Justice

Hèctor Parra
Justice

Opéra
du 22 au 28 janvier 2024

Direction musicale Titus Engel
Mise en scène Milo Rau
Scénographie Anton Lukas
Costumes Cedric Mpaka
Lumières Jürgen Kolb
Direction des chœurs Mark Biggins
Vidéo Moritz von Dungern
Dramaturge Clara Pons
   
Le Directeur Peter Tantsits
La Femme du Directeur Idunnu Münch
Le Chauffard Katarina Bradić
Le Prêtre Willard White
Le Jeune Prêtre Simon Shibambu
Le Garçon Serge Kakudji
La Voix Lauren Michelle
La Mère Axelle Fanyo
Le Librettiste Fiston Mwanza Mujila
   
   
   

Chœurs du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
avec la participation de Kojack Kossakamvwe

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

JUSTICE

Pierre Rigaudière – Avant-Scène Opéra – 22 janvier 2024

source: https://www.asopera.fr/articles/2786/justice

 

Projeté par Milo Rau sur le terrain de l’art engagé voire militant, Hèctor Parra signe avec Justice un opéra singulier qui, sur la scène lyrique, fera peut-être figure de précédent historique. En effet, par le choix d’un « scénario » centré sur un drame réel – l’accident en février 2019, dans la région du Katanga en République Démocratique du Congo, d’un camion-citerne d’acide sulfurique qui, dans des conditions atroces, fit plusieurs dizaines de victimes – le metteur en scène suisse vise, au-delà du reportage et de l’enquête, une production artistique qui serait à même, sinon d’infléchir directement, tout du moins de braquer les projecteurs sur une action en justice toujours en cours contre la multinationale Glencore basée en Suisse. Se saisir de ce drame, un parmi d’autres dans la région, pour l’ériger en symbole et venir déclarer à Genève même que la richesse de la Suisse repose sur la souffrance de populations vivant à des milliers de kilomètres, constitue le geste clé de ce projet.

Si le livret confié à Fiston Mwanza Mujila joue sur un l’enchevêtrement de la fiction et des faits réels tels que les rapportent les témoignages, les passages parlés confiés au Librettiste, qui devient un personnage à part entière, et à l’un des chanteurs – une introduction et des transitions – accentuent davantage encore cette ambivalence opérant comme l’un des principaux atouts dramaturgiques de l’opéra. Une strate supplémentaire, celle des projections vidéo (des séquences filmées en novembre 2023 lors d’un voyage à Kolwezi et dans le village de Kabwe à la rencontre des victimes et de leurs familles, des images très dures filmées par les témoins juste après l’accident, des séquences humoristiques de présentation des chanteurs, de la vidéo en direct sur le plateau et aussi des cartouches qui, comme les voix parlées, annoncent les changements d’acte) entretient elle aussi la porosité entre la temporalité du récit et celle du projet lui-même, évitant en outre la linéarité narrative. Élément le plus consistant du décor, un camion renversé en fond de scène, réplique de celui qui apparaît sur les vidéos de l’accident, tranche sur une occupation plutôt longitudinale du plateau occasionnant une scénographie et une topologie vocale le plus souvent frontales, et transfère symboliquement sur le plateau le lieu de la tragédie.

Pour porter musicalement ces paroles mêlées, Hèctor Parra élabore une texture orchestrale dense, dont la compacité est l’une de ses marques de fabrique, ainsi qu’un lyrisme soutenu. On lui sait gré, alors qu’il a intégré plusieurs éléments musicaux empruntés à diverses musiques de la région, notamment à des chansons, d’avoir strictement évité tout effet de placage d’une couleur locale. C’est grâce à une profonde imprégnation qu’il a pu rendre son écriture perméable à un matériau intériorisé. Son écriture vocale laisse néanmoins perplexe alors qu’elle semble polarisée par deux styles bien différenciés, l’un se signalant par la tension expressionniste d’une atonalité parfois un peu systématique et nourrie par de grands intervalles, fonctionnant au plan dramaturgique comme un récitatif bien qu’elle n’en adopte pas la fluidité prosodique, l’autre associée à des airs, tendant vers davantage de consonance et des profils mélodiques plus souples. Chaque personnage est doté d’au moins un air qui met l’accent sur son vécu. C’est manifestement la mère de l’enfant mort qui a engendré la plus forte empathie du librettiste et du compositeur, et il lui revient deux airs dont le second (V, 1), chanté en swahili, marque l’acmé émotionnel de l’opéra. La soprano Axelle Fanyo associe à sa luminosité vocale une forte présence scénique, de sorte qu’elle apparaît comme un rôle phare. Présent en tant que chanteur et narrateur, Serge Kakudji incarne « le garçon qui a perdu ses jambes », avec lequel il a pu dialoguer lors du voyage. Son rôle culmine au deuxième acte avec deux airs qui condensent eux aussi, en tirant parti de la souplesse du falsetto du contreténor, une part importante de la charge émotionnelle de l’ouvrage. Les victimes ont été placées au premier plan.

Un peu moins présents vocalement, les personnages satellites sont loin d’être secondaires pour la dynamique dramaturgique. Le Directeur (Peter Tantsits) n’est pas présenté comme un représentant cynique des multinationales qui exploitent les ressources minières locales mais comme un idéaliste sincèrement dévoué au progrès des conditions de vie des villageois et à leur avenir. Probablement rencontrée dans la région, son épouse (Idunnu Münch) partage une même ambition mais, davantage que lui, doute et pressent la nature utopique de leur rêve. Curieusement, leur exaltation se manifeste le plus souvent par une écriture atonale assez rigide occasionnant chez le ténor comme chez la mezzo-soprano une tension qui ne connait guère d’exutoire. Le « Chauffard », en l’occurrence une chauffeure incarnée par la mezzo-soprano Katarina Bradić conserve vocalement une rondeur enveloppante, même lorsqu’elle se laisse déborder par l’amertume et la révolte. Après un passé russe de pilote d’hélicoptère, puis une déchéance qui l’a menée à conduire des camions déglingués sur les routes précaires du Katanga, elle n’admet pas d’être devenue le bouc émissaire du drame auquel ne pouvaient que mener ses exécrables conditions de travail. Le personnage du Prêtre, boussole morale des villageois, bénéficie de la largeur vocale du baryton-basse Willard White autant que de sa prestance scénique. En tant que collectif humain qui incarne davantage une culture et une tradition communes qu’une somme d’individus, le chœur est sollicité comme une entité musicale globale et homophonique qui, si elle met assurément en valeur l’homogénéité du chœur du Grand Théâtre de Genève, nous vaut une intervention finale quelque peu emphatique.

L’orchestre très fourni de la Suisse Romande incite probablement à un usage de sa force de projection. Quoique Parra sollicite par le raffinement de son écriture le potentiel de ses alliages de timbres, pour lesquels il peut compter sur la méticulosité de Titus Engel en matière d’équilibre, il souligne de façon systématique les moments les plus dramatiques par des pics de puissance. On frôle par moments le prêt-à-porter expressif des musiques de film, et si la forte polarisation de la trame orchestrale par des notes privilégiées – notamment un si qui apparaît à plusieurs moments clés et semble associé à l’idée de malédiction – tempère l’atonalité ambiante et semble drainer sa propre symbolique, elle aboutit à plusieurs reprises à la grandiloquence de puissants unissons avec doublures du tutti. Positionné à jardin sur la scène et jouant le plus souvent en solo, le guitariste électrique Kojack Kossakamvwe contribue principalement aux transitions, mais le compositeur l’a judicieusement impliqué dans un dialogue avec l’orchestre (II, 3). Sa musique provoque chaque fois un effet de retour à la vie et à l’espoir qui tempère de façon salutaire la gravité du sujet. Si Justice est un opéra marquant, ce n’est pas tant pour sa valeur musicale intrinsèque que pour la cohérence de son lien organique et indissoluble avec le projet dans son ensemble. Au public, il propose une de ces expériences que l’on n’oublie pas.

JUSTICE, une création au-delà du témoignage

Gilles Charlassier – classsicagenda.fr – 25 février 2024

source: https://classicagenda.fr/justice-une-creation-au-dela-du-temoignage/

 

Le Grand-Théâtre de Genève présente Justice, un opéra commandé à Hèctor Parra et mis en scène par Milo Rau. Inspirée par l’accident d’un camion d’acide au Congo en 2019 près d’une exploitation minière impliquant une multinationale suisse, Glencore, la création engagée est portée par une magnifique écriture orchestrale qui assimile de manière singulière et évocatrice les ressources des traditions et des pratiques contemporaines dans la musique africaine.

Cinq ans après la première à Anvers de la fresque lyrique Les Bienveillantes, adaptant le roman éponyme de Jonathan Litell, Hèctor Parra se voit confiée une nouvelle commande lyrique, Justice, par Aviel Cahn, passé depuis à la tête du Grand Théâtre de Genève – où il reste jusqu’en 2026. Troquant l’histoire pour l’actualité géopolitique, l’ouvrage imaginé à partir d’une idée de Milo Rau, qui avait dans ces mêmes murs, mis en scène une sorte d’envers de La Clémence de Titus de Mozart au moment de la crise sanitaire, ne se contente pas de dénoncer des injustices – celle de l’exploitation des richesses de l’Afrique par les multinationales, celle du sort réservé aux victimes de l’accident d’un camion d’acide qui a fait une vingtaine de morts, qui ne peuvent faire valoir leurs droits à une réparation, dans un contexte juridique diluant, non sans corruption, les responsabilités pénales, au point de les rendre quasi inaccessibles.

Au-delà de la levée de fonds pour aider cette population démunie, qui est lancée le soir de la première, la création se distingue par un processus nourri d’une dimension documentaire qui mêle témoignage et artifice théâtral. La scénographie, conçue par Anton Lukas et dont la crudité est mise en évidence par les lumières de Jürgen Kolb, affirme cette hybridation, à la fois sur le plateau où la table du dîner voisine avec la carcasse calcinée d’un camion renversé, et entre l’espace fictionnel et les vidéos tournées en République du Congo, sur les lieux de l’accident qui a coûté la vie à une vingtaine de personnes et mutilé d’autres victimes. L’introduction de chacun des cinq actes de ce requiem aconfessionnel par un monologue du librettiste, l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila, contribue à cette narration collaborative qui estompe les traditionnelles césures de la scène et renouvelle l’implication émotionnelle du public.

Mais plus encore que le dispositif dramaturgique, l’une des signatures du metteur en scène suisse, c’est sans doute la musique de Hèctor Parra, qui façonne la véritable efficacité esthétique du projet. Ainsi que le décrivent ses notes d’intention, le compositeur catalan a exploré le fonds musical de l’Afrique, et plus particulièrement de la région du drame, pour le réinventer dans son écriture singulière, reconnaissable à la densité de son travail sur les timbres orchestraux. Si chacun des tableaux est précédé par un solo du bassiste Kojack Kossakamvwe, les interludes transforment l’hétérogénéité des sources d’inspirations dans une dynamique tellurique et évocatrice qui rappelle le geste de Britten, par exemple dans Peter Grimes, et donnent à ces pages une évidence quasi classique – sans jamais céder à aucune régression esthétique. Sous la baguette experte de Titus Engel, les bigarrures des effectifs de l’Orchestre de la Suisse Romande chantent cette expressivité authentique.

La facture vocale se révèle plus académique, en particulier dans les attaques déclamatoires, que compensent cependant l’investissement évident d’une distribution où la crédibilité des rôles s’appuie sur le naturalisme dans le choix des interprètes. Au cynisme du directeur campé par Peter Tantsits répondent la compassion un peu flottante de son épouse incarnée par Idunnu Münch, et les propos désabusés du chauffard confié à Katarina Bradic, coupable-émissaire de l’accident mais victime d’abus économiques motivés par le seul appât du gain. La figure légendaire de Willard White distille l’autorité miséricordieuse du prêtre, secondé par l’énergie de Simon Shibambu en jeune ministre du culte. Les accents du contre-ténor Serge Kakudji détaillent la fragilité tragique du garçon qui a perdu ses jambes. Voix de l’enfant mort et des idéaux de l’avocate, le cristal de Lauren Michelle contraste avec le soprano plus charnu d’Axelle Fanyo qui aimante les désespérances de la mère de l’enfant mort. Les commentaires du Choeur du Grand-Théâtre de Genève jalonnent cette aventure au carrefour des expériences et qui réinterroge la fonction du spectacle lyrique face au réel.

Justice pour le Congo

Cécile dalla Torre – Le Courrier – 23 janvier 2024

source: https://lecourrier.ch/2024/01/23/justice-pour-le-congo/

 

Milo Rau plaide pour l’indemnisation des victimes de l’industrie minière dans un pays soumis aux intérêts des multinationales. Au Grand Théâtre de Genève, son opéra bouscule.

Justice, du metteur en scène suisse Milo Rau, revient sur l’accident, ou plutôt la catastrophe, qui s’est produite dans le village de Kabwe, près de Kolwezi, au sud du Congo, il y a quelques années. Un jour de marché, bondé, un camion-¬citerne transportant de l’acide sulfurique en route vers la florissante industrie minière du Katanga se renverse sur la chaussée et provoque de nombreuses victimes et destructions physiques.

Richesses souterraines

Sur le plateau du Grand Théâtre de Genève (GTG) trône la carcasse d’un énorme camion à l’envers, dont la chauffeuse alcoolisée est magnifiquement incarnée par la mezzo-soprano serbe Katarina Bradic. Vingt-et-une personnes sont décédées dans ce drame, sept grièvement blessées, dont des brûlures extrêmes. Un Congolais, Milambo Kayamba, a perdu ses deux jambes dans l’accident et se déplace en fauteuil roulant, comme on le voit à l’image – il a inspiré le personnage campé par le contre-ténor Serge Kakudji, dont les arias déroulent le parcours de vie brisée.

Une mère a perdu sa petite fille, qui a succombé aux blessures, dont la prodigieuse chanteuse Axelle Fanyo reprend aussi le personnage, alors que le regard de cette femme depuis sa terre congolaise perce encore longtemps à l’image dans le film projeté au-dessus de la scène.

Dès le prologue, le librettiste et narrateur Fiston Mwanza Mujila est présent sur le plateau comme un témoin des épreuves traversées par son pays aux inégalables richesses souterraines. Il raconte les événements survenus en 2019, dont la proximité temporelle occulte peut-être une part de la dimension sensible de l’œuvre – ou du chef-d’œuvre –, qui ne saurait émouvoir comme n’importe quelle pièce magistrale du répertoire opératique.

On peine aussi à saisir pleinement le rôle ambivalent du directeur de la filiale de la multinationale minière suisse. Avec sa femme travaillant dans une ONG, ils œuvrent en faveur de l’éducation pour toutes et tous en ouvrant une école, cinq ans après la tragédie.

Elève de Bourdieu

Avec Justice, le GTG a pris le risque d’une création contemporaine politique et engagée, décoloniale, antilibérale et artistiquement forte. Et il a bien fait. C’est au directeur du GTG, Aviel Cahn, que l’on doit l’invitation de l’ancien élève du sociologue Pierre Bourdieu, Milo Rau, de retour dans l’institution genevoise après sa Clémence de Titus présentée en streaming durant le Covid.

Opéra documentaire

Avec son théâtre documentaire, l’artiste et réalisateur bernois, qui travaille régulièrement dans des pays d’Afrique comme la République démocratique du Congo (RDC), ancienne colonie belge, ou le Rwanda, occupe une place singulière dans les arts de la scène helvétiques. En 2019, son film Le Tribunal sur le Congo mettait en lumière les souffrances d’un peuple victime de crimes de guerre, où règne une impunité totale que seul pouvait lever un tribunal populaire.

Cette expertise n’est pas démentie par son nouvel opéra, lui aussi documentaire, dont la projection d’images insoutenables bouleverse et choque à la fois tant la prise sur le réel est grande – des corps éviscérés défilent sur écran et propulsent le public dans une catastrophe humaine encore proche ayant laissé des séquelles sur des hommes et des femmes à jamais traumatisé·es, ridiculement indemnisé·es, qui réclament toujours justice. L’avocate campée par Lauren Michelle, l’un des huit personnages clés du récit, en témoigne.

Le compositeur catalan Hector Parra en signe la partition musicale, parfaitement interprétée par l’Orchestre de la Suisse romande (OSR), qui accompagne huit sublimes voix lyriques originaires pour beaucoup du Congo. Une tragédie actuelle saisissante, dédramatisée par la présence en bord de scène du guitariste et compositeur kinois Kojack Kossakamvwe, dont les notes, parfois de rumba, soufflent un peu de légèreté.

Justice mal rendue

Guy Cherqui — wanderersite.com - 29 janvier 2024

source: https://wanderersite.com/opera/justice-mal-rendue/

 

C’est à une expérience particulière que le Grand Théâtre de Genève convie le public avec cette création mondiale de Justice, un opéra d’Hèctor Parra sur un scénario de Milo Rau et un livret de Fiston Mwanza Mujila. Au-delà de la création et de ses aspects esthétiques, l’œuvre se pose comme document, voire documentaire d’un accident de camion-citerne rempli d’acide sulfurique survenu en République démocratique du Congo dans lequel est impliquée une multinationale suisse et qui a provoqué 21 morts de nombreux blessés et des dégâts importants à l’environnement dans une petite ville un jour de marché. Dans le sillage de ses travaux précédents sur l’Irak (Orestes in Mosul/Oreste à Mossoul) ou l’Amazonie (Antigone in de Amazone/Antigone in the Amazon) où il adapte de grands textes de référence à la situation réelle d’un territoire montrant entre autres que la tragédie (en l’occurrence la tragédie grecque) est encore aujourd’hui témoignage du monde, il propose ici un projet global d’un opéra qui dénonce l’exploitation en Afrique des ressources minières par des multinationales en un système postcolonial et celle des habitants, tenus en laisse de promesse en promesse et jetés dans le tonneau des Danaïdes du profit capitaliste.

