Maria de Buenos Aires

Astor Piazzolla
Maria de Buenos Aires
Opéra-Tango
du 27 octobre au 5 novembre 2023

Direction musicale Facundo Agudin
Mise en scène Daniele Finzi Pasca
Scénographie Hugo Gargiulo et Matteo Verlicchi
Costumes Giovanna Buzzi
Lumières Daniele Finzi Pasca
Chorégraphie María Bonzanigo
Direction des chœurs Natacha Casagrande
   
María Raquel Camarinha
La voz de un payador Inés Cuello
El Duende Melissa Vettore & Beatriz Sayad

Acrobates et acteurs de la Compagnia Finzi Pasca
Cercle Bach de Genève
Chœur de la Haute école de musique de Genève
Orchestre de la Haute école de musique de Genève complété par des solistes du tango

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

Quand la vie tangue

Claudio Poloni – ConcertoNet.com – 5 novembre 2023

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=15936

 

Le Grand Théâtre de Genève a eu l’excellente idée de programmer María de Buenos Aires, faisant ainsi découvrir aux mélomanes l’unique opéra d’Astor Piazzolla, un ouvrage très rarement représenté. Le spectacle conçu par le metteur en scène suisse Daniele Finzi Pasca est une merveille de délicatesse, de poésie et d’onirisme. Dans une salle remplie jusqu’au dernier fauteuil – ce qui n’était plus arrivé à Genève depuis très longtemps – le public a fait un triomphe à tous les artistes de la production. María de Buenos Aires est un « opéra‑tango » (operíta‑tango en espagnol) composé de dix‑sept scènes durant au total un peu plus d’une heure et demie ; il a été créé en 1968 à Buenos Aires. La première a été un four complet. On attribue cet échec principalement à l’hermétisme du livret, écrit par le poète et chansonnier uruguayen Horacio Ferrer et dont le côté surréaliste a décontenancé plus d’un spectateur. A la création, Piazzolla était lui‑même au bandonéon. Pendant de nombreuses années, l’œuvre n’a été quasiment jamais programmée et il faudra attendre la mort du compositeur, en 1992, pour voir enfin le nombre de productions se multiplier dans le monde entier, notamment aux Etats‑Unis et en Europe. L’ouvrage est donné pour la première fois au Grand Théâtre de Genève.

L’intrigue de María de Buenos Aires raconte la vie d’une femme, María, qui naît à Buenos Aires sous une bien mauvaise étoile – « un jour où Dieu était bourré » comme le dit si joliment le livret –, qui végète dans les bas‑fonds de la ville, puis devient une vedette dans les cabarets les plus renommés et décide de faire de la prostitution son métier, avant de redevenir vierge, de mourir... et de renaître. Cette histoire de naissance, d’ascension, de déclin et de renaissance peut aussi être interprétée comme une allégorie du tango ou de la ville de Buenos Aires. Bien évidemment, le tango se taille la part du lion dans la partition de Piazzolla, au point de faire dire au bandonéoniste de la production, dans le programme de salle, que l’œuvre «  n’est pas un opéra, ce sont 17 tangos ». La musique classique européenne n’est pas en reste, avec l’utilisation de la fugue par exemple ainsi que des rythmes de jazz (avec batterie, guitare électrique et flûte traversière). Opéra, tango, l’œuvre s’apparente aussi à la comédie musicale. Et on ne peut bien évidemment s’empêcher de penser à Evita, qui raconte également la trajectoire d’une femme argentine.

Pour tenir compte des volumes de la salle du Grand Théâtre, le chef d’orchestre Facundo Agudin a décidé d’abandonner la formation prévue initialement par Piazzolla (une dizaine de musiciens) pour faire jouer la partition par un orchestre d’une quarantaine de personnes ; en outre, les instruments et les voix sont sonorisés, car les solistes ne sont pas des chanteurs d’opéra. La fosse a aussi été surélevée. De la distribution, on retient notamment Raquel Camarinha, Maria à la voix lumineuse et souple, teintée d’un voile de nostalgie et à la présence scénique incandescente, ainsi qu’Inés Cuello, qui brille par son énergie ainsi que son timbre chaud et velouté. Facundo Agudin, natif de Buenos Aires, est parfaitement dans son élément. A la tête de l’Orchestre de la Haute Ecole de musique de Genève, il dirige avec énergie et dynamisme, tout en restant très attentif à l’équilibre entre la fosse et le plateau.

Dans le droit fil de sa production d’Einstein on the Beach qui avait fait sensation ici même il y a quatre ans, Daniele Finzi Pasca a conçu un spectacle féerique et magique, composé de plusieurs tableaux enchanteurs, qui s’enchaînent avec fluidité. On voit ainsi défiler une énorme paroi composée de caveaux funéraires, les structures métalliques d’un cabaret, des voiles aux couleurs changeantes qui forment le décor d’un tango déjanté dansé par des lits d’hôpital ou encore une patinoire sur laquelle tombe de la neige. Les danseurs et les acrobates de la compagnie du metteur en scène livrent des performances époustouflantes, et le spectacle n’est pas sans rappeler le Cirque du Soleil, avec lequel d’ailleurs Daniele Finzi Pasca a collaboré à deux reprises. Le metteur en scène a aussi choisi de confier les rôles masculins à des femmes afin d’instiller dans son spectacle un zeste d’ironie et une bonne dose de distanciation. Seul bémol : cette conception circassienne un peu trop joyeuse et lisse ne rend pas totalement justice à l’existence cabossée de María. Mais on aurait tort de bouder son plaisir, ce spectacle est une réussite.

MARIA DE BUENOS AIRES à Genève

Emmanuel Andrieu - classiquenews.com - 3 novembre 2023

source: https://www.classiquenews.com/critique-opera-geneve-grand-theatre-du-27-octobre…

 

Après avoir été invité par Aviel Cahn à mettre en image l’opéra-ovni qu’est Einstein on the Beach de Philip Glass en 2019, le chorégraphe tessinois Daniele Finzi Pasca est de retour au Grand-Théâtre de Genève pour cet autre ouvrage « hors-cadre » qu’est Maria de Buenos Aires de l’argentin Astor Piazzolla.

Car Maria de Buenos Aires est avant tout une œuvre poétique, séquencé en 17 tableaux qui suivent la logique choisie par son librettiste Horacio Ferrer pour immerger le spectateur à la fois dans le mystère de Maria, du tango et de la ville de Buenos Aires. Invoquée par El Duende – sorte d’Esprit ici confié à deux chanteuses en lieu et place d’un baryton sans âge, comme c’est habituellement le cas -, Maria revit devant nos yeux différents épisodes de sa vie, depuis sa naissance et son ascension dans les banlieues de Buenos Aires, sa gloire dans les cabarets de la ville, sa descente aux enfers dans ses bas-fonds, puis sa mort. La clé, pour pouvoir pénétrer dans le langage baroque et surréaliste de Ferrer, est de s’abandonner aux impressions que sa dramaturgie crée à travers la musique de Piazzolla, se laisser aller à l’émotion, oublier les sur-titres, se laisser bercer par ce long poème lyrique, et suivre cette émotion qui gagne petit à petit nos coeurs et touche notre âme, car rien n’est descriptif mais tout est suggéré ici. Maria de Buenos Aires n’est donc pas seulement un personnage, c’est aussi une figure et tout un un imaginaire : elle est la ville de Buenos Aires, le peuple argentin, et le tango tout à la fois. 

La mise en scène de Finzi Pasca s’ouvre sur l’image d’une procession funéraire devant un immense columbarium (scénographie signée par Hugo Cargiolo) dont toutes les cases portent le prénom de “Maria” : l’héroïne sort de son cercueil et son ombre erre ensuite sur scène, aux côtés des deux personnages masculins du Duende et du Payador (chanteur des rues) – mais ici incarnés par trois femmes (Melissa Vettore, Beatriz Sayad, et Inès Cuello) qui portent toutes la même robe rouge vif (couleur passion/sang) que Maria, pour une transgression des genres en même temps – en même temps qu’elles symbolisent les trois figures mariales qui animent l’œuvre : la jeune Maria, l’ombre de Maria, l’enfant née de Maria. L’image d’après nous transporte sous la charpente d’acier d’une gare où déambule la bonne société, tandis qu’en contrebas Maria est entourée de six danseurs/circassiens (3 hommes et 3 femmes de la Compania Finzi Pasca) qui multiplient des numéros virtuoses, souvent avec des accessoires (Cerceau, barres de pole dance, cordes diverses…). Un autre tableau figure le Paradis composé de grandes lamelles de papier aluminium, avant que les spectateurs ne retrouvent l’image des columbariums du début, l’histoire de Maria étant perçue comme un éternel recommencement…

Dans le rôle-titre, la soprano portugaise Raquel Camarinha impressionne. De formation lyrique, bien que la sonorisation se montre parfois indispensable pour la soutenir dans ses élans lyriques alors que c’est surtout sa voix de poitrine qui est ici sollicitée, elle est rien moins qu’habitée par le rôle, offrant une interprétation sensuelle et déchirante à la fois de son personnage, d’une palette émotionnelle tout à fait remarquable. Chanteuse de tango, Inés Cuello interprète El Payador avec une voix qui s’accorde parfaitement à celle de María, avec des teintes cependant plus sombres. Actrices très à l’aise vocalement, Melissa Vettore et Beatriz Sayad se partagent El Duende, lui apportant la théâtralité nécessaire à un rôle uniquement parlé.

En fosse, le chef d’orchestre argentin Facundo Agudin s’est entouré de grands solistes issus du tango – Marcelo Nisinman au bandonéon, Quito Gato à la guitare et Roger Helou au piano -, en plus d’enseignants et d’étudiants de la Haute Ecole de Musique de Genève. Au lieu de la douzaine de musiciens de la partition originale, l’orchestre se voit ainsi étoffé d’une quarantaine d’interprètes, ce qui permet de créer une atmosphère pleine d’énergie et une grande richesse sonore.

Le public genevois sort de sa réserve habituelle pour faire une fête incroyable à cette vraie réussite d’ensemble !

María de Ginebra

Guy Cherqui — wanderersite.com - 2 novembre 2023

source: https://wanderersite.com/opera/opera-version-scenique/maria-de-ginebra/

 

C’est un délicieux plaisir que celui d’être pris à revers et de voir ses attentes trompées par un spectacle que l’on trouve là où on ne l’attendait pas. Pour avoir de loin en loin suivi la « carrière » de María de Buenos Aires, l’œuvre d’Ástor Piazzolla née en 1968 comme « operita », petite forme, opéra de chambre pour quintette élargi et trois personnages, on se demandait comment cette œuvre aux dimensions de l’intime ou de cabaret pourrait remplir le Grand Théâtre de Genève, un vaisseau bien large a priori pour une œuvre qu’on imagine voir émerger de la fumée de cigarette noyant une piste de danse aux reflets tremblants de Boca ou de Palermo, quartiers bien connus de Buenos Aires.

C’est dans le cadre de la vaste nef genevoise, une toute autre voie qui a été ici choisie, celle de sortir par force du cabaret, ou du cadre intimiste de l’opéra de chambre et de son instrumentarium original pour passer aux dimensions d’une revue musicale qu’on pourrait dire à la Broadway, –  avec orchestre (réorchestration signée Facundo Agudin) d’une grosse trentaine de musiciens et ensemble important de chanteurs, danseurs et chœurs, dans la tradition spectaculaire de la Compagnia Finzi-Pasca, à qui l’on doit l’excellent Einstein on the Beach qui ouvrit en Septembre 2019 l’ère Aviel Cahn à Genève, et qui signa aussi l’ouverture des jeux Olympiques de Sotchi ou de Turin, pour donner une idée des dimensions auxquelles elle se confronte..

Il en résulte un spectacle qui pour sûr est une surprise de taille, mais qui paradoxalement ne trahit pas l’esprit d’une œuvre dont la structure et la plasticité non seulement la fait résister, mais aussi triompher au Grand Théâtre, et qui pourrait bien devenir l’un des grands succès de l’ère Aviel Cahn

Un des soucis de Daniele Finzi-Pasca était d’éviter le cliché et le pittoresque de pacotille d’une Buenos Aires de carton-pâte, c’est-à-dire de répondre en quelque sorte à l’horizon d’attente de tout spectateur qui lit sur le programme « opéra-tango ». D’un autre côté, la transformation musicale de l’œuvre par Facundo Agudin, chef d’orchestre argentin installé en Suisse, qui s’est formé à Buenos Aires, à Bologne, à Bâle et en Russie, avec une solide formation notamment baroque et qui connaît par là-même ce que peut-être l’élasticité d’une forme et comment liberté d’interprétation et réécriture peuvent la faire sonner – nous le verrons- d’une manière hybride, en ne sacrifiant jamais l’intime, mais lui donnant une respiration inattendue : le choix c’est non pas « le tango » dans sa vision disons traditionnelle, mais « l’esprit-tango », par la création d’images et de sons qui y renvoient, qui fassent flotter un parfum « porteño » sans jamais que cela soit envahissant, laissant au spectateur le soin de gérer son imaginaire.

Certes, la structure dramaturgique de l’œuvre y aide fortement, qui n’a pas de trame à proprement parler, mais s’organise en tableaux qui suivent un texte poétique proche du surréalisme, à saut, à gambades et pas de tango racontant une histoire aux frontières de la mort et de la vie, du réel et du rêve, et qui peut donc permettre toutes les licences poétiques et scéniques.

