Saint François d'Assise

Olivier Messiaen
Saint François d'Assise

Opéra en 3 actes et 8 tableaux
du 11 au 18 avril 2024

Direction musicale Jonathan Nott
Mise en scène Adel Abdessemed
Scénographie Adel Abdessemed
Costumes Adel Abdessemed
Lumières Jean Kalman - Simon Trottet
Direction des chœurs Mark Biggins
Vidéo Adel Abdessemed
   
Saint François Robin Adams
L'Ange Claire de Sévigné
Le Lépreux Aleš Briscein
Frère Léon Kartal Karagedik
Frère Massé Jason Bridges
Frère Élie Omar Mancini
Frère Bernard William Meinert
Frère Sylvestre Joé Bertili
Frère Rufin Anas Séguin

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Le Motet de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Grand Théâtre de Genève

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Revue de presse

"Saint François d’Assise" : la spiritualité de Messiaen se fond avec la sensualité d’Abdessemed

Yael Hirsch – cult.news - 18 avril 2024

source: https://cult.news/scenes/opera/saint-francois-dassise-au-grand-theatre-de-genev…

 

Repoussée depuis plusieurs années, à cause de la crise sanitaire, la première production de l’opéra d’Olivier Messiaen, Saint François d’Assise, se donne enfin au Grand Théâtre de Genève. Saint François d’Assise, ce sont près de 300 musicienn.e.s et voix sur scène dans la partition originale, cinq heures trente de spectacle qui défilent en tableaux et la mise en scène éblouissante d’Adel Abdessemed. Une splendeur !

La somme de l’œuvre d’Olivier Messiaen

Créé en 1983 à Paris, Saint François d’Assise est rarement donné, tant cet unique opéra du compositeur – que Messiaen considérait comme la somme de son œuvre – est monumental. L’orchestre est sur scène, car en fosse, il n’y a tout simplement pas la place. Et c’est encore en 2023 une œuvre « contemporaine », où l’on se laisse étonner par les syncopes et surprendre par les ondes Martenot. C’est parfois difficile à suivre. Et parfois, cela touche directement l’âme. Par exemple, « L’Ange musicien » transmet immédiatement ce qu’est la grâce à ceux et celles qui en seraient le plus éloigné.e.s. Le livret, écrit par Messiaen lui-même, est d’une pureté et d’une beauté saisissante. Et il suit très traditionnellement la vie de saint François par « tableaux », de la croix à la mort et à la vie éternelle en passant par les anges et le baiser au lépreux. Il y a trois actes, référence à la trinité, et pourtant tout converge et tout est synesthésie dans ce fleuve qui ascensionne pour viser la tête des oiseaux qui chantent, comme un Golgotha.

Un voyage musical et spirituel

À la direction de l’Orchestre de la Suisse romande, Jonathan Nott nous embarque pour un long voyage où la musique est tout sauf abstraite. Les voix sont exclusivement masculines, comme à l’époque de saint François, sauf un ange, apparition habillée en Alaïa (superbe Claire de Sévigné). Dans le rôle-titre, le baryton Robin Adams force le respect. Quant aux membres du chœur, ils sont aussi nombreux et intenses que parcimonieusement placés.

La liberté d’Adel Abdessemed

À partir du moment où le Grand Théâtre est plongé dans le noir, on n’en ressort que brièvement pour deux pauses en six heures. Mais entre les trois tableaux, on reste dans le noir et la possibilité de méditer. Et surtout, la possibilité de rester saisi par chacun des tableaux concoctés dans divers médias par Adel Abdessemed, qu’on retrouve fidèle à lui-même dans chaque œuvre, et, ce faisant, en dialoguant comme laïc avec la foi de Messiaen, il lui est peut-être plus que tout autre fidèle. Chaque lever de rideau et chaque annonce au néon de la scène qui va suivre s’ouvre sur un éblouissement : ses pigeons immenses ou filmés rejoignent les oiseaux adorés par Messiaen, et le hammam de son enfance est un clin d’œil au baptême, à Ingres, mais aussi à l’enfance du plasticien. Et les deux grands écrans ronds qui cachent et découvrent l’orchestre sont à la fois des gongs, des boucliers et des lieux de dialogue entre l’étoile, la croix et le plateau de métal du nord de l’Afrique où tout dialogue sans convertir. Avec ses costumes contemporains recyclés et merveilleux, avec la lumière proprement divine de Jan Kalman, Abdessemed ne refuse pas l’ascension au saint François de Messiaen. Mais il offre en même temps au spectateur tout un espace de reflet, de réflexion et de liberté qui lui permet de se poser, sans clichés, les questions essentielles que le saint avait déjà pour son époque.