Il en résulte une interrogation forte sur les fonctions de l’art, transfiguration du réel, et qui ici ne fait que le documenter terme à terme sans le transfigurer, et sur le résultat formel de cet opéra, qui en est un sans en être un, qui bouscule certes toutes nos habitudes, sans vraiment convaincre, non pas faute de bonnes intentions, réelles, non pas faute de justesse du propos, mais peut-être faute d’une musique et d’une dramaturgie à la hauteur des ambitions.

Incontestablement la production de Milo Rau est forte, bien construite, rigoureuse et montre encore une fois la qualité du travail du metteur en scène suisse, qui pendant six ans a été directeur artistique de NTGent (Théâtre de Gand) et qui vient de laisser son poste, tout en restant membre du collectif, pour assumer la direction des Wiener Festwochen et qui a explosé comme l’un des metteurs en scène les plus discutés et les plus étonnants de notre temps.

Discuté et étonnant, c’est bien les qualificatifs que mérite ce projet singulier du Grand Théâtre de Genève, qui lance une campagne de crowdfunding « Justice pour Kabwé », un projet situé aux frontières de l’art, de la politique, de l’engagement citoyen et qui place la simple « critique » de ce spectacle sur une ligne de crête.

Il y a là un projet global qui consiste à interroger un fait divers douloureux en utilisant les outils de l’opéra, solistes, chœur, orchestre, musiciens en scène, mais sans utiliser tous les codes : on aurait du mal à trouver une intrigue, et si les premières images du spectacle font voir un dîner de charité destiné à célébrer la construction d’une école aux frais d’une multinationale au nom de l’accès à l’éducation pour tous, bien vite on comprend que la construction de l’école est un moyen de faire oublier, de compenser le douloureux souvenir de l’accident survenu à Kabwé, en République Démocratique du Congo, non loin de Kolwezi, où un camion d’acide sulfurique a heurté un bus dans un marché et s’est retourné, tuant 21 personnes avec de nombreux blessés dus essentiellement aux effets collatéraux de l’acide sulfurique qui a ensuite pénétré la cité et les champs en s’écoulant.

Comme souvent en pareil cas, le procès, toujours en cours, s’est enlisé, les victimes ont été chichement indemnisées, le monde capitaliste a bien vite essayé de refermer pudiquement la page jusqu’au prochain accident, en couvrant le drame de fausse compassion.

Milo Rau a voulu pointer cet accident à l’origine duquel on trouve une multinationale suisse, dont le nom n’est pas cité dans l’œuvre et faire du projet une œuvre de dénonciation, peut-être avant d’être une œuvre.

Alors, peu à peu, on glisse vers une forme qui se relie plus à l’oratorio qu’à l’opéra : le programme de salle, indispensable pour compléter l’information, parle lui-même de Requiem.

Différents personnages viennent en effet chacun sur scène expliquer sa présence, le directeur de l’usine, son épouse, l’avocate, le prêtre et son assistant, un jeune prêtre qui l’accompagne, mais aussi des victimes, un homme qui a perdu ses jambes, une mère qui a perdu son enfant, le tout orchestré par le librettiste, présent sur scène qui fait figure de récitant, annonçant le déroulé acte par acte et projections vidéo (de Moritz von Dungern) assis à cour face auquel à jardin le guitariste Kojack Kossakamvwe qui ouvre le spectacle par une rumba congolaise, une flaque de vie dans ce qui va devenir bien vite une longue cérémonie funèbre. Ainsi, ces deux personnages/personnes encadrent ce qu’on va voir sur scène.

La structuration de la scène

Le décor (unique) d’Anton Lukas est en effet structuré en trois parties : à cour la table du dîner, autour de laquelle siègent les « officiels », à gauche (à jardin) un espace a priori sombre et vide qui se remplira par le chœur, vêtu de noir,  sorte d’ombres anonymes aux visages que la vidéo de scène parcourt comme des visages fermés, voire inquiétants (par le jeu des lumières et des profils), comme venues d’ailleurs.

Au milieu, apparaît bientôt mais pas immédiatement la carcasse du camion retourné, qui va planer ensuite tout au long du spectacle pendant que la table se videra, et qui restera la seule trace effective de l’ensemble, comme une statue du commandeur qui détermine l’existence de chacun en étant la source dont va procéder le déroulement de l’œuvre.

Au-dessus du camion, un écran descend périodiquement pour projeter des images de l’accident, difficilement soutenables, du marché, de la viande qu’on y vend qui quelquefois fait écho aux corps ravagés par l’acide, mais aussi des images d’aujourd’hui, trace d’un voyage effectué par l’équipe de production à Kabwé en novembre 2023, à la recherche des lieux, des souvenirs, et des victimes réelles de l’accident qui seront évoquées dans la représentation. Ce « jeu » (est-ce d’ailleurs un jeu ?) entre réalité et représentation est emblématique du travail de Milo Rau, qui n’est jamais enraciné dans la fiction, mais dans la réalité du monde, et notamment celle des déshérités et des victimes. Circulation dense, camions citernes qui continuent de circuler, camions de transport de machines-outils ou de matériel qui filent sur la seule route asphaltée existante, montrant ainsi que quelques années après l’accident, rien n’a bougé du quotidien de ce monde, et seules les victimes sont enfermées dans leur souvenir, comme « le milliardaire », celui qui a perdu ses deux jambes, et qui ne sort pratiquement plus de chez lui.

Cette relation étroite à la vie réelle affecte aussi la représentation, quand au début défile sur l’écran un générique, assimilable à un générique de film, où chaque artiste est présenté, avec son rôle, son origine, ses espoirs.

Il s’agit d’ancrer tous les participants à la production dans cette démarche de tissage avec le réel, avec le monde où l’on vit, où l’on est, dans un type de théâtre qui est l’absolu opposé du théâtre de « l’évasion » qu’on voudrait toujours placer en contraste au fameux Regietheater.

Mais le théâtre de Milo Rau est un théâtre certes très didactique, mais qui ne met rien à distance. Ce n’est pas un théâtre brechtien, c’est un théâtre de participation et d’empathie, un théâtre de l’immersion sans distance : le fait même qu’une campagne de crowdfunding prolonge le projet et fasse partie des éléments présentés dans le dossier du spectacle dans le site du Grand Théâtre nous montre l’interaction qui doit naître entre ce qu’on voit en scène, qui est témoignage documentaire, et ce qu’on va faire hors de scène, qui est manifestation d’empathie et de partage.

Quelles conséquences sur le spectacle en lui-même ?

Dans La Clemenza di Tito présenté en streaming en 2021 en temps de covid et dont on attend toujours la reprise devant le public, Milo Rau se confrontait à un texte « canonique », une partition de Mozart pour lequel il avait conçu un travail qui sortait totalement des cadres habituels de l’opéra, et qui avait quelque chose de déstabilisant mais en même temps passionnant. Si l’on s’en tient au strict spectacle d’aujourd’hui, on se trouve au contraire devant quelque chose de plus « traditionnel », qui ne déroutera pas le public d’un point de vue strictement stylistique. Dans La Clemenza di Tito comme dans Oreste à Mossoul ou Antigone in the Amazon, il y avait un travail qui confrontait un texte de référence préexistant à des situations d’aujourd’hui, qui d’une certaine manière l’illuminaient.

Ici, c’est la situation qui fait le livret, sans la distance de l’œuvre d’art, et ici même si le texte ne manque pas de sensibilité, de qualité, de force, la situation devient la protagoniste, laissant de côté tout ce qui est le mécanisme habituel de la représentation, à savoir, d’un côté la transfiguration, et de l’autre la caverne platonicienne, à savoir l’illusion théâtrale sauf à de rares moments, par exemple lorsque le contre-ténor Serge Kakudji s’installe dans un fauteuil roulant, et se change à vue pour figurer l’homme qui a perdu ses jambes, un moment d’ailleurs particulièrement fort, une solution théâtrale de grand style.

Dans un tel projet, on comprend que construire une trame qui aurait mis en scène d’un côté les responsables de la catastrophe et de l’autre les exploités, où même mettre en scène les hoquets du procès aurait forcément aplati le drame, en quelque sorte banalisé. Il fallait que ce fût un témoignage, une mémoire, une situation qui soient exposés.

Ainsi, c’est un étrange schéma narratif qui est ici proposé, avec une situation initiale (le repas « officiel ») et une situation finale, le départ du directeur et de son épouse et le cri de colère de la femme qui a perdu son enfant « pourquoi êtes-vous venus ? Vous êtes des voleurs, des assassins, des menteurs » et qui finit part demander « une pièce », que lui donne l’épouse du directeur, scène terrible qui scelle l’impossibilité de trancher des nœuds de la dépendance d’un côté et de la culpabilité de l’autre. Suivi de l’avocate dont le discours commence par « nous avons tout perdu ». L’œuvre s’ouvrait sur une illusion et se clôt sur le constat d’une déchéance.

Entre les deux, des images, des témoignages, des moments plus étranges, comme le jeu avec le drone « oiseau métallique » figurant une sorte de mythologie contemporaine liant l’animal et le métal, allusion à la mine et à toute les inventions qui procèdent du métal dont le chemin de fer et son rôle essentiel dans les pays miniers ici et ailleurs ; d’autres moments émouvants tiennent aussi à la qualité des interprètes et des protagonistes, des portraits comme celui du prêtre, entre les deux mondes, confirmant le statut du religieux comme « frein social » ou celui du directeur et de son épouse, idéalistes au départ qui finissent par comprendre qu’ils sont tout aussi manipulés que les autres par le système, et donc forcément plus coupables puisqu’ils sont du côté des « maîtres ».

Mais voilà, avec les meilleures intentions, avec une vraie conscience politique, avec un désir réel de construire un projet qui puisse allier art et dénonciation, cela ne fonctionne pas vraiment. Ce qui ne laisse pas de créer du malaise car ni les participants ni le producteur (le Grand Théâtre de Genève) n’ont été chiche d’un véritable engagement.

La première question est fondamentale : pouvait-on écrire de la musique sur un tel épisode, peut-on entendre de la musique sur la vision de corps mangés par l’acide qui nous sont projetés et plus généralement sur cette vision d’apocalypse de l’accident. Hèctor Parra s’est emparé par le passé de sujets forts, voire sujets choc (comme Les Bienveillantes) avec une certaine réussite. Mais c’étaient des œuvres déjà tenues à distance, tout comme Orgia de Pasolini, des œuvres qui avaient déjà leur histoire, leur vie esthétique propre.

Ce n’est pas le cas ici où finalement Milo Rau conçoit un projet Hic et nunc, avec un livret écrit au moment même où les braises brûlent encore, où certains chanteurs figurent des victimes vivantes dont les plaies sont à vif, et où la multinationale est plus ou moins passée à autre chose, ou du moins à la même chose, imperturbable jusqu’à la prochaine crise. Un livret écrit par un écrivain congolais évidemment partie prenante, avec sa fraternité évidente et émouvante avec les victimes, mais qui est lui aussi passé ailleurs et presque de l’autre côté du miroir.

Hèctor Parra a écrit dans le programme de salle un article passionnant sur le process de composition, sur la manière complexe qu’il a puisée dans la musique africaine, dans les rythmes, dans l’instrumentation pour donner à son travail une couleur particulière qui fût celle de ces cultures qui sont pour nous lointaines.  L’ouverture par la rumba congolaise et la guitare de Kojack Kossakamvwe ne donne pas seulement une vie particulière à ce début, mais affirme la présence d’un espace culturel dont le spectateur lambda peut ne pas avoir une véritable idée, et que la musique d’Hèctor Parra, même si elle est attentive à traduire de manière construite et complexe une ambiance « congolaise », n’arrive pas à véritablement convaincre car entre ce qu’il en dit, ce qu’il écrit de son élaboration, et ce qui sort de la fosse, il y a comme de gros écarts de perception.

Et de cela personne n’est responsable sinon cette idée utopique de composer une œuvre qui puisse non seulement rendre compte d’un événement, mais de la vivacité d’une culture, de la vie des personnes, et des lieux, pour laquelle tous ont de la sympathie, mais qui réussissent difficilement à intérioriser. Ce que nous voyons devient ainsi à la fois la représentation d’un fait terrible, d’une plaie non refermée, et par ce fait même que la plaie vive encore soit devenue art, la fixe, l’éloigne, et l’affadit jusqu’à rendre l’entreprise aporétique. Il n’est pas sûr que le même projet traduit en « simple » théâtre, n’eût pas été plus efficace, plus direct. Ici la musique artificialise le propos l’éloigne, le dessèche, le met à distance malgré soi, alors que le projet voudrait justement que tombent les distances et les prérequis du genre

Au total, l’impression qui prévaut pour l’auditeur est une musique certes forte (percussions cuivres), mais qui n’avance pas et finit par être répétitive, autant qu’un livret structuré en cinq actes (qui seraient plutôt cinq « étas des choses » ) qui n’offre guère que des discours singuliers, des monologues certes quelquefois émouvants, mais sans vraie différenciations de motifs et sans véritable accroche, en dépit de la qualité des interprètes. Une exposition de motifs voisins avec une écriture vocale discutable, là aussi toujours construite sur les mêmes modèles ou les mêmes lignes, avec des ruptures de dynamique, les mêmes moments retenus suivis de moments explosifs, tout comme les lignes vocales, manquant singulièrement de variété, comme si chaque intervention reproduisait plus ou moins le même schéma

L’opéra est le genre le plus artificiel qui soit, et l’impossible équation est de faire de cet artifice un outil de témoignage du réel. Milo Rau, qui est parfaitement conscient de la nature de l’opéra, n’a pas proposé un scénario « dramaturgique » avec une intrigue et des péripéties, mais après un départ qui semble être une espérance : une école, c’est le futur, très vite, l’ensemble tourne au travail de mémoire, à la récolte de souvenirs, pour finir de constater que le système en place n’autorise pas les rêves : le directeur de l’usine en est l’emblème, mais aussi le prêtre, pris entre sa vocation de prêtre, le statut de l’église qui reste un frein social, et la conscience que tout tourne à vide. Chaque personnage se heurte à l’espoir déçu. Face au mur.

Toute la partie finale marque le départ des uns (les « maîtres ») tandis que les autres restent sur place sans que rien n’ait été résolu, au contraire, car les désespérances sont plus fortes encore. Et donc fait de cet accident un indice d’une fossilisation des actions. S’il n’ya aucune action dans ce spectacle, c’est qu’il ne peut y en avoir.

Au bout du compte, c’est la désolation, sans que l’œuvre n’ait eu l’emprise souhaitée sur le spectateur, qui au contraire quitte le théâtre avec le goût amer d’avoir assisté à une sorte de énième instrumentalisation du malheur humain, pavée des meilleures intentions du monde. Qui sommes-nous pour aller juger de ce qui s’est passé à Kabwé, qui sommes nous pour avoir écrit un opéra là-dessus, si au bout du compte les choses en restent là où elles en étaient et qu’au-delà des larmes et des regrets la multinationale (Glencore) continue ses activités dans la région, et que de son côté (ce n’est qu’un exemple) une autre multnationale, Total continue de construire son Pipe-line sur des milliers de Kilomètres et que les mines à ciel ouvert détruisent le paysage et les hommes pour remplir les poches de quelques-uns. Nous sommes comme ces écoles construites pour compenser, nous sommes un cautère sur une jambe de bois.

Si l’entreprise est discutable et que la production, intrinsèquement de qualité, n’arrive pas à convaincre, les forces réunies s’en sortent néanmoins avec tous les honneurs car les artistes très vibrants offrent un travail qui est à saluer, de toute manière.

Au premier rang, la performance de l’orchestre de la Suisse Romande très engagé dans l’exécution de cette musique, qui en exprime les éclats et le relief, mais aussi les ombres, sans scories, dans une entreprise qui n’est jamais évidente lorsqu’est exécutée une musique sans tradition, ex-nihilo : passionnant mais risqué. Il est vrai qu’à leur tête l’excellent Titus Engel est une garantie. Pas seulement parce qu’il est comme on dit « un spécialiste de musique contemporaine », ce qui est souvent non une « qualification », mais une « mise en case » qui vous fossilise dans un marché musical si peu imaginatif. Au contraire, Titus Engel est un imaginatif, vif, clair, qui peut aussi bien diriger Lehár (à Munich, Giuditta) que Bartók (Lyon, le Château de Barbe Bleue, deux fois en une soirée avec des couleurs différentes) et ainsi c’est un chef qui est à même de vivifier un répertoire tout autre que contemporain. C’est un chef ouvert à des projets de ce type, originaux et qui tranchent avec les routines, au risque de l’échec, mais le risque est aussi une chance. En ce sens, Aviel Cahn lui a confié cette musique aux couleurs très typées, de la culture luba africaine à l’art de la composition occidentale d’aujourd’hui et Engel a la souplesse et la précision nécessaires pour s’adapter, pour épouser les formes sans imposer une forme, pour amener l’orchestre à des rythmes et des couleurs inconnues. Le monde musical a besoin de profils comme le sien.