La première liberté que prend Daniele Finzi-Pasca est lourde de conséquences et symbolique : il supprime le rôle masculin du Duende, sorte de lutin, l’esprit passeur (on penserait presque à sorte de lointain cousin du Dibbouk juif) qui aide à accéder à une expérience supérieure, dans un monde au-delà du réel qui avait au départ la voix rauque du librettiste Horacio Ferrer et qu’on a toujours confié à un homme dont on a imaginé la voix éraillée et lointaine, et le confie à deux femmes, tandis que la voix d’un payador (1) prévue aussi pour un homme est attribué aussi à une femme (Inés Cuello) donnant immédiatement une autre couleur à l’ensemble de l’œuvre par ce choix radical. En effet, les deux hommes ont une fonction de récitant, une fonction évocatoire qui font renaître les Mânes de Maria dans une tradition qui reste une tradition machiste.

Ici Finzi-Pasca sans faire de féminisme à la petite semaine, rend la parole à la femme, en faisant une voix à la fois unique et diverse, et donnant à chacune de vagues allures de doubles, même si la Maria de Raquel Camarinha est bien identifiée.

En faisant du tango aussi une affaire de femmes, parce que dans ce monde interlope du tango (considéré longtemps comme une danse trop suggestive dans les salons européens chics), on y parle de femmes, de prostituées, de misère, Finzi Pasca se place aussi dans une tradition large. Entre Maria et Carmen, il y a des parentés, tout comme il y a entre l’univers tango et l’univers flamenco des parentés à commencer par la tradition du Duende. Et tous ces univers ont une représentation de la femme assez forte, assez marquante. Notre imaginaire fait qu’on reconnaît immédiatement une danseuse de tango, tout comme une interprète de flamenco. Mais cet univers féminin est étouffé par une masculinité toxique  ici explosée par Finzi Pasca qui fait de la transfiguration de Maria une transfiguration de la femme, où tous les hommes sur scène ont fonction d’outils : ils poussent des lits, ils portent les femmes, ils les observent à distance ou ils jouent de la musique sur scène. Les hommes sont partout, mais comme des faire-valoir des femmes protagonistes.

Car déjà le nom même de María est une indication : parler de María, c’est évidemment parler de Marie, la mère, la femme qui porte l’enfant (et à la fin elle se « prolonge » par l’enfantement d’une autre María, femme éternelle et femme de référence, mais aussi femme de souffrance, dolorosa, celle des sept douleurs, celle de la Passion. Mais surtout une María de création.

Qui dit tableaux, dit aussi Passion, car il y a dans ces scènes juxtaposées quelque chose d’un récit de passage, de la mort à la sainteté, à l’immortalité, il y a dans ce travail une célébration, célébration de MarÍa comme « la femme » dans toutes ses acceptions, et donc la présence de quatre femmes protagonistes est bien une sorte de démultiplication d’une femme syncrétique, María qui réunit en elle toutes les autres. Une figure.

Ce que réussit Finzi Pasca (avec Facundo Agudin dont le rôle est aussi éminent), c’est de donner à ce livret assez abscons quelquefois une logique, une unité, et à redonner une armature, une dramaturgie plus rigoureuse à une œuvre qui en manque un peu.

Le livret évoque la « montée au Ciel de l’éternité » de María de Buenos Aires, Finzi-Pasca en assume la logique et fait de la figure féminine la figure emblématique de l’opéra-tango.

Un des axes importants de la mise en scène, indiqué aussi dans l’excellent programme de salle (on ne cessera de souligner l’efficacité et la simplicité des programmes de salle du Grand Théâtre, qui donnent les éléments essentiels pour comprendre un spectacle, sans jamais donner dans le pédantisme) est l’opposition ou le parallèle entre Jorge Luis Borges et Ástor Piazzola, considérés comme les deux argentins les plus célèbres du monde artistique et intellectuel.

On rappellera pour mémoire (française) les noms de Copi, romancier, dessinateur et prolifique dramaturge, ceux de Jorge Lavelli qui vient de disparaître qui a tant marqué l’opéra, et deux figures qui ont travaillé au Grand Théâtre de Genève, Alfredo Arias (qui y mit en scène les Contes d’Hoffmann) et Jérôme Savary, avec son Grand Magic Circus qui fut l’une des compagnies les plus populaires dans les années 1970 et 1980 et qui signa à Genève pas moins de huit productions. C’est une manière de rappeler le rôle éminent qu’ont joué les artistes argentins dans le monde théâtral francophone, et montrer en même temps quel foisonnement culturel la ville de Buenos Aires, une ville d’émigration ibérique, italienne, française, a pu faire naître et comment elle a pu essaimer.

Justement, Borges est l’un de ces esprits multiples, qui naquit à Buenos Aires mais qui est aussi très lié à la ville de Genève, et qui entretient avec le tango une relation distanciée. Il y voit un phénomène né des gauchos, des tueurs, des bas-fonds, du monde de la prostitution, d’un monde de barbarie qui est composant du chaos de la ville de Buenos Aires, centre intellectuel éminent et en même temps lieu de mauvaise vie. Piazzolla, venu approfondir ses études musicales en Europe, retravaille le tango d’une manière plus élaborée, en « nouveau tango », plus intellectuel, plus raffiné, dégagé des origines boueuses dénoncées par Borges. Pourtant, si les deux ont travaillé ensemble (Piazzola a mis en musique, en tango des textes de Borges) l’évolution du musicien et la proposition d’un tango musicalement élaboré aboutit à des incompréhensions.

Ainsi Finzi-Pasca résume-t-il dans la partie finale cette opposition par deux portraits géants de l’un et de l’autre se faisant face, comme décor des derniers tableaux, comme résumé des contrastes et du monde intellectuellement et artistiquement grouillant de Buenos Aires.

S’il nous propose un spectacle sorti du cliché, il fait comprendre de manière très nette la diversité culturelle de Buenos Aires, mais aussi sa spécificité de ville-monde, ou plutôt ville-Europe, la plus européenne des villes d’Amérique du Sud, et sans doute des Amériques tout simplement, une ville faite d’immigrés de tous ordres, de toutes origines mais essentiellement italiens et français, d’immigrations nées de la guerre d’Espagne aussi, puis de la présence de l’Allemagne nazie qui a fait arriver sur les rives du Rio de la Plata tout un monde intellectuel dans les années 1930 (et quelques nazis après 1945) , et fait naître aussi la présence incroyable de la psychanalyse. La psychanalyse est à Buenos Aires ce que la chirurgie esthétique est à Rio de Janeiro. Il y a à peu près 1 psychanalyste pour 120 habitants dans la ville ce qui a fait dire à l’écrivain et essayiste argentin Mempo Giardinelli : « On dit que le Portègne (2) est un italien déraciné qui parle espagnol, se comporte comme un français et voudrait être anglais, pas étonnant donc qu’il soit plein de névroses… »

On ne s’étonnera donc pas de trouver un tableau appelé « Les psychanalystes » où Maria arrive, comme dans un étrange cirque, où des psychanalystes en gilets et cravates encouragent son ombre dans un étrange ballet fort bien construit de danseurs portant chacun des mannequins, comme un ballet bien ordonné d’une foule, jeu sur le vrai le faux l’illusion l’image et le rêve.

L’Esprit de Buenos Aires on le vit aussi au premier et dernier tableau, avec cet immense colombarium avec dans chaque niche une bougie, des niches qui s’ouvrent pour laisser passer le chœur qui chante, dont on voit les têtes, les têtes seulement et alors on est projeté dans un autre monde, bien plus ancien, de racines européennes, le monde des portraits funéraires pompéiens qui nous sont parvenus, et qui ont ensuite produit l’art de l’icône, cette image qui vit, qui porte en elle le divin et le monde non-humain. Ce colombarium  renvoie à de vieux rites latins, mais rappelle par son énormité même cette ville-mortuaire, cette somptueuse cité des morts qu’est le cimetière de Recoleta où est enterrée entre autres Eva Peron. (Décor de Hugo Gargiulo, très réussi)

Troisième vision, celle digne d’Eiffel de l’Edificio Singer à Buenos Aires qui rappelle aussi l’architecture ferroviaire, où se diffuse le chœur qui impose une vision presque épique de l’œuvre et de ce chœur cette fois bien vivant et diffusé dans tous les étages.

Entre Piazzola, Borges, Recoleta, l’Edificio Singer ce sont bien des images de Buenos Aires qui sont proposées, mais des images référencées et incarnées, tout en restant désincarnées dans le sens où sans la musique, on est bien incapable de les identifier, c’est cette identité sans identité que je lis dans cette succession de tableaux, tout comme cette vision rouge et vaguement infernale où dans un ballet de deux fanions à paillettes un tango des enfers est dansé, tango des ombres au décor qu’un Alfredo Arias ne démentirait pas.

Et puis il y a ce dernier clin d’œil, mais en est-ce un ? La neige, et la patinoire. Explication « officielle », il fallait déshabiller Buenos Aires de ses clichés et rappeler qu’on est en Suisse, par la présence de la neige qui tombe (exceptionnelle à Buenos Aires) et surtout la patinoire, un sport d’hiver plus conforme à la Suisse qu’au tango.

En réalité, la seule présence de Borges dans le spectacle est aussi une image indirecte de Suisse, puisque l’écrivain est enterré à Genève, où il a terminé sa vie.

Il n’y a donc rien d’illogique que la Suisse soit présente surtout à quelque encâblures de la tombe du plus grand écrivain argentin du XXe siècle. Tandis que Piazzolla dialogue avec lui à distance d’Argentine où il est enterré, la grande image des deux hommes est aussi une image Argentine-Suisse.

Mais combien de tableaux de théâtre de tous ordres nous offrent la neige en emblème d’apaisement, de fixation, de poésie abstraite, et elle a ici cette fonction, puisqu’elle tombe comme pour fixer une image dans la dernière partie de l’œuvre, tandis que de la patinoire, María monte métaphoriquement au Ciel.

Dans la mesure où le spectacle oscille entre références et un réalisme poétique affirmé, l’apparition de la neige ou de la glace, ou du patin (bien affirmé au départ par le bruit sur la glace, dans aucune musique) : on est au théâtre, c’est-à-dire partout et nulle part, là où l’évocation prime sur le réalisme, et un réalisme qui ne serait que pacotille pour gogos. Rien n’est vrai au théâtre et patinoire ou Buenos Aires ne sont que des images de théâtre, de caverne, des illusions.

Et puis il y enfin au-delà du chœur et des danseurs, il y a le peuple, ce peuple de « porteños » qui déposent à l’ouverture sur le cercueil de María des roses rouges, avec toute la symbolique qu’elles portent, et qui sont la couleur dominante des femmes (costumes de Giovanna Buzzi) dans le spectacle (sauf l’une des deux « Duende » en gris), petits bourgeois silencieux et emmitouflés qui défilent comme pour un hommage à María qui est hommage à la ville de Buenos Aires, et qui par le même mouvement déposent à la fin sur le même cercueil (un peu transfiguré quand même) des chaussures à talons rouges, qui me rappellent le conte d’Andersen « Les Chaussons rouges », qui dansent, dansent et dansent même quand les pieds de les enfilent plus : les María passent, le tango reste.

Si le Tango de salon n’est nulle part, il reste que le Tango est partout ailleurs, partout, sublimé par le jeu circassien de la Compagnia Finzi Pasca, il est dans ces ballets acrobatiques au cerceau, avec danseuse ou mannequin, incroyables de virtuosité, il est dans ce ballet des anges au Paradis poussant des lits qui semblent tournoyer en un tango céleste, il est sur la glace, il est aussi et surtout, ce que jouent les anges musiciens : guitaristes et bandonéoniste (Marcelo Nisinman) ont leurs ailes, tels les anges musiciens des tableaux du Moyen âge et de la Renaissance, souvent accompagnant des Vierges à l’Enfant (María !), le tango comme musique du paradis…

Une seule réserve qui découle de ces choix, il manque dans le spectacle un regard plus antithétique, des éléments plus incisifs qui pourraient montrer l’ambiguïté de cette musique, aujourd’hui élaborée, hier populaire issue des bas-fonds, il n’y a pas dans ce spectacle de misère, d’aspérités, d’angles à vifs : Finzi-Pasca a choisi la musique du Ciel et non de la glaise. Il a choisi d’être un peu lisse et peut-être trop « gentil ».

Ainsi, le spectacle conçu comme une exposition du Tango entre vie et mort, comme musique du Ciel et du Paradis, et pas cette musique des bas-fonds des origines, se love dans le Grand Théâtre, il devient par force Grand Tango, et qu’il ne peut être le petit spectacle intime. Daniele Finzi Pasca en scène et Facundo Agucin en fosse nous jouent à l’évidence l’apothéose du Tango, et ça marche…

Ça marche d’abord grâce aux danseurs et acrobates de la Compagnia Finzi-Pasca qu’il faut citer tous, Francesco Lanciotti, Jess Gardolin, Micol Veglia, Alessandro Facciolo, Andrea Cerrato et Caterina Pio, agiles, vifs, poétiques, multidimensionnels qui se démultiplient tellement qu’ils donnent l’impression d’être bien plus nombreux dans la chorégraphie inventive de Maria Bonzanigo.

