon aux troyens, et dont la rigidité apparente cache la blessure intime de la mal aimée, une sorte de rage presque impuissante, qui n’est pas non plus sans rappeler celle de la Reine de la Nuit.

Ce sont des fils complexes qui lient les personnages, les rendent prisonniers, les unissent aussi, et l’idée du fil a bien du sens, mais les choix dramaturgiques, ou même le seul choix dramaturgique (le final) de la mise en scène, en a beaucoup moins à mon avis et affaiblit nettement le propos.

En tous cas, la mythologie stylise un fait bien connu et totalement humain, les retours de guerre sont douloureux : les guerriers reviennent dans un monde qui a grandi et évolué sans eux, et qui s’est donné des règles nouvelles, différentes de celles qui avaient cours au moment du départ pour la guerre. C’est toute l’histoire de la douleur d’Idoménée, revenu dans un monde qui n’est plus le sien. C’est là la question de la tragédie : qui suis-je ? où est ma place ? Une question autrement plus essentielle que le maintien ou non au pouvoir.

Toute cette complexité dramaturgique n’est pas véritablement mise en lumière par les choix de mise en scène, ce qui ne signifie pas que le choix de mise en scène soit absurde. Nous avons dès l’abord souligné que la stylisation du spectacle mettait à distance des questions essentielles au sens propre (= qui ont trait à l’essence) et laissait la chair et les blessures au seuil, mais l’œuvre est en elle-même ambiguë, complexe, stylistiquement contrastée et les intentions du compositeur ne n’ont pas forcément rencontré la réalisation du librettiste : le très académique Giambattista Varesco n’est pas le libertin Lorenzo Da Ponte. Et ainsi l’œuvre elle-même contient des pages musicales d’une grande nouveauté mais se rattache à des genres presque surannés en 1781.

Idomeneo, re di Creta est né d’exigences contradictoires, de formes vieillies qui emprisonnent le genre comme la référence du librettiste à une tragédie de 1712, soit de 69 ans antérieure, ce qui à l’époque est encore plus lointain qu’aujourd’hui, de formes réformées par Gluck, et notamment dans une référence nette à Alceste. Le récit mythologique est centré sur la douleur d’Idoménée, mais s’ajoute autour un réseau d’affects très humains, l’amour touchant de la jeune Ilia pour Idamante, le fils d’Idoménée, et la rivalité avec Elettra animée d’une soif de vengeance par dépit dans sa situation de mal-aimée. Varesco simplifie la tragédie de Danchet, réduit le nombre de personnages et italianise la tragédie lyrique française en en faisant un drame metastasien avec récitatifs et arias, avec happy-end et conclusion festive, dans la plus pure des conventions.

Cependant il garde le modèle de la tragédie lyrique française avec danses, chœurs importants et marches guerrières. À cela, répétons-le, il faut ajouter les références à l’Alceste de Gluck, clairement idertifiables au troisième acte, Gluck que Mozart adorait et qui avait ouvert la voie à un opéra fait de finesses psychologiques plus que de performances des chanteurs est ici une référence pour Mozart, ce qui ajoute à la complexité du tissu dramatique : tous ces fils font des nœuds.

Ce n’est pas contrairement à ce que laisse entendre le programme un opéra-ballet, mais un opera seria (ou plutôt un dramma per musica) avec danses. Confier à un chorégraphe la mise en scène n’a donc rien d’absurde, mais la gestation de l’œuvre lors de sa création, ses influences diverses avec des moments conventionnels (Air d’Arbace par exemple) et d’autres beaucoup plus originaux (l’air d’Idomeneo Fuor del mar…) montre en même temps une œuvre dramaturgiquement bancale et peu unifiée, que la musique de Mozart arrive à unifier, mais pas complètement comme ce sera le cas dans les œuvres ultérieures.

Il est évident que la stylisation de la scénographie, la présence de ces fils essentiellement rouges mais pas seulement, les rideaux de fils dans lesquels se prennent les personnages comme dans des toiles d’araignée qui les emprisonnent, tout cela montre évidemment une situation tragique où tout mouvement est en même temps emprisonnement, comme la cage où des humains sont enfermés autour de laquelle se déroule le quatuor de l’acte III « Andrò ramingo e solo » ou même le monstre marin impressionnant qui est enchevêtrement savant de cercles faits de fils très fins. Il y a de très beaux moments, comme l’escalier monumental qui apparaît au moment où peuple et prêtre de Neptune demandent l’exécution du sacrifice, comme une sorte de référence à l’échelle de Jacob, celle par laquelle on atteint la sérénité divine, tout cela est évidemment du plus bel effet, à l’instar du dernier air d’Elektra dans sa cage cylindrique qui l’étouffe peu à peu : des images fortes qui marquent, tout comme la dernière où un Idomeneo furieux qui laissait la place revient tuer son fils et Ilia, en un mouvement qui n’est pas sans rappeler certains tableaux guerriers de la Renaissance (Saint Georges terrassant le dragon).

Les costumes contribuent aussi à distancier, notamment celui d’Idamante, dont l’ambiguïté joue sur le genre « à l’occidentale » (c’est un rôle de travesti) mais qui est aussi une interprétation des costumes de samurai, qui n’ont rien de « féminin ».

Mais la scénographie est si forte qu’elle contribue, et c’est là une des faiblesses du spectacle, à écraser tout sur son passage, chorégraphie, chant, conduite d’acteurs. J’ai ainsi trouvé la chorégraphie plus « décorative » que dramaturgique, ce qui peut se comprendre dans une œuvre où les danses ont une fonction essentiellement décorative, mais Sidi Larbi Cherkaoui n’est pas un chorégraphe du décoratif. De fait certains moments qui impliquent les chanteurs ont une force notable (les mouvements de liens qui se nouent et de dénouent, l’élégance de Lea Desandre qui réussit à se fondre dans la chorégraphie avec une rare fluidité et une belle élégance. Moins à l’aise Federica Lombardi en Elettra et l’Ilia de Giulia Semenzato qui ne réussissent que partiellement l’exercice. Visiblement les hommes se sont moins prêtés à l’exercice aussi bien l’Idomeneo, assez raide de Bernard Richter que l’Arbace d’Omar Mancini. Il reste qu’élégance ou non, mouvement ou non, les chorégraphies incluant les chanteurs les éloignent d’une présence charnelle qu’on aimerait plus forte, plus prégnante.

Chorégraphie…
Si la scénographie unifie en quelque sorte une œuvre qui reste tributaire de styles divers, comme on l’a vu, la chorégraphie, avec de vrais moments réussis (l’ouverture par exemple) ou certains ensembles impliquant très élégamment les chanteurs, ne réussit pas à emporter la conviction, parce qu’au lieu de tendre le propos, elle contribue à renforcer une esthétique envahissante, qui nous fait voir toute cette histoire à travers des prismes, des filtres divers qui nous éloignent de son propos.

La conduite d’acteurs est en effet dans ce contexte très relative, laissée à l’initiative de chacun, et de la manière dont chacun s’impose sur scène. Les personnages, lorsqu’ils ne sont pas pris dans une chorégraphie, restent raides, compassés, contemplatifs, presque désincarnés et ce Mozart qui est aussi par moments déchirant (Idamante et Ilia) ou pathétique (Elettra) reste au seuil de toute émotion du cœur, même s’il satisfait les yeux.

Il manque la chair du tragique, qui n’est jamais contemplation mais participation, nous assistons à un Idomeneo sous vitrine, performance sous un globe de verre qui peine à nous toucher.

De belles images…
Mozart voulait que sa musique puisse transcender l’hétérogénéité de l’œuvre et certaines maladresses du livret, dont il souffrait (il s’en est ouvert dans des lettres à son père), et avait un fort souci dramaturgique, en résistant à certains chanteurs notamment dans les ensembles : il écrit au ténor Anton Raaff à propos du très célèbre quatuor « Andrò ramingo e solo » :

« Mon cher ! Si j'étais convaincu qu'il n'y avait qu'une seule note à changer dans ce quatuor, je le ferais immédiatement. Seulement, il n'y a aucun autre moment de l'opéra dont je sois aussi satisfait que de ce morceau ; et quand tu l'auras entendu une fois en concert, tu en parleras différemment. J'ai pris toutes les peines possibles pour vous servir convenablement dans vos deux airs : j'en ferai autant pour le troisième, et j'espère y réussir. Mais pour les trios et les quatuors, le compositeur doit avoir les coudées franches ».

Il trouvait notamment le livret trop long, il pensait qu’il n’allait pas à l’essentiel, et dans cette production l’aspect visuel et chorégraphique ne va pas vraiment à l’essentiel et a en quelque sorte écrasé les aspects musicaux et vocaux, de qualité plus formelle que théâtrale, là encore.

Les aspects musicaux
Réunis sous une même bannière, Orchestre de Chambre de Genève et Cappella Mediterranea réussissent une performance flatteuse, un son clair, des attaques précises, une relative énergie, et de très belles fusions de timbres. De ce point de vue ils nous procurent des moments de belle qualité sonore.

Leonardo Garcia Alarcon, l’enfant argentin adopté par Genève, donne par son geste précis, sa rigueur, une exécution qui est techniquement un modèle du genre. On distingue une foule de détails de la partition dans lesquels on se perd presque mais qui révèlent les sublimes trouvailles orchestrales de Mozart : car c’est dans l’orchestre et dans cette manière fluide de lier musique et récitatifs, dans la pratique du récitatif (ici magnifiquement) accompagné que la nouveauté d’Idomeneo se lit.

De ce point de vue, cette direction est à la fois didactique et didascalique.

Mais comme à la scène, il manque à la fosse une incarnation, la présence du tragique, de l’irrémédiable, du presque dérangeant. J’aspire toujours entendre un Mozart contrasté, quelquefois un peu fou, toujours sur la crète de l’onde ou au bord du gouffre, et ici, on entend un Mozart parfait, aux arêtes bien nettes, aux formes dessinées, mais sans accroc, trop sage, pas assez incarné ni théâtral. Comme la production qui le plateau nous donne plus à voir qu’à sentir, le son de l’orchestre est tout en lignes, en fils rouges, mais au sens figuré cette fois, qu’on suit avec plaisir mais qui ne se transforment jamais en filet de sang ou coulées de larmes sinon de laves. Est-ce une question de volume, est-ce l’influence de ce plateau trop « joli » pour un Mozart qui doit faire grincer quelquefois, est-ce quelquefois une linéarité qui laisse trop de côté les contrastes et l’épaisseur ? J’avais faim d’un Mozart tragique, et je me retrouve avec un Mozart un peu trop gentil voire embourgeoisé. J’attendais le théâtre et je suis au salon.