Le chœur du Grand Théâtre, dirigé par son nouveau chef Mark Biggins, offre une prestation solide, clair dans son expression, même on peut s’interroger sur la pertinence de l’écriture chorale de Parra. Il est aussi utilisé aussi comme personnage dans la mise en scène, c’est-à-dire une sorte de collections d’ombres anonymes et vaguement inquiétantes vues à travers la vidéo en direct, témoins lointains et silencieux dans une vision assez impressionnante.

Même si on a souligné une écriture vocale peu inventive et pas très passionnante par ses variations ou son manque de vraies couleurs, les voix se sortent du piège avec beaucoup d’aplomb et ont su s’imposer tout au long de la représentation.

Dans la série de personnages il y a voix locales (victimes, prêtre etc…) et les voix « étrangères », comme celle du directeur de la mine ou de son épouse, celle du chauffeur/chauffard, ou de l’avocate.

Chaque voix est plutôt bien caractérisée, à commencer par celle de Serge Kakudji, particulièrement engagé, qui interprète le Milliardaire, qui a perdu ses deux jambes, : il était du voyage de Kabwé en novembre 2023 et a parlé à la victime « réelle » qu’il doit interpréter.

Ses interventions me sont apparues parmi les plus fortes avec une voix de contre-ténor, maîtrisée, homogène et une expression très intériorisée. Une magnifique présence scénique qui impose un des rares moments de véritable émotion de la soirée.

L’autre victime, la mère de l’enfant mort est interprétée par Axelle Fanyo, voix puissante, avec un beau timbre et une vraie intensité dans l’expression, capable de sauts de registres sans faillir et en tenant sans cesse énergie et couleur. Une véritable performance qui laisse aussi sa place à l’émotion.

Le chauffard/Chauffeur, c’est Katharina Bradić, une voix de mezzo-soprano de caractère, déjà entendu à Strasbourg dans Dalila. Elle donne à son chant une véritable présence expressive non dénuée d’ironie, le chauffeur étant le seul accusé « responsable » au procès encore en cours d’ailleurs.

Grande apparition de Willard White, qui réussit à imposer une voix encore forte et expressive dans le rôle du prêtre, personnage ambigu et frontière qui sait parfaitement les mécanismes qui régissent les jeux de pouvoir et qui néanmoins maintient les fidèles dans une sorte de soumission résiliente. Son jeune assistant est chanté avec un sens de l’expression marqué par Simon Shibambu qui fait un peu écho contrasté à la résignation du vieux prêtre.

Le directeur et sa femme, c’est Peter Tantsits et Idunnu Münch, personnages frontières entre idéalisme et cynisme qui représentent le pouvoir, tout en cherchant à « faire le bien », mais qui en même temps sont manipulés comme les autres. L’expression positive et sincère du début de l’œuvre est marquée par des voix bien timbrées, assez puissantes et claires, mais l’évolution d’acte en acte (il y en a cinq, conçus comme des tableaux), vers la réalité de leur rôle, instruments impuissants dont les solutions (construire une école aider les population à vivre), conduit aussi à une évolution vocale vers moins d’éclat et plus de « pudeur » en un certain sens, c’est clair chez Peter Tantsits, à l’émission claire et au mots bien ciselés, c’est aussi clair chez Idunnu Münch, prise dans ses contradictions de dame de charité qui de toute manière sera toujours du côté des puissants. Sa voix de mezzo est vraiment expressive, sachant colorer, sachant aussi adoucir la ligne, ainsi que son jeu notamment dans les dernières scènes, face à la mère de l’enfant mort.

Autre symbole de l’inutilité malgré la bonne volonté, l’avocate, lancée dans les « bonnes causes » et qui voit le procès s’enliser, et sa propre impuissance, confié au soprano américain Lauren Michelle, émission claire, belle diction, voix homogène et technique très maîtrisée.

L’ensemble de la distribution montre une compagnie engagée, qui a bien travaillé le texte et l’expression, en ciselant les mots et en veillant à la compréhension et à la clarté, ce qui dans le contexte de production, était déterminant. C’est avec la direction musicale le trait le plus marquant de la soirée.

Au total une opération ambiguë, qui n’est pas une réussite parce que pétrie de contradictions de genre, de normes, d’intentions. On nous disait lorsque nous étions au lycée qu’on ne faisait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Il est fort probable qu’il en aille de même avec l’opéra, et avec l’art en général. C’est le mur auquel s’est heurté Milo Rau et son projet, entraînant tout vers ce qui me paraît être une impasse.

Le chant de la terre

David Verdier – altamusica.com - 30 janvier 2024

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7270…

 

Le compositeur catalan âgé de 47 ans Hèctor Parra présente au Grand Théâtre de Genève Justice, un drame musical luxuriant mais peu théâtral inspiré par une tragédie liée à l'exploitation minière au Congo. Le plateau fait oublier la mise en scène assez statique signée Milo Rau, avec en fosse le geste expressif de Titus Engel.

C'est l'histoire d'un fait divers tragique qui se déroule au Congo. Un camion rempli d'acide destiné à l'industrie minière se renverse au milieu du marché de Kwabé, tuant des dizaines des personnes dans des souffrances atroces. Au drame vient s'ajouter le contexte géopolitique d'un pays où l'écocide et l'exploitation des minerais par les grandes sociétés occidentales se déroulent sur fond de perpétuel capitalisme néocolonial. Le narrateur et librettiste Fiston Mwanza Mujila est présent sur scène pour présenter l'action et les personnages, tandis que sur un grand écran défilent les images de ce qui s'apparente à un grand documentaire.

À l'arrière-plan, un camion renversé sert d'unique décor à une action qui semble elle-même figée dans un traumatisme d'où émerge une galerie de personnages avec, au-dessus d'eux, un grand écran sur lequel sont projetées des images muettes de la région de Lubumbashi. Loin de son iconoclaste Clémence de Titus, Milo Rau limite ici la direction d'acteurs à son strict minimum comme si l'enjeu principal se concentrait sur le portrait psychologique des victimes pour en souligner le caractère universel et tragique.

L'attention portée à faire intervenir des acteurs et chanteurs congolais dont certains ont réellement vécu la tragédie augmente chez le spectateur le sentiment d'un malaise que peine à dissiper la musique luxuriante et plurielle d'Hèctor Parra.

Ainsi Axelle Fanyo chantant le lamento de la mère ("Ma fille est morte, ma fille et ses rêves, fondus dans l’acide"), ou bien les mélopées du contre-ténor Serge Kakudji chantant ce "garçon qui a perdu ses jambes" que l'on voit également sur l'écran et dont le dialogue musical avec le virtuose guitariste Kojack Kossakamvwe fait partie des meilleurs moments de la soirée.

L'énergie vocale de Simon Shimbambu (le jeune prêtre), Lauren Michelle (l'avocate) ou Udunnu Münch (femme du directeur) traduisent une urgence et une incarnation qu'on peine à retrouver dans des rôles limités à la fois par une dramaturgie maladroite et des moyens expressifs limités : Peter Tantsis qui ne trouve pas dans le rôle du directeur la formidable expressivité du Maximilien Aue des Bienveillantes ou bien Katarina Bradić (chauffard) et surtout Willard White, dont le grand prêtre n'a ni la surface vocale ni surtout l'épaisseur théâtrale pour convaincre pleinement. Même constat pour un chœur gêné par l'écriture et des indications scéniques très rudimentaires.

La direction de Titus Engel souligne dans la partition les éléments de puissance et de brio qui traduisent l'acuité de l'écriture et le goût du compositeur pour les textures sonores, dont certaines lui sont directement inspirées par le répertoire traditionnel congolais – en particulier les cultures des danses et des musiques luba du sud du pays. L'ensemble traduit une approche qui penche ouvertement vers un oratorio dont les panneaux historiés se laissent observer séparément, loin de toute impression de grand flux narratif et lyrique.

L’impossible justice

Claudio Poloni – concertonet.com .- 28 janvier 2024

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=16084

 

Début 2019, un fait divers tragique endeuille le Katanga, une région du Congo : un camion‑citerne roule en direction d’une mine ; il est rempli d’acide sulfurique, destiné au traitement des minerais. Sur la place du marché d’un petit village, il percute à pleine vitesse un minibus. Vingt et une personnes décèdent dans l’accident, brûlées par les substances toxiques, et des dizaines d’autres sont blessées, dont sept grièvement, qui seront par la suite amputées d’un bras ou d’une jambe ; de surcroît, à cause de la pluie, les terres environnantes seront polluées par l’acide. Ce drame ne trouvera guère d’écho dans les médias occidentaux. Et pourtant, la mine est exploitée par une entreprise suisse, une des plus importantes multinationales du secteur du négoce des matières premières. La société indemnisera certes dix‑huit personnes, mais moyennant des sommes dérisoires, des bouchées de pain pour s’assurer de leur silence. Et le procès qui devait avoir lieu pour déterminer les responsabilités de l’accident sera finalement annulé.

Sollicité par Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre de Genève, pour créer un opéra, le metteur en scène helvétique Milo Rau, adepte d’un théâtre militant et engagé, a choisi ce fait divers comme base de son travail. La République démocratique du Congo est un pays qu’il connaît bien puisqu’il y a déjà tourné un film, Le Tribunal sur le Congo (2017), qui avait pour thème la guerre civile sanglante qui a ravagé le pays, faisant plus de six millions de victimes. Pour l’opéra cette fois, Milo Rau a élaboré un scénario et proposé à l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila d’écrire un livret. Le résultat : Justice, qui fait d’un accident un drame universel et qui se veut la métaphore d’une Afrique exploitée par l’Occident et d’une justice qui n’a pas été rendue. L’écriture de la musique a été confiée au compositeur catalan Hèctor Parra, un spécialiste de l’opéra contemporain, auteur des Bienveillantes, ouvrage créé en 2019 à l’Opéra des Flandres (dont Aviel Cahn était directeur à l’époque), et d’Orgia en 2023.

Alors que les spectateurs entrent dans la salle du Grand Théâtre, le guitariste Kojack Kossakamvwe, installé sur scène à jardin, se lance dans des improvisations rythmées. Puis le librettiste Fiston Mwanza Mujila et le contre‑ténor Serge Kakudji le rejoignent sur le plateau pour expliquer au public l’accident à l’origine du spectacle et la genèse de ce dernier, avant la présentation des protagonistes par le biais d’un écran vidéo : les chanteurs, les choristes, l’orchestre, le chef et les figurants, dont certains sont des victimes de la catastrophe, ce qui bien sûr ajoute une dimension particulière à la soirée. Le rideau finit par s’ouvrir sur un grand banquet réunissant des notables locaux et des étrangers. Quelques années après l’accident du camion‑citerne, on fête l’ouverture d’une nouvelle école et la découverte d’une mine de cobalt qui va enrichir encore plus les multinationales et créer des emplois pour la population. L’histoire ne fait que se répéter car petit à petit resurgit dans l’esprit de tous le drame qui a endeuillé la région il y a quelques années. Par un habile jeu de lumières apparaît, derrière les tables du banquet, le camion‑citerne renversé. Sur l’écran vidéo sont projetées des images – certaines insoutenables – de corps brûlés par l’acide. On découvre aussi à l’écran la douleur d’une mère dont la fille est morte dans l’accident ou encore le visage triste et vide d’un jeune homme qui a dû être amputé des deux jambes et qui se demande ce qu’il adviendra de sa vie. Ces personnages vont également apparaître sur scène, par le truchement de chanteurs, à côté de la conductrice du camion – une Russe portée sur l’alcool –, du directeur de la mine et de sa femme, d’un prêtre ou encore de l’avocate qui a tenté en vain d’obtenir un procès. L’opéra, d’une durée d’à peine 1 heure 45, est divisé en cinq actes, eux‑mêmes composés de scènes d’autant plus percutantes qu’elles sont courtes et concises. L’intrigue se termine par un retour au banquet : une fois la fête finie, les convives se lèvent de table et les étrangers quittent le pays, laissant ce dernier souillé de déchets et dévasté.

La partition d’Hèctor Parra est foisonnante et complexe, alternant éclats sonores et passages plus calmes et recueillis. Le compositeur s’est inspiré de chants traditionnels du Katanga et fait la part belle aux percussions notamment. Les lignes vocales sont extrêmement tendues, l’écriture sollicitant beaucoup l’extrême aigu, notamment pour les femmes, mais aussi le registre grave. Spécialiste de musique contemporaine, Titus Engel, à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, défend la partition avec conviction et engagement. La distribution vocale réunie par le Grand Théâtre se révèle homogène et de très haut niveau ; à noter que toutes les voix sont amplifiées. On retient notamment le prêtre de Willard White, qui, malgré ses 77 ans, incarne un personnage à la forte présence scénique, le jeune homme engagé de Serge Kakudji ou encore la mère poignante d’Axelle Fanyo.

Justice présente d’indéniables atouts : à travers un fait divers dramatique, cet ouvrage permet de sensibiliser le public à l’exploitation de l’Afrique par l’Occident, à la décolonisation et à la mondialisation, faisant entrer en outre le continent noir dans l’histoire d’un art typiquement européen. Les formes traditionnelles de l’opéra sont aussi bouleversées. Mais globalement, la soirée laisse le public sur sa faim : la tragédie du camion- citerne et ses conséquences sont racontées comme s’il s’agissait d’un documentaire, sans jamais susciter d’émotion, sauf à la toute fin, lorsque la mère chante (en swahili), son enfant mort dans un air absolument poignant. Malgré la réalité bouleversante de cet accident terrible, le propos est souvent simplificateur, avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre, les Africains et les Européens. Et on se demande en outre si le jeu en valait la chandelle puisque seules quatre représentations ont été programmées à Genève puis deux autres en Autriche (le Festival Tangente St. Pölten est coproducteur). Comme pour toute création, il ne reste plus qu’à espérer que d’autres théâtres seront intéressés à présenter le spectacle ultérieurement.

JUSTICE : a musically appealing world premiere misses its polemic mark

David Karlin - bachtrack.com - 23 janvier 2024

source: https://bachtrack.com/fr_FR/review-justice-parra-mujila-rau-grand-theatre-genev…

 

“We want to bring about long-term growth and opportunity for all our stakeholders, including... and the communities and countries in which we operate... We never compromise on safety.” The words on the website of $64 billion mining giant Glencore ring hollow in the ears of the inhabitants of Kabwe, the village where, in 2019, a tanker carrying sulphuric acid to Glencore’s Mutanda copper mine in the Democratic Republic of Congo, turned over, killing 21 and seriously injuring seven. With the resulting court case mired in delay in the Court of Cassation in Kinshasa, director Milo Rau has opted to take the case to the court of public opinion in Glencore’s home country, with a new opera, Justice, at the Grand Théâtre de Genève.

Composer Hèctor Parra shows an unerring feel for a vocal line, consistently producing arias and choruses which appeal to the ear and to the emotions. Underlying the voices is an orchestral score which ebbs and flows with immense power at some moments, high tension in others, quiet lyricism elsewhere. Parra’s music is thoroughly enjoyable, never boring and never falls into the trap of unnecessarily sustained stridency.

The music was well served by a full-hearted orchestral performance and an excellent singing cast. The pick of the male voices was Sir Willard White, deep, rich and full of authority as the Priest. Peter Tantsits and Idunnu Münch gave compelling performances as the erratic Director and his well-intentioned wife. Axelle Fanyo, as the Mother of the dead child, got the best lyric lines and made the most of them, tugging at the heartstrings with a full-cream soprano.

Parra spent a great deal of time and effort immersing himself in the culture and music of Central Africa, visiting the area of Kabwe many times to gather songs and make recordings of local music. But to someone with little knowledge of African music, little sense of “Africanness” has survived the conversion to an orchestral score. The one thing that was blatantly African was electric guitarist Kojak Kossakamvwe, sitting by the side of the stage playing a driving beat with extraordinary virtuosity, often solo, sometimes accompanying the orchestra, often generating exceptionally smooth flow from the two-handed “tapping” technique.

Rau, Parra and librettist Fiston Mwanza Mujila have set themselves some lofty ambitions. Telling the story of one incident isn’t enough; they aim to give a voice to all of Africa, to all people blighted by colonial exploitation that still thrives in the hands of multinational corporations, long after independence. To do this, they opt for allusive, poetic text and a semi-fictionalisation. The setting is an imaginary dinner, hosted by the Director and his wife, to launch a project to build a local village; they are desperate to be a force for good and carry the “white man’s burden”. Contrasting their rose-coloured views are the memories of the survivors, their lawyer and the driver of the tanker, sung to Mujila’s poetic, allusive text. Interleaved with this fictional setting is documentary material about the real incident: footage taken at the time, video of Parra and Rau’s visits to the village, words from the actual survivors. Adding authenticity, the “Boy who lost both legs” is sung by Serge Kakudji, who hails from nearby Kolwezi and himself still bears the scars of a (less serious) sulphuric acid spillage.

It’s an uneasy marriage of fact and fiction. There is little narrative progression or even emotional progression. The juxtaposition of the various testimonies, hopes and fears seems arbitrary and doesn’t build understanding or heighten tension in any consistent way. The victims are indeed given a voice, but it’s not an eloquent voice; my imagination of the horrors of losing a child in these circumstances or of becoming a useless cripple was little changed in the course of the opera. And the work’s value as a polemic is diminished by an unwarranted even-handedness. In attempting to empathise with the drunken tanker driver, the ineffectual lawyer and the corporate director, who are the real villains of the piece, the opera pulls its punches.