Cela marche ensuite grâce à l’orchestre animé avec feu, avec lyrisme et avec une belle respiration par Facundo Agudin, dont la direction efficace, précise, permet à l’orchestre de la Haute École de musique composée d’étudiants et de professeurs comme chefs de pupitre (par exemple la violoncelliste Ophélie Gaillard ) de faire entendre un son clair, net, énergique mais aussi attendri, alangui, lyrique, acéré quand il faut et rond quand c’est nécessaire avec un engagement dans le jeu qu’on entend, et qui augmente encore le plaisir de l’écoute car rien n'est routinier là-dedans. La fosse par sa qualité intrinsèque est pour beaucoup dans la réussite de la soirée.

Même observation pour l’engagement du chœur important, composé de membres de la Haute École de Musique, mais aussi du Cercle Bach, tous dirigés par Natacha Casagrande.

On sent la volonté de faire un vrai grand spectacle très léché, très précis, avec des participants qui montrent tous une énergie, une vraie fraicheur et c’est roboratif.

Enfin, last but not least, les quatre protagonistes, les quatre voix féminines pour qui c’est une prise de rôle montrent elle aussi une énergie résolue, un naturel confondant. Qu’elles viennent du monde de l’opéra ou d’autres horizons, elles composent un ensemble homogène, vocalement et stylistiquement, enchainant les différents tableaux avec fluidité et se prenant tour à tour la voix (amplifiée).

Ainsi deux actrices de la compagnie Finzi-Pasca se partagent El Duende, l’une aux cheveux grisonnants, Beatriz Sayad, et la plus jeune Melissa Vettore se divisent ainsi les facettes de ce personnage multiple, dedans/dehors, réel/irréel, sorte de conscience animiste, et elles s’en tirent avec tous les honneurs en dansant chantant et parlant de manière très fluide, passant sans heurts de l’un à l’autre, elles aussi avec un grand naturel et soignant tout particulièrement l’expression, l’une est plus acérée et l’autre plus empathique. Elles incarnent cette multiplicité des possibles qui font l’âme de la ville et de l’œuvre.

La plus « idiomatique », c’est Inés Cuello, tout à fait extraordinaire,  qui chante le Payador (le récitant), c’est une spécialiste du tango qui marque la scène par une forte présence physique, une manière de gérer son corps étonnante, et surtout une voix très prenante, magnétique, chaude, très plastique dans ses diverses postures avec à chaque fois des variations de style et de couleur qui en fait la parfaite voix en miroir d’une María plus sage, un poil plus distante, confiée au soprano portugais Raquel Camarinho au beau corps longiligne de danseuse.

Elle n’a pas du tout la culture « tango », au contraire de sa collègue, elle est plutôt une chanteuse baroque, et pour un chanteur ou une chanteuse d’opéra, chanter avec un micro, dans une tessiture plus grave que son registre habituel avec une autre technique est un défi notable dont elle se tire avec bonheur et un grand naturel, elle chante avec une véritable intensité, impose une vraie présence physique de vedette de Musical qui sait entraîner la salle aux saluts dans une reprise de son chant identitaire Yo soy María.

Ce spectacle aux images multiples qui tantôt rappelle le Musical, tantôt l’opéra, tantôt le cirque, reflète une œuvre au caractère d’un immense polyptique tenant aussi bien de la Passion de Bach (certains moments des chœurs) de l’oratorio, du théâtre, du mime, du Music-Hall. Voilà une vision surprenante qui renvoie le Tango à un univers totalement polyédrique. Une Culture qu’on croyait enracinée dans le cliché révèle des possibilités d’adaptation multiples aux images totalement éclatées, et en même temps une unité étonnante : cette tension entre intime et collectif, entre local et global, entre théâtre de cabaret et théâtre d’opéra, est finalement résolue, sans jamais que le spectateur ne se pose de questions sur  telle ou telle pertinence de telle ou telle scène ou image. Le spectateur se laisse porter, transporter, téléporter on ne sait trop où, mais pour sûr au pays de la réussite.

 

    (1) Payador, sorte de récitant de « payada », performance de 10 vers improvisés accompagnés à la guitare et originaire d’un bassin large couvrant Uruguay, Sud du Paraguay et du Brésil et d’Argentine. (Source, programme de salle,

    (2) Portègne : francisation du nom « Porteño », surnom des habitants de Buenos Aires

MARIA DE BUENOS AIRES, opéra-tango onirique

Gilles Charlassier - classicagenda.fr – 2 novembre 2023

source: https://classicagenda.fr/maria-de-buenos-aires-opera-tango-onirique-a-geneve/

 

L’opéra-tango d’Astor Piazzolla, Maria de Buenos Aires, est donné pour la première fois au Grand-Théâtre de Genève, dans une mise en scène de Daniele Finzi Pasca qui souligne, avec la chorégraphie de Maria Bonzanigo, la puissance onirique de l’œuvre. Dans le rôle-titre aux allures d’icône martyre qui condense les racines interlopes du tango, Raquel Camarinha se distingue autour des interventions du duende et de la voix du payador, transposées pour un trio féminin.

Depuis le début de son mandat, Aviel Cahn s’attache à élargir le répertoire du Grand-Théâtre de Genève au-delà du répertoire « académique ». C’est ainsi qu’après une ouverture de sa saison inaugurale avec la création scénique en Suisse d’Einstein on the beach de Glass, l’institution helvétique donne pour la première fois en ses murs – et avec la même équipe de production –  une autre œuvre majeure du théâtre musical contemporain, désormais régulièrement programmée sur les scènes lyriques. Avec cet opéra-tango, le compositeur argentin, comme le minimaliste américain, s’affranchit des codes usuels du genre. Evocation, à la manière d’une passion christique, de la destinée d’une chanteuse des bas-fonds de Buenos Aires promue au rang d’icône, l’ouvrage est séquencé en 17 numéros comme autant de variations sur l’esthétique du tango nuevo développée par Piazzolla.

S’ouvrant sur une façade funéraire, devant laquelle le cercueil de Maria voit défiler les recueillements, la scénographie de Hugo Gargiulo introduit le spectacle de Daniele Finzi Pasca comme une commémoration baignée par l’aura du rêve, mettant en valeur l’inspiration surréaliste du texte d’Horacio Ferrer. Avec la complicité de six danseurs de la Compagnie Finzi Pasca, la chorégraphie de Maria Bonzanigo, qui emprunte au langage circassien, la mise en scène dévoile la trajectoire funambule de l’héroïne – face à la bonne société portègne alignée dans des balcons qui s’élèvent du plateau avant de retourner s’enfoncer dans ses profondeurs – puis celle de sa mémoire, au milieu d’évocations surnaturelles, à l’exemple d’anges au milieu de lamelles sulfurisées miroitant d’un rouge infernal, ou encore d’acrobaties soulignant une narration onirique portée par le duende, réinterprétation de cette sorte de génie surnaturel de la mythologie populaire hispanique. Cette traversée se referme sur le même mur sépulcral qu’au début : de son faîte descendent des rayons de lumière qui enveloppent l’ultime hommage à celle qui s’est transsubstantiée en icône.

En symbiose avec une scène où se réinvente en images l’atmosphère qui se dégage des mots, l’orchestration a été adaptée pour la salle du Grand-Théâtre. Dans l’esprit de ce qui avait été fait pour Einstein on the beach, les étudiants de la Haute école de Genève sont en fosse et dans les choeurs, sous la direction, ici, de Facundo Agudin. La qualité du travail de sonorisation magnifie le recalibrage de la pâte orchestrale, où la pulsation de la danse et de sa mélancolie lancinante est élargie aux dimensions symphoniques. Raquel Camarinha dévoile l’aura de la Maria idéale avec une homogénéité dans la couleur et dans l’intonation qui sert autant le style musical que le caractère du personnage. Confié de manière inédite à un trio féminin qui contribue à diffuser l’icône Maria au-delà du rôle lui-même, les deux figures masculines qui jalonnent le récit sont différenciées avec justesse, entre la rondeur de la voix du payador d’Inés Cuello et les deux voix du duende, Beatriz Sayad, concentré hispanique à la déclamation âpre, et Melissa Vettore, plus lyrique. Une Maria de Buenos Aires qui, sans facilité sentimentale, vibre d’émotions, musicales et visuelles.

 
 

 

 

Une surprenante MARIA DE BUENOS AIRES

Paul-André Demierre - Crescendo Magazine.be – 31 octobre 2023

source: https://www.crescendo-magazine.be/a-geneve-une-surprenante-maria-de-buenos-aire…

 

Un gigantesque columbarium où s’étagent les niches funéraires éclairées de lumignons rouges, permettant à un adolescent agile de l’escalader pour se glisser dans les espaces vides, telle est la première image que nous donne cette Maria de Buenos Aires que le Grand-Théâtre de Genève aurait voulu programmer en 2021 afin de commémorer le centième anniversaire de la naissance d’Astor Piazzolla, mais que la pandémie a contraint à reporter en cette fin octobre 2023.

Créé à la Sala Planeta de Buenos Aires le 8 mai 1968, cet opéra, écrit pour un petit bar, comportait un effectif modeste incluant une chanteuse, deux récitants et un ensemble de tango avec bandonéon, guitare, un violon, une flûte, un violoncelle et une contrebasse, un piano et une percussion légère. Mais la première exécution fut désastreuse, car le livret du poète uruguayen Horacio Ferrer parut abscons avec ce mélange de religiosité et de magie noire qui dépassait les attentes d’un public friand de mélodies faciles.

Présenter un tel ouvrage sur une scène lyrique de vaste dimension suppose donc une amplification du canevas orchestral que réalise le chef argentin Facundo Agudin en utilisant une basse de cordes comprenant huit premiers violons, deux ou trois contrebasses disposée en une fosse surélevée. La sonorisation du plateau permet d’équilibrer les voix avec le bandonéon de Marcelo Nisinman et la guitare électrique de Quito Gato. A l’instar de l’ensemble instrumental, le chœur, réunissant une vingtaine d’étudiants, provient de la Haute Ecole de Musique de Genève, tout en incorporant les membres du Cercle Bach préparé minutieusement par Natacha Casagrande. Et ses interventions, souvent parlées, rappellent celles de la foule en colère dans les Passions de Bach. Et c’est bien à une ‘passion’ qu’il faut rattacher l’évocation de cette Maria née dans un quartier pauvre de Buenos Aires, « un jour où Dieu était ivre », comme le déclarera El Duende, le narrateur-esprit de la grande ville. Fascinée par le tango, devenue travailleuse du sexe pour survivre, elle est assassinée par ses congénères, se promène comme une ombre dans l’enfer qu’est la mégapole et régénérée par les paroles du Duende, donne naissance à une petite Maria qui est peut-être elle-même.

Pour mettre en scène une telle trame, Aviel Cahn, le directeur du Grand-Théâtre, fait appel à Daniele Finzi Pasca, régisseur tessinois dont on a gardé en mémoire la remarquable production d’Einstein on the Beach de Philip Glass, il y a deux ans. Partant du principe que l’œuvre est reliée à une culture spécifique, celle du tango, il décide de contourner le « risque du folklore » en l’abordant avec le regard extérieur de l’enfant fasciné par une vitrine de Noël. D’entente avec le maestro Agudin, il décide de confier à des femmes les rôles solistes conçus pour des voix masculines. Ainsi El Duende, que le librettiste avait écrit pour lui-même, est distribué à deux voix féminines, Beatriz Sayad et Melissa Vettore, parlant, chantant parfois comme deux pythies observant Maria. Alors que la mort est partout, la Voz de un Payador, à la fois troubadour, proxénète et psychanalyste, est confiée à l’extraordinaire Inés Cuello, timbre somptueux de contralto qui concrétise l’expression de la rue. Et Maria est incarnée par la soprano portugaise Raquel Camarinha qui descend dans l’extrémité de ses graves pour chanter en dessous de sa tessiture de lirico habituée au théâtre mozartien et à l’opéra baroque.

Par contre paraît beaucoup plus contestable le fait de transposer l’action, intrinsèquement difficile à suivre, dans un cadre suisse, sous prétexte que le tango peut se danser acrobatiquement et que, sous nos latitudes, acrobatie rime avec sports d’hiver, notamment patinage artistique sur glace. Ceci permet à notre metteur en scène de faire intervenir sa Compagnia Finzi Pasca pour une suite de numéros de cirque, certes éblouissants, mais sans rapport direct avec l’œuvre. Dans de magnifiques décors dus à Hugo Gargiulo et costumes dessinés par Giovanna Buzzi, que peut donc représenter cet homme en rouge faisant virevolter un mannequin dans un cerceau métallique, la patineuse accrochée à un anneau tournoyant dans les airs, ce couple de danseurs rivé à des lanières descendant des cintres ? Et la fantasmagorie mystique se résume à deux ou trois lits dorés poussés par des anges aux ailes argentées ou à ce Saint Michel brandissant de gigantesques oriflammes. Néanmoins, nous impressionnent quelques-uns de ces tableaux magnifiques comme cette vision de cimetière où, devant le mur de hauteur démesurée, apparaît le petit monde bourgeois engoncé dans ses tenues hivernales venant garnir de fleurs rouges le cercueil en acajou de la pauvre Maria, ou cet édifice Singer avec sa charpente métallique de gare d’autrefois, se profilant sous la neige qui tombe sans bruit… Envoûté par ces belles images, le public ne s’y trompe et réserve un triomphe à cet ouvrage qu’il faut connaître impérativement !