Et pourtant, Alarcon est d’une précision rare dans son accompagnement du plateau et son soutien aux chanteurs, mais eux aussi dans leur ensemble semblent sous la ligne de flottaison tragique, tous en place mais sans qu’aucun ou presque ne perce le plafond de verre.

Les aspects vocaux
Les trois membres du Jeune Ensemble se tirent au total assez bien de leurs rôles, on aurait préféré que la voix de William Meinert ne soit pas amplifiée dans le contexte mais la jeune basse est comme d’habitude, affirmée et soucieuse de diction claire, belle prestation dans le Grand prêtre de Neptune, de Luca Bernard, ténor au timbre affirmé, de grande qualité, et très expressif, enfin, échoit à Omar Mancini le rôle d’Arbace avec son air Se colà ne' fati è scritto de l’acte III, où il se montre un peu tendu, mais avec un impeccable phrasé et un souci de fluidité et de clarté, même si l’aigu final est un poil tiré, mais on peut supposer qu’au fil des représentations il se détendra.

Giulia Semenzato est l’une des voix italiennes qui monte, un de ces sopranos qui vous ravissent en Nanetta de Falstaff où elle a vraiment triomphé à Salzbourg l’été dernier et qui est l’une des chanteuses les plus en vue dans le répertoire Haendélien. Le timbre est frais, la technique assurée, mais elle semble dans Ilia un peu en dessous de ses possibilités habituelles. Le personnage est là, mais la voix a des hésitations, notamment dans son air de départ Padre, germani, addio ! , moins dans le délicieux air d’ouverture du troisième acte Zeffiretti lusinghieri où l’on sent mieux perler la personnalité plus assurée, ainsi que dans les scènes finales. Il reste que son Ilia, qui est une prise de rôle, reste un peu pâle et il est sûr que la mise en scène n’arrange pas les choses, ne permettant pas à sa personnalité, plus forte et surtout plus sensible qu’il n’y paraît ici, de s’épanouir.

Federica Lombardi est Elettra, plus familière du rôle. La voix est assurée, avec une vraie présence même si son premier air Tutte nel cor vi sento est un peu hésitant. Elle se rattrape au deuxième acte dans Idol mio se ritroso  où elle montre du style et une voix mieux dominée et plus expressive, sans être l’Elettra rageuse et déchirée qu’on attend. Federica Lombardi fait désormais partie des voix italiennes qui comptent notamment dans Mozart où elle chante régulièrement la comtesse des Nozze di Figaro ou Donna Elvira de Don Giovanni. Elle suscite ici une légère déception, même si j’apprécie cette chanteuse.

La musicalité, on l’entend immédiatement chez Lea Desandre, alliée à l’élégance, au phrasé et à la tenue en scène. Initialement prévu pour un castrat, le rôle a aussi été réécrit par Mozart pour un ténor (on a entendu Joel Prieto à Rome). En confiant le rôle à un travesti, la dramaturgie vocale oppose Idomeneo, seule voix masculine, à trois variations sur les voix féminines, trois âmes tourmentées et trois couleurs de tourment différentes. C’est un choix musical qui est aujourd’hui très largement partagé.

On peut répéter à l’envi que la voix de Lea Desandre est petite, mais sa manière de la poser, de projeter, et surtout de prononcer fait qu’au-delà du volume, elle sait se faire entendre. De toute la distribution, c’est elle qui est à l’évidence la plus à l’aise avec la mise en scène et la chorégraphie, dont elle fait un atout, prolongeant son chant par les mouvements adéquats, tissant vocalité et fluidité corporelle avec une très grande élégance. Elle fait entendre la musique, elle fait entendre aussi les déchirements, et elle tire aussi partie de ce que la scène lui offre, avec un costume singulier dont elle use avec intelligence. Elle sait émouvoir dans Il padre adorato avec une grande économie de moyens et une vraie pudeur. Sa taille, menue, est aussi un atout parce qu’elle contraste avec l’héroïsation progressive du personnage dont il était question au début de cet article.

Dans toutes les scènes finales et notamment celle du sacrifice, elle garde cette modestie et cette retenue, évacuant tout pathos, mais se concentrant sur le naturel, les accents et la couleur où elle réussit plus que le reste du plateau à transcender la situation, et faire percevoir ce qui manque terriblement à l’ensemble : l’émotion. Grande performance.

Idomeneo est un rôle particulièrement difficile, un de ces rôles pour ténor qui a été distribué à toutes sortes de ténors, de Ernst Haefliger ou Nicolai Gedda, incontestables mozartiens et stylistes de légende, à Luciano Pavarotti ou Placido Domingo qu’on ne présente pas mais en passant aussi par Ian Bostridge. C’est dire l’étendue du spectre possible et c’est dire aussi la nature du rôle et les mille manières dont il peut être coloré. Aujourd’hui, sous l’influence directe ou indirecte de la Baroque renaissance et des performances « HIP » (Historically Informed Performances), les choix semblent se réduire à des voix plus habituées au Bel canto ou au baroque comme Michael Spyres (à Aix en 2022) ou Charles Workman (à Rome en 2019), voire Richard Croft, ténor Haendélien par excellence. L’idée initiale de confier le rôle à Stanislas de Barbeyrac était séduisante, parce qu’à l’élasticité vocale du rôle constatée plus haut répondait une voix qui s’orientait au-delà des ténors mozartiens (Ottavio ou Tamino) qui ont fait sa réputation à Don José de Carmen ou Siegmund de Walküre.

Malheureusement, nous n’entendrons pas son Idomeneo et c’est Bernard Richter, élégant et valeureux ténor, très stylé, dont le Titus en streaming sur la scène du Grand Théâtre (production Milo Rau qui attend encore l’épreuve du public) nous avait impressionné par l’engagement scénique et l’incarnation du personnage dans une mise en scène particulièrement complexe. Les conditions de la mise en scène et la distanciation imposée par le style de la scénographie, les mouvements chorégraphiques font de cet Idomeneo un personnage raide, lointain, sans expression, une sorte de fétiche royal qui se promène de scène en scène : tout cela n’aide pas à l’incarnation et n’aide pas non plus à soutenir le chant. On connaît les qualités du ténor, phrasé impeccable, contrôle du souffle, diction, clarté, mais il se heurte à la double difficulté du rôle en soi (mais il le connaît bien) et surtout de la manière dont ce rôle se présente à la scène, où les expressions sont cachées par le maquillage, et les mouvements entravés par la lourdeur du costume e les exigences chorégraphiques. Alors, on se concentre sur un chant qui reste élégant, souvent séduisant et expressif (notamment à la fin) mais qui se heurte aux difficultés inhérentes à la partition, dont les agilités notamment dans Fuor del Mar, le morceau de bravoure desquelles il se sort assez mal. C’est paradoxal peut-être, mais cette mise en scène écrase les personnages, et les fragilise, et du même coup fragilise les performances. On a connu Bernard Richter plus à l’aise, mais il reste un des vrais chanteurs de ce temps et de ce répertoire, il sait surtout faire transpirer ce qui manque à ce spectacle, l’humanité, la sensibilité, peut-être plus dans les récitatifs et les ensembles que les airs proprement dit.

Anatomie d’une chute…

Cette production nous fait vivre un réel paradoxe : incontestablement, c’est une réussite esthétique, incontestablement, le Grand Théâtre a réuni une distribution parmi les plus adéquates aujourd’hui faite d’artistes qui chantent Mozart ou le répertoire baroque sur toutes les grandes scènes internationales sous la direction d’un chef reconnu et fêté.

Et pourtant, cela ne fonctionne pas.

C’est justement parce que cela ne fonctionne pas que les spectateurs doivent aller voir ce spectacle très digne, pour comprendre ce qui doit faire nécessité à l’opéra et notamment chez Mozart. En effet, sans se confronter à ce qui fonctionne mal, on ne peut guère se construire une compétence de spectateur.

’erreur à mon avis est d’avoir surchargé les aspects visuels et formels, scénographie, costumes, chorégraphie, qui loin de mettre en valeur la musique, la dramaturgie et les personnages, éloignent de nous l’essentiel, faisant de tous les aspects musicaux un accompagnement et non le centre du propos. Nous ne sommes pas dans une Gesamtkunstwerk.

Du même coup, la musique de Mozart apparaît quelquefois affadie, victime du contexte, comme ces couleurs qui s’effacent sous un trop grand soleil. Le drame, les déchirures, les plaies disparaissent sous l’esthétique et les rares choix dramaturgiques (notamment le final et le « coup d’Etat » d’Idomeneo) virent au contresens. Quand la forme étouffe la substance, elle étouffe en même temps ce qui fait le théâtre.

Enfin, dernière remarque, on ferait bien dans les officines artistiques des théâtres, des agences, des centres de formation, de s’interroger sur la nature du chant mozartien, perverti aujourd’hui par l’esthétisme ambiant, le goût de l’euphémisme et le refus du couteau dans la plaie, comme le dit Sergio Morabito dans l’article que nous reproduisons dans le Blog du Wanderer et comme le disait aussi Markus Hinterhäuser, intendant du Festival de Salzbourg, dans l’interview qu’il nous avait accordée (voir ci-dessous). La plaie c’est ce qui fait le théâtre, depuis les grecs, pas les fils rouges.

"Idoménée" tisse les liens du chant et de la danse

Pierre Géraudie – Olyrix.com – 25 février 2024

source: https://www.olyrix.com/articles/production/7405/idomenee-roi-de-crete-mozart-va…

 

Après Les Indes Galantes de Rameau chorégraphiées par Demis Volpi en 2019, et l’Atys de Lully par Angelin Preljocaj en 2022, l’opéra-ballet fait son retour au Grand Théâtre de Genève avec une production d’Idoménée (Mozart) par Sidi Larbi Cherkaoui, ayant littéralement plusieurs cordes à son arc .