Rau, Parra and Mujila don’t seem to have trusted their opera’s ability to tell the story. The opera was preceded by a sort of musical Powerpoint presentation (accompanied by Kossakamvwe’s guitar) in which Mujila and Kakudji told us the historical events and introduced each of the main singers with an explanation of each one’s African heritage or other link to their role.

I wish the creators of Justice well in their crowdfunding campaign to help the survivors and victims’ families, which is certainly a worthy cause. But in spite of appealing music and some fine singing, the need for that opening presentation tells you that as a work of music drama, Justice fails to do its job.

 
 

 

 

Avec JUSTICE, l'opéra se réinvente

Rocco Zacheo – Tribune de Genève – 23 janvier 2024

source: https://www.tdg.ch/nouvelle-production-avec-justice-l-opera-se-reinvente-au-gra…

 

Présentée en création mondiale, la pièce d’Hèctor Parra documente avec acuité et poésie un drame survenu en République démocratique du Congo. Une secousse scénique!

C’est à coup sûr la production lyrique la plus espérée de la saison. À l’heure de la première, lundi soir, ce statut privilégié a infusé lentement dans la salle qui attendait le lever de rideau, en générant une fébrilité palpable entre les sièges occupés jusqu’aux dernières rangées. C’est que «Justice», ouvrage signé par le compositeur catalan Hèctor Parra, promettait, par ses formes et son argument, de placer le spectateur loin des repères confortables qu’offre le répertoire connu.

Pas de coupables, pas de justice

La promesse d’une secousse s’est concrétisée d’entrée de jeu, alors que la salle se remplissait progressivement. Côté jardin, voilà déjà qu’un guitariste, Kojack Kossakamvwe, improvise avec virtuosité sur des lignes mêlant funk et tradition de Kinshasa. À peine plus loin, le contre-ténor Serge Kakudji et le poète et romancier Fiston Mwanza Mujila – librettiste de la pièce – échangent des mots et déambulent, les mines mi-amusées, mi-songeuses.

Puis l’obscurité s’installe et un nouveau monde s’ouvre au Grand Théâtre. On est quelque part en République démocratique du Congo, un banquet caritatif réunit représentants internationaux et notables locaux. Il est question de fêter l’ouverture d’une nouvelle école et d’annoncer aussi, dans cette terre riche en matières premières, la découverte, pas loin de là, d’une ceinture de cobalt qui fera le bonheur des multinationales et donnera de l’emploi à tout le monde.

C’est oublier, comme le fait le directeur incarné par Peter Tantsits, les drames du passé, les morts que les mines et leurs exploitants véreux ont provoquées cinq ans plus tôt. On entre alors au cœur du sujet de «Justice», par ce fait divers qui s’est réellement produit en 2019, lorsqu’un camion-citerne chargé d’acide sulfurique – substance utilisée pour traiter les minerais – emboutit à pleine vitesse un minibus dans le village de Kabwe, pas loin de Lubumbashi, dans le vaste territoire du Katanga.

Vingt et une personnes périssent dans l’accident, brûlées par les substances toxiques, des dizaines d’autres sont blessées tandis que les terres environnantes sont polluées par l’acide. Les coupables de ce drame indicible? Aucun, aux yeux de la Cour de justice chargée du procès – où avocat et juges sentaient l’alcool, nous dit un témoin –, sinon le chauffeur du camion.

On trouve ainsi, dans ces faits sobrement évoqués en ouverture, le socle sur lequel le metteur en scène Milo Rau a bâti un ouvrage à pièces multiples, avec la ferme intention de redonner une voix aux victimes oubliées, de rendre enfin justice à un village martyr qui concentre à lui seul les affres de l’exploitation de l’Occident en Afrique.

Le Bernois, dont on ne rappelle plus son goût pour un théâtre documentaire et politiquement engagé, s’y est employé avec une finesse confondante, en multipliant les supports – la vidéo se lie tout naturellement avec le plateau –, en opposant à la linéarité du récit l’enchaînement de tableaux courts et percutants.

C’est ainsi qu’au-devant de la scène, en deçà du camion-citerne renversé et fidèlement reconstitué au fond, défilent à l’écran les images insoutenables des victimes du drame. Puis les complaintes d’une mère inconsolable – Axelle Fanyo excellente de vérité et de justesse – pleurant sa fille morte qui rêvait de devenir danseuse, chanteuse, diva, et dont la voix continue de hanter les nuits de la survivante.

On voit cette femme à l’écran, d’ailleurs, port noble et regard digne et perçant, filmée chez elle, à Kabwe. Et on retrouve aussi un homme en chaise roulante, à qui les chirurgiens ont coupé les jambes, dans un plan fixe, long et émouvant sur son visage. En contrebas, sous l’écran, Serge Kakudji chante avec intensité les malheurs du blessé, tandis qu’un prêtre – incarné par le légendaire Willard White – le pousse à aller outre sa tragédie.

Partitions foisonnantes

Ces scènes, et d’autres encore, forment autant de parcelles aux traits; elles coupent parfois les fils rouges, mais elles n’affaiblissent jamais cette tension sourde qui supporte les cinq actes. Le vertige de «Justice» se niche là précisément. Dans ce doigt qui accuse les responsables ayant acheté le silence des victimes pour quelques centaines de dollars à peine par mort. Mais aussi dans l’élégie qui exhale des mots des rescapés. Ici, la langue singulière et puissante de Fiston Mwanza Mujila fait merveille, elle qui plonge dans une culture ancestrale et qui parvient à donner au drame de Kabwe des contours régionaux et une dimension universelle.

Il faut ajouter enfin la puissance des partitions d’Hèctor Parra, le foisonnement fou qu’on entend dans la fosse et sur le plateau, tantôt éruptif, tantôt ramassé dans une expression recueillie. S’inspirant ici des mélodies traditionnelles du Katanga, allant par là dans une exploration des textures sonores, cette écriture si riche éblouit et submerge par vagues irrésistibles. Et elle a trouvé avec l’Orchestre de la Suisse romande, mené par ce grand passionné de répertoire contemporain qu’est Titus Engel, un défenseur ardent et engagé.

JUSTICE : opéra dénonciateur, halluciné…

Alexandre Pham – classiquenews.com – 23 janvier 2024

source: https://www.classiquenews.com/critique-opera-geneve-grand-theatre-le-22-janvier…

 

Le propre de l’opéra est bien d’être puissamment cathartique. Il permet d’entendre ce qui n’a pu être dit. Ce qui a été même tu… voire acheté. La parole libère et le chant fait exulter les victimes qui, héros, entonnent désormais leur déclamation libératrice.

À partir du scénario de Milo Rau, le compositeur Hèctor Parra met en musique l’inqualifiable : des victimes innocentes brûlées, littéralement fondues par l’acide sulfurique que transportait un camion-citerne en 2019, lequel a quitté la route pour heurter les villageois de Kabwe, petit bourg congolais, alors réunis en plein marché. Cette catastrophe en a rejoint une autre : l’exploitation abusive des minerais du pays, réalisée sans cadre ni lois par des sociétés très cyniques. Ce camion-citerne transportait l’acide destiné à l’exploitation du cuivre et du cobalt… Nouvelle bavure d’un système qui ne respecte rien, ni les personnes ni la nature…

Sur scène chaque personnage tragique chante voire crie sa souffrance ; son impuissance d’autant plus manifeste que le procès qui devait réaliser l’épreuve du jugement et accomplir le salut de la réparation, n’a jamais été mené à son terme. L’affaire de Kabwe n’a jamais connu de fin légale… et comme le précise le directeur [non sans cynisme], quel que soit l’aboutissement d’un procès, son verdict si l’appareil judiciaire va à son terme, c’est le juge qui gagne toujours. Les victimes, elles, peuvent toujours attendre…

Au pays de la corruption où les richesses locales [cobalt, cuivre…] semblent inépuisables, l’argent fait tout : acheter le silence des victimes fussent-elles handicapées et traumatisées à vie.

2 rescapés sont aux côtés des chanteurs : Pauline Lau Solo et Joseph Kumbela, dignes et sublimes dans leur pudeur intense [magnifiée encore par le cameraman sur scène qui projette leur portrait sur le grand tableau suspendu au-dessus de la scène et des acteurs]. Leur présence rappelle combien le trauma est encore vif, 5 ans après le drame.

Quatuor vocal

Un quatuor vocal pour nous porte les brûlures vives de cet opéra éruptif aussi mordant que l’acide qu’il dénonce ; un quatuor d’âmes terrassées, qui restent inconsolables et meurtries : la mère de la fillette morte [Axelle Fanyo] dont les deux airs [« maman, maman » , puis le chant swaili final] sont bouleversants de justesse intranquille, de révolte inapaisée. Le chant ici exprime l’indicible et l’innommable… ; le feu d’une prière qu n’a pas trouvé la guérison ; le cri d’une mère endeuillée, la perte d’une enfant qui se rêvait danseuse et chanteuse… ; le prêtre superbement incarné par Willard White, invoquant les ancêtres et célébrant les corps fondus par l’acide mais qui reste muet quand l’avocate [intense et fulgurante Lauren Michelle] l’exhorte à lui dire quoi faire… C’est enfin le contreténor né à Kolwesi, non loin du lieu du drame, Serge Kakudji : son premier air [« la pluie, ce sont des larmes… » ], puis le chant de l’homme qui a perdu ses jambes, réalisé face au public dans une chaise roulante, sont les plus intenses de la soirée. Poétique et tragique se mêlent alors, électrisant les planches.

C’est un grand luxe de pouvoir écouter le librettiste lui-même, Fiston Mwanza Mujila, présent sur scène, introduire l’action puis annoncer chacun des 5 actes.  Son explication préalable avec l’accompagnement du guitariste Kojack Kossakamvwe, assis à cour, situe idéalement le cadre, et aussi l’histoire, le contexte du Congo ainsi devenu la proie des exploitants de tout bord après la chute du président Mobutu (1997). Le Katanga qui regorge de minerais est devenu un self-service à ciel ouvert, terre, faune et peuple, pillés pour le profit d’une clique sans foi ni loi.

On comprend dès lors combien la catastrophe du camion vomissant son acide sur le marché de Kabwe, concentre l’agonie d’une terre sacrifiée ; elle en est la métaphore. Le cynisme est d’ailleurs total dans la figure du chauffard, qui n’éprouve aucune once de regret, totalement beurré au moment de l’accident, il incarne un autre type de parasite opportuniste. La mezzo Katarina Bradic vocalement puissante et cuivrée, apporte une réelle épaisseur à ce parfait salaud raciste, qui de surcroît déteste l’Afrique [!].

Justice d’Hèctor Parra, l’opéra qui dénonce

Parmi les enchaînements saisissants et dramatiquement forts, l’action continue de l’acte III est la plus marquante :  chant du prêtre effondré par l’horreur [« Comment paraître devant le trône de Dieu, quand on a plus de corps, plus d’âme« ], puis l’avocate éplorée, elle aussi saisie par l’effroi [« Voyez-vous ce que je vois, entendez-vous ce que j’entends ?« ], l’un des personnage les plus humains de l’action ; enfin comme un crescendo à plusieurs voix, le degré ultime de l’imploration : le chant de la mère qui assiste à l’agonie de sa fille… C’est la séquence la plus poignante de l’opéra. Puissante, incandescente, Axelle Fanyo y trouve des aigus veloutés, très justes.

Dans la fosse, l’orchestre pléthorique imaginé par Hèctor Parra rugit, hurle en séquences d’une indiscutable densité polyphonique ; en orfèvre des sons, il explore la matière de vastes nappes dont les effets texturés où percent rythmes ou timbres africains très habilement intégrés, produisent continument une tension électrique, comme la surface d’une onde étale, frémissante ; sujet oblige, s’y répand l’acide qui mord, détruit, dévore et foudroie tout au long des témoignages.

Pendant sa présentation d’avant concert, Hèctor Parra a beau nous parler des paysages sublimes de la terre congolaise, ses tableaux miraculeux qui disent l’envoûtante beauté de la savane boisée, riche, généreuse, le propos de l’opéra s’inscrit dans la dénonciation. Tous les personnages sont détruits par la catastrophe et au-delà de leur destin si tragique, c’est tout un territoire qui n’en peut plus d’être ainsi pillé, mutilé, assassiné. On regrette parfois que le chef (Titus Engel) n’écoute pas assez ce qui se chante et se dit sur scène … au point de couvrir les voix. D’un bout à l’autre, les irisations évanescentes d’une partition qui bouillonne offrent au sujet, son souffle universel. Le librettiste comme le compositeur ont su tirer ce fait d’actualité, en un conte terrifique qui dépasse son époque et son lieu.

Réaliste et cynique, la musique exprime une suractivité constante, l’œuvre des puissances immorales qui broient une nation et l’entrave toujours dans son action à perpétuer ses traditions, à cultiver sa culture, à préserver son identité. Les profiteurs y exercent consciemment leur œuvre de pillage.

Ainsi va le monde, au prix de victimes auxquelles l’opéra sait comme ici restituer une tribune légitime. A la mère qui a perdu sa fille revient la clairvoyance emblématique : en s’adressant à la femme du directeur, autre icône des opportunistes sans morale, elle dit en fin d’action : » pourquoi êtes-vous venus ? Vous êtes des voleurs, des assassins, des menteurs « .

Le message est clair. Chasser les opportunistes pillards. Permettre aux habitants d’exploiter eux-mêmes les richesses de leurs terres, sans passer par la case esclavage, exploitation, vol. Rendre justice. Comme l’énonce le titre de ce formidable opéra halluciné.

On ne peut guère citer ouvrage plus engagé aujourd’hui que celui-ci. Saluons le Grand Théâtre de Genève de rétablir la vocation du genre lyrique, sa part la plus noble : dénoncer, réparer et par ailleurs susciter l’esprit critique et la réflexion. Beau défi. Belle réalisation. De surcroît en français.

Justice pour Kabwe à l’Opéra de Genève

Emmanuel Deroeux – Olyrix.com – 23 janvier 2024

source: https://www.olyrix.com/articles/production/7338/justice-parra-opera-22-janvier-…

 

Le Grand Théâtre de Genève présente sa commande intitulée “Justice”, passée au metteur en scène Milo Rau et au compositeur Hèctor Parra. Une œuvre engagée dans laquelle les violences de la réalité contemporaine se mêlent à la scène lyrique en s’inspirant directement d’une tragédie advenue dans le village congolais de Kabwe en 2019.

Le Grand Théâtre de Genève a porté son attention sur un “tragique fait divers” devenu histoire, ancrée dans le passé proche et même le présent de la Suisse. Justice se veut une œuvre universelle, réunissant pays européens et africains avec une trame dramatique d’après le terrible accident survenu à Kabwe, en République Démocratique du Congo, impliquant une multinationale minière. Le GTG rappelle ainsi les faits : “Un camion chargé d’acide sulfurique, destiné à l’extraction minière, s’est renversé et a percuté un grand groupe de passants et de vendeurs. 21 personnes sont mortes, 7 ont été grièvement blessées, de nombreux champs ont été contaminés, des maisons ont été endommagées et des vendeurs ont subi des dégâts matériels.” Le jour de la première représentation de cet opéra, le Grand Théâtre de Genève lance également une campagne de crowdfunding intitulée JUSTICE FOR KABWE !, expliquant ainsi : “Les victimes ont porté leur cas devant les tribunaux. Seul le chauffeur du camion a été inculpé. En raison de la pression exercée par les entreprises, le procès n’a pas encore abouti à une conclusion juridiquement valable. Des excuses publiques du sous-traitant et une indemnisation légale des personnes concernées n’ont jamais vu le jour.”

Le metteur en scène Milo Rau a structuré l'opéra en un prologue et cinq actes, se déroulant lors de l'inauguration d'une école érigée par la société qui sera à mêlée au drame (cinq ans plus tard). L'équipe de production s’est immergée dans la région du Katanga, Milo Rau documentant ainsi sa mise en scène à travers des vidéos de ces rencontres. Le spectateur se confronte ainsi à une réalité brutale, explorant le cynisme humain, l'égoïsme, mais aussi le sentiment de culpabilité (celle du “directeur philanthropique” empêtré dans ce système). Le livret de l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila puise librement dans les témoignages des victimes, offrant une perspective universelle sur les souffrances (post-)coloniales. Cette fiction autour de l'accident tragique donne voix aux victimes, fusionnant présent et passé, et certains interprètent même leur propre rôle.

Le décor unique, réalisé par le scénographe Anton Lukas, se structure en plusieurs parties sur scène : aux deux extrémités sont assis le guitariste Kojack Kossakamvwe et le librettiste en personne qui raconte lors du Prologue le contexte de la tragédie et de l’écriture de l’opéra, puis annonce les tableaux. Près d’eux, le chauffard, le garçon qui a perdu ses jambes, l’avocate et les victimes, personnages assis ne prennent pas part au banquet d’inauguration. À jardin, un peu en recul, des bancs accueillent le chœur, sobre et sombre, tandis qu’à cour est disposée la longue table du diner avec le directeur, sa femme, le prêtre et chef du village, son jeune assistant et autres invités. Le fond de scène est dominé par la carcasse retournée du camion-citerne qui a déversé son contenu d’acide sulfurique, goutte à goutte, sur la vingtaine de victimes piégées sous ce qui restait du bus et de l’arrêt de bus percutés aux abords tout proche du marché du village (nombre de ces victimes agonisantes étaient des enfants). Le centre de la scène reste vide afin d’y être le lieu d’expression des chanteurs et comédiens, habillés par les lumières de Jürgen Kolb et les costumes de Cedric Mpaka, avec la direction dramaturgique de Giacomo Bisordi et Clara Pons. Un écran surplombe (souvent) la scène pour montrer, grâce au travail et montage de Moritz von Dungern, des images des victimes rencontrées sur place, et les visages accusateurs des artistes de chœur. Pour plonger le spectateur dans l’horreur de ce drame, une vidéo prise immédiatement après l’accident est montrée, avec des corps atteints par l’acide et une foule de témoins choquée se protégeant des évaporations fatales par un simple mouchoir ou leur habit.