Can the Swiss tango? Ástor Piazolla’s MARIA DE BUENOS AIRES

Antoine Lévy-Leboyer - seenandheard-international.com – 2 novembre 2023

source: https://seenandheard-international.com/2023/11/can-the-swiss-tango-astor-piazol…

 

In 2019, Aviel Kahn, director of Geneva’s Grand Theatre and slated to be the future director of Berlin’s Deutsche Oper in 2026, embarked on his journey with Philip Glass’s Einstein on the Beach. It was artfully staged by Daniele Finzi Pasca, who is celebrated in Switzerland for his imaginative, cirque-style shows. This production offered a feast for the eyes with its dynamic acrobats and dancers.

Tango enjoys a dedicated following in French-speaking Switzerland, and local milonga events often attract enthusiasts. Thus, it was not unexpected that the theatre was packed for the premiere of Ástor Piazzolla’s ‘tango opera’ Maria de Buenos Aires, captivating a diverse audience spanning different age groups.

The tale, beautifully woven by Piazzolla and librettist Horatio Ferrer, brings to life Maria, an emblematic figure of Buenos Aires. The opera boasts of two vocalists, a chorus and a team of actors, its standout piece being the poignant aria ‘Yo Soy Maria’ that many are familiar with.

Daniele Finzi Pasca’s direction presented many visually poetic and evocative scenes. The opening depicted a wall of tombs through which Maria’s spirit ascends, leading up to the chorus’s appearance. Subsequent scenes were adorned with unique elements, such as acrobats animating puppets coordinating with the musical score, whereas the ending had the acrobats gracefully gliding over an ice rink beneath falling snow.

While these creative elements added charm, they were not without their flaws. The opera sometimes felt disjointed, lacking a cohesive narrative and character depth. This might stem from the non-traditional plot, but it is a director’s duty to overcome such hurdles. The absence of the quintessential traits of tango on stage was also a drawback, its sensuality and vibrancy missing from the performance. Perhaps Harry Lime’s remarks about the Swiss (pace my country!) with respect to cuckoo clocks have some merit.

The inaugural performance had its hiccups. Raquel Camarinha, in the lead role, sang her main aria (which reappears in a different form later) with raw emotion, leaving the audience wishing Piazzolla had given her more solos. Inés Cuello as The Narrator, in a part typically portrayed by a male, seemed a tad one-dimensional, possibly because the venue is accustomed to grander operatic voices. Although the instrumental accompaniment was solid, the chorus appeared out of sync, especially with the nuances of the Portuguese language. However, first-night jitters are not uncommon in theatre.

On paper, the production promised a riveting experience. Yet, in execution, it felt lacking in depth. Evidently, mastering the essence of tango is a challenge, at least in Switzerland.

Tango suisse

Vincent Guillemin – Altamusica.com – 31 octobre 2023

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7222…

 

Rappelée par Aviel Cahn, l’équipe scénique d’Einstein on the Beach est de retour cette saison à l’Opéra de Genève pour l’unique opéra d’Astor Piazzolla, dans lequel elle propose du tango acrobatique et des couleurs d’hiver afin de transporter l’œuvre d’Argentine vers l’Europe, où la soprano Raquel Camarinha se démarque dans le rôle-titre.

 

La production était prévue au Grand Théâtre pour le centenaire de la naissance de Piazzolla en 2021, mais la pandémie en a voulu autrement. Confiée à Daniele Finzi Pasca, María de Buenos Aires débute devant un grand mur de tombeaux, reproduction d’un cimetière de la capitale argentine, dont les cloisons s’ouvrent pour laisser des têtes apparaître et le chœur chanter.

Une fois relevé, le mur laisse plus de place pour les nombreux tangos de l’œuvre, régulièrement joués et dansés sans que la voix intervienne, même si l’ouvrage décrit comme tango-operita ressemble bien à un opéra. Très applaudis, les six danseurs-acrobates alternent plusieurs disciplines, dont les cerceaux, à commencer par une poétique danse autour d’un double de María. En dernière partie, un autre cerceau servira à une patineuse à s’élever dans le ciel, en forme de montée au paradis.

Présente tout le dernier quart de l’opéra, la patinoire sert au metteur en scène à inclure l’ouvrage dans les couleurs plus froides de la Suisse, dans l’idée de le rendre plus proche du public, sans jouer la carte facile du soleil d’Amérique du Sud. Plus onirique qu’axée sur le fantastique du livret d’Horacio Ferrer, la proposition met tout de même bien en avant les différentes parties de María, qui meurt et renaît ici avec un cercueil dès la première scène, revu en conclusion de l’ouvrage.

Comme à la création, la distribution est amplifiée et ne recourt pas qu’à des chanteurs lyriques, ou plutôt des chanteuses, puisque a contrario l’habituelle nomenclature à une femme (María) et deux hommes, l’équipe musicale genevoise choisit quatre femmes. Seule artiste lyrique, Raquel Camarinha gère parfaitement le chant au micro. Elle offre toute sa fraîcheur à une héroïne autour de laquelle on danse ou joue de la musique jusque sur scène, comme un moment pour guitares et un autre pour mettre en valeur le bandonéoniste, Marcelo Nisinman, les musiciens toujours transformés en anges avec des ailes argentées.

Chanteuse de tango et de musiques argentines, Inés Cuello tient La Voz de un Payador en s’accordant parfaitement à María, avec même davantage de maturité. Avant tout actrices, mais à l’aise lorsqu’il faut passer vers le chant, Melissa Vettore et Beatriz Sayad tiennent à deux le rôle du gobelin El Duende, bien différenciées entre elles pour le camper plus méchant ou plus gentil selon les moments.

En fosse, l’œuvre est évidemment grossie pour le Grand Théâtre, où l’on passe de dix à une quarantaine de musiciens, ici étudiants de la Haute école de musique de Genève. Renforcés d’artistes de musique populaire, l’accompagnement sous la direction de Facundo Agudín se montre d’une souplesse et d’une rythmique parfaitement adaptée au tango piazzollien. Comme un bis, l’un des principaux airs est repris pour remettre une dernière fois en valeur la belle María de Raquel Camarinha.

 
 

 

 

Le surréalisme de MARIA DE BUENOS AIRES au Grand Théâtre

Sabine Teulon Lardic – PremièreLoge.com - 31 octobre 2023

source: https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2023/10/31/l…

 

Maria de Buenos Aires, l’opéra-tango d’Ástor Piazzolla, entre au répertoire du Grand Théâtre de Genève. Sous la direction de Facundo Agudín, le spectacle de cette operita rassemble les atouts de la culture argentine avec la soprano Raquel Camarinha, l’étoile du tango, Inés Cuello, et les jeunes instrumentistes de la Haute Ecole de musique de Genève. La tragique destinée de Maria se joue dans les faubourgs interlopes qu’animent acrobates et funambules de la Compania Finzi Pasca.

 

L’opéra tango de Piazzolla et Ferrer explore les milieux interlopes portègnes

Si Porgy and Bess de G. Gershwin, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Brecht et Weil (1930) et West Side Story de Bernstein portaient de nouveaux récits de la condition sociale en milieu populaire, il faut attendre Maria de Buenos Aires pour avoir l’équivalent sur le territoire argentin. Sur le livret du poète uruguayen Horacio Ferrer, cet unique operita-tango de Piazzola, créé dans un cabaret de Buenos Aires en 1968, est une sorte de manifeste. La destinée de María, ouvrière des faubourgs de la capitale, devenue chanteuse et travailleuse du sexe dans les cabarets, devient allégorique. Son ascension, sa mort et sa renaissance décryptent non seulement les errances d’une femme dans une société machiste et violente, mais également la culture du Nuevo tango. Emancipé de la traditionnelle milonga, ce Nuevo tango est désormais exporté par les compositions du bandéoniste Ástor Piazzola et de son Octeto Buenos Aires (1955), tandis qu’il est dansé dans les cabarets du monde entier.

Après Einstein on the Beach (2019), le retour au G-Théâtre de Genève du dramaturge et metteur en scène suisse Daniele Finzi Pasca s’effectue avec cette nouvelle production de Maria de Buenos Aires. Autour du scénographe Hugo Gargiulo et des acrobates-danseurs de la Compania Finzi Pasca (cofondée par les deux artistes), l’équipe artistique détourne les codes misogynes du tango, qualifié de « mythologie du poignard » par l’écrivain Jorge Luis Borges. Dans cette production, tous les rôles solistes sont attribués à des femmes, y compris ceux parlés du Payador (sorte de poète rhéteur de la culture des gauchos argentins) et du Duende (esprit tutélaire commun  au flamenco et au tango), deux rôles masculins d’après le livret. Cette transgression en faveur du féminin puise ses origines dans les trois figures mariales qui animent l’œuvre : la jeune Maria, l’ombre de Maria, l’enfant née de Maria. En jouant ces emplois, les deux chanteuses et deux comédiennes requises « peuvent regarder les rôles féminins d’une manière qui sort des stéréotypes » selon Finzi Pasca.

La force de cette production réside dans sa poétique surréaliste percutante qui englobe les aventures de l’icône Maria (christique ?), depuis son tombeau en lever de rideau jusqu’au glas des cloches en image finale. Cette symbolique, traversée par la transgression de genre, ouvre l’opéra-tango à une sorte de Passion universelle du XXe siècle. Et ce faisant, outrepasse les propos érotico-mystiques de Ferrer, dont le surréalisme latino aligne les cadavres exquis les plus extravagants autour des rituels démoniques et … de la psychanalyse !

Différemment de la production lyonnaise de Maria de Buenos Aires (2022), la scénographie de l’argentin Hugo Gargiulo et l’art circassien offrent un imaginaire surréaliste d’une beauté exaltante tout en demeurant dans l’allégorie, voire la métaphysique, plutôt que dans la glaise interlope des Arrabales (quartier chaud du port). Sous la bannière du rouge (les robes, fleurs mortuaires, tentures en lamé), cinq cadres visuels captivent l’attention et éveillent les sens. Retenons le décor saisissant du début : un gigantesque mur de caveaux (référence au Palaccio Barolo de Buenos Aires) dont les multiples fenêtres s’ouvrent pour laisser parler les vivants (le chœur) et les défunts. Et tout autant, celui architecturé par les galeries et passerelles d’acier à la Eiffel : il permet au chœur et aux acrobates d’intervenir en contrepoint du texte parlé (en dialecte local) et du texte chanté par Maria ou par la Voix du payador. A l’image du peuplement immigré de la capitale, chaque univers est peuplé d’êtres bigarrés, qui interagissent entre eux et avec les quatre protagonistes dans les voluptueuses chorégraphies de María Bonzanigo, du sol au trapèze et même au patinage. Des acrobates glissent au sol ou grimpent à la corde sur les pas chassés du tango, le couple femme-homme est sensuellement enserré dans le cerceau d’acrobate pour un corps-à-corps tanguistique, des archanges péripatéticiens font valser les lits d’amour sur le plateau illuminé, etc. Si Maria est sanctuarisée par le peuple (chœur), sa duplication en marionnettes de chiffon dansantes (activée par les acrobates) suggère l’universalité de ses souffrances et sa capacité à renaître non … en dansant ! Aussi, le dernier tableau déploie en peinture murale les portraits des artisans de ce manifeste, Ferrer et Piazzola.

Chanteuses, comédiennes, choristes et jeunes instrumentistes
La réalisation musicale est une ode à la sensorialité de la milonga et du tango, pièces prépondérantes en rapport des 17 numéros qui se succèdent. C’est aussi l’histoire d’un partenariat abouti entre artistes de traditions diverses et jeunes étudiants. En complicité du bandéoniste Marcelo Nisinman, le chef d’orchestre argentin Facundo Agudin (diplômé de l’Universidad Católica Argentina) a souhaité agrandir l’ensemble instrumental de tango (cordes, piano, bandonéon, flûte et percussions) à un orchestre à cordes, quatuor de guitares, flûte et percussions en fosse. Ceci afin d’intégrer les étudiantes et étudiants de la Haute Ecole de musique (HEM) de Genève. Huit répétitions et une générale ont suffi à harmoniser leur prestation revigorante. La réorchestration de F. Agudin offre non seulement un volume qui enfle pour les pièces paroxystiques (la marche sarcastique du Miserere canyenque), mais aussi une complexité à celles purement instrumentales (Allegro tangabile). La section rythmique et celle des basses (violoncelles, contrebasse) déchirent ! Relevons les soli virtuoses de la flûte[1] (Mara Marinho ), du pianiste jazzy (Roger Helou) et la vigueur pulsée par le bandéoniste cité. Quant au chœur, issu du Cercle Bach de Genève et d’une phalange de la HEM, ses interventions déclamatoires sont aussi scandées que celles de la turba (la foule) dans les passions baroques. Un soir de première, relevons quelques imprécisions dans les pupitres féminins.