Sidi Larbi Cherkaoui signe la chorégraphie et la mise en scène de ce spectacle soulignant combien la mythologie demeure contemporaine (et combien les antiques guerres de pouvoir, dont celle de Troie, sont aussi des échos aux conflits qui aujourd’hui encore continuent de troubler l’histoire moderne). Lui, l’homme du mouvement, Directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève, en est persuadé : entre la tragédie grecque et le monde tourmenté d’aujourd’hui, des liens peuvent assurément être noués, et d’ailleurs au sens littéral du terme. Ainsi, dans son souhait de donner ou de rendre à ce nouvel Idomeneo genevois un propos moderne, ou en tout cas atemporel, le chorégraphe déjà rompu à la mise en scène d’œuvres lyriques (dont un remarqué Pelléas et Mélisande in loco), fait-il ici appel aux talents de Chiharu Shiota pour sa scénographie. Connue pour son travail autour des matières tissées, la plasticienne japonaise a sa conception toute personnelle du lien. Le lien entre les époques, entre les êtres et les âmes déchirées, ici matérialisé par ces éléments qui constituent la base du contexte et du décor : des fils et des cordes.

Descendues des cintres, enchevêtrées sur scène, secouées de cour à jardin pour figurer une nature qui se déchaîne et des flots devenus incontrôlables : ces liens sont l’authentique fil conducteur scénique de ce spectacle où, renforcées par les vives et minutieuses lumières de Michael Bauer, les cordes permettent aussi de dessiner des fenêtres et des escaliers, de suggérer un temple, et même de matérialiser un sablier façon vortex (symbole de la course folle du temps, que même le volcanique Neptune ne peut maîtriser).

Il y a aussi cet assemblage d’abord énigmatique et franchement abstrait, formé d’un entrelacs d’arceaux virevoltants, et qui demande quelque instant avant de saisir qu’il s’agit là du fameux monstre marin envoyé par Neptune. Reste que, globalement, les effets visuels ainsi produits, dominés par un rouge sang, sont captivants, conférant sa fantasmagorie et féerie au propos déjà légendaire également servi par les costumes fort à propos d’un fameux nom de la haute couture japonaise, Yuima Nakazato. Des habits d’où se distinguent deux partis-pris : celui de marquer clairement la distinction entre Crétois et Troyens, usant de robes et capes aux teintes bleutées pour les premiers, et blanches (mais bientôt rougies par le sang) pour les seconds. Celui aussi de marquer le côté androgyne d’Idamante (qu’une robe à plumes rapproche malgré tout d’une figure féminine), fidèlement au souhait du metteur en scène d’abolir la « délimitation des genres ».

 

Une direction d’acteurs réglée au cordeau

Et s’il y a donc profusion de cordes, cordes pour unir, retenir et même malmener les corps, le lien se trouve aussi matérialisé par la danse omniprésente. Si les danseurs du Ballet maison et de la compagnie Eastman (celle du metteur en scène) sont à ce titre largement mobilisés, entre cabrioles et figures de breakdance proches du contorsionnisme, les chanteurs eux-mêmes doivent aussi donner dans le mouvement des corps, la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui entendant se faire le prolongement de leurs états d’esprits et tourments intérieurs, comme si âmes et membres étaient unis par un lien invisible. En résultent des gestes tout en emphase et expressivité, un bras violemment projeté pour dire la colère, une main sur le visage pour exprimer la tristesse, et toujours des mouvements qui visent au plus juste dans un spectacle où, précisément, le mouvement se fait permanent quitte à se faire par instants très mécanique (ainsi de ce quatuor de l’acte III où l’émotion émanant de ce sommet d’esthétique mozartienne appellerait sans doute davantage de naturel dans les déplacements de personnages, qui à tout le moins respectent à la lettre une direction d’acteurs réglée au millimètre).

Le geste pour dire et exprimer, donc, mais le geste vocal évidemment aussi. Pour sa prise de rôle, Lea Desandre se montre aussi à l’aise dans l’exercice de la danse (un art qu’elle a longtemps pratiqué) que dans celui de l’éloquence chantée, conférant à son Idamante tout ce qu’il faut de noblesse d’émission, de pureté de ligne et de sensibilité mozartienne dans le phrasé. Un prince qui vient aussi bien illustrer la tendresse (envers son père) que le courage (face au monstre), mais qui, dans un finale étonnant (car transformé), se voit sacrifié par la figure paternelle au côté de son amante Ilia.

Ilia, princesse de Troie, est ici portée par Giulia Semenzato, dont le suave soprano cherche moins l’implacable sonorité que la démultiplication des couleurs, avec un attrait naturel pour des aigus où la voix gagne en rondeur et relief.

Le rôle d’Elettra est confié à la valeureuse Federica Lombardi, donnant moins dans la froide colère que dans une forme de fatalisme face à l’indifférence d’Idamante. Les changements de registre sont parfois heurtés lorsqu’il s’agit de s’écarter d’un médium plutôt charnu, mais la voix sait toujours se faire vibrante et expressive.

Dans le rôle-titre, Bernard Richter (remplaçant Stanislas de Barbeyrac, souffrant) sert les intérêts d’un personnage autoritaire sans être despote, lui qui incarne ici, à en croire l’intention scénique, ces hommes de pouvoir qui ne sont pas prêts à le céder. Avec son ténor ample et assuré, et sa ligne de chant dont la noblesse parvient à effacer quelques scories dans les aigus, il s'acquitte de son royal rôle avec un indéniable investissement scénique.

En Arbace, Omar Mancini laisse entendre un timbre quelque peu nasal qui n’enlève rien à la musicalité d’un ample outil de ténor qui parvient à toucher juste dans son grand air de l’acte III. Luca Bernard prête un ténor vif et juvénile au rôle du Grand prêtre de Neptune, quand William Meinert use d’une imposante voix de basse (ici amplifiée) pour camper un Oracle surgi des ténèbres.

À la tête d’une phalange composée de musiciens de sa Cappella Mediterranea et de l’Orchestre de Chambre de Genève, Leonardo García Alarcón (déjà aux manettes lors des deux derniers opéras-ballets donnés in loco), dont les gestes énergiques s’adressent tant aux musiciens et chanteurs qu’aux danseurs, imprime un rythme toujours soutenu et dessine des contrastes toujours bien creusés, obtenant notamment de ses cordes une constante éloquence sonore. Quant au Chœur du Grand Théâtre de Genève, ici largement sollicité, il se fait toujours impeccable et saisissant d’homogénéité, contribuant lui aussi à la réussite d’une production largement applaudie par le public.

Idomeneo, re di Creta

Christian Jaeger – Operagazet.com – 25 février 2024

source: https://operagazet.com/idomeneo-in-genf/?lang=de

 

Nicht häufig kann man Ballettdirektoren als Inszenierer von Opern erleben, wie in diesem Fall Sidi Larbi Cherkaoui, den ehemaligen Ballettdirektor der Ballett Vlaanderen Antwerpen und seit 2022 Designierter des Ballet du Grand Théâtre de Genève, welcher uns diese seltene Erfahrung zuteilwerden lässt. Seiner Biographie ist zu entnehmen, dass ihn die interdisziplinäre Zusammenarbeit mit visuell gestaltenden Künstlern, Modeschöpfern, Designern mit Leidenschaft erfüllt, wie beispielsweise 2018 für seine Inszenierung von Debussys Pelléas et Melisande in Antwerpen, welche unter Mitwirkung von Marina Abramović erfolgte. Deren ehemalige Schülerin, die in Berlin lebende japanische Installations- und Performance-Künstlerin Chiharu Shiota, zeichnet nun beim Genfer Idomeneo für das Bühnenbild verantwortlich, wobei wir Kostüme des japanischen Modeschöpfers Yuima Nakazato bewundern dürfen. So darf man den Genfer Idomeneo, welcher eine Koproduktion der «Nationale Opera & Ballet Amsterdam» und der «Théâtres de la Ville de Luxembourg» ist, in der Tat als Gesamtkunstwerk bezeichnen, welches nicht nur Opernliebhaber zufriedenstellt, sondern auch Liebhaber des modernen Tanzes und der Haute Couture auf ihre Kosten kommen lässt.

Ein veritables Kunstwerk

Absolut sehenswert und allein schon den Besuch des Genfer Idomeneos lohnend war das von Chiharu Shiota gestaltete spektakuläre Bühnenbild, welches ihr Markenzeichen, den roten Faden, in Japan ein Symbol für die Verbundenheit zweier Menschen, in vielfältiger Weise das Werk und die Musik äusserst gut unterstützend in Szene setzte. Das Bühnenbild war ein veritables Kunstwerk, unterstützt durch die dramatische Beleuchtung (Lichtdesign: Michael Bauer), wobei die stete Veränderung der roten Fäden, sei dies in Form einer Wand, eines Vorhangs oder Sturms und in Wellenbewegung imitierender Form, die Handlung oder die Empfindung der Musik in bestechender Weise aufgriffen.

Gekonnt komplementär zum Bühnenbild erwiesen sich die wunderschönen Kostüme von Yuima Nakazato, deren Stil und Einfluss nicht genau auszumachen war. So erinnerten die Kostüme teilweise an die Kleidung von buddhistischen Mönchen, von den Elfen aus «Lord of the Rings» oder von Massai-Kriegern, welche eine besonders ästhetische Einheit mit den mitreissenden Choreographien von Sidi Larbi Cherkaoui, vorgetragen durch die Tänzerinnen und Tänzer des Balletts des Grand Théâtre de Genève und des Eastman Ballett, der Truppe von Sidi Larbi Cherkaoui, und Mozarts Musik bildeten, bei welchen tänzerisch Sturm, Drang, Wellen, Wind, Leiden und Hoffnung allegorisch dargestellt zu sein schienen.

Die Inszenierung von Sidi Larbi Cherkaoui entfaltete sich im Fluss der Musik, wobei nicht immer die Ursprungshandlung der Oper, jedoch stets die Anlehnung seiner Inszenierung an die Musik Mozarts sowie an eine übergeordnete Idee und Symbolik erkennbar waren. Etwas ratlos blieb man im lieto fine zurück, wo Ilia und Idamante tot zu sein oder zumindest zu schlafen schienen, und Elettra an der Hand Idomeneos triumphierend herumgeführt wurde.

Äusserst zufriedenstellend und auch beeindruckend war die Leistung des Neuenburgers Bernard Richter in der Rolle des Idomeneo, welcher stilsicher und mit wohlklingender, strahlend kräftiger Stimme sang und im «Fuor del mar», trotz des gejagt wirkenden Tempos Leonardo García Alarcóns, die halsbrecherischen Koloraturen bravourös meisterte und dem Publikum keinen einzigen Ton schuldig blieb.

Lea Desandre, welche zwölf Jahre lang klassischen Tanz studiert hatte, begeisterte in der Rolle des Idamante in ihrer Auftrittsarie «non ho colpa» mit der phänomenalen Leistung während des Singens, mit ihrer hellen, reinen Stimme, eine komplexe, perfekt auf den Fluss der Musik abgestimmte Choreographie zu tanzen, welche an sich, ohne gleichzeitig zu singen, schon eine grosse Schwierigkeit darstellen würde. Absolut verblüffend.