La création musicale d'Hèctor Parra, guidée par les propositions du librettiste, emploie des séquences rythmiques répétitives, d’efficients crescendos, des changements brusques de dynamiques. Les interventions du guitariste Kojack Kossakamvwe plongent dans un esprit d'improvisation et soutiennent des dissonances, jusqu'au bruitisme, le dense accompagnement orchestral oscillant entre des couleurs spectrales stridentes, une saturation, et de plus tendres harmonies chromatiques. L'opéra se déploie ainsi dans une alternance constante entre des passages statiques réflexifs et des interludes torrentiels, explorant ainsi la dialectique insoluble des conflits et des souffrances. Les voix féminines et aiguës, empreintes de la culture luba et du rôle central qui leur échoit portent les moments les plus émouvants, avec un traitement vocal basé sur des brisures, d’importants sauts de registre et de forts contrastes de nuances. L’angoisse, le désespoir et la colère exprimés par les voix sont alors aussi vifs que poignants.

Poignante est justement l’interprétation du contre-ténor congolais Serge Kakudji, qui laisse éclater toute l’émotion qu’il a ressenti lors de sa rencontre avec « le milliardaire », ce jeune Milambo Kayamba survivant de l’accident au prix de ses deux jambes, qu’il incarne sur scène. Passant de sa voix de baryton à celle de contre-ténor avec une impressionnante aisance, il montre un timbre de voix sans aspérité, d’une constance et d’une appréciable souplesse.

Il forme un duo particulièrement fusionnel avec la soprano Axelle Fanyo qui incarne la Mère de l’enfant mort. Immédiatement émouvante par sa présence scénique, elle porte son chant avec intensité, offrant des aigus aussi déchirants que délicats lors du terrible témoignage de cette femme impuissante devant l’agonie de sa fille recouverte d’acide. La voix est lumineuse et claire, également en swahili (l'opéra est annoncé en français) sur un accompagnement orchestral particulièrement sombre, presque en décalage mais très évocateur.

Lauren Michelle en avocate impressionne également par sa maîtrise technique et son soin de la diction avec des aigus bien présents et une interprétation investie et convaincante. Son personnage est tiraillé par le système corrompu contre lequel elle se sent impuissante et pourtant coupable de ne pas parvenir à préserver son idéal. Le "chauffard" incarné par Katarina Bradić ne manque pas non plus de toucher visiblement le public. Ce protagoniste est dépeint sous un jour humain, victime collatérale aussi. La mezzo-soprano fait montre d'une grande maîtrise de son instrument, avec des sauts de registre acrobatiques soulignant les angoisses – et peut-être la folie – de son personnage, entre graves saisissants et ses aigus particulièrement brillants. La femme du directeur, incarnée par Idunnu Münch, est un rôle plutôt "ingrat", oscillant entre compassion et impuissance d’une dirigeante d’ONG : elle n’est pas tout à fait au fait de la tragédie et encore moins de l’implication de l’entreprise de son mari, et reste persuadée que son geste de fonder une école est le meilleur qu’elle puisse offrir. Son texte se fait clair, son chant souple et tendre avec un large vibrato et une pointe de piquant qui caractérise aussi son timbre satiné.

Le directeur est interprété par l’américain Peter Tantsits, qui garde un léger accent dans le texte chanté comme parlé. Son interprétation scénique correspond à la nervosité et à l’indécision de son personnage, paraissant sincère dans ses valeurs mais incapable de lutter contre les intérêts économiques dont il bénéficie. Ces aspects dramaturgiques peuvent justifier la force qu’il met dans ses aigus et sa gestuelle un peu gauche, avec tout de même un timbre riche en harmoniques.

Sir Willard White offre sa voix puissante, noble et profonde au prêtre. La largesse de son timbre empêche parfois la bonne compréhension de son texte mais il ne perd jamais en autorité (ni de son imposant charisme). Son assistant jeune prêtre, incarné par Simon Shibambu, possède également un timbre sombre, chaud, profond et bien présent.

Préparé par Mark Biggins, le Chœur du Grand Théâtre de Genève se montre sobre, sérieux, très homogène, participant à colorer les interventions des solistes et offrant un beau moment choral lors de la scène finale « Il n’y a qu’une seule route ici » Sous la direction experte de Titus Engel, l’Orchestre de la Suisse Romande exécute cette musique dense, rythmée et très exigeante avec beaucoup de conviction. L’équilibre avec le plateau est idéal, offrant des accompagnements adéquats et des interludes très efficients pour amplifier l’expressivité de cette tragédie sans toutefois jamais tomber dans le pathos.

Le public genevois paraît certes exigeant, et s'il ne se montre pas enthousiaste, il salue longuement cette production audacieuse et poignante.

JUSTICE, un opéra inédit proche du documentaire

Léman Bleu – 23 janvier 2024

source: https://www.lemanbleu.ch/fr/Actualite/Culture/Justice-un-opera-inedit-proche-du…

 

À vivre au Grand Théâtre de Genève jusqu'au 28 janvier, l'opéra et création mondiale « Justice » revient sur le rôle d’une multinationale suisse dans un drame au Congo. Impressions de première.

Le titre de l'opéra annonce la couleur. « Justice », de Hèctor Parra, aborde un thème douloureux en retraçant un drame survenu en République démocratique du Congo en 2019. Une œuvre qui revient sur le rôle d’une multinationale suisse dans cette tragédie. Pour Guy Cherqui, critique lyrique du Wanderersite, les oreilles et les yeux sont toujours plus éveillés encore, lors de la présentation d'une création mondiale.

« C’est un opéra qui ressemble à un oratorio », souligne le critique en expliquant que la dramaturgie n’est pas magistrale mais que le chant, les dialogues, la parole, les choeurs et l’orchestre sont bien au programme. Guy Cherqui revient sur la représentation singulière de cet opéra. Pour lui, « Justice » ne traduit pas « ce qui parait, mais ce qui est». Une représentation de la réalité donc, avec une mise en scène, proche de celle d'un documentaire.

Une mise en scène sublimée par Milo Rau

En peignant un post-colonialisme encore présent dans certaines régions d'Afrique, « Justice » met en lumière l'épineuse problématique autour de la responsabilité des multinationales. L'opéra est accompagné d'une musique contemporaine, mais pas forcément dissonante ou peu accessible, selon Guy Cherqui.

« J’ai passé une soirée intéressante pour la mise en scène », explique le critique qui encense le metteur en scène bernois, Milo Rau. Guy Cherqui affiche toutefois un enthousiasme mesuré à la sortie de son visionnage : « Je ne suis pas convaincu que ce soit un opéra. On dit souvent qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, il n’est pas sûr que l’on fasse un bon opéra avec de bons sentiments », conclut l'homme lyrique en précisant que l'œuvre se trouve un cran au-dessus de ce qui a été fait cette saison à Genève

La voix des sans-voix

Charles Sigel – ForumOpera.com – 23 janvier 2024

source: https://www.forumopera.com/spectacle/parra-justice-geneve/

 

Sur scène, un énorme camion renversé, roues en l’air. Ce sera le seul élément de décor. Avec un écran qui descendra et remontera des cintres.

Et, à y repenser, il y aura peu de « mise en scène », chose étonnante de la part de Milo Rau. Au début, un narrateur (le librettiste Fiston Mwanza Mujila) racontera au public la genèse du projet, comme pour l’inscrire dans la vie réelle, en faire autre chose qu’un spectacle.

L’accident oublié

Quelques mots pour dire comment est né Justice. Préambule nécessaire, je crois, pour apprécier cette création.

À l’origine, il y a l’intérêt personnel du metteur en scène suisse Milo Rau pour le Congo où il voyage souvent. Vient à sa connaissance un fait divers oublié, un accident de la route survenu en février 2019 à Kabwé, au Katanga, entre Lumumbashi et Kolwezi : un camion-citerne, pour éviter une camionnette, fait une embardée et se retourne, en pleine place du marché. L’accident fait une vingtaine de morts et bien davantage de blessés, d’autant que l’acide chlorhydrique s’écoule de la citerne, attaquant les corps avant d’aller polluer une rivière toute proche.

L’acide était destiné aux mines voisines de cuivre et de cobalt, poumon économique de la région, exploitées d’ailleurs par un groupe suisse. Le procès se perdra dans les sables, ceci expliquant peut-être cela.

Milo Rau constitue un dossier, et se procure notamment les images terribles, insoutenables, filmées par un téléphone portable, du camion renversé, des corps écrasés, déchiquetés, brûlés par l’acide. À partir de là, il élabore un synopsis, qu’il transmet à l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila et au compositeur catalan Hèctor Parra.

Opéra ou oratorio ?

Est-ce un opéra ou un oratorio ? C’est en tout cas une œuvre de mémoire dont la sincérité, la probité sont évidentes. C’est aussi une partition (d’orchestre notamment) virtuose, éclatante, dont la force emporte l’émotion à la première écoute. Si foisonnante qu’il en faudrait sans doute bien d’autres pour embrasser toute sa richesse et ses secrets. L’Orchestre de la Suisse Romande, très sollicité, c’est le moins qu’on puisse dire, sous la baguette incisive de Titus Engel, non seulement met en place impeccablement une partition énorme et sans cesse changeante, marqueterie de sons, de couleurs, de rythmes, mais parvient à lui prêter une manière de fluide évidence.

Il suffit d’entendre la pièce orchestrale de quelque six minutes qui tient lieu d’ouverture. Au début une mélodie de flûte (qu’Hèctor Parra a empruntée au répertoire traditionnel du peuple luba et qui tiendra le rôle d’un leitmotiv), puis une manière de scherzo symphonique où se succèdent les polyrythmies d’un pupitre de percussions déchainé et des tutti explosifs, une section médiane plus contemplative, avant un crescendo à grand renfort de cuivres et de xylophone s’appuyant sur des rythmes de danses cérémonielles luba (c’est Hèctor Parra qui nous l’apprend dans le programme de salle).

Les thèmes musicaux de Justice seront fondés sur un corpus de mélodies issues d’une vaste région, celle des cultures luba, hemba, lulua, kaonde et lunda, couvrant le sud de la RDC et le nord de la Zambie. Le compositeur précise qu’il s’est servi pour les rythmes de danses cérémonielles luba (Mutomboko, Luwendo, Mazha). On dira simplement qu’une fois passés dans son alambic, il est difficile de distinguer tous ces ingrédients. Mais qu’on ne résiste pas à la beauté et la puissance de cette musique.

Les voix de la terre

Il y aura au fil des cent minutes que dure Justice plusieurs intermèdes orchestraux d’une puissance tellurique, convoquant toute la puissance des cuivres et un pupitre de percussions particulièrement fourni (waterphone, boobams, vibraslap, flextone, cloches de vaches, enclumes, ressorts hélicoïdaux, blocs chinois, sans parler des xylophone, marimba et piano à queue…)

Mais d’autres épisodes se feront lumineux, coloristes, ainsi l’évocation du marché de Kwabé et alors la voix parlée d’une des victimes (Joseph Kumbela) dira ce « réservoir de rêves » qu’était la place du marché et la voix radieuse de la mère chantera au plus haut de sa tessiture cette place du marché qui « ensoleillait nos vies… » jusqu’à ce que la pluie commence à répandre l’acide et que les couleurs de l’orchestre deviennent lugubres.

D’écriture très ample, il faut mentionner de beaux passages chorals, d’un large souffle, tel celui racontant l’arrivée des Blancs, au début du troisième acte, solide crescendo, où s’opposent les voix féminines évoquant ces étrangers aux yeux bleus ou verts « dégageant une odeur indescriptible », et les voix masculines décrivant l’émerveillement des colonisateurs (« Nous avons découvert des peuplades et des forêts et aussi du cobalt et du cuivre… »), vaste architecture d’un pathétique glaçant, un peu à la Honegger, où on admire la cohésion et la richesse de coloris du Chœur de Grand Théâtre.

Le journal d’une création

Il est rare que la « fabrication » d’un opéra soit aussi documentée. Nombre de photos montrent les trois auteurs rencontrant les victimes du drame, ainsi cette femme au bras brûlé et son enfant, ou « le garçon qui a perdu ses jambes », l’un des personnages de l’opéra, en conversation avec le contre-ténor (congolais) Serge Kakudji qui jouera son rôle. Et justement, à peu près vers le milieu de Justice, c’est lui qui racontera (de sa voix parlée accompagnée par la guitare électrique de Kojack Kossakamvwe) sa rencontre avec celui qu’on appelle le Milliardaire, c’est-à-dire le vrai « garcon qui a perdu ses jambes », assis sur son fauteuil de handicapé, celui dont il chantait les mots dès le prologue : « On me conduit à l’hôpital, les médecins m’arrachent une jambe, quelques mois après l’accident les médecins me coupent la deuxième jambe ».

De sorte que Justice nous propose à la fois le journal d’une création, les émotions des auteurs rencontrant les victimes, les pièces d’un dossier, les réflexions d’un jeune congolais (le librettiste) sur l’état de son pays, et une partition très savante et luxuriante, où surgissent de grands moments de lyrisme, et même des arias qui, comme en contrebande, « font opéra ».

Des personnages-symboles (un peu trop)

Tour à tour on verra s’avancer vers le centre de la scène les personnages principaux. Ainsi un jeune prêtre (Simon Shimbambu) affirmant ses espoirs de progrès (« Nos petits-enfants apprendront la langue des Blancs et parcourront le monde entier ») ; ou le directeur de la mine et son épouse (Peter Tantsis et Udunnu Münch), lui proclamant « Ni ko wa Afrika -Je suis un Africain », elle « Nous ferons de cette région la suisse de l’Europe », tous deux sincères, allez savoir ; ou encore le Chauffard (du camion), en l’occurrence ici une chauffarde (Katarina Bradić), protestant « Les juges et les avocats puaient la bière, on était dans un cirque de Noël » ; ou l’avocate (Lauren Michelle) perdue entre deux mondes (« Ma ville d’enfance n’existe plus, partout des usines, partout des églises de réveil »).

Des personnages-symboles, assez difficiles à habiter, et devant chanter un texte parfois escarpé. Willard White, majestueux en grand prêtre, chasuble dorée sous son veston, voix d’une mémoire ancestrale et d’un animisme toujours en arrière-plan, versant des libations aux ancêtres, saura donner de la véracité à ses mélancolies : « Mes yeux ont vu des empires s’effondrer, les esprits ne parlent plus, comment paraître devant le trône de Dieu quand on n’a plus de corps, plus d’âme ? », chante-t-il et l’orchestre derrière lui fait alors le grand écart entre des basses grondantes et des stridences de petite flûte.

L’écueil du statisme

Hèctor Parra cite cette phrase de l’écrivain congolais Emmanuel Kabango Malu : « Peut-on se réfugier dans la fiction quand la réalité elle-même dépasse l’impensable, l’inacceptable ? » Spectacle-témoignage donc, qui n’évite pas l’écueil d’un certain statisme.

À l’image de cette grande table rassemblant les invités, assez indistincts, de la cérémonie d’inauguration d’une école, figurants un peu laissés à l’abandon. On a connu Milo Rau plus audacieux quand il mettait en scène au GTG une Clémence de Titus plutôt bousculée-bousculante… Ici, il semble se tenir en retrait. De là, le contraste avec la fièvre agitant la fosse… et l’idée d’oratorio évoquée plus haut.

Oser le lyrisme et la mélodie…

Ici nous voudrions citer quelques mots que nous confia Hèctor Parra peu avant que ne commencent les premières répétitions :

« Il faut penser l’orchestre comme un océan, et le chanteur comme un oiseau qui se soulève au-dessus de l’océan, sur un paysage, et il entraîne l’âme humaine avec sa voix, il t’entraîne avec elle dans la fragilité de l’existence humaine, des émotions, la fragilité de nos sentiments, et tu es conscient qu’on est éphémère, qu’on est rien. Mais tout de même l’existence est quelque chose de belle, de fragile, comme une fleur. La voix doit s’envoler, doit décoller et t’entraîner avec elle… Tu flottes… Voilà… Il y a cette friction entre la voix et un orchestre qui peut être très géologique, très grand (ou très léger aussi) et s’il y a cette friction, on a l’opéra, on peut vraiment parler au public, on peut lui faire sentir de vraies choses. »

L’ensemble de la partition est fait, on l’a dit, d’alternances tension-détente, entre des passages très drus, chargés en sonorités volcaniques, en furieux roulements de grosse caisse à faire tomber les murs, et des moments de pur lyrisme sur un tapis orchestral ténu et liquide.

Ainsi le grand fortissimo au centre du troisième acte évoquant l’accident lui-même, sommet d’implacabilité, est-il suivi par le monologue halluciné de l’avocate, de plus en plus concernée par le drame, évoquant une petite fille dont le corps est en lambeaux (« elle a un trou à la place de la bouche, elle ressemble à un déchet ») et Lauren Michelle est ici magnifiquement tragique à l’extrême haut de sa voix…

Après quoi, sublime moment, s’élèvera le lamento de la mère (« Ma fille est morte, ma fille et ses rêves, fondus dans l’acide »), grande effusion désespérée ponctuée d’accords qui sonnent comme autant de glas et où Axelle Fanyo est bouleversante.