Quand Saint François d’Assise prêche dans la cité de Calvin…

Renato Verga - premiereloge-opera.com - 19 avril 2024

source: https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2024/04/19/s…

 

Quarante ans après sa création parisienne – où s’illustrèrent José van Dam et Christiane Eda-Pierre -, le Grand Théâtre de Genève propose une production grandiose du chef d’œuvre de Messiaen.

La musique de l’invisible

Olivier Messiaen avait deux préoccupations majeures : sa foi catholique et sa passion pour l’ornithologie. Saint François d’Assise, son unique opéra, le compositeur avignonnais lui permet de fusionner les deux. Il aurait voulu Jésus-Christ comme protagoniste, mais a dû se contenter du saint le plus proche de lui, ce Jean de Pierre Bernardone qui, à un moment de sa vie, abandonna famille, richesses et turbulences de la jeunesse pour la pauvreté absolue, devenant le saint d’Assise.

Dans son livret, Messiaen place le sermon aux oiseaux au centre de son œuvre : c’est le sixième tableau, le plus long des huit tableaux répartis en trois actes. L’action dramatique et le temps théâtral ne sont pas au premier plan de sa conception : il se passe très peu de choses sur scène, et les temps sont démesurément étirés, le spectacle musical dépassant largement les quatre heures, ce qui, avec les deux entractes, représente cinq heures et demie de spectacle.

Quarante ans après la création parisienne, cette cantate religieuse / méditation spirituelle / hymne à la beauté de la création / célébration de la musique – il y a bien des façons de définir cette œuvre a-normale –, arrive sur les rives du lac Léman où elle trouve un théâtre, en l’occurrence le Grand Théâtre de Genève, ayant le courage de la monter dans une production grandiose de par les moyens mis en œuvre. L’orchestre à lui seul est infini : vingt bois, presque autant de cuivres, quelque soixante-dix cordes, cinq percussionnistes jouant d’une myriade d’instruments en plus du xylophone, du xylorimba, du marimba, du vibraphone, du glockenspiel, et pas moins de trois joueurs d’Ondes Martenot, cet instrument également utilisé par Messiaen dans sa symphonie Turangalîla. À la tête du glorieux Orchestre de la Suisse Romande, Jonathan Nott, expert en musique contemporaine, gère sans crainte les sons d’une partition qui ne fait aucune concession aux instrumentistes, exigeant le maximum de chacun. La partition, malgré sa répétitivité (telle la devise de quatre notes qui revient tout au long de l’œuvre), comporte des moments surprenants : les cris d’oiseaux, par exemple, plutôt que les bois attendus, sont évoqués par les percussions, et la page céleste et raréfiée, confiée aux Ondes Martenot – la langue de Dieu… – se heurte aux sons agressifs des cuivres pleins de menace, évoquant presque l’éveil de Fafner. Rien n’est acquis dans cette partition colossale en huit volumes puissants que Nott interprète malgré les inconvénients qu’entraîne le choix de placer l’orchestre derrière les chanteurs, lesquels pour la plupart se tiennent à l’avant-scène, le chœur étant confiné en fond de scène avec des micros pour faire entrer les voix dans la salle et résoudre ainsi le problème de la distance. Les sonorités de l’orchestre sont ainsi quelque peu étouffées et la clarté des lignes instrumentales est privilégiée par rapport au son des masses orchestrales.

Les exigences vocales ne sont pas moindres, avec neuf solistes et une centaine de choristes. Le chant du protagoniste évoque le cantus firmus grégorien et l’orchestre apporte un commentaire après chaque verset. Robin Adams assume la tâche exigeante d’être présent sur scène dans sept scènes sur huit. Son chant déclamatoire aux mille facettes nous donne un François intensément humain, et sa solide présence scénique fait appel à une diction qui, outre la prononciation du r français, rend le texte clairement compréhensible dans son articulation. Plus variée est la ligne de chant de l’Ange, confiée à la soprano Claire de Sévigné, la seule voix féminine, avec un rayonnement vocal pur exprimé dans un registre aigu particulièrement éthéré. Le personnage du lépreux est plus terre à terre, et le ténor Aleš Briscein s’avère efficace avec les sauts de registre accompagnant la transformation de son personnage, passant de l’apitoiement sur son état tragique à la guérison puis la rédemption. Les rôles secondaires sont de haut niveau, avec William Meinert (Frère Bernard), Kartai Karagedik (un Frère Léon autoritaire), Omar Mancini (un Frère Élie à la connotation ironique), Joé Bertili (Frère Sylvestre), Anas Séguin (Frère Ruffin) et Jason Bridges (Frère Massé), qui se distinguent par la solennité de leurs personnages. La voix de Dieu est confiée au chœur, ici celui du théâtre, renforcé par le Chœur Motet de Genève.