Si l’orchestre ainsi étoffé remplit l’acoustique de la vaste salle, la production a choisi de sonoriser les voix chantées et parlées (d’une manière très professionnelle) : était-ce nécessaire … ? Pour personnifier Maria, la vocalité de la soprano portugaise Raquel Camarinha est toute en générosité, tel l’air si célèbre « Yo soy Maria ». Lorsqu’elle devient ombre errante dans la nuit, la sensorialité mystérieuse s’accommode de graves charnus, parfois rauques. A l’inverse, sa renaissance est solaire, à l’instar des glissés de la patineuse en fond de scène, dont les crissements préfigurent l’accentuation du tango suivant. Le talent Inés Cuello (la voix du payador), étoile argentine du répertoire de Carlos Gardel, agit en toute plénitude. Le nuancier expressif  va du glamour de la valse jusqu’à l’ardeur du tango. Pour habiter le personnage fantastique du Duende, qui présente la naissance de Maria « née un jour où Dieu était saoul et de mauvais poil », les comédiennes brésiliennes Melissa Vettore & Beatriz Sayard (issues de la Compania) déploient une force de conviction communicative, tantôt avec la véhémence d’artistes de rue, tantôt avec l’ironie appliquée aux propos masculinistes de l’auteur Ferrer. Leurs prestations s’effectuent souvent en mélodrame (du parlé sur la trame orchestrale).

Le poète argentin Borges, qui vécut son adolescence et ses dernières années dans la cité cosmopolite, confiait : « De toutes les patries intimes qu’un homme cherche à mériter au cours de ses voyages, Genève me semble la plus propice au bonheur. » Avec la production de Maria de Buenos Aires, le Grand Théâtre met dans le mille ! Aussi, ce soir de première, l’enthousiasme du public est sans limite : standing ovation lorsque le chef d’orchestre et le metteur en scène rejoignent les artistes et les techniciens sur scène.

[1] Que Piazzola reprend dans l’Histoire du tango pour flûte et guitare.

 
 

 

 

MARIA DE BUENOS AIRES envoûte et déroute

Sylvie Bonier – Le Temps - 29 octobre 2023

source: https://www.letemps.ch/culture/musiques/maria-de-buenos-aires-envoute-et-derout…

 

L'opéra-tango d’Astor Piazzolla est magnifiquement poétisé par la mise en scène de Daniele Finzi Pasca et les décors d’Hugo Gargiolo. Mais le dispositif imposant, l’orchestre élargi et la féminisation vocale diluent les tensions de l’ouvrage

Comédie musicale? Opéra de chambre? Déambulation tango? Ballet? Manifeste musical et philosophique? Oratorio? Maria de Buenos Aires est un peu de tout ça. Trempée dans la tradition argentine, le jazz, l’écriture musicale savante ou les mélodies populaires, le «tango operita» d’Astor Piazzolla déroute. Son étonnante fusion de classicisme formel et de surréalisme narratif a longtemps tenu l’ovni à l’écart des grandes scènes lyriques. Voilà que le spectacle hybride débarque au Grand Théâtre, dans une version onirique de Daniele Finzi Pasca. Et comme on pouvait s’y attendre avec le maître de l’art circassien et des formats démesurés, sa vision audacieuse saisit.

L’esthétique en est l’Alpha, et la réalisation aérienne, l'Oméga. Trois rêves se rencontrent ainsi à Genève. Il y a d’un côté la vision scénique du Luganais. Et de l’autre, le versant narratif de l'Uruguayen et l'aspect musical de l’Argentin, soudés dans l’avant-garde du «Nuevo Tango». De l’immense columbarium initial qui barre totalement la scène, à la patinoire nocturne et enneigée finale, la rêverie s’invite à chacune des dix-sept petites «scènes», toutes plus magiques les unes que les autres.

Un merveilleux ballet suspendu
La vastitude de l’espace attire naturellement le regard vers les hauteurs et la profondeur de la scène. Acrobates, cordistes et danseurs y démontrent leur étourdissant savoir-faire au grand cerceau, cercle aérien, barre de pole dance ou sangles plates. Du plateau aux cintres, les nombreux intervenants entraînent le spectateur dans un merveilleux ballet suspendu, athlétique et céleste.

Ce traitement scénique pétri de fantaisie requiert un déploiement technique impressionnant. L’équipe qui vient défiler aux saluts en témoigne. Mais l’importance du dispositif convient-elle à la taille des bouges portègnes? L’élargissement de la formation orchestrale (épatant orchestre de la Haute Ecole de musique, dirigé par un Facundo Agudin au lyrisme vibrant) ne romantise-t-il pas trop la densité râpeuse et sensuelle du tango?

L’important ajout choral (formidables Cercle Bach et Grand Chœur de la HEM préparés par Natacha Casagrande) se prête-t-il à la partition initialement prévue pour deux voix chantées, un narrateur et dix instruments? La féminisation des rôles du Payador et du Duende rend-elle grâce à la virilité machiste et à la brutalité du propos?

Fable abracadabrante
Toutes ces questions restent constamment ouvertes, tant la grandeur de la forme ainsi «opératisée» distend l’ouvrage et déstabilise le poème surréaliste d’Horacio Ferrer. La possibilité d’imprimer un sens sur les différents passages chantés ou instrumentaux se dilue. Et la succession des tableaux fantastiques et des thèmes de tango finit par donner un sentiment de répétition, sous l’abondance et la puissance des images.

Il faut donc se laisser porter par la beauté indéniable du spectacle. Et lâcher prise dans la volonté de suivre la fable abracadabrante et son traitement augmenté. On succombe en s’abandonnant au charme des mélodies entêtantes et des belles voix de Raquel Camarinha (Maria si chaude et sincère), Inés Cuello (Payador si expressive et lumineuse), Beatriz Sayad et Melissa Vettore (Duende dédoublé, plus maternel que diabolique), ainsi que du bandonéon si expressif de Marcelo Nisinman.

On n’oublie pas que l’allégorie de la renaissance du tango, de la capitale argentine et du destin dramatique des femmes des faubourgs du port national constitue le socle de Maria de Buenos Aires. La séduction envoûtante de cette production opère, même si son lot de sexe, de sang, de brutalité, de tragique et d’interprétations psychiatriques se voit gommé par l’approche féerique de l’équipe à l’œuvre.

MARIA DE BUENOS AIRES : métamorphose onirique

Aurore Dermagne – Olyrix.com – 30 octobre 2023

source: https://www.olyrix.com/articles/production/7179/maria-de-buenos-aires-opera-tan…

 

L'opéra-tango d'Astor Piazzolla, “Maria de Buenos Aires”, est donné pour la première fois au Grand Théâtre de Genève, dans une version amplifiée et enrichie d'un chœur et d'un orchestre d'une quarantaine de musiciens issus de la Haute Ecole de Musique et du Cercle Bach de Genève, sous la direction de Facundo Agudín.

Créé en 1968 par le bandonéoniste et inventeur du tango nuevo Astor Piazzolla sur un livret du poète uruguayen Horacio Ferrer, María de Buenos Aires est un ovni artistique tant par sa forme (17 numéros musicaux qui sont des pièces de tango indépendantes) que par sa dramaturgie formée de souvenirs ataviques, contes folkloriques, et références religieuses. Cette originalité ouvre ici la voie à une libre interprétation de l'histoire (tirée d’une légende métropolitaine des années 1910) et des choix musicaux (élargissement de l’orchestre et féminisation vocale de l’ensemble des solistes).

Tableaux symboliques et poétique surréaliste
La mise en scène s’ouvre sur une procession pour l’enterrement de Maria, interprétée par la soprano Raquel Camarinha. Comme la réincarnation du tango, Maria sort d’un cercueil et son ombre erre dans la ville de Buenos Aires. Son esprit est réveillé par le Duende, un elfe méphistophélique qui endosse le rôle de narrateur, incarné ici par deux femmes (Melissa Vettore et Beatriz Sayad). Commence alors le récit de la vie de Maria, chanté par un Payador (chanteur populaire), interprété par Inés Cuello. Toutes trois vêtues d’une robe rouge, ces trois entités féminines (pour des rôles initialement destinés à des hommes) symbolisent l’unité trinitaire de Marie (Maria, l’Ombre de Maria et l’Enfant Maria).

Le public voyage ainsi de tableaux en tableaux dans l'univers onirique de Daniele Finzi Pasca et du scénographe Hugo Gargiulo : sous la charpente d’acier d’une ancienne gare personnifiant le tumulte des bas quartiers portègnes faits de fumée, habités de bandits et de prostituées, dans un étrange cirque matérialisé sur scène par de longs rideaux d'aluminium argenté, devant une immense fresque représentant les visages de Piazzolla et Ferrer et sur une patinoire enneigée pour l’enfantement de Maria comme un clin d’œil helvétique. L’opéra se clôt sur une “épanadiplose” (reprise du début, à la fin) avec le retour de la scène des funérailles. À l’image du Tango, Maria naît et renaît et tout ne fait que (re)commencer.

Les danseurs et acrobates de la compagnie Finzi Pasca enrichissent l’univers féérique de l'œuvre. L’art circassien aide également à traverser cette histoire brumeuse et à plonger visiblement les spectateurs dans un état de béatitude visuelle et sonore. Les danseurs se mêlent à la foule ou se transforment, dans des élans de tendresse, en alter ego de Maria. Loin des stéréotypes du folklore sud-américain, la chorégraphie de Maria Bonzanigo mêle avec poésie pole dance, accro-duo, escalade, numéros de roue cyr (cerceau dans lequel s'installe l'acrobate), de marionnettes ou encore de patinage artistique. L’esthétique conjuguant arts du cirque et musique de tango crée ainsi un spectacle total laissant une grande place à l’imaginaire.

Issue du monde lyrique, la soprano d'origine portugaise Raquel Camarinha est une Maria habitée par le rôle. Son chant aux couleurs fauves, sans exhibitionnisme, fait entendre une diction impeccable à l’accent argentin modèle. L’engagement, la ferveur et la joie d’être sur scène se ressentent. En accord avec le style, sa voix ne vibre que sur les notes longues et expressives. Loin de la voix opératique, Raquel Camarinha s’inspire de la technique vocale du style fado, genre musical portugais. La voix de poitrine donne ainsi un timbre chatoyant aux graves sensuels.

Inés Cuello, interprète renommée de la scène tango argentine, apporte au Payador sa voix ronde, vigoureuse et ductile d’une grande pureté. Enfin, Melissa Vettore et Beatriz Sayad dans le rôle du Duende en personnage parlé apportent la théâtralité nécessaire à des rôles uniquement parlés. La variété de leur timbre et la richesse des palettes expressives compensent un livret chargé de références religieuses sur la mort et de légendes urbaines difficilement compréhensibles pour les non-initiés.

Pour cette production, le chef d’orchestre argentin Facundo Agudín, aux gestes larges et assurés, a créé un ensemble ad hoc composé de grands solistes du tango (Marcelo Nisinman au bandonéon, Quito Gato à la guitare et Roger Helou au piano), d’enseignants et d’étudiants de la Haute Ecole de Musique genevoise. Originellement écrit pour une douzaine de musiciens, l'orchestre étoffé d'une quarantaine d'interprètes fait la part belle aux solistes, et parvient à créer une atmosphère pleine d'énergie et d'une grande richesse sonore. La qualité du travail de sonorisation des ingénieurs du son offre une balance équilibrée de tous les instruments et effectifs vocaux. À l’image d’une “passion”, un vaste chœur mais à la fonction déclamatoire (composé du Cercle Bach de Genève et d’étudiants de la Haute Ecole de musique de Genève) est ajouté mais dont les nombreux décalages rendent cependant le texte peu compréhensible.

Le public debout fait un triomphe au spectacle. Encouragées par les acclamations, Raquel Camarinha et Inés Cuello chantent ensemble l’air phare de cet opéra en guise de bis au plus grand plaisir des spectateurs qui, incités par le chef d'orchestre, chantonnent en chœur “Yo Soy Maria”.

Hure und Heilige: Astor Piazzollas MARIA DE BUENOS AIRES

Thomas Schacher - bachtrack.com - 30 octobre 2023

source: https://bachtrack.com/fr_FR/kritik-piazzolla-maria-de-buenos-aires-finzi-pasca-…

 

Wenn der Vorhang hochgeht, blicken wir auf einen Friedhof in Buenos Aires. Die Rückwand besteht aus einer hohen Mauer, in die mehrere Reihen von Grabkammern eingelassen sind. Im Vordergrund ist ein Sarg zu sehen. Zu den Klängen eines langsamen Tangos defiliert eine Gruppe vornehm gekleideter Damen und Herren vorbei und legt rote Rosen auf den Sarg nieder. Plötzlich öffnet sich der Deckel, und dem Sarg entsteigt eine junge Frau mit langen schwarzen Haaren in einem roten Kleid. Sie klettert die Mauer hoch und legt sich in eine der noch freien Grabkammern.

Die Frau ist María, die Titelfigur in Astor Piazzollas Tango-Oper María de Buenos Aires. Am Grand Théâtre von Genf wird sie als Neuproduktion gezeigt. Das 1968 in Buenos Aires uraufgeführte Bühnenstück ist seit 1999 durch die italienische Sängerin Milva auch in Europa heimisch geworden, konnte sich aber bis heute keinen festen Platz im Repertoire behaupten. Denn mit seiner kleinen Besetzung aus Tango-Ensemble und wenigen Protagonisten eignet sich das Stück wenig für grosse Häuser. In Genf hat man sich an María de Buenos Aires gewagt, weil man mit dem argentinisch-schweizerischen Dirigenten Facundo Agudín und dem Regisseur Daniele Finzi Pasca ein Team ins Boot geholt hat, dem man diese Aufgabe zutraute. Die von Pasca mitbegründete Compagnia Finzi Pasca machte am Grand Théâtre bereits 2019 mit der Oper Einstein on the Beach von Philip Glass auf sich aufmerksam.