Bei der samtig voluminösen Stimme Federica Lombardis, welche in ihrem Auftrittskostüm etwas an die Norma erinnerte, glaubte man einen Spintoanteil herauszuhören, welcher der Rolle der Elettra äusserst gut bekam. Sie meisterte die schwierige Rolle problemlos, sang die lyrischen Passagen wunderschön flutend, die Pianissimi in den hohen Lagen sicher und intonationsrein; die keifend, giftig klingenden Staccati gegen Schluss des «D’Oreste, d’Aiace» gelangen präzise und effektvoll.

Giulia Semenzato in der Rolle der Illia, überzeugte durch die Reinheit und das helle Timbre ihre Stimme; die Rollengestaltung liess jedoch etwas an Profil vermissen.

Omar Mancini, in der Rolle des Arbace, ist Mitglied des «Jeune Ensemble» des Grand Théâtre de Genève und konnte schon in der Produktion des Rosenkavalier in diesem Hause als «Italienischer Tenor» überzeugen. Die Koloraturen der grossen Arie des Arbace «Se colà ne‘ fati è scritto» sang er sauber und mit kontrolliert geführtem Atem, wobei er die Kadenz mit einem beeindruckenden C♯ abschloss, welches das Publikum zu einem der eher seltenen Szenenapplause des Abends animierte.

Einen bleibenden Eindruck hinterliess der grossgewachsene Zürcher Luca Bernard, ebenfalls Mitglied des «Jeune Ensemble» des Grand Théâtre de Genève, mit seinem raumeinnehmenden Auftritt als Oberpriester des Neptun, als er einer scheinbar aus dem Nichts kommenden gigantischen Treppe, umgeben von mystischem, rot beleuchtetem Nebel, gekleidet in ein Kostüm, welches an einen Massai-Krieger erinnerte, herunterschritt, was in der Wirkung höchst dramatisch und effektvoll war. Trotz der kurzen Rolle, überzeugte Luca Bernard gesanglich mit seiner wohlklingenden, leicht melancholischen, lyrischen Stimme, welche vorzüglich zur Rolle eines Nemorino oder eines Ernesto passen würde. Wir sind auf die weitere Entwicklung dieses Sängers gespannt.

In der Rolle der Stimme des Orakels konnten wir William Meinert, auch er Mitglied des «Jeune Ensemble» des Grand Théâtre de Genève, erleben, dessen eindrucksvoll sonorer Bass sich vorzüglich für das russische Repertoire eignen würde.

Wunderschön gerieten die Solostellen der beiden Kreterinnen und der zwei Trojaner im Chor «Nettuno s’onori», gesungen von Mayako Ito, Mi Young Kim, Rodrigo Garcia und David Webb, dessen schönes, im Quartett durchscheinende Timbre aufhorchen liess.

Zusammenfassend eine äusserst sehenswerte, zufriedenstellende Produktion des Idomeneo, bei welcher man sich lediglich in der musikalischen Behandlung des vorzüglich spielenden Orchesters etwas mehr Spannung und Auslotung der dynamischen Grenzen gewünscht hätte. Unbedingt hingehen.

"Idoménée" de Mozart tisse en rouge sans s’effilocher

Thibault Vicq – opera-online.com – 23 février 2024

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/thibaultv/au-grand-theatre-de-geneve-id…

 

Dans Idoménée, quelque chose de tapi se tient prêt, attend le bon moment, pour frapper, pour révéler le passé, pour mettre les personnages devant le fait accompli. Le Destin, les dieux ? Pas seulement. Le troisième opera seria de Mozart est gorgé du poids de la guerre de Troie et traîne ses vaincus, fait état d’un nouvel échiquier politique, tait les arrangements d’un roi tout en le perçant pourtant à jour. L’amour entre le Crétois Idamante et la Troyenne Ilia ne pourrait exister aussi distinctement sans le passif belliqueux des deux territoires, ni même sans la mise à l’écart d’Elettra, dévouée en sens unique à Idamante. Au milieu de peuples déchirés, Idoménée incarne l’incompréhension du pouvoir, le règne inconscient. De ces matériaux affectifs disparates naît une collaboration artistique unique pour ce nouveau spectacle du Grand Théâtre de Genève (GTG), en coproduction avec le Dutch National Opera d’Amsterdam et les Théâtres de la ville de Luxembourg. Suite à un Pelléas et Mélisande avec la performeuse Marina Abramović, le metteur en scène et chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui (également directeur du Ballet du GTG) mobilise, à la scénographie, Chiharu Shiota, primordiale plasticienne des fils entortillés ou surplombants (de préférence rouges), et des robes tournant sur elles-mêmes. La coopération coule de source, dans une ensorcelante lecture labyrinthique, équidistante d’un aboutissement visuel ultime et d’une stimulation cérébrale fortifiante.

Dans la danse, Sidi Larbi Cherkaoui se fait passeur de narration, et exprime autant le moment que la chronologie dans laquelle celui-ci se trouve. Il utilise les volumes de Chiharu Shiota non seulement comme espace chorégraphique d’un état de conscience, mais également comme un outil polysémique de mise en scène, à travers les épaisseurs concrètes qu’ils offrent, de la corde jusqu’au cordon. Il n’hésite pas à prendre de l’avance ou du recul sur le ressenti des personnages, grâce à un traitement omniscient qui superpose les temporalités. Il penche pour la puissance par la douceur et le contournement, avec un vocabulaire plastique et symbolique (où chacun y verra ce qu’il y souhaitera), qui trouve son extrémité dans le corps, la matière, les plis et les âmes, en s’attardant sur les ambigüités et les contradictions. La richesse des tableaux et des configurations, la cinétique de sens et d’étourdissement du spectateur (un peu à la manière de Gaspar Noé au cinéma) n’entraîne pourtant pas Idoménée dans une succession de vignettes performatives, car Sidi Larbi Cherkaoui revient toujours à l’émotion pure, celle de deux mains qui se rejoignent ou de deux corps qui osent finalement se toucher. L’extraordinaire force de cette proposition réside dans son effet papillon, le fait que tout y soit interdépendant, permettant ainsi tant la centralisation que le déploiement d’une cartographie émotionnelle par la réunion des arts. L’opéra au XXIe siècle, c’est cela !

Côté instrumental, Leonardo García Alarcón continue sa percée au GTG dans les opéras-ballets – les circonstances créatives pourraient apposer cette étiquette à cette version d’Idoménée –, après Les Indes galantes en 2019 et Atys en 2022. Le rassemblement de Cappella Mediterranea et de l’Orchestre de Chambre de Genève s’opère dans l’entrelacs des sonorités, par des cordes beurrées, des bois un peu durs et des cuivres assumés. La baguette du chef insiste sur les temps forts, alors que les syncopes, et plus généralement l’intérieur des mesures, perdurent un peu trop dans une certaine neutralité. Pourtant, l’approche engendre une non-routine favorable pour garder intactes les surprises harmoniques, sans pour autant retrouver la spontanéité qui fait le sel des interprétations habituelles du chef. Leonardo García Alarcón se mue en aquarelliste pour les instants de quiétude, et concède au staccato un travail précis de fourmilière. Il manque en revanche le spectre rôdeur de la fin proche, touchant les personnages, et que les sursauts percussifs ne sauraient proférer seuls.

Le Chœur du Grand Théâtre de Genève joue ce rôle d’intermédiaire. Avec la préparation des plus abouties de Mark Biggins, il dégaine une sensationnelle palette des recoins de soi, de l’entre-voix et du groupe, il cisèle ses intentions. L’Ilia de Giulia Semenzato prend la voie d’un légato mis bout à bout, en écho aux liens tendus dans la scénographie. Le timbre superbement juvénile s’alignement pleinement avec la prise de conscience progressive du personnage et son acclimatation à la violence crétoise. Elle synthétise l’accumulation des sentiments en un chemin de fer dont elle ne dévie jamais, et qui dépeint à l’arrivée une femme complètement différente de celle qu’elle était au départ. Bernard Richter érige l’apaisement en marque de fabrique de son Idoménée. Chaque note compte dans ses récitatifs, qui se reçoivent en modèles d’expression. Si les tricotages des airs ne sont pas toujours abordés sereinement, on ne peut que saluer l’authentique histoire qu’il raconte tout au long de la soirée : celle d’un roi à la tyrannie qui s’ignore. Rien n’arrête Lea Desandre, à l’abordage des lignes d’Idamante sur une rampe de lancement à l’émission toujours soignée, mais qui n’évite pas une démarche un peu mécanique. Federica Lombardi prête assez abruptement sa voix à Elettra, souvent par excès de longueur et de pleurs, et sans grande subtilité de nuances. L’éclairant Omar Mancini (Arbace) et le vaillant Luca Bernard (Grand Prêtre de Neptune) placent leur chant à la complétude de l’enjeu dramatique, le même qui, dans cette production, transfigure la musique de Mozart.

"Idoménée" de Mozart dans la version de Sidi Larbi Cherkaoui

Nicolas Villodre – cult.news – 23 février 2024

source: https://cult.news/scenes/danse/idomenee-de-mozart-dans-la-version-de-sidi-larbi…

 

Alors que s’achèvent les carnavals de Rio ou de Bâle et que se tient celui de Nice, le Grand Théâtre de Genève programme l’opéra Idomeneo, re di Creta (Idoménée roi de Crète), précisément commandé à Mozart par l’électeur de Bavière pour être présenté  à Munich, à la Mi-Carême, en 1781. Deux siècles et demi plus tard, Sidi Larbi Cherkaoui emboîte le pas au chorégraphe Claudius Le Grand, signant et la danse et la mise en scène.

Une tragédie-ballet

Pour sa première création d’opéra au GTG, Sidi Larbi Cherkaoui a écrit la chorégraphie et dirigé les artistes sur le plateau. Tout naturellement – ou sur-naturellement, dix d’entre eux apparaissant, vêtus de blanc tels des spectres ou des Pierrot lunaires de pantomime -, l’œuvre s’ouvre par la pose au sol par les danseurs machinos des fils du canevas, de la trame ou du drame tandis que fait son entrée l’héroïne Ilia, apparue du diable Vauvert (= du fond du décor) pour – d’ores et déjà – dire au revoir avec son aria « Padre, germani, addio! ». Tout alors est léger, la brise océane et la danse des neuf interprètes du Grand théâtre et de la compagnie Eastman. Les mouvements sont moelleux, délicats, en parfaite synchronie avec la musique live, nette et précise, dirigée de main de maître par le chef Leonardo García Alarcón.