Pour la mise en scène, on a fait appel au plasticien Adel Abdessemed qui, pour sa première expérience théâtrale, a imaginé pour chaque tableau, plutôt qu’une scénographie, une installation comportant des objets dont la présence n’est pas toujours clairement compréhensible. On y trouve un énorme pigeon à la poitrine sanguinolente, hissé sur une pile de formes rondes qui pourraient être des crânes – avec les pigeons, l’artiste franco-algérien s’est rendu célèbre pour l’une de ses sculptures qui renverse l’image populaire du pigeon voyageur et en fait un oiseau destructeur : dans cette œuvre monumentale (2 mètres d’aluminium), le pigeon voyageur devient la représentation d’une bombe à retardement, la peur de l’autre qui menace notre société – on voit bien le globe terrestre qui se dégonfle d’un tableau à l’autre, symbole évident de notre Terre menacée par les guerres et la pollution. Moins évidents sont le dromadaire hissé lentement dans le huitième tableau, ou les robots qui pressent le raisin dans le deuxième.

Abdessemed apporte des éléments de sa propre culture, comme la référence au hammam dans le tableau du lépreux avec les tapis berbères suspendus ou les deux grands disques décorés d’images kabbalistiques de triangles et de carrés entrelacés, sur lesquels sont projetées des vidéos. Mais il y a aussi des références à l’iconographie chrétienne, comme le portrait du saint par Cimabue, ou l’archange Gabriel par Fra Angelico, dont l’Ange hérite des ailes multicolores. Abdessemed a également réalisé les costumes des franciscains à partir de vieilles bandes de tissu, des tuniques grossières avec des ballots (à la manière de migrants) et des déchets de notre civilisation numérique : composants d’appareils électroniques de toutes sortes, CD, claviers de téléphones portables, circuits imprimés. Presque toujours en accord avec l’histoire, les objets scéniques conçus par l’artiste rompent parfois l’équilibre visuel, comme la reproduction de l’église de Portiuncula qui envahit la scène, jusqu’alors restée presque vide, cachant presque complètement la vue de l’orchestre, qui était au contraire bien visible dans la peinture du sermon aux oiseaux, ou de l’ange musicien lorsque le saint monte vers le ciel sur les notes hypnotiques des Ondes Martenot.

Par un curieux contrepoint, la cité de Calvin accueille ainsi le message fortement catholicisé du compositeur français. Avec un livret où le mot Dieu est répété 49 fois et le mot Seigneur 39 fois, cette déclaration de foi qu’est l’œuvre de Messiaen a été pour le non-croyant que je suis une expérience purement esthétique et, pourquoi le nier, fatigante… Néanmoins, je n’ai pas connu cette fois-ci la « joie parfaite » de la souffrance supportée avec patience…

Le public genevois, discipliné, a subi quelques défections au cours de la soirée, mais est resté suffisamment nombreux pour saluer chaleureusement les créateurs de la production, en particulier Robin Adams et Claire de Sévigné.

"Saint François d’Assise", Oper von Olivier Messiaen

onlinemerker.com – 18 avril 2024

source: https://onlinemerker.com/geneve-grand-theatre-saint-francois-dassise-oper-von-o…

 

So wie im Titel der Oper indiziert handelt die Oper von Franz von Assisi. Ein heiliger mit Weltruhm der nicht nur von den Katholiken verehrt wird. Er war ein offener, freudiger und sanft liebender Christ der zu allen Geschöpfen freundlich und gut war. Seine Sorge um den Nächsten, sein dem Evangelium treu ergebener Geist, die Kühnheit seines Vorgehens und der beharrliche Widerstand, den er gegen jede erstickende Norm leistete, gehören zum Mythos dieses ehrbaren Menschen.

Das Libretto von Olivier Messiaens einziger Oper Saint François d’Assise, die 1983 in Paris uraufgeführt wurde, beschreibt das Leben dieses immensen Suchers nach der Wahrheit Gottes und Gründers des Franziskanerordens. Aufgebaut in drei Akten, in Anlehnung an die Dreifaltigkeit der christlichen Welt, gegliedert in acht Bilder, eine Zahl, die die spirituelle Erneuerung und den Beginn einer neuen Zeit symbolisiert, betrachtete Messiaen dieses Stück als die Summe seines Schaffens. In dieser Oper finden alle Besonderheiten, die die Handschrift dieses Gläubigen, Komponisten und Katholiken tragen, eine unvergleichliche Resonanz und Tiefe: das Prinzip der Leitmotive, die Schaffung von Tonarten und Modi, die Messiaen synästhetisch sah, die rhythmische Komplexität, die dem Vogelhören entwendet wurde, und die Geste eines französischen Spätromantikers – all dies findet seinen Platz und seine Zuflucht in der Herrlichkeit des Göttlichen und nicht als Geste einer ausgeklügelten musikalischen Kunst.