Agudín hat das für Bandoneon, Violine, Gitarre, Klavier, Flöte, Cello, Kontrabass und Perkussion komponierte Ensemble zu einer Orchesterversion erweitert, die im Kern ein Streichorchester hinzufügt. Neben Spezialisten wie dem Bandaneon-Spieler Marcelo Nisinman oder dem Gitarristen Quito Gato wirken im Orchestergraben Dozierende und Studierende der Genfer Haute école de musique mit. Als Dirigent zeigt sich Agudín als profunder Kenner dieser Klangwelt. In den siebzehn Stücken dieser „Nummernoper” bringt er nicht nur die verschiedenen Formen des Tangos – von den Vorläufern bis zum Tango Nuevo – zum Klingen, sondern erweckt auch Piazzollas Ausflüge in den Jazz, die Unterhaltungsmusik und, ja, die klassische Musik zu blühendem Leben.

Um was geht es inhaltlich? Die Geschichte wird vom Duende (einem Geist) und vom Payador (einem Minnesänger) erzählt: María, in einem Armenviertel von Buenos Aires geboren, begibt sich in die Innenstadt, wo sie von der Musik des Tangos verführt wird. Sie arbeitet nun als Sexworkerin. Diebe und Bordellbesitzer, vereinigt in einer Schwarzen Messe, beschliessen ihren Tod. Sie wird in die Hölle verdammt, die aber gleichzeitig wieder Buenos Aires ist. Als Schatten wandelt sie durch die Strassen der Stadt. Wieder Jungfrau geworden, wird sie durch den Befehl des Duende von drei Marionetten geschwängert. Am Weihnachtstag gebiert sie ein Mädchen, dem sie den Namen María gibt. Die Anspielungen auf das Lukas-Evangelium sind durchaus beabsichtigt.

Diese Story ergibt sich aus dem völlig surrealen und doch sehr poetischen Text des Librettisten Horacio Ferrer, der auf Spanisch gesungen und mit französischen Übertiteln versehen wird. Eine echte Herausforderung für ein deutschsprachiges Publikum. Der Inhalt wird indes nicht eins zu eins szenisch präsentiert, sondern in starke, assoziative Tableaux umgesetzt. Beispielsweise tritt María nicht als Prostituierte in Erscheinung. Sondern es sind zwei Doubles von ihr, die an zwei Stangen einen akrobatischen Tabledance ausführen, der von pelzmanteltragenden Männern begafft wird.

Der folgenschwerste Eingriff des Regisseurs in das Stück besteht darin, dass alle Gesangs- und Sprechrollen von Frauen besetzt sind. Ist der Payador im Original ein Tenor, der sich in María verliebt, geht dieser heteroerotische Aspekt in Genf verloren, beziehungsweise weicht einer homoerotischen Konstellation. In die Rolle des Duende teilen sich gleich zwei Frauen, die als eine Art von Alter Ego Marías auftreten. Auch hier geht die Geschlechterpolarität verloren. Die portugiesische Sopranistin Raquel Camarinha zeichnet die Titelfigur als sensible Persönlichkeit. Obwohl sie vom klassischen Gesang herkommt, gelingt ihr das Tango-Idiom recht gut. Was ihr an südamerikanischem Temperament ein bisschen fehlt, zeichnet dafür Inés Cuello in der (weiblichen) Rolle des Payador aus. Die Schauspielerinnen Melissa Vettore und Beatriz Sayad von der Compagnia Finzi Pasca verleihen dem Duende einen ambivalenten Charakter.

Für das Auge wird in Genf Spektakuläres geboten. Der Bühnenbildner Hugo Gargiulo hat eine überbordende Fantasie: Die Weihnachtsszene beispielsweise lässt er auf einem Eisfeld spielen, und der Schnee darf dabei auch nicht fehlen. (Das ist natürlich mehr eine schweizerische als eine argentinische Deutung.) Die Kostüme von Giovanna Buzzi treffen den surrealen Charakter des Stücks bestens und scheuen auch vor humoristischen und ironischen Brechungen nicht zurück. In der Hölle sind es ausgerechnet weissgekleidete Engel mit kitschigen Flügeln, die María und ihre Doubles auf Spitalbetten herumstossen. Von grossem Einfallsreichtum zeugt die Choreographie von Maria Bonzanigo, seit bald vierzig Jahren künstlerische Partnerin von Daniele Finzi Pasca. Sie sorgt dafür, dass die sechs Tänzerinnen und Akrobaten der Compagnia zu viel mehr fähig sind als zum Tanzen eines Standard-Tangos. Und die Choristen des Cercle Bach de Genève und den Chor der Haute école de musique hält sie lustvoll in Bewegung.

In der Schlussszene der anderthalbstündigen Oper schliesst sich der Kreis: Wiederum sehen wir den Sarg, wiederum zieht die Trauergemeinde daran vorbei. Aber statt Rosen legen die Männer und Frauen nun hochhakige rote Schuhe auf den Deckel. Doch der Sarg ist leer. María hat inzwischen ihr Kind geboren, ein Mädchen, das ebenfalls María heisst. Die Mutter María, der Payador, die beiden Duendes und die neugeborene Tochter stehen vor dem Sarg und singen die Schlussverse, das Orchester begleitet mit dem „Tangus Dei”.

MARIA DE BUENOS AIRES dépoétisée

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 30 octobre 2023

source: https://www.resmusica.com/2023/10/30/a-geneve-maria-de-buenos-aires-depoetisee/

 

En présentant un spectacle sans grand rapport avec l’intention originelle du compositeur Astor Piazzola et de son librettiste Horacio Ferrer, la nouvelle production du Grand Théâtre de Genève de María de Buenos Aires ne restitue pas l’esprit profond du tango.

Dans le programme de la soirée, le metteur en scène Daniele Finzi Pasca déclare que « dans le contexte de notre production…nous allons aborder l’œuvre à notre façon, mais nous devons aussi penser un peu aux puristes !» Nous voilà donc avertis. Et servis.

De l’intrigue de cette María de Buenos Aires, il ne reste rien. Rien qu’un remplissage d’actions n’ayant d’autre but que de montrer les acrobates et danseurs de la Compagnia Finzi Pasca. Sinon, que peut bien vouloir dire cet homme tournant inlassablement avec son cerceau, ces deux femmes démontrant leurs capacités à maîtriser les pole-bars, ce couple dansant accrochés à des lanières pendues aux cintres du théâtre ? Quelle signification dans le récit de María, que cette patineuse tournant sans cesse sur ce rectangle de glace, accrochée à un cerceau tournoyant dans les airs ? Que cherche à raconter Daniele Finzi Pasca avec ce trop long ballet de lits poussés par des anges, dans un décor de feuilles d’aluminium ? Certes le metteur en scène tessinois est habile. Il capte si bien son auditoire qu’on craint que « la musique dérange la mise en scène » comme le disait Philippe Meyer en novembre 1989 (déjà) lors qu’il fustigeait la mise en scène de Don Giovanni par Peter Sellars !

Parce que musique, il y a. Et celle d’Astor Piazzola est fort belle. Son lyrisme frôle parfois le sirupeux, mais soudain, elle arrache du tango des accents irrésistibles, et le bandonéon – extraordinaire instrument au son si particulier – surgit de l’orchestre,  comme un sceau musical qui n’appartient qu’à cette musique. On aurait peut-être aimé que cet instrument soit mieux mis en valeur. Peut-être eut-il fallu que l’orchestre, ou une partie de celui-ci soit posté sur la scène plutôt que dans la fosse. L’Orchestre de la Haute école de musique de Genève apparait bien timide.

Cette production n’en est pas à une entorse près : le rôle de La Voz de un Payador, originalement dédié à une voix masculine, est donné à à une voix féminine, induisant une autre confusion dans la narration. Fort heureusement, on assiste à quelques moments d’une grâce indicible, quand s’élève la voix chaleureuse, ronde (et amplifiée) de la soprano argentine Inés Cuello (La Voz de un Payador). Habitée par l’esprit du tango, et peut-être plus encore par la musique, elle offre un chant d’une grande beauté et d’une pureté exceptionnelle. A ses côtés, le rôle-titre est tenu par la soprano portugaise Raquel Camarinha (María) qui, moins spectaculaire que sa compagne de scène, moins à l’aise dans l’idiome tangueras, s’exprime dans un registre plus sombre que sa consœur. Pour ajouter à la confusion de cette production, les rôles du démon Duende, du Voleur, de Gorrion, normalement tenus par un homme sont ici, distribués à deux femmes dont le débit logorrhéique d’une langue espagnole poétique particulière rendent confus la compréhension de dialogues surréalistes difficilement traduisibles.

Dans la fosse, comme nous l’avons vu, le chef argentin Facundo Agudín peine à dynamiser son ensemble, tout comme il ne parvient pas à contenir les nombreux décalages d’avec le Cercle Bach de Genève et le Grand chœur (plus parlé que chanté) de la Haute école de Musique de Genève.

En définitive, au lieu d’une œuvre explorant les fondements de l’esprit du tango d’une part, et de la légende de Buenos Aires d’autre part, cette production de María de Buenos Aires se résume finalement en un spectacle de variétés vidé de son contenu. Hormis l’engagement des artistes, le travail de Daniele Finzi Pasca est bien en-deçà de ce qu’il avait présenté lors de la Fête des Vignerons à Vevey en juillet 2019 et sur la scène du Grand Théâtre de Genève lors des représentations de Einstein on the beach de Philip Glass en septembre 2019. Le public applaudit cependant chaleureusement un spectacle tenant plus de la comédie musicale que d’un véritable spectacle d’opéra. Encore que Astor Piazzola et Horacio Ferrer eux-mêmes qualifiaient María de Buenos Aires de operíta (petit opéra) !

 
 

 

 

MARIA DE BUENOS AIRES encore plus surprenante qu'à sa création

François Delétraz – Le Figaro – 29 octobre 2023

source: https://www.lefigaro.fr/musique/geneve-maria-de-buenos-aires-encore-plus-surpre…

 

Le Grand théâtre de Genève reprend l'opéra-tango d'Astor Piazzolla dans une super production complètement déjantée à la sauce Finzi Pasca. On n'y comprend rien, mais c'est absolument sublime.

C’est un opéra-tango d'Astor Piazzolla rarement donné. On se réjouit que le Grand théâtre de Genève fasse exception en reprenant cette œuvre créée à Buenos Aires en mai 1968, en pleine époque de ce nouveau théâtre où les images l'emportaient sur l'histoire.

On est là dans l'esprit du fameux Einstein on the Beach de Philip Glass, écrit huit ans plus tard et présenté au festival d'Avignon en 1976. L'histoire, très bien écrite, pleine d'une poésie née des mots qui la disent, est surréelle. Autant le dire : on n'y comprend rien malgré les sous-titres mais on s'en moque. On est propulsé dans le monde de Maria, née «un jour où Dieu était ivre», travailleuse du sexe avant de redevenir vierge… On est surtout au cœur d'une sublime production. Les tableaux, de toute beauté, s'enchaînent et l'on éprouve une délectation incroyable à les regarder. Et d'autant plus que le Grand théâtre n'a pas lésiné sur les moyens: de ce mur de tombes éclairé à la bougie où apparaissent les protagonistes, à ces coursives industrielles, en passant par cette patinoire dont le sol en nylon permet toutes les figures du patinage.

La mise en scène porte la signature si particulière de la compagnie suisse Finzi Pasca, basée à Lugano. Bref, avec cet ensemble complètement déjanté, on va de surprise en surprise. Les tangos eux-mêmes sont «dansés» par des circassiens, ou détournés par eux, comme lors de ce somptueux numéro de roue Cyr. Le rôle-titre est tenu avec brio par la mezzo Raquel Camarinha. Cette artiste lyrique portugaise, formée au Conservatoire national de Paris, réussit avec toutes les nuances nécessaires, à marier la difficulté lyrique de la partition aux accents nostalgiques voulus par Piazzolla. Du grand art.

Vie, mort et renaissance d’une légende urbaine

Charles Siegel - ForumOpera.com - 30 octobre 2023

source: https://www.forumopera.com/spectacle/piazzolla-maria-de-buenos-aires-geneve/

 

C’est un musical élégant, une collection de visions oniriques, un spectacle total qu’ont conçu Daniele Finzi Pasca et Facundo Agudín, le premier inventant des images superbes très loin du folklore habituel du tango (pavés mouillés, feutre rabattu, robes fendues, poignards et cigarettes), le second orchestrant la partition originale en la glissant du côté de Broadway (violons soyeux et harmonies enveloppantes).