À la fin, le désespoir

Ce sont de ces moments où « la voix t’entraîne avec elle dans la fragilité de l’existence humaine », pour reprendre les mots de Hèctor Parra, ces moments où il s’autorise la mélodie.

Le plus beau, on le devra à nouveau à Axelle Fanyo, au début du dernier acte, « Les adieux ». Fiston Mwanza Mujila, enfilant à nouveau son rôle de récitant aura évoqué, sur un rutilant tapis de xylophone et d’appels de trompettes, le dernier jour de son voyage à Kabwé et sa rencontre avec Theophrasta, la vraie « mère de l’enfant mort ». Alors s’élèvera la complainte de l’enfant, chantée en swahili, « Mère où es-tu, je marche à l’aveuglette dans ce pays obscur ». Par la voix très claire d’Axelle Fanyo, voix vibrée, voix d’opéra, dans une mélopée déchirante ponctuée de grands éclats par tout l’orchestre.

Non moins effusif, lyrique et désespéré, le dernier air de l’avocate, Lauren Michelle, elle aussi magnifiquement expressive, chantant ce qui semble être le sentiment profond de Fiston Mwanza Mujila : « Nous avons tout perdu, nos croyances, nos langues, nos traditions, nous n’avons rien appris de l’histoire, elle a fait de nous des mendiants, des cancres par-dessus le marché. »

Le chœur conclura cette partition par une manière de choral, galvanisant du point de vue musical, mais paradoxalement désespéré si on écoute les paroles : « Ah ! Si tout pouvait recommencer ! Si on pouvait renommer les choses, le fleuve Congo, les arbres à esprit, le Katanga, si on pouvait renommer les empires… »

Beaucoup d’images auront défilé sur l’écran, celles de l’accident, celles des rues de Kabwé aujourd’hui, les boutiques, les entrepôts, les visages des enfants d’aujourd’hui photographiés par l’équipe, si beaux. La dernière image montrera le panneau d’entrée du village, un peu défraichi et rouillé, mais où on lit curieusement la mention d’un verset de la Genèse (28, 17) qui affirme : « Que cet endroit est redoutable ! C’est ici que se trouve la porte du ciel ! »

L’opéra JUSTICE vibre plus par sa mise en scène que par sa musique

Juliette De Banes Gardonne – Le Temps - 24 janvier 2024

source: https://www.letemps.ch/culture/scenes/a-geneve-l-opera-justice-vibre-plus-par-s…

 

La création proposée au Grand Théâtre de Genève est un choc visuel puissant, mais fait entendre une partition musicale pétrie de formalisme

C’est sur des notes de rumba congolaise que le public du Grand Théâtre de Genève était invité à prendre place pour la première de l’opéra Justice. En bord de scène, le guitariste Kojack Kossakamvwe nous rappelle, entre ses riffs, qu’un peu partout en Afrique fleurissaient les guitares électriques à la fin des années 1970 et l’instrument offrait une formidable bande-son au lendemain de l’indépendance.

Devant un parterre bondé de journalistes venus de tout le Vieux-Continent pour assister à cette création musicale inédite, le librettiste, l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila, jouant son propre rôle, sera le narrateur de la soirée: un «She-Karisi» (équivalent du griot en Afrique de l’Ouest) garant de la mémoire collective, racontant comme une épopée l’accident survenu dans le village de Kabwe en 2019, lorsqu’un camion-citerne de la multinationale suisse Glencore contenant de l’acide sulfurique s’est renversé, entraînant la mort d’une vingtaine de personnes.

Geste caravagesque et nature morte

En guise d’introduction, Fiston Mwanza Mujila campe le décor d’un pays métamorphosé, après la chute du dictateur Mobutu, par la ruée vers les mines de diamants, pétrole, or, cuivre, cobalt, dont le sous-sol de la République démocratique du Congo regorge. «Cette malédiction des matières premières a transformé le pays en un buffet self-service pour les investisseurs étrangers», dira-t-il. La présentation des personnages se fait ensuite sur grand écran, à la manière d’une parodie d’un générique des Feux de l’amour: gros plan sur les visages et fondu enchaîné de rigueur. Une façon pour le metteur en scène Milo Rau de jouer avec le ton du spectacle et l’acte de la représentation à peine lancée? Peut-être: on retrouve toute la singularité du procédé créatif du metteur en scène, véritable funambule de la fiction et fakir de la réalité. Ici tout est vrai, jusqu’aux survivants qui jouent leur propre rôle. La chute du quatrième mur rappelle en permanence l’acte de performance qui se déroule sous nos yeux.

C’est une lumière crépusculaire qui révèle en fond de scène la carcasse du camion-citerne, tandis qu’au premier plan, un banquet à l’africaine convoque tous les personnages. Un rassemblement presque joyeux, pourtant annonciateur d’un sacrifice: celui des droits humains.

L’instant d’après, la projection d’images d’archives de l’accident témoigne de l’horreur que les habitants ont vécue. C’est jour de marché à Kabwe, un attroupement se crée autour du camion renversé, et on découvre des corps démembrés, déchiquetés. L’acide s’écoule dans le village, ronge la chair humaine. Les images se mélangent ensuite aux entrailles et têtes de chèvres des étals du marché composant une nature morte terrifiante.

Partition conventionnelle

Avec ses clairs-obscurs insistants, ses douches de lumière crayeuse venues du ciel et l’aura dramatique des images tout autant que leur brutalité, Milo Rau a quelque chose du Caravage. Il partage avec le peintre le plus sulfureux de l’époque baroque un attrait pour le réalisme et l’humanisation du divin.

Côté musique, la partition d’Hèctor Parra convainc mollement. Si l’orchestration du compositeur passé par la prestigieuse Villa Médicis à Rome est de belle facture, la vocalité de l’œuvre, empêtrée dans un maniérisme avec ses grands intervalles et ses notes tenues, semble d’une autre époque, en plus d’être éprouvante pour les chanteurs. Pourtant, le travail colossal d’Hèctor Parra, dans sa recherche d’un langage restituant des éléments de timbres et de rythmes communs à la musique traditionnelle d’Afrique centrale, était louable, même excitant. Mais le formalisme du langage musical occidental semble avoir englouti ses intentions. Quelques jolis passages nuancent nos remarques, comme cette berceuse déchirante composée à la mémoire d’une fillette décédée, véritable climax de la soirée, ou le choral final. Sur le plateau, les sopranos Axelle Fanyo – voix flamboyante et corsée – et Lauren Michelle – douceur et clarté du timbre – déploient des moyens vocaux spectaculaires, chacune à sa manière. La mezzo-soprano d’origine allemande Idunnu Münch, voix wagnérienne, remplit la salle de son spinto mordant. Le contre-ténor Serge Kakudji est poignant d’authenticité et de justesse scénique.

Il est paradoxal pour un projet si audacieux, dont la radicalité artistique cherchait à renouveler le genre opératique en profondeur, qu’il aboutisse à une musique aussi conventionnelle. On aurait eu envie que l’altérité intrinsèque au livret se propage jusque dans la partition, qu’elle déboulonne le modèle du grand orchestre en fosse, convie des musiciens congolais et brandisse l’idée d’un syncrétisme musical comme un fétiche sonore. Oui, l’intensité de la démarche de Milo Rau faisait rêver d’un horizon musical affranchi des stéréotypes de l’écriture musicale contemporaine européenne. On en aura eu qu’un timide effluve avec le guitariste Kojack Kossakamvwe, laissé sur le bord de la route de cette partition.

JUSTICE d’Hèctor Parra, en création mondiale

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 24 janvier 2024

source: https://www.resmusica.com/2024/01/24/justice-dhector-parra-en-creation-mondiale…

 

Considéré comme l'évènement majeur de cette saison du Grand Théâtre de Genève, la création mondiale de Justice du compositeur catalan hèctor parra ne convainc pas par manque de dramaturgie malgré une belle distribution.

La direction du Grand Théâtre de Genève avait vu grand puisqu'elle avait invité une centaine de journalistes et critiques pour assister à la Première de la création mondiale de Justice, une œuvre composée par hèctor parra sur un livret de l'écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila. En parodiant «La Trahison des images», le célèbre tableau de René Magritte représentant une pipe, accompagnée de la légende : « Ceci n'est pas une pipe. », on peut affirmer que l'opéra du compositeur catalan n'est pas à proprement parler un opéra. Selon la définition du dictionnaire Robert : Opéra (nom masculin) Ouvrage dramatique mis en musique, composé de récitatifs, d'airs, de chœurs avec accompagnement d'orchestre. Or ce à quoi le public assiste est une suite de tableaux hantée par divers personnages, victimes, venant clamer sur le devant de la scène, le malheur dans lequel les plonge les conséquences d'un terrible accident de la route qui a vu, en février 2019 en République démocratique du Congo, un camion-citerne chargé d'acide sulfurique se renverser suite à sa collision avec un minibus faisant 21 morts et une dizaine de blessés graves.

Quand le rideau se lève, l'accident a déjà eu lieu comme le montre ce camion-citerne, les roues en l'air gisant dans le fond de scène. On imagine qu'à partir de là vont se nouer des intrigues, des susceptibilités, des confrontations, des jalousies, des trahisons, des drames entre les personnages. Or, il n'en est rien. Le librettiste, présent sur la scène, intervient à divers moments pour introduire chaque acte. Il nous indique ce qu'on va voir sur un écran où sont projetées les images de corps écrasés, rongés par l'acide. Plus tard, ce sera la figure du personnage appelé «le milliardaire», un habitant du village qui a perdu ses jambes dans l'accident, puis ce sera le tour des paysages où, sur des chemins défoncés roulent quelques motocyclettes. Nous ne sommes pas à l'opéra mais dans un film documentaire.

Un documentaire où les intervenants, les victimes, chantent plutôt que de parler. Dans un langage poétique malgré la tristesse du propos, on regarde les scènes se suivre sans que jamais le théâtre n'y fasse irruption. Sauf peut-être dans cette ultime scène où la mère de l'enfant mort, après avoir réclamé et reçu de l'argent de la femme du directeur passe à côté du grand prêtre sans lui adresser un seul regard, se rendant compte de la désapprobation du prélat à cet abandon de dignité face à l'argent. Par rapport à un thème aussi douloureux, la direction d'acteurs et la mise en scène de milo rau souffrent d'indigence et de inaboutissement. On reste dans le questionnement sur l'opportunité et la raison de cette enfant faisant voler un drone. Comme pour cette grande table où, en apparence, on dîne. Pour qui s'est procuré le programme de la soirée, il apprendra dans l'argument que nous sommes aux préparatifs d'un dîner de charité pour l'ouverture d'une école dans le village de l'accident. Dont acte. Mais pourquoi ne pas mieux en informer les spectateurs ?

Après Les Bienveillantes en 2019 (sous le mandat d'Aviel Cahn) et Orgia en 2023, la partition de Hèctor Parra, d'une complexité incroyable, ne porte par pour autant l'esprit du drame, peinant à susciter l'émotion. Comme le plat déroulement de l'intrigue, la musique en est l'exact reflet. A moins que ce ne soit le contraire. Pas plus que le caractère du chant ne montre guère d'inventivité. Chaque soliste semble se voir contraint dans un schéma vocal préconçu. Un médium fort pour débuter, se déplaçant petit à petit vers un suraigu pour se terminer bientôt dans le registre extrême grave. Hèctor Parra n'apparait pas très à l'aise dans le traitement de la voix à l'opéra. Elle n'est pas soumise à l'orchestration, planant au-dessus d'elle, mais comme un instrument ajoutant une intonation à la complexité du discours musical.

Il faut cependant reconnaître que les voix (quoique toutes au bénéfice d'une amplification !) sont de belle qualité. En particulier, nous avons aimé celle de la soprano axelle fanyo (La mère de l'enfant mort) dont l'agilité, la constance vocale et les aigus éclatants ne sont pas sans rappeler ceux de la soprano leontyne price. Avec willard white (Le grand prêtre), à 77 ans, si la puissance vocale n'est plus celle qu'on lui avait connue par le passé (ah, cet inoubliable John Claggart dans Billy Budd de Benjamin Britten à Genève en mars 1994 !), sa présence vocale, sa musicalité et sa classe continuent de faire merveille. A ses côtés, on reste impressionné par la profondeur et la richesse du timbre de la basse sud-africaine simon shibambu (Le jeune prêtre) comme par l'étonnante versatilité vocale du contre-ténor congolais serge kakudji (Le garçon qui a perdu ses jambes). Le reste de la distribution s'avère bien préparée et le choix des voix judicieux dans leur différenciation.

Pour avoir entrevu la partition de ce spectacle, et pour en avoir entendu parler lors d'une conférence de présentation de Hèctor Parra, on pouvait s'interroger sur la capacité de l'orchestre de la jouer. Il faut cependant louer la direction d'orchestre du chef zurichois Titus Engel qui sait tenir un Orchestre de la Suisse Romande en belle forme pendant cette heure et trois quart ininterrompue de musique flamboyante et étincelante de milliers de notes. De son côté, le Chœur du Grand Théâtre de Genève, sous la direction de son nouveau chef Mark Biggins est égal à lui-même quand bien même il n'est pas scéniquement mis à rude épreuve, se contentant, dans des costumes noirs sans élégance, d'entrer en scène et de sortir en coulisses à peine leur chant envoyé.

Au tombé de rideau, le public, peut-être décontenancé par ce spectacle, offre ses applaudissements contenus et respectueux à un spectacle qui, une fois encore, comme avec le précédent «Maria di Buenos Aires» d'Hector Piazzola à Genève en octobre dernier, casse les codes de l'opéra traditionnel pour se muer dans une représentation manquant de colonne vertébrale.

Cinq ans après ce drame, les victimes, chichement indemnisées, tentent toujours péniblement de faire condamner la société multinationale suisse, propriétaire du camion et des mines qu'elle possède dans la région. Alors que ce spectacle sera repris au Festspielhaus de Sankt Pölten en Autriche les 30 avril et le 1er mai prochain, dans une conférence de presse tenue quelques heures avant la Première de Justice, Fiston Mwanza Mujila, Hèctor Parra et milo rau ont annoncé le lancement d'une campagne de crowdfunding en collaboration avec des ONG et des avocats congolais et suisses, afin de venir en aide concrètement aux victimes des crimes dénoncés dans ce spectacle.

Une création coup de poing, JUSTICE d’Hèctor Parra

Paul-André Demierre – crescendo-magazine.be – 24 janvier 2024

source: https://www.crescendo-magazine.be/a-geneve-une-creation-coup-de-poing-justice-d…

 

Un opéra sur une horrible tragédie survenue il y a cinq ans ? C’est la gageure que relève Justice, deuxième ouvrage d’Hèctor Parra sur un scénario du metteur en scène bernois Milo Rau, dont le Grand-Théâtre de Genève vient d’assumer la création le 22 janvier.

A la base, un insoutenable drame que restitue sur écran la vidéo conçue par Moritz von Dungern. Nous sommes en République Démocratique du Congo en février 2019. Un camion-citerne transportant de l’acide percute un bus sur une route du Katanga entre Lubumbashi et Kolwezi. En résultent plus de vingt morts et de nombreux blessés. L’acide qui est utilisé dans le traitement des minerais coule jusqu’à la rivière voisine, dans ce sud du pays où l’infrastructure routière est quasiment inexistante. Impliquant Glencore, une multinationale suisse implantée au Congo, un tel sujet vous saisit à bras le corps. Et l’écrivain Fiston Mwanza Mujila qui a élaboré le livret d’après le synopsis de Milo Rau affirme que l’opéra transforme l’accidentel en un sujet universel. Ainsi Justice est non seulement une manifestation de la vérité mais aussi un rite, une cérémonie de deuil qui est une purification réparatrice.

Quant à l’ouvrage, il est structuré en un prologue et cinq actes qui s’enchaînent d’un seul tenant. La distribution vocale comporte deux voix de soprano (une légère pour l’avocate et l’enfant mort, une lyrique pour la mère de la défunte), deux de mezzosoprano (une lyrique pour la femme du directeur et une coloratura drammatica pour le chauffeur de camion), un contre-ténor (le garçon amputé des deux jambes), un ténor (le directeur de la multinationale) et deux barytons-basses (le prêtre du village et son assistant). La partition du compositeur catalan Hèctor Parra privilégie les voix féminines et celle du contre-ténor pour traduire l’émotion, tout en conservant une dimension lyrique introspective, même dans les moments les plus intenses. Pour ce qui est de l’écriture orchestrale, elle est d’une extrême complexité rythmique en lui associant une large percussion qui joue des instruments à lamelles comme le vibraphone, le xylophone ou le marimba imitant le xylophone silimba ou les tambours en gobelet, ainsi qu’un piano à queue et une harpe. Et il convient d’en admirer la réalisation par l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé magistralement par le chef zurichois Titus Engel.