Die Inszenierung und die visuelle Gestaltung des Stücks, das aufgrund seiner Ambitionen und Proportionen eine Herausforderung darstellt, wird von Adel Abdessemed inszeniert: Der weltbekannte Künstler der zeitgenössischen Kunst, übernimmt zum ersten Mal die Leitung eines Bühnenwerks. Sein Werk umfasst Skulpturen und Installationen von gigantischen Ausmassen, Gemälde, Zeichnungen und Filme. Seine Themen sind Terror, Migration, Gewalt, Schmerz, Tod und der Verlust der Zivilisation. Adel Abdessemeds Werk zerreisst die Gegensätze: zwischen Frieden und Anbetung, zwischen Hoffnung und Verdammnis, zwischen Hölle und Himmel. Die Hölle durchdringt jedes Partikel in der Zelle des gesellschaftlichen Wesens, und in der Aussage des Künstlers ist nur der Himmel als Gegengift gegen alle barbarischen Phänomene unserer Zeit da.

Mythische, mystisch, meditativ hat der französisch algerische Künstler Adel Abdessemed das monumentale Werk inszeniert. Gezeigt werden Franz von Assisis Werdegang, die Vogelpredigt und die Stigmata die er selber erlitten hat. Die Vögel spielen eine zentrale Rolle. Messiaen selber war Ornithologe und bettete die Vogelmusik in diesem Werk ein.

Die Oper der Superlative und das Lebenswerk von Messiaen wird dieses Werk ebenfalls genannt. Die Dauer von sechs Stunden bedeutet auch sich mit diesem Werk voll und ganz auseinanderzusetzen. Die Musik ist langatmig und es gibt Opernbesucher die das Werk mögen und anderen die es gar nicht gerne mögen wegen der Länge und der Langatmigkeit der Musik. Die Vogelpredigt dauert ganze 45 Minuten und das muss man auch noch durchhalten können.

Messiaen hat ein eigenes Tonsystem kreiert und viel von asiatischer Musik reingenommen. Es ist ein grosses katholisches Werk und hat einen missionarischen Grundzug.

Der Künstler als Regisseur Adel Abdessamed inszeniert nicht nur, sondern kreiert ebenfalls die Kostüme. Das grosse Orchester und der riesige Chor der über hundert Sängerinnen und Sängerumfasst wurde hinten auf der Bühne platziert. Es wäre gar nicht möglich gewesen das Orchester im Orchestergraben zu platzieren. Auf der Bühne sehen wir eine Reihe von Skulpturen die der Künstler geschaffen hat. Da ist einmal eine blutende Taube oder eine Kirche die blutet. Es gibt immer wieder Videoleinwände die runterkommen. Da sieht man auch mal Vögel drauf und manchmal unterschiedliche Teppiche die runterkommen. Die Solisten tragen Zivilisationsmüllkleider, Kleider die zum Beispiel mit alten Handys bestückt sind. Das ist eigentlich keine Stringente Interpretation, sondern ein Sammelsurium von Ideen die auf der Bühne zusammengesellt wurden. Die passen nicht zusammen zur Musik zur Spiritualität und war eher ein Ärgernis. Er ist ein Künstler der irgendetwas macht und es auf die Bühne stellt. Es passt nicht zum Gesamt Konzept der Oper. Musikalisch gelingt das ganze mehr oder weniger gut. Die Sängerbesetzung ist phantastisch. Robin Adams als Saint Francois ist überwältigend, er hat sehr viel zu singen und meistert dies wundervoll. Auch hervorragend ist der Engel, gesungen von Claire de Sévigné. Der Chor ist sehr weit hinten und verwässert sich etwas mit den Stimmen. Das Ganze bleibt etwas zu blass, da vor dem Chor und Orchester die Bühnenrequisiten stehen. Jonathan Nott am Pult Orchestre de la Suisse Romande meistert dieses monumentale Werk sehr gut, kann aber bezüglich der Raumbegrenzung sich nicht voll musikalisch entfalten.

Die Hauptdarsteller werden von den folgenden Sängern hervorragend ergänzt. Das sind; Le Lépreux Aleš Briscein, Frère Léon Kartal Karagedik, Frère Massé Jason Bridges, Frère Élie Omar Mancini, Frère Bernard William Meinert, Frère Sylvestre Joé Bertilli, Frère Rufin Anas Séguin.

Der Chorleiter Mark Biggins hat den Chœur du Grand Théâtre de Genève und Le Motet de Genève hervorragend vorbereitet.