Bien sûr, tout se gâte par la suite, l’auteur du livret, l’abbé Giambattista Varesco ayant copié-collé celui, byzantin, surchargé de héros antiques et d’invraisemblables rebondissements, écrit en 1712 par Antoine Danchet pour la composition d’André Campra, texte qu’adorait, dit-on, l’épouse de l’électeur bavarois, Élisabeth-Auguste de Palatinat-Soulzbach. Le « trop de notes»qui a pu être reproché, d’après Milos Forman, à Amadeus, trouve son équivalent dans l’impression de «trop de mots» dans le livret de Varesco. Dans le programme d’Idoménée, Jean-Philippe Grosperrin indique que Mozart souhaitait « abréger la scène d’agnition entre le roi et son fils ». Qu’il l’ait voulu ou non, le ratio récitatifs-arias penche, comme la plupart du temps dans l’opéra, en faveur des mots.

Un opéra cousu de fil rouge

Suivant l’axiome « Vers l’orient compliqué, je voguais avec des idées simples » Sidi Larbi Cherkaoui a été surtout sensible au thème du « roi qui refuse d’abdiquer, qui préfère conserver le pouvoir au risque de sacrifier son fils et de mettre en péril l’avenir des générations futures ». Laissons aux spécialistes l’évaluation de l’apport mozartien en matière d’opera seria et notons la modernité de l’œuvre, ne serait-ce que dans le processus de fabrication de ce qui relève aussi du genre tragédie-ballet. Le musicien prodige œuvrait en « télétravail » – en « distantiel» -, c.à.d. par correspondance avec son père (sévère), son auteur, son décorateur et son chorégraphe. Dans la version de Cherkaoui, si nous n’avons pas été totalement convaincu par le flou et les froufrous des tenues néo-antiques, il n’en est pas de même de la scénographie de Chiharu Shiora, cousue de fil rouge, mise en valeur par les lumières de Michel Bauer qui évoque la mer (Rouge et Égée), la voilure de petits navires, la tempête voulue par Poséidon et rappelle par instants l’art cinétique de Soto, les épures géométriques et les symboles maçonniques du siècle des lumières.

La chorégraphie ne vise jamais à rivaliser avec la partition, parfaitement restituée par les chœurs du GTG, de la Cappella Mediterranea et l’Orchestre de chambre de Genève. La danse a une fonction d’appoint. Nous en avons apprécié la gestuelle fluide d’ensemble, les variations enveloppantes de la suivante du monarque et du hip-hopeur évoluant « en playback» sur la grosse voix de l’Oracle resté dans l’ombre (William Meinert).  Comme Mozart, comme Le Grand, Cherkaoui soigne les mouvements du chœur. Avec les tombés et montées de rideaux et les pluies de fils rouges, ces mouvements scandent l’écoulement jusqu’à son climax, la scène de terribilità conclusive. Nous ont touché les interprètes lyriques Bernard Richter dans le rôle-titre, Omar Mancini (Arbace). Et la prestation vocale et gestuelle toujours juste de Lea Desandre dans un rôle d’homme, celui d’Idamante : certainement la révélation de la soirée.

"Idoménée" effiloché par Sidi Larbi Cherkaoui

Jacques Schmitt - ResMusica.com - 23 février 2024

source: https://www.resmusica.com/2024/02/23/a-geneve-idomenee-effiloche-sidi-larbi-che…

 

Avec cet Idomeneo, rè di Creta de Mozart au Grand Théâtre de Genève, le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui se fourvoie dans sa mise en scène en favorisant l'esthétique du décor de Chiharu Shiota au détriment de la narration et de la direction des acteurs.

« Qu'importe de violer l'Histoire, pourvu qu'on lui fasse de beaux enfants ! » lançait Alexandre Dumas à ses détracteurs. Et c'est bien ce que fait Sidi Larbi Cherkaoui dans sa mise en scène de cet Idomeneo, rè di Creta de Mozart. D'abord la transgression de la mythologie parce que rien n'est moins certain qu'Idoménée immola son fils sur l'autel de Poséidon, mais aussi celle du livret de l'opéra de Mozart. En effet, conformément à la préfiguration du compositeur « d'honorer les héroïnes du pardon (la Comtesse des Noces de Figaro) et de l'épreuve réussie (Pamina de la Flûte Enchantée), rien ne justifie qu'Idoménée assassine Idamante et Ilia et qu'ainsi il retrouve sa couronne, et qu'au passage il épouse la chipie de service, Elettra ! Rien, sinon respecter le fil rouge de cette saison du Grand Théâtre de Genève placé sous le signe des « Jeux de pouvoir ».

Et du fil rouge, ce n'est pas cela qui manque dans ce spectacle. En faisant appel à la plasticienne japonaise Chiharu Shiota, c'est une pléthore de fils, de cordes, de maillages, de filets tombants des cintres qui servent de décor et d'accessoires dérisoires à toute cette soirée. Certes, les effets visuels sont beaux mais lorsqu'on a torsadé toutes ces ficelles, qu'on les a remises en place, qu'elles sont descendues des cintres pour y remonter pour en redescendre aussitôt, on se lasse de ce spectacle qui s'effiloche peu à peu. D'autant plus que ces rideaux de cordes n'amènent rien à la dramaturgie de l'opéra.

Alors que le chorégraphe Anjelin Preljocaj avait magistralement réussi sa mise en scène d‘Atys de Jean-Baptiste Lully en mars 2022 sur cette même scène, Sidi Larbi Cherkaoui s'empêtre dans une expression chorégraphique qu'il cherche à plaquer sur l'opéra de Mozart. N'ayant peut-être pas un sens du théâtre aussi aiguisé que celui du chorégraphe français, il privilégie la danse, sa danse, à la direction d'acteurs. La chorégraphie si particulière de Sidi Larbi Cherkaoui ne parvient pas à s'insérer ni dans la musique de Mozart, ni dans l'intrigue de cette œuvre. Ainsi, bien vite, les danseurs parasitent l'action des chanteurs forcés, plus que désireux d'imiter la gestuelle des chorégraphies. On assiste alors à des chanteurs dansant (souvent) maladroitement dans des déplacements stéréotypés incompatibles avec la trame de l'intrigue. Pire. Quand on connait tant soit peu l'art lyrique, on ne comprend pas l'exigence d'un Sidi Larbi Cherkaoui demandant à Idoménée de se contorsionner dans le squelette d'une barque tout en chantant un air parmi les plus difficiles de tout le répertoire.

Derrière cette agitation continuelle de danseurs traversant la scène à grands renforts de mouvements de bras, de poignets et de mains, sans que toute cette frénésie ne donne sens à l'action, le spectacle du chant s'en trouve dévalorisé. Et pourtant, comment ne pas reconnaître la volonté de bien faire de chacun ? Toutefois, sans pouvoir s'exprimer dans leur langage artistique, les chanteurs se retrouvent bientôt dans la simple élocution de leur rôle sans y imprimer la valeur du dire, de l'expressivité. Ainsi, on assiste à une récitation et non plus à une interprétation.

Notons cependant que la mezzo-soprano Lea Desandre (Idamante) s'avère très à l'aise tant vocalement que scéniquement. Dans un costume emplumé, ne reflétant aucunement son rôle masculin (ce qui ajoute à la confusion), la mezzo-soprano distille un chant de belle facture et en phase avec l'esprit mozartien. À ses côtés, la soprano Giulia Semenzato (Ilia) apparait honnête sans plus avec un chant qui, si elle possède toutes les notes de la partition, ne transcende jamais le personnage d'amoureuse qu'elle incarne. Il en est de même de la mezzo italienne Federica Lombardi (Elettra) qu'on aurait aimé plus concernée, jusqu'à la rage peut-être, d'être délaissée par Idamante. Ces deux dernières interprètes donnent un sentiment de manque de technique vocale, leurs vocalises laissant quelque peu à désirer. Remplaçant Stanislas de Barbeyrac qui a déclaré forfait pour cause de maladie, le ténor suisse Bernard Richter (Idoménée), pourtant encensé dans nos lignes pour son Idoménée à l'Opéra de Vienne en 2019, donne une prestation décevante. Dès les premiers accents de son Vedromi intorno on le sent gêné aux entournures. On espère qu'il ne s'agit que d'une légère appréhension de la Première ; malheureusement dans son second air, Fuor del mar, il confirme sa méforme avec une voix souvent détimbrée et des vocalises savonnées.

Ces insuffisances vocales de la majeure partie des rôles principaux laissent l'auditeur en manque d'émotions. Il faut attendre la dernière heure du spectacle pour qu'enfin un bruissement émotionnel parcoure le théâtre. À l'occasion de la scène où le confident d'Idoménée se lamente des vicissitudes de la cour, la voix étrange mais si intéressante de Omar Mancini (Arbace) apporte une note musicale intense dans un décor réduit à un grand espace noir habité par un grand escalier fuyant en une grande courbe vers un fond de scène noyé de brouillard. Alors que le ténor Luca Bernard (Le Grand Prêtre), à la présence vocale imposante, incite Idoménée au sacrifice d'Idamante, le Chœur du Grand Théâtre de Genève jusqu'ici impeccable de précision, enveloppé par un soudain accord de la fosse, se transcende dans un Oh voto tremendo ! totalement bouleversant. Moment suspendu d'une bonne dizaine de minutes où le décor, enfin immobile, vient subitement habiter l'intrigue. Instants bénis de courte durée laissant bientôt place aux gesticulations et agitations de ce spectacle.

À servir l'admirable musique de Mozart, l'orchestre de la Cappella Mediterranea adéquatement renforcé par des éléments de l'Orchestre de Chambre de Genève fait merveille, sous la baguette attentive, dynamique et superbement musicale de Leonardo García Alarcón. Il mérite la plus large part des applaudissements d'un public quelque peu partagé sur ce spectacle.