Alors que le rideau se lève sur la scénographie d’Anton Lukas éclairée par Jürgen Kolb, le guitariste Kojack Kossakamvwe improvise, tandis que librettiste lui-même, Fiston Mwanza Mujila, dialogue avec le contre-ténor Serge Kakudji qui prête son timbre étrange au garçon qui a perdu ses jambes. Un dîner de charité organisé par le directeur de la multinationale et sa femme (Peter Tantsits et Idunnu Münch, peu convaincants vocalement) réunit quelques délégués internationaux et notables locaux pour fêter l’ouverture d’une nouvelle école et la récente découverte d’une ceinture de coltan sous la colline voisine. En bordure de scène, le Chœur du Grand-Théâtre (préparé par Mark Biggins, vêtu de noir par Cedric Mpaka), est le porte-parole de la communauté congolaise en une polyphonie mal ficelée, tandis que défilent les images atroces de l’accident de Kabwe devant le camion-citerne retourné que l’on aperçoit en fond de plateau. Un simulacre de procès instruit par des juges et avocats alcoolisés n’a abouti à rien, tout en concédant néanmoins aux victimes un montant compensatoire de 250 dollars frisant la dérision. « Justice ! », clame la population en faisant chorus au plaidoyer du prêtre (incarné par un saisissant Willard White) qui réduit au silence le chauffard pitoyable (Katarina Bradic) et l’avocate (Lauren Michelle) perdant contenance devant l’horreur des faits. Campant la mère de l’enfant mort, Axelle Fanyo, saisissante, exprime l’intolérable par ses bribes de phrases « Ma fille est encore vivante, coincée par le véhicule… l’acide sulfurique se déverse dans sa bouche » jusqu’à ses derniers mots à la femme du directeur : « Pourquoi êtes-vous venus ? Vous êtes des voleurs, des assassins, des menteurs ». Fend le cœur le chant en swahili de l’enfant mort qui, lui apparaissant, murmure : « Mère, où es-tu ? Je marche à l’aveuglette dans ce pays, sans main pour me tenir, pas de regard pour me guider ». Au librettiste ne reste en postlude que la dérision : « Mais avant mon entrée dans la Grande Seigneurie, laissez-moi rire en guise de boycott ! ».

Création mondiale de JUSTICE d'Hèctor Parra

Bertrand Bolognesi - Anaclase.com - 26 janvier 2024

source: http://anaclase.com/chroniques/justice

 

Avec Justice d’Hèctor Parra, une nouvelle façon de faire un opéra voit le jour au Grand Théâtre de Genève. S’il n’est pas nouveau d’inviter en scène un fait réel, en l’occurrence le grave accident survenu à Kabwe le 20 février 2019, il l’est, assurément, de tracer un parcours semi-fictionnel à partir de celui-ci et d’impliquer les interprètes des rôles à créer dans un processus qui s’infiltre ensuite sur la scène elle-même. Et si l’opéra, au même titre que le théâtre et que tous les arts, peut s’avérer engagé, Justice va plus loin que la dénonciation ou le manifeste : c’est un opéra-témoin qui s’avance jusqu’à l’action concrète consistant à collecter des fonds pour la défense des victimes, la reconnaissance de leurs droits par-delà la corruption des tribunaux locaux, ainsi que la prise de conscience de la responsabilité par les entreprises venues de toute part au Katanga pour profiter des gisements et s’en enrichir selon des méthodes parfaitement inhumaines.

Le 20 février 2019, un camion transportant de l’acide sulfurique se renverse dans ce village situé dans la partie sud de la République Démocratique du Congo (RDC), bloquant plusieurs personnes sous son poids tandis que se déverse goutte à goutte son contenu ultra-dangereux. Avec la pluie, le phénomène s’étend, la catastrophe faisant bientôt vingt-et-un morts (dont plusieurs enfants) et de nombreux blessés graves. Le metteur en scène et dramaturge suisse Milo Rau propose ce sujet au compositeur catalan Hèctor Parra et au directeur du Grand Théâtre, Aviel Cahn, qui leur a commandé un nouvel opéra – il était déjà à l’origine des Bienveillantes de Parra, créé par l’Opera Ballet Vlaanderen. Avec la passion et l’acharnement positif qu’on lui connaît, Hèctor Parra s’immerge dans l’histoire, dans la culture de cette région précise du Congo, collectant récits et musiques, autant de matériel qui fécondera sa composition, tandis que l’écrivain Fiston Mwanza Mujila, originaire de la région, s’attèle à l’écriture du livret. Et en ce 22 janvier 2024, près de cinq ans après le sinistre événement, son œuvre en cinq actes précédés d’un prologue est ici créée.

En amont de la création mondiale de Justice, une conférence de presse a permis de mieux mesurer encore l’ampleur du drame, le scandale de la lenteur avec laquelle l’appareil juridique en considère les conséquences, enfin celui de l’irresponsabilité de l’entreprise. Outre les maîtres d’œuvre de l’opéra, tous présents, et l’un des chanteurs de l’équipe, deux avocats congolais interviennent ainsi qu’un avocat européen spécialisé dans la responsabilité des multinationales. Ce jour-même commence une campagne internationale de crowdfunding pour Kabwe. Ainsi, non seulement l’opéra rend visible un accident et une injustice dont le plus grand nombre n’a peut-être pas été suffisamment informé, mais encore intervient-il directement, par cette collecte, dans la lutte pour le droit et la dignité des victimes, outre qu’il met l’accent, à travers cet accident emblématique, sur la triste réalité quotidienne en RDC. Il ne faut pas nier la grande misère dans laquelle vivent les villageois de Kabwe et sa radicalisation engendrée par les pertes humaines dans les familles qui peuvent encore moins subvenir à leurs besoins ; il faut également savoir que les défenseurs légaux ont à parcourir plus de mille trois cents kilomètres pour se rendre à la Cour de cassation qui est censée traiter l’affaire, mille trois cents kilomètres sans route praticable donc parcourables uniquement par avion, ce qui représente un coût considérable que victimes et familles de victimes ne peuvent assumer. Au départ le projet induisait un sujet lié à la ville de Genève et à son histoire, ce qui avait orienté les artistes vers la figure d’Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge : Justice s’inscrit aussi pleinement dans le paysage genevois puisque l’entreprise responsable de l’accident est une société suisse.

À la lecture des notes d’intention du compositeur, bien plus développées et précises que ce que d’habitude l’on dénomme ainsi, on apprend qu’il s’est activement penché sur la culture Luba héritée des grands empires ayant régné sur la savane du XVIe au XIXe siècle, et qu’il s’est imprégné de ses diverses manières de faire de la poésie, de chanter et de danser. À celles et ceux qui peut-être auraient pu s’inquiéter de découvrir une conception musicale dominée par le collage, Justice affirme à quel point cette profonde imprégnation, pour avoir puissamment stimulé la créativité d’Hèctor Parra, révèle une nouvelle fois la forte personnalité de l’artiste au terme d’une collaboration plus que fructueuse. La densité de l’écriture orchestrale surprend positivement, quand les parties vocales profitent habilement du texte de Fiston Mwanza Mujila, à partir du scénario de Milo Rau, menant l’auditoire à l’émotion.

Durant le prologue, le contre-ténor Serge Kakudji, lui-aussi originaire de la région où survint l’accident, et le librettiste se présentent au public à l’avant-scène, à travers un bref récit qu’accompagne Kojack Kossakamvwe, improvisant à la guitare électrique. Chacun explique les raisons de sa présence ici, son implication dans le projet Justice et, au fond, ce projet lui-même. Voilà un dispositif inédit : mettre en regard un fait réel dans une fiction qui le respecte tout en s’exprimant sur le vécu des artistes qui le défendent ce soir. De la même manière, sur un écran défilera, durant l’Ouverture orchestrale, une sorte de générique – vidéo de Moritz von Dungern – montrant le visage de chaque chanteuse et chanteur, de chaque comédienne et comédien, avec un texte sur ses origines et son parcours. Lorsque le premier acte commence, l’auditoire est dès lors lui-même absorbé dans le projet dont il fut donné récit en tant qu’argument de l’argument.

Sous la lumière savamment dosée de Jürgen Kolb, la scénographie d’Anton Lukas accueille les protagonistes, dans les vêtures réalisées par Cédric Mpaka, devant la carcasse du camion renversé aux abords de laquelle gisent encore quelques corps. À droite, la table du banquet qui fête la création d’une école ; de chaque côté du plateau, ceux qui veillent, assis, au rituel : Kojack Kossakamvwe côté jardin, Fiston Mwanza Mujila en cour. Le librettiste interviendra au début de chaque acte. En sus des acteurs qui les incarnent, les visages des victimes, rencontrées et filmées lors de plusieurs séjours à Kabwe effectués par l’équipe, apparaitront à plusieurs reprises sur l’écran.

On apprécie Pauline Lau Solo et Joseph Kumbela (Victimes), Lauren Michelle qui prête un soprano fulgurant à l’Avocate et à La jeune fille, ainsi que le mezzo-soprano Idunnu Münch dont le riche timbre exprime toutes les nuances du rôle de La femme du directeur [lire notre chronique du Francesca da Rimini], nuances qui sourdent de ses espoirs, de ses illusions et prises de conscience. La partie du Jeune prêtre est confié avec avantage au ferme baryton-basse de Simon Shibambu. Quant à celle du Prêtre, elle revient à Willard White qui la magnifie par sa présence mystérieuse.

Un quatuor vocal domine, où l’on admire la composition de Peter Tantsits, ténor incisif et puissant dont l’endurance met à jour les contradictions du Directeur, le Chauffard duquel le mezzo-soprano serbe Katarina Bradić, invasif et touchant, livre une interprétation marquante et le chant magnifiquement mené du contre-ténor Serge Kakudji dans le très attachant Garçon qui a perdu ses jambes. Enfin, on retrouve l’excellente Axelle Fanyo qui, par l’évidence de l’émission et une luxueuse palette expressive, bouleverse en Mère de l’enfant mort.

Si, à la tête du Chœur du Grand Théâtre de Genève, Mark Biggins rend compte d’une conception chorale soignée et relativement prudente, Titus Engel sert avec autant de sensibilité que de rigueur la foisonnante partition d’Hèctor Parra, jouée par l’Orchestre de la Suisse Romande. Des applaudissements que tiennent en respect l’émotion transmise et la gravité du sujet font succès de la première de Justice, opéra à découvrir les 24, 26 et 28 janvier. Contrairement à bien des soirées lyriques, celle-ci ne s’achève pas au sortir du théâtre : les victimes de l’accident de Kabwe, les artistes de la production et, bien sûr, la saine complexité de la musique d’Hèctor Parra nous habitent durablement. « Toutes les Congolaises et tous les Congolais sont marqués par l’existence des mines où il y a sans cesse des accidents », disait Fiston Mwanza Mujila lors de la conférence liminaire : voilà qui n’est désormais plus passé sous silence.

JUSTICE documentarise l’injustice

Anne Ibos-Augé – Diapason - 26 janvier 2024

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/au-grand-theatre-de-geneve-justice-documen…

 

Sur un texte de Fiston Mwanza Mujila, Hèctor Parra et Milo Rau, aidés par des chanteurs engagés et un orchestre efficace, reviennent avec sincérité sur un drame impuni.

Un jour de marché de février 2019, à environ 80 kms de la ville de Kolwezi, au Congo, un camion-citerne transportant de l’acide sulfurique vers la mine de Mutanda percute un bus et se renverse, causant ainsi la mort de plus de vingt personnes. La multinationale suisse Glencore est derrière l’accident, mais à l’issue d’un non-procès hâtif (encore en cours), seul le chauffeur est reconnu coupable. Aucun responsable « majeur », partant aucune victime, des dédommagements minimes ayant suffi à étouffer l’affaire. Cinq ans plus tard, au cours d’un dîner, l’accident refait surface.

Passé et présent

Sur scène, deux mondes distincts : une carcasse d’autobus symbolisant les victimes ; une grande table autour de laquelle a lieu le dîner. Elle disparaîtra à la fin, laissant la seule place aux morts et à ceux qui les pleurent. Des bancs accueillent le chœur, de noir vêtu, commentateur très justement dépassionné du drame ; sur quelques chaises s’asseyent les solistes aux costumes plus chamarrés. Rien d’autre, si ce n’est, par moments, un écran où défilent routes, paysages, images de l’accident, visages et corps meurtris, têtes d’animaux du marché, à la fois fiction du livret et réalité des faits. Et un drone récurrent, dont on s’explique mal la présence.

Outre sa violence visuelle, la trouvaille de la mise en scène (minimale, comme le jeu d’acteurs) de Milo Rau réside dans la fluidité de la frontière entre les événements et ce qu’on en a retenu, entre les victimes et ceux qui les jouent, entre le passé (l’accident) et le présent (l’inauguration d’une école). Événements et victimes du passé sont là en images captées par un téléphone, en paroles enregistrées, aussi insoutenables les unes que les autres. Au présent, ils sont incarnés par acteurs et chanteurs, annoncés par un générique plus vrai que nature. Figurants (peu actifs) du dîner, cameraman sur scène filmant les protagonistes en temps réel, ajoutent à ce jeu constant de cache-cache avec le « quatrième mur ».

Tradition

Musicalement, Hèctor Parra a joué sur la tradition congolaise, dont il s’est imprégné préalablement à l’écriture : rumba de la guitare électrique de Kojack Kossakamvwe ouvrant les actes, mélodies traditionnelles luba (chantées dans cette région du Congo) formant le matériau thématique de base, langue swahili pour la poignante chanson de l’enfant mort « Mapa ukpwapi ». Cette tradition, qui reste très discrète, se poursuit par un orchestre aux textures volontiers cuivrées et percussives (bois, peaux), invitant la sanza, lamellophone africain, en sonorités de piano et de harpe. Elle s’intègre à un langage atonal agité, parfois strident, parsemé de plages de repos opposant leur inéluctable lenteur à une texture polyrythmique dense, griffée d’accents, hachée de silences. Très réussi orchestralement, mais plus classique qu’on l’aurait espéré, le mélange convainc moins par le traitement assez uniforme de la voix, d’un lyrisme un peu attendu dans sa conduite en incises systématiquement ascendantes puis descendantes, aux intervalles très disjoints, aux passages recto-tono dramatiques.

Plateau engagé et homogène

Acteurs et chanteurs (légèrement sonorisés) font preuve d’un bel engagement. Jouant son propre rôle avec une intense sobriété, Fiston Mwanza Mujila conte l’histoire, prévient des changements d’actes. Personnage central, le garçon qui a perdu ses jambes est incarné par Serge Kakudji, dont l’émotion, palpable, est encore accrue par le fait qu’originaire du Congo, il a travaillé dans les mines : « j’aurais pu être là », dit-il en ouverture. Autre victime, la mère a la voix longue et remarquablement expressive d’Axelle Fanyo. C’est à Katarina Bradić que revient le rôle (féminisé) du chauffard, dans lequel elle brille par une résignation ironique : « on n’était pas dans un tribunal, on était dans un cirque de Noël. »

Du côté des puissants, Peter Tantsits, le paternaliste, et Idunnu Münch, la riche-qui-veut-bien-faire, forment un couple complémentaire vocalement et humainement, où le cynisme le dispute à la fausse ignorance. Entre victimes et puissants, deux prêtres (Willard White et Simon Shibambu) et une avocate, Lauren Michelle, entre deux mondes, convaincante dans l’impuissance qu’elle déplore.

Dans la fosse, Titus Engel cisèle au mieux la complexité sonore de cet ensemble, parfois un peu au détriment des cordes, mais avec une sensibilité qui fait mouche. Quant au public, il apprécie avec une honnête modération le spectacle, à l’issue duquel a été lancée une campagne de crowdfunding, au bénéfice des victimes de ce drame enfin dévoilé.

JUSTICE : une création importante de Milo Rau et Hèctor Parra

Yael Hirsch – cult.news.com - 26 janvier 2024

source: https://cult.news/scenes/opera/justice-une-creation-importante-de-milo-rau-et-h…

 

Jusqu’au 28 janvier, le metteur en scène Milo Rau met en scène un deuxième opéra au Grand Théâtre de Genève. C’est une création, composée par le Catalan Hèctor Parra, avec un livret en français de l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila. Justice part d’un terrible accident pour poser la question de la « colonisation postcoloniale ».

(L’absence de) Justice

Justice commence – comme souvent chez Milo Rau – par une information terrible. En 2019, un camion rempli d’acide sulfurique se renverse dans le petit village de Kabwe, sur la route de Kolwezi, au Congo. L’accident fait 20 morts dans des conditions horribles. Alors qu’on sait dès le début que la justice ne sera pas rendue, les protagonistes de cet accident – mère endeuillée (puissante Axelle Fanyo), conducteur ivre (excellente Katarina Bradić), avocate désemparée et couple menant une ONG pour créer une école (Peter Tantsits et Idunnu Münch)  –  donnent chacun leur perspective sur cette tragédie.

La grande force de cet opéra est de donner une place sur scène à des artistes qui ont  été proches de l’accident : le contre-ténor Serge Kakudji est né à Kolwezi en République démocratique du Congo et c’est le librettiste, Fiston Mwanza Mujila, qui joue le narrateur de cette histoire désespérée.

Opéra ou oratorio ?

Justice commence comme une pièce de théâtre : Fiston Mwanza Mujila nous parle et le guitariste rock Kojack est sur scène pour donner le « la » de ce que nous allons entendre. Dirigé par Titus Engel, l’Orchestre de la Suisse Romande fait vivre la musique incroyablement vivante de Hèctor Parra, notamment ses cuivres à la fois suaves, pléthoriques et, à temps, menaçants. Le chœur du Grand Théâtre de Genève a un peu de mal à trouver sa place sur scène, mais son grand air est impressionnant et pousse Justice vers le genre « Oratorio ». En effet, alors que la mise en scène de Milo Rau est toujours très maîtrisée, avec la carcasse du camion qui laisse imaginer le pire et l’écran qui fait le lien entre Kabwe et le Grand Théâtre, le livret, lui, permet à chacun des personnages d’exprimer sa lamentation. Tout est joué dès le début, il n’y a pas d’intrigue, il y a des lamentations.