 
 

 

 

"Saint François d'Assise" à Genève

Didier van Moere – asopera.fr - 17 avril 2024

source: https://www.asopera.fr/articles/2827/saint-francois-d-assise

 

Saint François d’Assise, c’est l’œuvre d’art totale de Messiaen, couronnement d’un itinéraire de créateur et, plus qu’Eclairs sur l’au-delà par exemple, testament musical – avec Le Livre du Saint-Sacrement. Plus de quatre heures de musique pour un opéra sans le moindre ressort dramatique, confié à un orchestre de plus de cent musiciens, centré sur le baryton du poveretto : triple défi, que les maisons d’opéra hésitent à se lancer. Genève l’a partiellement relevé, ce qui, au regard des enjeux, n’est déjà pas si mal.

Le plasticien Adel Abdessemed installe l’œuvre dans l’aujourd’hui, avec des frères SDF, trimbalant des sacs Tati, vêtus de sacs poubelles, de lampes et d’oripeaux. Mais ces oripeaux, très colorés, sont savamment assemblés, renvoyant au symbole de l’opéra, la beauté et la richesse du dénuement. Ils rappellent aussi les djellabas de son Algérie natale – alors qu’une étoile de David illustre les racines hébraïques du christianisme. Il ne confond pas la pauvreté et le misérabilisme – les caddies de supermarché restent discrets : il se défend de toute « illustration », s’interdisant de pousser trop loin une actualisation qui dénaturerait une telle œuvre. Il n’élude pas non plus les références du compositeur lui-même, avec cette fresque de Cimabue ou cette Annonciation de Fra Angelico dont l’Ange emprunte les ailes.

Bref, Adel Abdessemed reste fidèle à l’esprit de la partition, à travers une succession de tableaux souvent fort réussis plastiquement, grâce aussi aux lumières de Jean Kalman. Il préfère créer des « images » plutôt que des « ambiances », ce qui permet de trouver des équivalents visuels aux couleurs de l’orchestre. Saint François, d’ailleurs, n’est pas un opéra, mais une suite de « scènes franciscaines ». Lui reprochera-t-on, du coup, le statisme convenu de la direction d’acteurs, alors qu’il s’agit finalement d’un rituel initiatique ? Moins il y a de théâtre, plus il faut un homme de théâtre. Les stigmates tombent à plat, comme Le Prêche aux oiseaux, où le pigeon symbolisant les volatiles n’est pas des plus heureux. On peut s’interroger aussi sur la pertinence du rapprochement entre le baiser au lépreux et l’intimité des corps féminins dans un hammam. Passons sur les robots des Laudes. La mort de Saint François, non dans la Portioncule d’Assise, mais sur le pavé des loqueteux, est réussie et émouvante – malgré l’ascension du dromadaire vers les cintres.

Le défi orchestral, en revanche, n’est guère relevé. Parce qu’on a placé les musiciens et les choristes sur la scène, derrière les chanteurs, parfois derrière les décors ? Sans doute. Mais si l’on peut créditer Jonathan Nott d’une belle maîtrise de la redoutable partition qui effraya d’abord son créateur Seiji Ozawa, on le dirait, en ce soir de première, intimidé, n’adhérant à l’œuvre qu’à partir du troisième acte. La luxuriance, les couleurs de l’orchestre, rutilantes ou subtiles, le tranchant des rythmes, disparaissent un peu à travers cette lecture où tout semble lissé, notamment l’incroyable concert d’oiseaux. On n’en saluera pas moins la performance de l’orchestre et celle du double chœur (celui du Grand Théâtre et celui du Motet de Genève), soumis à non moins rude épreuve – ne s’entendent pas toujours des sopranos à l’aigu aussi juste.

Le troisième défi, celui des voix, est heureusement relevé avec éclat. Saint François est un baryton français tel qu’il s’est incarné en Guercœur ou dans Œdipe – mais ils auraient ici deux heures de plus à chanter. Robin Adams est magnifique, de timbre, de ligne, d’endurance – techniquement assez sûr pour délivrer encore, au moment de mourir, des demi-teintes raffinées. Différent d’un José Van Dam, l’inoubliable créateur du rôle, sans son aura d’illuminé, il est ici créature pétrie de doute et assoiffée de lumière, d’une humanité déchirante et déchirée. Les frères sont dignes de lui, à commencer par le Lépreux d’Aleš Briscein, figure de douleur tourmentée et révoltée, le Frère Massé de Jason Bridges, à l’aigu lumineux. L’Ange de Claire de Sévigné bouge beaucoup au premier acte, puis trouve son assise, vêtu de candeur et de blanc, superbe de pureté désincarnée. Une distribution quasiment de rêve, grâce notamment à une intimité avec l’art de la déclamation sur laquelle reposent les parties vocales.