La première image est étonnante : un immense columbarium, des niches funéraires en guise de mur du fond, devant lesquelles se déroule une cérémonie d’adieux ; un cercueil couvert de fleurs voit défiler un cortège de manteaux de fourrure désuets, de pardessus, de hauts de forme, de chapeaux mous, théorie de silhouettes bourgeoises d’autrefois, comme un peuple d’immigrés venus de quelque Europe centrale, et l’on songe à cette vieille plaisanterie de Buenos-Aires disant que partout ailleurs chacun descend de ses ancêtres, mais qu’ici c’est du bateau qu’on descend…

Non moins spectaculaire un peu plus tard, le grand décor suggérant quelque grand magasin d’autrefois, escaliers métalliques et coursives à la Gustave Eiffel, faisant remonter le souvenir du Faust de Lavelli/Bignens ou du Hugo Cabret de Scorsese/Ferretti, et renvoyant au fantastique urbain d’un Metropolis insituable. Même si l’Edificio Singer de l’Avenida de Mayo et le Cimetero de la Recoleta ont inspiré Hugo Gargiulo, le créateur rioplatense des décors.

Soit dit en passant, il n’y a qu’à l’opéra aujourd’hui qu’on peut voir un tel luxe de décors, de figuration, cette ampleur, cette magie théâtrale (un décor énorme montant des dessous, tandis qu’un autre monte majestueusement vers les cintres). Daniele Finzi Pasca voit grand, il a mis en scène des cérémonies de Jeux olympiques (Turin, Sotchi), créé des spectacles pour le Cirque du Soleil, mis en scène sept opéras (Aida au Mariinsky, Les Contes d’Hoffmann à Hambourg), inventé la dernière Fête des Vignerons de Vevey et son énorme arène (co-imaginée avec Hugo Gargiulo) et l’on se souvient avec émerveillement de son Einstein on the Beach, spectacle inaugural de l’ère Aviel Cahn du Grand Théâtre de Genève. Finzi Pasca, inséparable de ses complices, scénographes, costumière, chorégraphe, danseurs-acrobates, comédiens et comédiennes, crée des univers poétiques, qui semblent prendre distance de l’œuvre initiale en toute désinvolture, pour finalement n’en retrouver que mieux l’esprit.

María de Buenos Aires, c’est une manière de poème dansé, alternant séquences chantées et instrumentales, un operita-tango, pour reprendre les mots de Piazzolla, une manière de Passion bandonéante sur un texte fluvial d’un surréalisme portègne échevelé d’Horacio Ferrer, poète-journaliste-écrivain uruguayen (l’Uruguay, ce n’est jamais que l’autre rive du Rio de la Plata). Spectacle de cabaret, conçu pour un récitant à la voix chargée en nicotine (celle de Ferrer lui-même à la création), une chanteuse de tango (Amelita Baltar) et un Payador (moitié gaucho, moitié chanteur errant), l’orchestration se bornant au sexteto de Piazzolla.

La vie, la mort
C’est l’histoire de la vie et de la mort de María, devenue l’âme des rues de Buenos Aires. María, c’est le tango, c’est cette ville, fille de l’Europe et du bandonéon, ville imaginaire peut-être, celle de Jorge Luis Borges et de Carlos Gardel. Buenos Aires et le tango n’en finissent plus de se réinventer, de se mythifier, de se perdre et de se retrouver. C’est aussi ce que raconte María de Buenos Aires.
On connait la réplique de Piazzolla à quelqu’un qui lui objectait que sa musique n’était pas du tango : « Je fais de la musique de Buenos Aires. Mais la musique de Buenos Aires, qu’est-ce que c’est ? Du tango. Alors ce que je fais c’est du tango. »

La ville et son Esprit
Personnage essentiel de cette manière de cantate, El Duende. Le mot, intraduisible (né en Andalousie), signifie quelque chose comme l’Esprit de la ville, une entité qui saurait tout, et notamment le chemin de croix de María, dont le destin était de mourir sur un trottoir mouillé de pluie, petite prostituée des faubourgs.

Mais avant cette fin pathétique, María avait connu une manière de célébrité, elle avait chanté dans des cabarets huppés, avait été fêtée, entourée, et puis le déclin était venu, la fatigue, l’épuisement, et, après avoir vécu de sa voix, María avait vécu de son corps. Manière de parabole, aux accents bibliques, et surtout portrait du tango, venu de nulle part, né dans les conventillos, les immeubles-dortoirs des immigrés, sur les confins de la ville, musique des marges, sociales et géographiques, accompagné à la guitare et à la flûte, parfois au violon – le bandonéon viendra plus tard –, s’approchant lentement des larges avenues du centre, s’embourgeoisant, et, tel un nouveau riche, se vulgarisant, avant de mourir d’épuisement. En attendant une résurrection, celle du Nuevo Tango de Piazzolla peut-être…

Si on a résumé l’histoire, c’est que le spectateur-auditeur, sous le charme de ce qu’il voit et de ce qu’il entend, n’en percevra pas forcément les arrière-plans, ni même le déroulé. Pas sûr d’ailleurs qu’il comprenne mieux ce qui se passe s’il écoute la version sur disque de Piazzolla/Ferrer, et guère davantage s’il se donne la peine de lire le livret… La langue de Ferrer est très drue, très serrée, langue poétique difficile à traduire (d’autant qu’elle fait appel ici et là au lunfardo, l’argot de Buenos Aires). Les sur-titres défilent à toute vitesse, comme galopent les accents rocailleux, entrechoqués, de l’espagnol qu’on entend, parlé ou chanté. La distribution est heureusement tout entière hispanophone (ou lusophone…) et il y a dans ces sonorités quelque chose d’envoûtant, qu’on ressent physiquement, dont on est pénétré comme par une musique. Un paysage de consonnes minérales, d’R qui roulent, assez grisant.

Une lecture dé-genrée
Daniele Finzi Pasca et Facundo Agudín ont pris le parti de tout féminiser. Le Payador, qui joue le rôle d’un récitant, et qui fut créé par un ténor, est ici chanté par Inès Cuello, grande spécialiste du tango, à la voix chaude, prenante, très charnelle, pilier de ce spectacle par sa seule présence singulière, visage ouvert et regard ardent. Quant au Duende, que Ferrer s’était écrit sur mesure, il est dédoublé en deux voix (parlées, parfois chantées) féminines aussi, celles de Beatriz Sayad, crinière grisonnante, et de la brune Melissa Vettore, deux comédiennes familières de l’univers de Finzi Pasca, d’où une aisance à bouger-parler-chanter très singulière (tout le monde est un peu danseur ici).

Il y avait une manière de machisme à l’ancienne chez Ferrer (exemple : une fascination très datée pour le monde interlope de la prostitution et des souteneurs) que ce parti pris dé-genré contourne agréablement. Avec un avantage connexe, celui de faire se côtoyer des voix et des manières de chanter issues de mondes différents. L’élégante et très longiligne Raquel Camarinha vient du chant lyrique baroque et classique (Haendel et Mozart) et elle doit ici, non seulement chanter « presque deux octaves sous sa voix lyrique », comme dit Agudín, mais aussi dans un style autre, celui de la comédie musicale. Ajoutons que l’ensemble de la « bande son » est amplifié, dans un mixage-équilibrage en temps réel tout en subtilité.

Une Passion mâtinée de musical
La réorchestration pour une petite quarantaine de musiciens accomplie par Facundo Agudín transporte elle aussi le climat de la partition vers le musical et si on a évoqué plus haut Broadway, c’est que les cordes nous ont très souvent fait penser aux trottoirs de New York, où d’ailleurs Piazzolla a passé sa jeunesse (c’est là qu’il a découvert le jazz, autre pilier de sa musique).

L’orchestre de la Haute École de Musique de Genève, mêlant étudiants et quelques professeurs dont Sergey Ostrovsky au premier violon (beaux solos évoquant l’âme de Maria) et Ophélie Gaillard au violoncelle (à elle les bouffées de langueur du tango) alterne les climats, entrelace les textures, joue à fond le contraste entre violence piazzollienne et bouffées sentimentales s’alanguissant..

Oui, c’est un spectacle, on allait dire un cérémonial, une célébration, qu’on ressent très charnellement. Peut-être parce que les corps des danseurs-acrobates de la Compagnia Finzi Pasca se jouent de la pesanteur dans une parfaite fluidité circassienne. On pense à ces danses verticales le long de barres d’acier, à cette séquence d’acrobaties sur sangle, à ce couple dans un cerceau, dont les volutes gracieuses, comme en apesanteur, sont une manière un substitut, mais non moins fascinant, aux figures de danseurs de tango (toujours ce refus de l’illustration au premier degré).

Magie des images
Tout glisse dans un enchainement d’images un peu magiques… Il y a un ballet de lits dorés, poussés par des anges aux ailes argentées (bimbeloterie de sacristie ou de sculpture funéraire), il y a un trio de marionnettes « ivres de choses » (ici deux danseurs se partageant la même salopette, difficile à décrire, voir photo), il y a une patineuse sur glace qui tourne à s’en étourdir sur une patinoire lentement arrivée du fond du plateau, c’est l’âme de Maria, et elle s’envole dans un cerceau (cette danseuse inépuisable faisant remonter le souvenir de la nageuse d’Einstein on the Beach, qui n’en finissait plus de faire des loopings en apnée dans son bocal, telle un poisson aux nageoires infinies), il y a un ballet de poupées de chiffon de taille humaine montées sur des perches, toutes vêtues de rouge, comme Maria…, il y a une averse de neige qui tombe sur des parapluies gris devant un mur tagué où sont peints les visages de Piazzolla et Ferrer, il y a un chœur de psychanalystes (corporation prospère à Buenos Aires) et un Ange de l’Annonciation agitant de vastes drapeaux argentés… et un bandonéoniste (Marcelo Nisinman) équipé lui aussi d’ailes argentées virevoltant sur un petit praticable télécommandé… Il y a un humour, dont l’œuvre initiale, résolument pathétique voire doloriste (Vie, mort et renaissance de María…) n’était peut-être pas si bien pourvue…

Cette richesse visuelle va de pair avec la puissance, l’élan, de la musique qu’on entend, dès le début, très exaltant, avec ses ponctuations de contrebasses, soutenant le récit du Duende (« Ahora »), puis avec la voix de Raquel Camarinha chantonnant accompagnée par la guitare électrifiée de Quito Gato le thème de Maria. La Balada para un organito loco fera alterner la voix enivrante d’Inés Cuello, le chœur (parlé) des hommes « que volvieron del misterio » (revenus du mystère…) et celles du Duende bicéphale, sur des tapis de violons suaves et de percussions cavalcadantes.

Polychromie, polyrythmies
Polychromie sonore, polyrythmies, textures entrelacées, et surtout lyrisme fervent de la longue séquence complexe préludant à la chanson de MarÍa (qui n’existait pas au départ et fut rajoutée par Piazzolla) : « Yo soy Maria », chante Raquel Camarinha, et on admire en effet cette voix profonde, ces notes tenues sans vibrato, ces portamentos hardis, cette intensité et, peu après, la nostalgie troublante du Poèma valseado, aux cordes 42nd Street évoquées plus haut…

Maîtrise assez bluffante d’une manière de chanter très éloignée de ses territoires habituels…

Déchirant et tranchant tour à tour, le bandonéon de Marcelo Nisinman accompagnant la Toccata Rea (« coupable ») du Duende. Oppressant à souhait le chœur parlé des Madamas et des Ladrones antiguos (des vieux voleurs) du Miserere Canyengue sur un ostinato orchestral implacable avant que n’entrent en jeu le piano de Roger Helou et la voix déchirante d’Inés Cuello, et ainsi de suite…

Les différents numéros s’entretissent avec autant de fluidité que les images, entre temps forts et temps de détente (comme le tango somme toute). Le travail sur la déclamation des deux Duende, pour mâcher les mots, les mordre ou les colorer de douleur, n’est pas moins musical que celui des deux chanteuses, et les chœurs parlés du Cercle Bach et de la HEM (notamment, particulièrement drolatique, celui des psychanalystes, sur un rythme de marche un peu prussienne) sont, préparés par Natacha Casagrande, d’une égale incisivité.

Images pieuses…
Après une Romanza del Duende poèta y curda (poète et ivre) sur d’élégantes volutes du piano de Roger Helou et une reprise de la canción de María à faire trembler les murs du GTG, viendra la longue séquence finale, curieux mélange d’imagerie pieuse et de poésie claudicante, où passent des maçons-mages (albañiles magos) et des pétrisseuses de spaghettis (amasadoras de talarines) par un dimanche de laurier et de hasards (laurel y azares) où des anges accoucheurs (angelotes parteros) feront naître l’enfant dont l’ombre de MarIa aura été enceinte par on sait quelle opération du Saint-Esprit… Par chance, la mise en scène n’insiste pas sur cette bimbeloterie.

Ce Tangus Dei (tango de Dieu) mystico-magique (incarné par la patineuse sur glace), d’abord ample crescendo en sprechgesang, mené par les Duende, s’épanouira et s’apaisera, les voix d’Inés Cuello et de Raquel Camarinha s’entrecroisant pour célébrer la naissance de l’enfant de María, une fille, une nouvelle María, âme immortelle de Buenos Aires, immortelle comme le tango… Vaste séquence musicale toute en changement de couleurs, tout à tour plainte de violoncelle, effusion de cordes sentimentales, chœur parlé, ostinato de bandonéon et de piano sur pizz de contrebasses, enfin cloches (de Pâques ?).

Fin sereine, avant un déferlement d’applaudissements, une standing ovation d’une partie du public et la reprise de « Yo soy María » par les deux chanteuses.