Quand le destin et le symbole écrasent l’humain

Sous les auspices impitoyables des routes qui viennent chercher des richesses (ici, le cobalt) qui ne valent rien au Congo et des fortunes à l’étranger, on tue des enfants et ce n’est la faute de personne. Comme dans une œuvre religieuse, le destin est partout dans Justice. Et plus précisément, le Destin du Congo, terre maudite. Le sacré sans humanisme fait donc son grand retour au cœur d’une œuvre aussi politique. Ainsi, au moment même où l’Opéra parle au présent de la question post-coloniale, le symbolisme semble diluer la réflexion et l’urgence à travers les mots très usés et parfois grandiloquents que le livret prête aux personnages. Mais le plus important est probablement que cette œuvre existe, ouvre la porte à d’autres propositions lyriques. En témoigne l’auteur-narrateur qui, lui, lorsqu’il partage lui-même ses propres mots, atteint la racine de la poésie pour dire l’insupportable de la situation.

Tausendsassa Milo Rau erfindet sich in Genf als Opernregisseur neu

Ronald Pohl – derstandard.at - 24 janvier 2024

source: https://www.derstandard.at/story/3000000204409/tausendsassa-milo-rau-erfindet-s…

 

Die Hèctor-Parra-Oper "Justice" behandelt ein kongolesisches Unglück - und kommt Ende April zur "Tangente St. Pölten"

Der traurige Stoff wäre womöglich nach dem pädagogischen Geschmack Bertolt Brechts gewesen. Ein Tanklaster mit Schwefelsäure havariert anno 2019 in der kongolesischen Provinz. Durch die Kollision sterben 21 Menschen. Das austretende Gift sickert in Böden, schädigt Anrainer und macht den Friedhof unbewohnbar.

Sogar die guten Geister der Überlieferung halten Auszug. Die Oper Justice ist eine einzige Anklageschrift. Aufgelistet werden die Folgekosten, die die Ökonomie der Gier dem Globalen Süden auferlegt. Wobei die alte koloniale Fron nahtlos ins Scheffeln neuer Bodenschätze übergegangen ist: Kongolesisches Kobalt verhilft dem Smartphone-Akku zu energetischem Spenderglück.

Mit der Inbrunst des Totalreformers hat sich der Schweizer Regisseur Milo Rau der Causa im Kongo angenommen. Längst ist Rau der europaweit ausschlaggebende Ombudsmann für kurrente Ungerechtigkeitsfragen. Unter seinen geschäftigen Fingern darf sich das Theater ältester Aufgaben besinnen: Sammelbecken sein für empörende Einzelfälle, Beitrag leisten zur Entsühnung der Welt.

Und so ist im Grande Théâtre de Genève ein gebrauchsfähiges Stück Lehrtheater entstanden: Justice, komponiert vom Katalanen Hèctor Parra nach dem Libretto von Fiston Mwanza Mujila, wandert Ende April im Rahmen der "Tangente" für zwei Aufführungen ins Festspielhaus St. Pölten. Und kann dort, so viel vorweg, als Dritte-Welt-Oper mit gelegentlichem Richard-Strauss-Melos gute Figur abgeben. Selten ward den Verdammten dieser Erde derart süffig zum Tanz aufgespielt. Rau, so viel scheint sicher, wird als Wiener Festwochen-Intendant die Gelüste verwöhnter Kulinariker vollauf befriedigen. Auf dem kontaminierten Boden postkolonialen Unrechts erblühen süßeste Kantilenen: Verlustklagen, vorn an der Rampe kniend angestimmt, wo sie helfen, im Nu jedes Herz zu zerreißen.

Verendeter Tanklaster

Zieht man von Raus Kunst das zivilgesellschaftliche Engagement ab, das diskursive Pathos, erhält man tadellos konventionelles (Opern-)The­ater. Wie ein verendetes Untier liegt der gekippte Tanklaster auf der Bühne. Schwer leidet die kongolesische Bevölkerung an der Doppelnatur ih­res Reichtums. Die Ausbeutung des Bodens hat den Grubenarbeitern jahrzehntelang Auskommen und Infrastruktur beschert. Jetzt drängen Konzerne an die reich gedeckte Tafel. Rau, der Agitator, zerrt Profiteure wie die helvetische Glencore ins investigative Licht: Die Anrainer erhalten nicht einmal Krümel vom Kuchen. Alle Untersuchungen der Giftkatastrophe von Kabwe verliefen im Sand.

Der Betroffenen wird nunmehr lehrstückhaft gedacht. Wie ein schmaler, strenger Gast huscht Li­brettist Mujila mit durch die Szene: Als Erzähler flicht er das Band der Überlieferung weiter – und lenkt den Blick auf eine Übergangsgesellschaft. Deren Mitgliedern gab kein Gott zu sagen, was sie leiden, ihnen schrieb Parra ein paar wundermilde Arien – und aufrüttelnden Chor­gesang.

Fünf Akte währt das Geschehen. Die Figuren besitzen etwas Geisterhaftes, manchen steht die Verwendung als Lehrmittel leider ins Gesicht geschrieben. Eine Festtafel soll die Einweihung einer neuen Schule gebührend feiern: Die umsitzenden Gäste verabschieden sich rasch aus der Handlung.

Auf Streicherteppichen

Wichtiger als jede Fabel scheint die Ästhetik des Totengedenkens. Im Verein mit den vor Ort gedrehten Videos entsteht die Geschichte einer Ansammlung von Opfern. Diese drohen alles zu verlieren und sind nun auf Parras Streicherteppichen sitzen geblieben: reich verziert mit "klassisch-modernen" Ornamenten. In Momenten der Erregung glitzern die Glissandi, und die Gesichter der Sängerinnen und Sänger erstrahlen in Wehmut.

Ein Gerichtsgeschehen wird nur angedeutet. Die aus Serbien stammende Chauffeuse des Unglückslasters (Katarina Bradic) flüchtet in den Suff, die Angehörigen evozieren, virtuos arios wie weiland Alban Bergs Lulu (Axelle Fanyo), die Bilder ihrer Lieben. Die berückendsten Gesänge steuert Countertenor Serge Kakudji bei: ein Orpheus des südlichen Kongo. Es spielt das aufgekratzte Orchestre de la Suisse Romande unter Titus Engel.

So verhält es sich bei Justice wie mit den meisten Lehrstücken Brechts: Gesang und sprachlicher Wohllaut (die Oper ist französisch) helfen mit, die entstellendsten Wunden, die himmelschreiendes Unrecht schlägt, zu schließen. Der Ort Kabwe könnte, zufolge eines Wortes aus der Genesis, das "Tor zum Himmel" sein. Doch die Verhältnisse, sie sind nicht so. Trauer muss der Kongo tragen. Die erstaunliche Einsicht lautet: Milo Rau kann sentimentale Oper. Das hilft gerade dann, wenn die Weltrevolution wieder einmal Pause macht.

 
 

 

 

Fulminante Uraufführung: Milo Raus Oper über Säureunfall in Afrika

dpa - Nmz.com - 24 janvier 2024

source: https://www.nmz.de/kritik/oper-konzert/fulminante-urauffuehrung-milo-raus-oper-…

 

Eine Oper über einen Chemielaster-Unfall, mit Handy und Drohne auf der Bühne - geht das? Der Schweizer Regisseur Milo Rau hat so eine Geschichte in Genf inszeniert.

Genf - Der politisch engagierte und oft unbequeme Schweizer Regisseur Milo Rau (46) klagt auf der Opernbühne an: Er hat ein Musikdrama über die Rohstoffausbeutung in Afrika und die dort im Stich gelassene lokale Bevölkerung inszeniert. Unter großem Applaus fand am Montagabend in Genf die Welturaufführung statt.

«Justice» - Gerechtigkeit - befasst sich mit einem echten Unfall in der Demokratischen Republik Kongo. Ein mit hochgiftiger Schwefelsäure beladener Lastwagen verunglückt 2019 mitten in der Ortschaft Kabwe am Markttag. Der Laster ist für einen internationalen Konzern unterwegs, der Schwefelsäure einsetzt, um Rohstoffe aus Gestein zu lösen. 21 Menschen sterben qualvoll, weil die Säure ihre Körper zersetzt, viele weitere erleiden lebensverändernde Verletzungen.

Der Regisseur, Intendant der Wiener Festwochen, bringt das Geschehen zu dramatischer Musik des spanischen Komponisten Hèctor Parra auf die Bühne. Wie oft in seinen Arbeiten vermischt er Kunst und Wirklichkeit, dabei kommen auf der Bühne auch ein Handy und eine Drohne zum Einsatz. Das Bühnenbild wird von einem gigantischen, auf dem Dach liegenden Lastwagenwrack dominiert. Auf einer Leinwand darüber werden immer wieder verstörende Bilder vom Ort des Geschehens gezeigt. Zu sehen sind auch echte Anwohner von Kabwe. Sängerinnen und Sänger, die sie darstellen, tragen identische Kleidung. Sie singen über ihr Leid und ihre Wut, weil Verantwortliche bis heute nicht zur Rechenschaft gezogen worden sind.

Der kongolesische Countertenor Serge Kakudji und der kongolesisch-österreichische Schriftsteller Fiston Mwanza Mujila, der das Libretto schrieb, stammen selbst aus der Gegend. Sie berichteten darüber zum Auftakt der Oper. Gleichzeitig mit der Uraufführung startete Rau eine Crowdfundingkampagne für die Opfer.

Rau versteht das Theater immer als politischen Ort, deshalb ist Genf für die Uraufführung auch bewusst gewählt: Die Schweizer Stadt ist eine der Drehscheiben des internationalen Rohstoffhandels.

Die Demokratische Republik Kongo ist kein Neuland für Rau. 2015 schaffte er mit «Kongo-Tribunal» in Bukavu im Osten des Landes und in Berlin ein Theaterprojekt mit echten Protagonisten: Richter, Anwälte und Menschenrechtsaktivisten traten auf, um Ausbeutung und Menschenrechtsverletzungen zur Sprache zu bringen.

 
 

 

 

Plädoyer mit Tiefgang: Hèctor Parras und Milo Raus JUSTICE

Roland H. Dippel - nmz.de - 26 janvier 2024

source: https://www.nmz.de/kritik/oper-konzert/plaedoyer-mit-tiefgang-hector-parras-und…

 

In Genf gelangte am 21. Januar 2024 ein aufwühlendes Requiem und Memorandum mit Musik von Hèctor Parra auf das Libretto von Fiston Mwanza Mujila und das Szenarium von Milo Rau zur Uraufführung. Anlass für die Oper „Justice“ waren der Unfall und die Umweltkatastrophe, als im Februar 2019 in der Demokratischen Republik Kongo ein mit Säure gefüllter Tanklaster in einen Bus raste, 21 Menschen starben und mehrere Schwerverletzte überlebten. Aviel Cahn, der designierte Intendant der Deutschen Oper Berlin, hatte für das Grand Théâtre den Auftrag an den katalanischen Komponisten, den kongolesisch-österreichischen Schriftsteller und den auch die Inszenierung übernehmenden Schweizer Theatermacher vergeben. Roland H. Dippel besuchte die zweite Vorstellung des imponierenden Plädoyers.

Fünf Jahre nach der Katastrophe von Kabwe sind deutschsprachige Dokumente im Internet trotz subtiler Schlagwort-Recherche eher spärlich. Zu finden sind dagegen Stellungnahmen zum Unfall der Schweizer Firma Glencore und ihrer Tochtergesellschaften in der DR Kongo vom Herbst 2020 und Postulate ethisch motivierter Initiativen. Zu diesen gehört das von Milo Rau 2015 gegründete „Kongo Tribunal“. Ausgleichsleistungen für die Opfer und Angehörigen stehen noch immer aus. Damit erübrigt sich die Frage nach der Relevanz dieses faszinierenden Musiktheater-Hybrids aus Requiem, Reportage, Recherche und Sozialtopographie mit musikalischen Spurenelementen aus dem früher blühenden Kongo-Raum. Hèctor Parra nannte das von der Oper Genf beauftragte musikdramatische Gebilde schlicht Oper. Dessen Uraufführung in Koproduktion mit dem Festival Tangente St. Pölten (Vorstellungen am 30. April und 1. Mai 2024) geriet zum Glücksfall. Denn im Fadenkreuz von sozialem Wandel und „kolonialer Strukturen im Postkolonialismus“, wie es an einer Stelle des Librettos heißt, hat die Fülle der Mittel Sinn und Form.

Die Videoarbeit von Moritz von Dungern und das sehr subtile wie suggestive Licht von Jürgen Kolb schlagen Brücken zwischen Fakten und Emotion, zwischen Betroffenheit und Kenntniszuwachs. Der umgestürzte Bus im Halbdunkel ist Mittelpunkt des sonst mit dekorativen Andeutungen arbeitenden Bühnenbilds von Anton Lukas. Zu Beginn erscheinen auf der Leinwand Bios und Kurztexte der Sängerdarsteller. Von Kulturprodukten, die mit methodischem Schematismus ihr Empathie-Soll zu erfüllen glauben, unterscheidet sich „Justice“ durch bedachtsame und behutsame Vielschichtigkeit. Parra und Rau liefern kein Tagesthemen-Substitut, sondern die Verkettung komplexer Mikroabläufe. So entfalten sie das weite Panorama internationaler Verflechtungen in der weltweit wichtigsten Region zur Kobalt- Förderung. Gleichzeitig zeigen sie ganz schlichte emotionale Verwurzelungen und Entwurzelungen. Dabei umgeht Milo Rau gezielt standardisierte Bekenntnis- und Bashing-Verschlagwortungen. Raus subtil gebaute Szenen verleihen „Justice“ mit Parras musikalischen Paarungen und Zellteilungen aus europäisch-afrikanischem Material auch eine hohe ästhetische Qualität.

Musikalisch und dramaturgisch gingen Parra und Rau in ihrem Opus aus fünf Akten und Themeneinheiten von „Der Reichtum der Erde“ bis „Verschwundene Welten“ äußerst geschickt vor. Das lange Gitarrensolo des afrikanischen Jazz-Gitarristen Kojak Kossakamvwe malt eine Stimmung von Integrität und Identität, welche durch die auch didaktisch eindringlichen Episoden immer mehr ins Wanken gerät. Das gipfelt in dem späten und ohne Fortissimo-Ausbruch vorbeigleitenden Satz: „Fortschritt ist ein Tier... Wenn eine Ära zu Ende geht, eine andere beginnt...“

Also gibt es in „Justice“ lapidare Setzungen zwischen heftigem Schmerz und objektivierenden Weitwinkel-Perspektiven. Dazu durchflutet Parra die Akte und Szenen mit einem im Orchester und den Gesangsstimmen steckenden melodischen Gestus. Der Chor (einstudiert von Mark Biggins) ist immer wieder eine wichtige Stimme im Klangpanorama neben Videos vom Unfallort und einer einstmals blühenden Kulturlandschaft.

Die Eingangsrede des als Prologus auftretenden Librettisten Fiston Mwanza Mujila schlägt die Brücke zwischen den Kontinenten. Er erklärt Gründe der Migration und die Sehnsucht nach kulturellem Austausch. Die folgenden Szenen verdichten diese Sehnsucht. Dass auf dem Bildschirm Betroffene und Opfer des Unfalls zu sehen sind, stärkt eher die Objektivierung als den Affektbezug.

Die von Axelle Fanyo berückend und verzehrend eindrucksvoll gesungene Mutter des nach dem Unfall gestorbenen Kindes ist emotionales Zentrum und damit Hauptpartie. Lauren Michelle verkörpert dieses tote Kind und später die Anwältin. Episodisch bleiben der zu Beginn sehr präsente Countertenor Serge Kakudji als bei dem durch den Unfall beide Beine verlierenden Mann, auch der Firmen-Direktor in der Verkörperung durch den charismatischen Peter Tantsits und seiner Frau durch die still wirkende und dabei faszinierende Idunnu Münch. Imponierend ist der unverändert eindrucksvolle Bassbariton Willard White als Priester.

Parra hatte bei seiner Intellekt und Intuition ausbalancierenden Komposition sicher an den transparent filternden Klang des Orchestre de la Suisse Romande gedacht. Titus Engel, der Experte für das fortgeschrittene 20. und frühe 21. Musik-Jahrhundert, steht am Pult, gibt Parras oft weichem Fluss eine gläsern-sensible Präzision. Es ist Zufall, dass „Justice“ parallel zu den Livestreams der szenischen Lesung „Geheimplan gegen Deutschland“ des Berliner Ensembles und des Volkstheaters Wien herauskam. Diese Koinzidenz zeigt den dringlich nötigen Anschub zur Politisierung von Theater mit hoher Breitenwirkung. Das Grand Théâtre de Génève hatte bereits 2023 die Uraufführung der Migrantentragödie „Voyage vers l'espoir“ von Christian Jost herausgebracht und sich jetzt mit „Justice“ definitiv einen führenden Platz unter den großen Opernhäusern hinsichtlich Diskurs-Ambition erobert. Langer Applaus nach der vollbesetzten zweiten Vorstellung.