En résonance avec notre époque

Claudio Poloni – concertonet.com - 17 avril 2024

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=16220

 

Le monumental Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen était initialement prévu à Genève pour juin 2020, mais la pandémie est passée par là. C’est donc quatre ans plus tard que l’ouvrage débarque enfin au Grand Théâtre. Il convient de saluer l’initiative d’Aviel Cahn, directeur de l’institution lyrique genevoise, de l’avoir programmé, car depuis la création au Palais Garnier en novembre 1983, les nouvelles productions de l’œuvre se comptent sur les doigts des deux mains, parmi lesquelles la mise en scène de Peter Sellars à Bastille en 1992, reprise à Salzbourg en 1998, le spectacle de la Ruhrtriennale en 2003 sous la direction de Sylvain Cambreling ou encore la production de Stanislas Nordey à l’Opéra de Paris en 2004, sans parler d’autres représentations à Amsterdam, Munich, Madrid, Montréal ou encore Bâle (première suisse). 120 musiciens, 150 choristes, neuf solistes vocaux, l’œuvre exige des effectifs énormes, ce qui explique ses très rares apparitions sur les affiches. Totalement hors norme, l’ouvrage l’est aussi par sa durée, 4 heures 15 de musique. Et que dire du travail de composition : une partition de 2 500 pages, Messiaen ayant consacré huit années de sa vie à plein temps à son unique opéra ? Mais s’agit-il vraiment d’un opéra ? Car l’œuvre est profondément atypique dans sa forme, en ce sens qu’il n’y a pas d’action, pas d’intrigue, pas de progression dramatique, l’ouvrage narrant plutôt le cheminement de Saint François d’Assise, accompagné d’un ange, vers la spiritualité. Olivier Messiaen avait d’ailleurs défini sa partition comme des « scènes franciscaines en trois actes et huit tableaux ».

Dès le départ, Aviel Cahn a eu l’idée de confier la réalisation scénique du spectacle à l’une des stars de l’art contemporain, le plasticien algérien Adel Abdessemed, connu surtout pour ses sculptures, ses installations... et ses scandales (le bronze Coup de tête exposé sur le parvis de Beaubourg en 2012 ou encore la vidéo Printemps au Musée d’art contemporain de Lyon en 2013, c’est lui !). L’artiste a avoué dans les interviews qu’il avait mis du temps avant d’accepter le défi, effrayé par l’ampleur de la tâche et passant plusieurs nuits d’insomnie. Un peu à l’image de Frère Léon au début de l’opéra, qui ne cesse de répéter « J’ai peur, j’ai peur... ». Il faut dire qu’Adel Abdessemed ne s’était encore jamais essayé à la mise en scène lyrique. Le déclic, il l’a eu en songeant que Matisse, Cocteau ou encore Picasso s’étaient, eux aussi, frottés à l’opéra. Pour son baptême lyrique, il signe également les décors, les costumes et les vidéos. Comme Olivier Messiaen a mis énormément de lui dans sa partition, Adel Abdessemed a mis beaucoup de lui dans son spectacle. Tous les thèmes qui lui sont chers, ou presque, y passent : la foi et le syncrétisme bien entendu, mais aussi la migration, l’exil, l’oppression, la nature, l’écologie, la pollution, la pauvreté, sans oublier la maltraitance animale. Pour ce faire, il convoque sur le plateau, pêle‑mêle, une étoile de David géante, le Christ sur la croix, d’immenses sculptures de bois, un énorme pigeon taché de sang ou encore une carcasse d’église ; les frères franciscains portent des costumes faits de matériaux recyclés (sacs en plastique, ampoules, matériel électronique) et poussent des caddies de supermarché ; en outre, de nombreuses vidéos montrent par exemple des robots piétinant du raisin, des oiseaux de toutes les couleurs ou encore des femmes se lavant dans un hammam. Certains détails laissent dubitatifs, comme le dromadaire volant ou les tapis d’Orient suspendus au‑dessus de la scène, mais ce ne sont là que des détails. Pas sûr que les puristes reconnaîtront leur Messiaen dans ce bric‑à‑brac, mais force est de constater qu’Adel Abdessemed a réussi avec brio à faire entrer Saint François d’Assise en résonance avec certaines des grandes préoccupations de notre époque.

A la tête d’un Orchestre de la Suisse romande en grand effectif, Jonathan Nott enchaîne les différentes scènes qui composent l’ouvrage avec fluidité et cohésion, en donnant cohérence à chacune des scènes et en faisant preuve tout à la fois de précision et de souplesse, sans jamais perdre de vue la courbe générale de l’œuvre. On saluera aussi la prestation du Chœur du Grand Théâtre, auquel s’est joint Le Motet de Genève. Le seul bémol, c’est que les musiciens sont relégués au fond du plateau et les choristes derrière les musiciens, si bien que le son qui parvient dans la salle est quelque peu étouffé, amorti de surcroît par les immenses installations qui se trouvent sur scène. Les voix sont bien mieux loties puisque les chanteurs sont devant les musiciens et n’ont donc pas à franchir le mur de l’orchestre. La distribution est emmenée par le splendide Saint François de Robin Adams, bouleversant d’humanité et confondant d’humilité, constamment en proie au doute, au style et à la diction impeccables ; la performance est d’autant plus impressionnante qu’il s’agit d’une prise de rôle. Silhouette gracieuse, timbre lumineux et délicat, aigus évanescents, l’Ange de Claire de Sévigné semble réellement venir de l’au‑delà. Les frères franciscains sont tous convaincants et parfaitement homogènes. S’il n’est pas exempt de longueurs – mais quoi de plus normal pour un spectacle de près de 5 heures et demie – ce Saint François d’Assise restera comme la production phare de la saison 2023‑2024 du Grand Théâtre de Genève.