Assez irrésistible, tout cela…

 
 

 

 

Une somptueuse MARIA DE BUENOS AIRES

Yael Hirsch – Cult.News – 28 octobre 2023

source: https://cult.news/scenes/opera/une-somptueuse-maria-de-buenos-aires-au-grand-th…

 

Rarement donné, l’opéra d’Ástor Piazzolla et Horacio Ferrer sort de son intimité underground pour remplir le Grand Théâtre de Genève d’une mythologie féminine, catholique et sud-américaine. La direction musicale de Facundo Agudin et la mise en scène anti-folklorique de Daniele Finzi Pasca transmuent María de Buenos Aires pour en faire la cérémonie funéraire et poétique dont nous avions bien besoin.

Bandonéon. Le mythe est là. La scène nous accueille par un grand cimetière vertical, couleur ivoire, devant lequel est posé un cercueil doré. C’est lui qui ouvre et ferme l’opéra-tango. Tout est déclinaison de rouge et de noir ; rien n’est cliché. Des élégants et des élégantes, aux vêtements atemporels et aux souliers adéquats pour danser, défilent lentement pour poser des roses sur le cercueil. Ils sont espacés, le rythme est lent, voire lancinant. Galvanisé par le chef, l’Orchestre de la Haute école de Musique de Genève rythme la vie et la mort. Et l’on aimerait déjà que cette scène solennelle d’hommage ne s’arrête jamais.

Un Opéra-tango à grande échelle

Néanmoins, à la fin de cette ouverture, la morte sort de sa boîte. L’œuvre est une « Operita » (une petite forme) composée en 1968 par le réformateur toujours controversé du tango, Ástor Piazzolla, sur un poème surréaliste d’Horacio Ferrer. Il n’y a pas vraiment d’« Histoire » dans cette pièce que l’on suit en hypnose pendant 1h40. Il s’agit plutôt d’impressions où le culte du bandonéon, les vestiges fluorescents d’un catholicisme exacerbé et le Buenos Aires des années 1960 se télescopent comme un feu d’artifice. Difficile de dérouler l’angle de la contre-culture, alors qu’une œuvre pour dix musiciens devient un opéra pour orchestre dans une grande institution… La production a donc fait le choix de donner la parole aux femmes.

Maria(s), femmes puissantes

Maria, c’est à la fois la femme de Buenos Aires et Buenos Aires même. C’est la fille et la mère, la prostituée et la vierge. Son opéra est l’histoire d’un féminicide. Mais dès l’instant où la morte s’échappe du cercueil, cet aspect disparaît. Par la suite, il est à peine évoqué avec la figure génialement traitée de la poupée. Le choix est, dès lors, de montrer une femme puissante et omniprésente.

« Yo soy Maria de Buenos Aires » chante l’excellente Raquel Camarinha, enfilant comme une deuxième peau ce qui est l’unique « aria » de cet opéra. Le Parti-pris de Daniele Finzi Pasca (de retour au Grand Théâtre après Einstein on the Beach en 2019) a été de donner le pouvoir à Maria. Les quatre rôles principaux sont féminisés et pensés en miroirs. Maria se dédouble donc deux fois, en deux chanteuses et deux narratrices qui sont d’ailleurs sonorisées, pour ne pas se laisser déborder par l’orchestre et le chœur. L’on suit donc une femme quadruple ET christique qui meurt et SE redonne naissance plusieurs fois… Alors, cette problématique de survie mystique permet aussi d’éviter pas mal de clichés ! À la fois diffractée et omniprésente, Maria parvient à effacer plusieurs dizaines de voix de chœur en scansion. Maria, simplement, est trop sacrée pour jouer les femmes fatales.

Élévation

L’un des plus beaux défis de cette production est en effet d’éviter les clichés. Et cela inclut ceux qui pétrifient Buenos Aires. L’univers du tango est bien sûr esquissé ; la manière dont les deux chanteuses, Raquel Camarinha et Inès Cuello, lèvent chacune les bras sont déjà des figures de danse. On voit des duos de femmes marcher en arrière-fond, enlacées, ce qui fait référence à cette « danse entre hommes » sulfureuse des origines. Devant nous, les acrobates se meuvent dans des cercles, parfois en duo et se suspendent à des fils. Loin du tango qui se projette à la verticale, la proposition est de maintenir Maria sur le fil de la verticalité. Notons également que c’est de manière militante que les circassiennes posent leurs salomés noires de tango pour escalader les tombes ou les étoiles filantes et l’on comprend comment la pratique de l’anti-folklore est maîtresse. Et l’une des clés du metteur en scène suisse pour réaliser cela est de puiser dans son propre folklore : la neige tombe sur Buenos Aires et au moment où l’on pense avoir vu défiler tous les décors apparaît… une patinoire ! C’est beau, c’est somptueux même, avec une proposition visuelle qui se referme sur elle-même sans jamais prendre le spectateur ou la spectatrice dans ses filets. La production réserve en effet une grande marge de liberté au public qui a toute la place pour se laisser percuter par la musique et pour apprécier les nuances vulgaires et mystiques du texte.

Dans le livret, une pluie de fleurs, réelles et artificielles, toutes très complexes, tombent et se greffent au corps de Maria. Mais sur sa tombe, les roses sont toutes rouges et se muent en souliers…

Einfach magisch

Peter Krause – Concerti.de – 28 octobre 2023

source: https://www.concerti.de/oper/opern-kritiken/grand-theatre-de-geneve-maria-de-bu…

Die Zutaten aus der Zauberkiste des Daniele Finzi Pasca wirken Wunder, um Ástor Piazzollas „Tango operita“ jenseits der Klischees der Bars und Bordelle von Buones Aires in ein zeitloses Gesamtkunstwerk von unglaublicher Schönheit zu transformieren.

Er ist der Experte einer fesselnden Fantastik, ja, der Meister der Magie. Daniele Finzi Pasca stammt aus Lugano, dem italienischen Teil der Schweiz, wurde zunächst akrobatischer Clown, entwickelte sich zum Regisseur, Autoren, Choreographen. Und entdeckt seit einigen Jahren die Oper für sich, deren In-Szene-Setzen bei ihm durchweg das komplette Gegenteil dessen ist, was sonst als Regietheater daherkommt und gemeinhin als verkopft und zwanghaft aktualisierend wahrgenommen wird und dabei in der Tat zu oft immun gegenüber der Musik ist.

Am Grand Théâtre du Genève zeigte Daniele Finzi Pasca 2019 zum Beginn der Intendanz von Aviel Cahn, wie seine so ganz andere Bühnenästhetik im Idealfall funktionieren kann: mit Philip Glass‘ „Einstein on the Beach“. An der Hamburgischen Staatsoper setzte er später Offenbachs „Hoffmanns Erzählungen“ in Szene. Da war die Gefahr des nur mehr grandios Dekorativen dann nicht immer gebannt. Nun nahm er sich wiederum in Genf Ástor Piazzollas „María de Buonos Aires“ vor – und fand in der Tango operita womöglich exakt jenes musiktheatralische Material, das sich seinem Zugriff in nachgerade idealer Weise anschmiegt.

Fatale Passion: María, die Hure und die Heilige

Dies hat nicht einfach nur damit zu tun, dass der Tango ein höchst sinnlicher Tanz ist. Wenn sich im Tango aufgehitzt feuchte Körper aneinander reiben, ist das schließlich nicht nur höchst erotisch, dann sind auch dezidiert Begehren und Erregung mit im Spiel. Ja, dieser Tanz ist genuin sexuell. Ástor Piazzolla setzte ihm 1968 mit seinem Beitrag zum Musiktheater ein kunstmusikalisches Denkmal. Das Libretto von Horacio Ferrer erzählt dazu von einem Mädchen aus der tristen Vorstadt, das sich ins große gefährliche Buenos Aires wagt und dort unter die Räder der Halbwelt aus Prostitution und Diebstahl gerät. Ihr Name wird zum Synonym für den Tango, für die Liebe: Als „María noche, María pasión fatal, María del amor, de Buenos Aires“ stellt sie sich selbst vor.

Als wäre sie eine argentinische Seelenschwester der Carmen, sind in der Zeichnung dieser María fraglos auch Stereotypen nicht zu übersehen. Doch die Autoren meiden durchweg geschickt die plump farbenfrohe Feier des Folkloristischen, indem sie die Geschichte fern von jeder naturalistischen Zeichnung der Gosse (und damit ganz anders als Bizet in seiner „Carmen“) ins Surreale weiten und ihre Titelfigur so von der Eindimensionalität befreien: María, die Hure, wird sogar immer wieder mit Maria, der Heiligen und Mutter Gottes, in Beziehung gesetzt. Das Textbuch gibt sich in dieser Hinsicht höchst anspielungsreich in seinen diversen, zumal biblischen Bezügen.

Von der Reinheit des inneren, des ewigen Frauseins

Daniele Finzi Pasca hat mit seinem kongenialen Ausstattungsteam sehr genau verstanden, was dieses Stück ausdrücklich nicht braucht. Denn es geht hier eben nicht sozialkritisch und schmutzig zu, die Autoren lassen zwar die „Street Credibility“ der Bars und Bordelle von Buenos Aires mitschwingen, vertrauen dazu aber den Bildern, die in den Köpfen des Publikums ohnehin gespeichert sind. Sie setzten den Schmutz wie die folkloristische „colour local“ des Tangos gewissermaßen voraus, müssen all dies nicht doppeln oder gar bedienen. Und so lässt der Regisseur seine Darstellerin der María eben auch nicht das Männer verschlingende Luder einer Femme fatale spielen, sondern gibt ihr eine Reinheit zurück, die wohl eher ihrem inneren, ihrem ewigen Frausein entsprechen könnte.

Die María der Raquel Camarinha spielt diese andere, gleichsam unschuldige Seite der Titelfigur hinreißend in ihrer ganzen grazil anmutigen Erscheinung eines schönen Mädchens, das durchaus nicht zwingend aus der ärmlichen Vorstadt, sondern auch aus gutem Hause stammen könnte. Sie trägt ein strahlend hellrotes Kleid und singt mit einer im Opernfach geschulten Stimme, deren edelzarter Sopran sie in die sanft sündigen Tiefen eines Mezzo hinabbiegt, ohne dabei je in die Klangklischees von der rauchig coolen Verführerin zu geraten.

Sublimierte Sinnlichkeit

Hier gilt’s der Schönheit, ja, sehr wohl der Sinnlichkeit, aber in einer sublimierten Feinstofflichkeit. Diese entspricht so ganz der musikalischen Verwandlung, die Piazzolla bereits vornimmt: Der Tango der Straße wird vollends zur Kunstmusik, die Facundo Agudin am Pult des wohltönenden, vergleichsweise groß besetzten Orchestre de la Haute école de musique de Genève seinerseits ins Sinfonische weitet – wobei das genuine Idiom des Tanzes nie zu kurz kommt, wofür die Solisten am Bandonéon, an den Gitarren und am Klavier kenntnisreich authentisch sorgen.

Großes Zaubertheater zwischen Zirkus, Musical, Puppenspiel und Tanz

Mit einer Besetzungsbesonderheit regt das Genfer Team zudem einen Perspektivwechel in Richtung einer feministischen Interpretation an: Die Besetzung der weiteren Hauptrollen erfolgt ausschließlich mit Frauen. Der Stimme eines Payador leiht Inés Cuello ihren irisierend berührenden hohen Sopran, die Erzählerfigur des Duende teilen sich sogar die Schauspielerinnen Melissa Vettore und Beatriz Sayad. Das Verhältnis zu María wird so ganz neu akzentuiert. Sie ist nicht mehr das Opfer männlicher Projektion, sondern erfährt in den weiteren Figuren zusätzliche Aspekte ihrer Persönlichkeit. Dazu vollbringt Giovanna Buzzi in seinen Kostümen wahre Wunder der Differenzierung: In ihnen changiert das Rot von Marías Kleid in allen nur denkbaren Tönen dieser Farbe der Liebe und des Blutes. Großes Zaubertheater zwischen Zirkus, Musical, Puppenspiel und Tanz (auch auf dem Eis!) entsteht zudem nicht nur durch die Artistik der Compagnia Finzi Pasca und ihren famosen Akrobaten und Schaupielern.

Auch die wie im Filmschnitt rasant wechselnden Bühnenbilder von Hugo Gargiulo steuern den magischen Realismus von wahren Traumlandschaften bei. Der größte Coup gelingt mit dem Anfangs- und Schlussbild: eine hohe Wand von Grabkammern, aus deren Luken das Ensemble herausblicken kann, in die aber die gestorbene María auch verschwinden kann. Das Werden und Vergehen der Titelfigur, ihre Geburt und Wiedergeburt, all die Gleichzeitigkeiten des Ungleichzeitigen, die der kreisenden Zeitdramaturgie des Stücks mit all seinen Rückblenden und Visionen entsprechen, werden mit dieser Setzung unmittelbar einleuchtend. Man lässt sich in den ganz eigenen Sog der in Ohr und Beine gehenden Musik hineinziehen, gibt sich der schönheitstrunkenen ganz eigenen Wahrheit dieses Musiktheater-Hybris hin, lauscht dem Girren dieser Jederfrau-María. Ein Abend zum freudigen Staunen, den das mit vielen jungen Leuten bereicherte Publikum ausgiebig bejubelt.