Dans l’enchevêtrement d’"Idomeneo"

Hugues Rameau-Crays – Classique-c-cool.com – 23 février 2024

source: https://www.classique-c-cool.com/critiques/2024/2/23/dans-lenchevtrement-didome…

 

Le Grand Théâtre de Genève est une scène européenne d’importance avec, en ses murs, un chorégraphe très en vue. Lui confier la mise en scène d’un chef-d’œuvre mozartien pour réunir tous les arts est-elle une bonne idée ? Réponse…

Sidi Larbi Cherkaoui a pris la direction du ballet du Grand Théâtre de Genève en 2022. Le chorégraphe à la renommée internationale poursuit un parcours singulier qui, après la création d’Eastman, sa propre compagnie, l’a conduit à la tête du Ballet Vlaanderen à Anvers avant qu’il ne jette l’ancre sur les bords du lac Léman. Des vents favorables ont poussé la direction de l’institution suisse à la croisée des chemins avec Leonardo García Alarcón. Le chef poursuit ici-même l’exploration du répertoire de l’opéra-ballet, après Les Indes Galantes de Rameau en 2019 et Atys en 2022. Comme le chef-d’œuvre de Lully, Idomeneo de Mozart ne s’inscrit pas à proprement parler dans ce genre typiquement français même si quelques scènes se prêtent particulièrement à la danse. Les mélomanes très à cheval qui sont venus découvrir la toute nouvelle production, ce mercredi 21 février 2024, ont sans doute eu la sensation d’embarquer sur une galère. Les autres se sont laissé porter par le flot des mouvements d’un chorégraphe qui signe sa cinquième mise en scène d’opéra.

Suivre les fils de l’intrigue chantée, dansée et jouée en rouge et bleu

Il y a une évidente difficulté à réunir les arts de la danse et ceux de la scène à l’opéra où l’un des sempiternels débats est « Prima la musica e poi le parole ? ». Avec cette nouvelle production, l’on pourrait ajouter : « Et quid de la danse ? » car Sidi Larbi Cherkaoui est avant tout un chorégraphe qui doit relever de multiples défis. Après l’ouverture musicale où évoluent les danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et d’Eastman, le personnage d’Ilia (Giulia Semenzato) dans la première scène danse également. Elle reste accompagnée par la troupe qui traduit par le geste la confusion de son sentiment amoureux. Ainsi posé, le dispositif évoluera dans un lacis de scènes souvent mouvementées, parfois statiques ou seulement chorégraphiées. Le décor fait de cordes nouées ou enchevêtrées en tous sens accentue l’abstraction de la mise en scène où les chanteurs sont également comédiens et danseurs. Larbi ne perd jamais le propos et acquiert même une lisibilité inédite notamment grâce aux costumes magnifiques de Yuima Nakazato. Les Grecs esclaves sont revêtus de blanc bientôt maculé de sang tandis qu’Idomeneo et son fils Idamante sont apprêtés du même bleu sombre et froid, avec une jupe ou une cape de plumes tout à fait royale. La fin tragique qui fait du roi de Crète un despote surprendra certainement mais les habitués des spectacles de Cherkaoui retrouveront ses marqueurs, corps qui tombent, symétrie des mains et virtuosité du mouvement avec également la géniale fusion de l’éclectisme où excellent tous les danseurs. Le metteur en scène surprend souvent avec des images fortes et marquantes comme un vrai esthète qui n’a pas oublié de créer de la magie.

Un plateau ensanglanté menacé par une installation

Dans cette histoire où les hommes sont le jouet des dieux, une scène est toujours particulièrement attendue, celle de l’apparition d’un monstre marin qui peut très vite virer au kitsch. Faire appel aux talents de Chiharu Shiota (l’artiste plasticienne japonaise signe également l’impressionnante scénographie) est une idée remarquable car la sculpture vivante faite de cercles en fils rouges permet une installation abstraite très parlante et même impressionnante. Un personnage est légèrement avantagé par cette brillante scénographie. Elettra qui compte les airs les plus éblouissants trouve en Federica Lombardi la voix adéquate (vraie mezzo à l’aise dans la véhémence comme dans le lyrisme de « Idol mio, se ritroso ») et une interprète au corps élancé évoluant avec grâce et vénénosité dans des tableaux rouge sang. Ses mouvements n’ont toutefois pas la même fluidité de l’incroyable Lea Desandre qui est non seulement une excellente danseuse mais surtout une artiste qui pourrait facilement intégrer la troupe d’Eastman tant l’esthétique du chorégraphe lui semble naturelle. Vocalement impliquée, elle compose un Idamante qui manque parfois de mordant, le mezzo restant un peu trop léger. Comme elle, Giulia Semenzato faisait sa prise de rôle avec Ilia, autre personnage central. Plutôt prudente, la soprano gagnera en charisme si elle développe plus de sensualité dans ses airs magnifiques. Chef aguerri, Leonardo García Alarcón alterne les parties convaincantes et d’autres moins inspirées. L’acoustique du Grand Théâtre ne rend peut-être pas suffisamment justice à l’orchestre baroque composé de l’ensemble Cappella Mediterranea et des membres de l’Orchestre de Chambre de Genève. La partition d’Idomeneo est particulièrement exigeante pour le ténor. Juste dans les nombreux récitatifs, Bernard Richter qui a remplacé Stanislas de Barbeyrac souffrant, est un roi de Crète plutôt solide qui affronte avec une certaine vaillance le redoutable « Fuor del mar » qu’il prend un peu bas. Parmi les rôles secondaires, Omar Mancini cherche l’effet en Arbace tandis que William Meinert (L’Oracle) s’impose avec naturel. Son entrée en haut d’un escalier monumental est l’une des grandes images qui font que l’on se souviendra de ce spectacle longtemps, le Grand Théâtre de Genève ayant réussi son pari de réunir tous les arts.

Un "Idomeneo" empêtré dans les fils… du destin

Paul-André Demierre crescendo-magazine.be – 22 février 2024

source: https://www.crescendo-magazine.be/a-geneve-un-idomeneo-empetre-dans-les-fils-du…

 

Pour ce nouvel Idomeneo coproduit avec le Dutch National Opera Amsterdam et les Théâtres de la ville de Luxembourg, Aviel Cahn, le directeur du Grand-Théâtre de Genève, fait appel à Leonardo García Alarcón et au maître du Ballet de la maison, Sidi Larbi Cherkaoui, assurant à la fois la mise en scène et la chorégraphie.

Un tel ouvrage a la grandeur de l’opera seria tributaire de l’héritage de Gluck et de Campra mais aussi l’hiératisme scénique qui rend difficile son approche. Dès l’Ouverture, Leonardo García Alarcón fait montre d’une indomptable énergie à la tête de sa Cappella Mediterranea renforcée par l’Orchestre de Chambre de Genève. Et Sidi Larbi Cherkaoui fait de même en mettant constamment en mouvement un univers qui est statique par essence. C’est pourquoi il demande à la scénographe japonaise Chiharu Shiota de créer un monde plastique qui change au gré des émotions des personnages.  Les jeux de lumière de Michael Bauer suggèrent donc un cadre d’action dont les pseudo-murs peuvent vaciller pour devenir les lames percutantes d’une mer démontée. Partout, des cintres jusqu’au moindre recoin du plateau, se répandent des fils rouges imbibés par le sang des victimes de la Guerre de Troie reliant le monde intérieur à l’extérieur, alors que le noir symbolise le cosmos et la nuit, le blanc, la pureté et le deuil. Les costumes conçus par le styliste Yuima Nakazato sont vecteurs à la fois de la force guerrière et d’une extrême fragilité.  La gestique imposée aux personnages principaux et à la population crétoise tient de l’ondulation serpentine récurrente qui finit par lasser, tant elle tourne au procédé artificiel. Comment ne pas sourire face à ce gigantesque biscuit rose censé représenter le monstre hideux envoyé par Neptune ou ces spirales métalliques contenant un éphèbe vecteur d’une bien charnelle réalité alors qu’Ilia évoque les zeffiretti lusinghieri ? Il faut donc en arriver à l’aveu d’Idomeneo, « La vittima è Idamante », pour qu’une insoutenable émotion fige ce perpetuum mobile en faisant surgir du noir des profondeurs un magnifique escalier où paraît le Grand-Prêtre du dieu marin, secondé par ses acolytes, annonçant que le courroux divin sera apaisé par l’abdication d’Idomeneo en faveur de son fils.

Sur scène, l’on prête d’abord attention à ce fils, Idamante, incarné en travesti par la mezzosoprano Lea Desandre, dont le metteur en scène se complaît à accentuer la féminité en ne l’habillant que sporadiquement en intrépide héritier du trône sous un bien étrange grimage bleuté. Mais sur l’ensemble de la tessiture, son indéniable musicalité conduit son phrasé en le chargeant d’émotion dès son aria de l’acte I « Il padre adorato ». Et ce père, Idomeneo, est campé par Bernard Richter, remplaçant Stanislas de Barbeyrac qui a déclaré forfait pour raison de santé. Spécialiste du rôle depuis 2006, il en a certes l’autorité dramatique dans le declamato mais se trouve aujourd’hui totalement dépassé par le redoutable « Fuor del mar » du deuxième acte dont il savonne les vocalises tout en perdant l’assise de la zone aiguë. Mais une fois passé cet écueil, l’émission finit par se stabiliser dès le terzetto « Pria di partir, oh Dio ! » en chargeant sa composition d’une bouleversante humanité.  Peu convaincante dans sa première aria « Tutte nel cor mi sento » avec ses véhéments passaggi en staccato, l’Elettra de Federica Lombardi doit parvenir à son « Idol mio se ritroso » du milieu de l’acte II pour donner consistance à sa ligne de chant. L’on en dira de même de l’Ilia de Giulia Semenzato, dépourvue de medium et de grave, laissant à un aigu erratique le soin d’éveiller les « zeffiretti lusinghieri » avant de gagner confiance pour assurer ses moyens dans le duetto du troisième acte « S’io non moro a questi accenti ». Par contre, malgré la verdeur nasillarde du timbre, Oscar Mancino affronte bravement le recitativo « Sventurata Sidon ! » et l’aria « Se colà ne’ fatti è scritto » d’Arbace, le confident d’Idomeneo. Le jeune ténor Luca Bernard a l’autorité péremptoire du Grand-Prêtre de Neptune, atout qu’il partage avec l’Oracle de la basse William Meinert. Et le Choeur du Grand-Théâtre de Genève, préparé par son nouveau chef, Mark Biggins, est remarquable d’intensité tragique sous la direction de Leonardo García Alarcón qui porte à bout de bras cette contestable production sans fléchir un instant tout au long de ce spectacle qui semble interminable…

Dilemme tragique dans les fils du destin

Gianluigi Bocelli – Le Courrier – 22 février 2024

source: https://lecourrier.ch/2024/02/22/dilemme-tragique-dans-les-fils-du-destin/

 

Le Grand Théâtre de Genève a fait salle comble, mercredi soir, pour un Idoménée de ¬Mozart signé Sidi Larbi Cherkaoui, avec ¬Leonardo García Alarcón à la direction d’orchestre.