"Saint François d’Assise" à Genève

Bertrand Bolognesi – Anaclase.com – 17 avril 2024

source: http://www.anaclase.com/chroniques/saint-fran%C3%A7ois-d%E2%80%99assise-2

 

L’entrée au répertoire du Grand Théâtre de Genève de l’unique opéra d’Olivier Messiaen, créé à l’Opéra national de Paris le 28 novembre 1983, fait événement dans la capitale diplomatique suisse depuis jeudi, soir de sa première. Quelques mois après l’expérience particulière proposée par Anna-Sophie Mahler à l’Opéra de Stuttgart, l’œuvre retrouve ici une représentation intégralement accueillie par la scène, laquelle héberge aussi un orchestre sorti de sa fosse.

Au plasticien franco-algérien Adel Abdessemed, Aviel Cahn, le directeur général de l’institution, a confié le projet global de ce Saint François d’Assise. Ainsi l’artiste a-t-il conçu vidéo, costumes et scénographie d’un spectacle qu’il met lui-même en scène. Loin d’interroger l’éventuelle théâtralité de l’ouvrage, Abdessemed installe, pour ainsi dire, la partition dans un éclectisme visuel qui fait judicieusement écho à l’écriture en vitrail du compositeur. Sous la lumière soignée de Jean Kalman, les sept religieux évoluent devant les pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande, surplombés par les rangs choristes. Dans un espace qui évolue au fil des tableaux, ils seront visités tour à tour par un lépreux et un ange, quand leur mentor le sera bientôt des stigmates.

e qui d’abord surprend, c’est évidemment le fait d’avoir placé l’orchestre en haut de scène, réservant le jeu à l’avant-scène où de vastes écrans ronds diffusent diverses projections – le miroitement de la lumière, la terre en flamme, un bain oriental pour dames, ainsi que tourterelle curieuse et colombe ensanglantée. Le dispositif se module entre les pupitres et les chanteurs, d’autres éléments venant architecturer chaque tableau (un conteneur, une échelle, un caddie, etc.), le plus classique étant le mur de la communauté, orné d’une icône de François d’Assise, derrière lequel l’Ange viendra frapper de son impérative impatience sacrée. Si nous avons parlé d’installation, c’est parce que la direction d’acteurs paraît d’une discrétion volontaire, laissant aux chanteurs-acteurs le soin de se saisir de leurs personnages selon leur sensibilité et leur métier. La vêture, parfois encombrante, agit comme didascalie lorsqu’elle induit une certaine manière de se déplacer, de se tenir. Au fil des huit tableaux, répartis en trois actes sur près de quatre heure et demie, le spectacle s’impose telle une cérémonie qui mène à la mort et à la résurrection, dans une saine proximité avec le texte. Treize ans après la brutale provocation d’un Hermann Nitsch, inefficace et sottement sanglante, après celle, terne et décevante, de Stanislas Nordey à la Bastille (2004), enfin après la production de la création que Sandro Sequi signait alors au Palais Garnier et qui suivait scrupuleusement les indications de Messiaen lui-même, inspiré par les fresques de Fra Angelico, le Saint François d’Assise d’Adel Abdessemed, malgré les ruptures plus ou moins encombrantes entre les tableaux, convainc haut la main. Quant à la disposition de l’orchestre, elle permet aux solistes de s’exprimer sans forcer, là où, dans les autres cas, les percutions placées en baignoires mais encore l’envahissement des ondes Martenot fatiguaient les voix. C’est un confort non négligeable, tant pour eux que pour le public qui perçoit en toute simplicité le livret. Et si l’on perd ici un peu de la sensualité des cordes, on gagne tant par ailleurs qu’on s’en trouve fort heureux.