Les fils et cordes qui s’enchevêtrent dans les décors de la plasticienne Chiharu Shiota tissent un lien avec le Atys de 2022, où Leonardo García Alarcón œuvrait déjà depuis la fosse au renouvellement de la grammaire de l’opéra-ballet au Grand Théâtre de Genève. Pour Idoménée, opéra que Mozart créa en 1781 à Munich, la scénographie de la Japonaise s’affirme organique, d’une matérialité brute: un filet sur le chœur peut le transformer en corail, une cage de dentelle habitée par les danseurs et danseuses devient un sarcophage placentaire, ou une énorme structure abstraite en cercles de toile se fait monstre marin.

Une simplicité évocatrice et visuellement puissante : aux filets et cascades de ficelle rouge sang – le fil qui noue les destins, selon Chiharu ¬Shiota –, aux cordes illuminées par fluorescence qui découpent l’obscurité pour créer des espaces à la croisée entre Cavandoli, des enseignes néon et les premiers jeux vidéo succèdent des squelettes de bateaux. Le trait économe dessine la Crète marine où se situe l’histoire : le roi Idoménée, héros de la guerre de Troie, bloqué en mer par une tempête, fait vœu à Neptune de sacrifier le premier venu, et le destin veut que ce soit son fils, Idamante.

La mise en scène est signée Sidi Larbi Cher¬kaoui, directeur du Ballet du Grand Théâtre. Ses chorégraphies ne sont pas omniprésentes, mais inspirées. Beau, le jeu de lumières avec les transparences des voiles des costumes conçus par ¬Yuima Nakazato, qui participent activement à un visuel fluctuant. Les solos brillent par leur expressivité – le destin qui rampe, le cri du peuple, ou cet instantané krump guerrier lors de l’oracle de ¬Neptune – et l’on apprécie ces moments où les danseurs et danseuses participent à l’action, comme une sorte de « chœur de mouvement », prenant aussi une valeur scénographique dans ce décor minimal.

Les voix sont au rendez-vous, dans une sorte de détachement suspendu, où le plus fort des émotions passe plutôt par le mouvement. Bernard Richter sauve le rôle-titre (et la production) en remplaçant au pied levé Stanislas de Bebeyrac, ayant déclaré forfait il y a une semaine pour raisons de santé. Le ténor suisse est impeccable, quoiqu’un brin figé dans son jeu d’acteur – le court délai sans doute –, mais cela colle bien à son personnage rongé par le doute. Lea Desandre (Idamante) brille d’une magnifique palette de nuances expressives. Giulia Semenzato (Ilia) nous gâte de son timbre chaud et élégant, et Federica Lombardi incarne une Elettra puissante.

L’opéra s’achève sur un mode de tragédie classique, choix de Cherkaoui en opposition au happy end mozartien. La fidélité d’Idomenée à son engagement questionne et secoue comme un électrochoc : l’œuvre nous parle de destin, mais aussi des mauvais choix des pères, de leur égoïsme. Pas d’édulcoration dans un monde gérontocratique où les jeunes peinent à trouver leur place et doivent faire avec les décombres des choix des générations passées.

Le décoratif comme fils rouge d’«Idoménée»

Rocco Zacheo – Tribune de Genève – 22 février 2024

source: https://www.tdg.ch/opera-a-geneve-le-decoratif-comme-fils-rouge-didomenee-89762…

 

La mise en scène de Sidi Larbi Cherkaoui confère à l’œuvre de Mozart des traits délicats et esthétisants, pour un plateau et un orchestre conquérants.

« Idoménée », c’est bien sûr l’histoire de fils puissants qui relient les personnages, ou qui les ligotent parfois dans des positions quasi intenables. On campe ici, avec ce drame musical en trois actes de Mozart, dans les suites de la guerre de Troie : vainqueur, le roi de Crète est de retour dans ses terres après dix ans d’absence. Tandis qu’il retrouve son île, le fils Idamante, lui, file le parfait amour avec Ilia, princesse troyenne, enfant de Priam, captive des vainqueurs comme sa rivale Elettra – elle aussi amoureuse du prince crétois – et tant d’autres Grecs défaits. D’entrée, alors, se pose une première grande question : que faire de cet amour quasi immoral ? Laisser triompher les émotions et maintenir le fil qui relie à l’ennemi ? Le rompre et demeurer loyale à son peuple ?

On écarquille les yeux

À cette interrogation et à tant d’autres qui parsèment le livret, le Grand Théâtre répond avec une nouvelle production dont la mise en scène est signée par le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui. Le directeur du ballet de la maison genevoise s’est entouré ici d’une figure de l’art contemporain, la Japonaise Chiharu Shiota, qui fait du tissage de fils – très souvent rouges – le support d’installations à la densité saisissante. Celles dévoilées sur la scène de la place Neuve gardent une même puissance plastique : elles séduisent immédiatement par leur sophistication, par leur nature fragile et éphémère.

On en prend la mesure dès le premier tableau, un quadrillage du vaste plateau par des cordes placées au sol et à l’arrière de la scène, le tout virant lentement du rouge vif au blanc en même temps qu’il se délite et disparaît. Le procédé de transformation ébahit ; il reviendra régulièrement, renforcé à chaque fois par un jeu élaboré de lumière (Michael Bauer). Partout ailleurs, les fils et les cordes sont légion. Filaments fins ou épais tombent par cascades, tels des spaghetti depuis les cintres ; ils envahissent la scène par vagues pour symboliser ici les éléments déchaînés par Neptune, là pour illustrer les tiraillements et les élans qui irriguent l’intrigue. Tout cela est d’une beauté plastique et d’une maîtrise à faire écarquiller les yeux.

Mais voilà, cet espace scénique si stylisé, qui concède du terrain à la tentation esthétisante, finit par noyauter l’œuvre et vider le livret de ses réels enjeux. Un détournement progressif prend ainsi forme, renforcé par l’approche éminemment chorégraphique – pouvait-il en être autrement ? – proposé pas Sidi Larbi Cherkaoui. Omniprésente, oppressante par endroits, la danse semble vouloir tout ravaler avec ses saturations. Elle surligne le propos et offre ainsi des sous-titres tout à fait dispensables.

De même, le final remodelé par le chorégraphe fait lui aussi surgir les doutes. Dans les notes d’intention, Cherkaoui dit vouloir se rapprocher de la tragédie en renouant avec cet « Idoménée » conçu par André Campra à Paris. Dans cette version, il n’est point question de ce lieto fine (happy end), que Mozart imagine par ailleurs contre son gré. Pris de folie, l’Idoménée de Campra tue son fils, geste insensé qu’on reproduit au Grand Théâtre. Mais alors qu’Idamante gît au sol avec Ilia, le livret annonce le renoncement du roi au trône au profit de son héritier… une incongruité palpable.

Greffe réussie

Le volet musical, lui, est autrement convaincant. Dans la fosse tout d’abord, où Leonardo García Alarcón réussit un pari risqué : celui de réunir sous sa baguette deux formations distinctes, sa Cappella Mediterranea et l’Orchestre de chambre de Genève, et de faire cheminer le tout de manière harmonieuse sur des instruments d’époque. La greffe a très bien pris. Mené sur des tempi vivaces, avec une « Ouverture » qui place un décor d’entrée prometteur, cet «Idoménée» se présente avec une richesse expressive, une sensualité et une précision redoutables.

Le chœur, entité cruciale de l’ouvrage, est à l’avenant, préparé avec minutie par Mark Biggins. Dans la distribution, enfin, on ne peut qu’être enthousiasmé par la qualité des voix féminines. Lea Desandre, si à l’aise dans la danse – son autre passion s’épanouit à merveille – déploie un timbre onctueux, aux graves fermes et généreux. Elle donne à Idamante un élan et une ferveur remarquables. Giulia Semenzato, bien plus discrète sur le front chorégraphique, est une Ilia lumineuse, tandis que Federica Lombardi, dont la présence scénique impressionne, fait jaillir toutes les facettes sombres d’Elettra. Dans le rôle-titre, il faut saluer la performance de Bernard Richter, qui a remplacé au pied levé Stanislas de Barbeyrac. En délicatesse dans les vocalises, manquant parfois de nuances et souplesse dans le phrasé, le ténor romand a été cependant un Idoménée plein d’allant.

Une «Idoménée» cousue de fil rouge

Sylvie Bonier – Le Temps – 22 février 2024

source: https://www.letemps.ch/culture/musiques/au-grand-theatre-de-geneve-une-idomenee…

 

Le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui et la plasticienne Chiharu Shiota plongent l’opéra de Mozart dans une débauche de fils et de mouvement, entre beautés et accumulation

On connaît la plasticienne japonaise Chiharu Shiota pour son travail filaire, ses entrelacs de ficelles rouges, blanches ou noires sur des mondes désolés. La venue de cette artiste réputée sur la scène du Grand Théâtre de Genève promettait du spectaculaire « … Et il y en a à revendre tant l’univers débordant de filets, cordes, liens et toiles d’araignée figure l’emprisonnement, les relations entre les êtres ou les chaînes du pouvoir.

Essentiellement rouge, entre sang et amour, le système d’immenses fils constitue à lui seul un spectacle. D’une plastique saisissante, où des structures de barques stylisées achèvent de rendre à l’ouvrage son omniprésente dimension maritime. Mais à force d’occuper massivement l’espace dans lequel les chanteurs évoluent, parfois avec peine (particulièrement lorsque le personnage-titre doit se faufiler à terre entre les arceaux d’un bateau-prison), Idoménée finit par s’empêtrer dans l’esthétique de son décor.

La géométrie des sentiments

Masques, bandeaux, armes, architecture géométrique, cordes de supplice ou symbole de rayons partis du cœur, le procédé offre une riche palette de possibilités. Le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui le sait bien, lui qui a déjà expérimenté le principe avec Marina Abramovic dans Pelléas et Mélisande, donné sur la même scène en 2021. La performeuse y définissait aussi la géométrie des sentiments à travers un processus de cordes.

Beaucoup de beautés, donc, anime l’Idoménée genevoise. Et beaucoup de mouvements aussi, avec la mise en danse du directeur du ballet du Grand Théâtre. Les passages dévoués au chœur (dense et clair) et aux grands ensembles menés dans des vagues, lignes de force et de fuite bien articulées, renforcent les interventions du peuple.

De belles énergies et des souplesses évocatrices de gestes rendent grâce aux sentiments des protagonistes. Mais l’agitation et l’aspect contorsionné d’autres moments occultent et dérangent parfois la pureté du chant. Les solistes, sollicités physiquement sur deux registres différents, ne peuvent donner toute leur liberté d’expression et de technique.

Surplus d’onirisme

Dans ce contexte visuel chargé, les superbes costumes de Yuima Nakazato apportent un surplus d’onirisme, entre carapaces rutilantes, lanières de tissus fluides ou rassemblées en ramage de plumes. Tout cela concourt au plaisir de l’œil, mais divise les deux niveaux de lecture, visuelle et auditive.

C’est en fosse et grâce à la distribution de haute volée que la musique trouve son équilibre. Leonardo Garcia Alarcon rassemble et donne du sens à tout ce qu’il embrasse. Avec lui, tout s’épanouit naturellement. Son soutien solide et sensible imprime un élan souverain aux chanteurs et aux musiciens, Idoménée se pare d’une verdeur sensuelle, à la fois tranchante et suave. C’est que la Cappella Mediterranea, enrichie de l’Orchestre de chambre de Genève, est portée par le feu du chef.

Pourtant, le maître du baroque aborde pour la première fois l’ouvrage, qui n’est pas le plus simple à recomposer. Tout est en germe dans Idoménée. Mozart n’a que 25 ans. Le défi tient dans le travail mélodique et harmonique. Il s’agit d’en dégager les finesses sur le terrain des prédécesseurs, tout en pointant les chefs-d’œuvre à venir. On entend déjà Cosi fan tutte, Don Giovanni et les Noces de Figaro dans la partition de jeunesse. Leonardo Garcia Alarcon s’appuie sur le diapason 430 et l’articulation ciselée des instruments d’époque pour dramatiser le propos de Sidi Larbi Cherkaoui, qui va revenir à la tragédie grecque originelle.

En faisant fi de la fin bienveillante du roi Idoménée, qui abdique en faveur de son fils pour ne pas avoir tenu la promesse de le tuer faite à Neptune, le metteur en scène détourne la fin. Idoménée finit par diriger l’arme contre son fils et sa bien-aimée, pour conserver le trône et épouser Elettra.

Un pataud étincelant

Sidi Larbi Cherkaoui s’inspire de l’Idoménée de Campra, composée 70 ans plus tôt, pour révéler la noirceur de l’être humain et la folie du pouvoir, qu’il estime plus actuelles que jamais. Mais il trahit l’esprit de Mozart, qui a résolument voulu signifier le retour de la paix, de l’amour et de la concorde, dans l’esprit d’espoir maçonnique.

Le plateau, lui, étincelle. Lea Desandre tient dans cette prise de rôle un personnage à sa mesure. L’ancienne ballerine, aussi à l’aise physiquement que vocalement, fait merveille en Idamante. L’incarnation est ardente et la voix ductile et colorée. L’Ilia de Giulia Semenzato, fruitée et féminine, repose sur un caractère frissonnant et courageux, plein d’affection et de sincérité, face à l’Idoménée noble et héroïque de Bernard Richter dont le timbre dru soulève de belles émotions. Elettra, fière et digne, est tenue par Federica Lombardi, aux couleurs ocre et à la vaillance conquérante, devant l’Arbace aux teintes argentées d’Omar Mancini, encore un peu pincé à la première. Le reste du plateau ne démérite pas, dans cette quasi intégrale prise de rôles, généreusement défendue par tous.

Magische Assoziationsräume

Peter Krause, concerti.de – 22 février 2024

source: https://www.concerti.de/oper/opern-kritiken/grand-theatre-de-geneve-idomeneo-21…

 

Keine Dekonstruktion, keine Drastik: Deutungsdemut herrscht im hochgefahrenen Graben wie auf der Bühne – an diesem Mozartabend, der auf feinsinnige Weise das Staunen lehrt.

Die Rächerin Elettra, hier mehr Liebende als Furie, wandert auf den Wassern. Ilia verstrickt sich erst schicksalsschwer in der blutroten Takelage eines Segelboots, später, zu ihrer Arie „Zefiretti“, wiegt sie sich zu imaginierten Frühlingswinden in der Installation riesiger Spiralen als ihrer von innen nach außen gestülpten Seelenlandschaft.

Wracks von gescheiterten Schiffen schweben aus dem Bühnenhimmel auf den Boden des Grand Théâtre de Genève. Tänzer umschlingen sich, halb tot halb lebendig, in einem der einst stolzen Schiffe, auf dem König Idomeneo nach den Verheerungen des von ihm gewonnenen Krieges wider Erwarten doch noch an heimische Gestade zurückgekehrt ist.

Naivität statt Allgegenwart des Krieges

Darf die Inszenierung einer großen Mozartoper von Naivität geprägt sein? Nach den gestrengen Maximen des Regietheaters müsste die Antwort ein entrüstetes „Nein“ sein: Zumal in einer Oper, in der die vereinsamten Mitglieder einer Nachkriegsgesellschaft ihre Wunden lecken, in der die Macht des Schicksals mit aller Brutalität zuschlägt, in der die Götter den Menschen keinerlei heilende Wege aus all der Vernichtung weisen, sondern auf ihrer eigenen Macht bestehen und zeigen, dass gerade auch ein Sieg extra hart erkauft wird: Meeresgott Nettuno fordert von Idomeneo für dessen Rettung das größtmögliche Opfer: das Leben seines Sohnes und Nachfolgers Idamante.

Und da soll nun kaum Blut spritzen? Kaum ein Bild an die Gnadenlosigkeit menschlichen Vernichtungswahns gemahnen? So gar keine Andeutung an die Allgegenwart des Krieges auf die Bühne kommen?

Theatralische Magie und Imagination

Die Frage nach einer dezidierten Bühnen-Naivität darf aber auch anders beantwortet werden. Mit einem vorsichtigen, sich dennoch – und gerade dadurch – berührt zeigenden „Ja“. Ja, eine Inszenierung darf exakt so daherkommen, wenn sie uns das kindliche Staunen lehrt durch den Einsatz einer theatralischen Magie und Imagination, die an die Stelle der Dekonstruktion und der Drastik beherzt die Demut setzt.

Ein solches Musiktheater versagt sich dann jeglicher vordergründiger Deutung und politisch korrekter Haltung, es öffnet stattdessen eigene Assoziationsräume für das Publikum, das die Leerstellen für sich füllen kann – oder aber sich wohlig zurücklehnen kann ob all der Fülle des szenischen und musikalischen Wohllauts, wie es einstmals zu den Zeiten der „alten Oper“ war, als sängerische Spitzenbesetzungen wichtiger waren als die interpretatorische Inszenierungswucht.

Sidi Larbi Cherkaoui, der Tanzchef als Regisseur

Man kann also trefflich streiten über die Inszenierung von Sidi Larbi Cherkaoui, der als Tanzchef des Grand Théâtre de Genève nach ersten, anderswo erprobten Ausflügen in die Oper sich nun Mozarts relativ früher, noch die barocken Modelle der Gattung feiernder opera seria zuwandte. Er zeichnet für Regie und Choreographie verantwortlich. Letzteres sieht man mit Freuden, wenn der Belgier seine Tänzer den Opernfiguren gleichsam als Attribute zuordnet (man denkt dabei an den Trick des Barocktheaters, einer Bühnenfigur ein obligates Instrument an die Seite zu stellen, das deren Charakter musikalisch ausmalt) und sie die Affekte der Sänger sichtbar machen, somit Seelenregungen vertanzen und verständlich machen.

Eigene Szenen des Tanzensembles bringen die Unerbittlichkeit des Meeres, die Gewalten der Natur trefflich zum Ausdruck. Doch auch die Funktion des Regisseurs Sidi Larbi Cherkaoui ist offensichtlich, hier freilich eher durch seine Zurückhaltung in diesem Metier, die den Sängern nur wenig hilft, ihren Figuren Profil zu verleihen.

Die Sängerinnen und Sänger wirken an diesem Abend unterschiedlich motiviert, sich als Darsteller einzubringen. Außergewöhnlich plastisch legt Lea Desandre den Idamante als Hosenrolle an. Nicht nur verströmt ihr lyrischer Mezzosopran den Zauber der Klarheit eines Gebirgswasserstroms, was ihren Gesang so wunderbar glaubwürdig macht. Die behutsam eingesetzte stilisierte barocke Gestensprache der jungen Sängerin verträgt sich ideal mit den Bildern der Inszenierung, für die sich Sidi Larbi Cherkaoui der Mitarbeit zweier prominenter japanischer Künstlerinnen versichert hat.

Chiharu Shiota hat die im reinen Wortsinn fantastischen Bühneninstallationen ersonnen, Yuima Nakazato die nicht minder fantasievollen Kostüme, die zwischen Archaik und Haute Couture eine durchweg anregende Melange bilden, die sich Mozarts opera seria feinsinnig anschmiegt.

Wohltemperierter Mozartklang

Die sängerdarstellerische Intensität von Lea Desandre wird von der soprandramatischen Federica Lombardi als Elettra ebenso erreicht wie von der mädchenhaft liebreizend zwitschernden Giulia Semenzato als Ilia. Als relativ kurzfristiger Einspringer in der strapaziösen Titelpartie bewährt sich der schweizerische Tenor Bernard Richter im besonderen durch die modulationsreiche Farbpalette seiner in allen Lagen gut ansprechenden Stimme, nur seinen Koloraturen hört man die Anstrengung an, die sie anderen Rollenvertretern regelmäßig auch abverlangen.

Omar Mancini als Arbace ist die Entdeckung eines italienisch belkantesken, höhenaffinen Tenors. Die durch das Orchestre de Chambre de Genève erweiterte Cappella Mediterranea – in Genf im Barockrepertoire schon oft bewährt – steuert unter Leonardo García Alarcón einen dezidiert auf Christoph Willibald Gluck und dessen edle Schlichtheit zurückgehenden Mozartklang bei: stets wohltemperiert, emotionale Extreme meidend, lukullisch im satten Streicherapparat, insgesamt etwas edel-poliert.

Dieses klangliche Mozart-Bild passt indes fast perfekt zum szenischen Zugriff und dessen metaphernreicher Poesie. Deutungsdemut herrscht somit im hochgefahrenen Graben wie auf der Bühne – an diesem Mozartabend, der auf feinsinnige Weise das Staunen lehrt.