Le plateau vocal réuni pour l’occasion impressionne par la précision du chant, la qualité des timbres, l’à-propos de la distribution de chaque rôle, mais encore par la clarté de la diction française qui dispense de river son regard vers les surtitres. Pourtant, l’équipe est loin d’être francophone ! Seuls deux personnages nous y obligent, dont les efforts ne parviennent pas à dépasser la difficulté de notre langue. Ainsi du ténor italien Omar Mancini (membre du Jeune Ensemble de la maison), Frère Élie très sonore dont la colère, fort consonantique, nécessite quelques éclaircissements. Ainsi, également, du soprano idéalement onctueux de la Canadienne Claire de Sévigné dont l’Ange n’est guère textuellement accessible – mais la couleur vocale est si chaleureuse et pure qu’on la reçoit comme une énigme bien venue.

Hormis ces exceptions, l’ensemble manie le français avec une adresse remarquable. On apprécie l’autorité simple de la basse Joé Bertili, parfaitement à son affaire en Frère Sylvestre, ainsi que le baryton élégant d’Anas Séguin, Frère Ruffin attachant et bien projeté. On retrouve avec joie l’excellent Jason Bridges, ténor étasunien d’une exemplaire clarté, à son avantage en Frère Massée lumineux, mais également la basse caressante de William Meinert, lui aussi nord-américain (et membre du Jeune Ensemble), qui livre un Fère Bernard tout de douceur, et l’excellent Aleš Briscein, ténor tchèque souvent applaudi pour la tonicité de son émission et la musicalité de ses incarnations, campant ici un Lépreux incisif à souhait. D’un legato enchanteur qui n’entrave en rien le rayonnement de son organe, le baryton turc Kartal Karagedik offre un Frère Léon fort touchant.

Enfin, le baryton charismatique Robin Adams, souverainement projeté mais encore infiniment nuancé, signe une interprétation magnifique du rôle-titre. Sa prestation domine magistralement le plateau, bénéficiant d’une voix, d’un souffle exemplairement géré et d’une endurance hors pair. Si José van Dam a marqué le rôle, Robin Adams le porte au delà de l’enthousiasme des premiers temps et des reprises par le créateur du rôle. En lui nous tenons un François impressionnant de lyrisme.

Dirigés par Mark Biggins, les artistes du Motet de Genève et du Chœur du Grand Théâtre semblent enjamber sans résistance les nombreuses interventions que leur réserva le compositeur. D’abord placée au fond, avec l’orchestre, la masse chorale investit l’avant-scène pour les derniers moments, libérant toute sa force dans un effet positivement écrasant. À la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande qui assume en bonne santé les exigences rythmiques d’une partition redoutable, maestro Jonathan Nott mène un Saint François d’Assise précis et expressif dont il cisèle chaque strate en magicien. La minutie du dosage est somptueuse, dans une onctuosité inattendue. Deux représentations vous attendent encore : n’hésitez-pas !

"Saint-François d’Assise" à Genève

Emmanuel Andrieu – ClassiqueNews.com - 17 avril 2024

source: https://www.classiquenews.com/critique-opera-geneve-grand-theatre-du-11-au-18-a…

 

Après avoir été l’une des productions lyriques victimes de la Pandémie, le trop rare Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen – qu’Aviel Cahn voulait mettre à l’affiche de sa première saison à la tête du Grand-Théâtre de Genève – fait les beaux soirs de l’institution lémanique. Victime aussi d’une mauvaise réputation, à cause de sa longueur (4h30 et sa “lenteur”), l’unique opus lyrique du compositeur français est pourtant un des chefs-d’oeuvres absolus du XXème siècle, et à titre personnel,  nous nous sommes aussitôt acclimatés aux interminables litanies de cet opéra très particulier. D’une insistance hypnotique démesurée, la musique a tôt fait de nous envoûter, car elle s’avère d’une incroyable envergure émotionnelle et d’une indéniable efficacité – de la mélodie suave de l’Ange musicien à l’explosion solaire du finale de l’acte III, d’un rayonnement comparable aux sublimes Guerre-Lieder de Schoenberg.

Encore faut-il qu’un maître d’œuvre entraîné et/ou passionné par le “mastodonte” avance bien, ce qui est bien le cas ce soir du directeur musical de l’Orchestre de la Suisse Romande, le chef allemand Jonathan Nott, qui propose une lecture “évidente” de cette superbe partition. Quand bien même “reléguée” dans la seconde moitié du plateau genevois, la phalange romande brille par sa souplesse d’exécution, avec un chef qui a l’art de faire défiler des dizaines de pages de la partition, pour mieux mettre en exergue soudain un moment vraiment décisif. Et ainsi placé, l’orchestre – et tous ces cuivres, percussions en batterie et ondes martenot, ne font pas (pour une fois…) concurrence aux voix, à commencer par celle magnifiquement intelligible et projetée du baryton britannique Brian Adams. Il brille encore plus par son humanité et sa présence magnétique, et son endurance pour laquelle il possède les épaules requises. Ales Briscein, à l’émission haute et claire, compose un Lépreux suffisamment crédible et poignant, tandis que la soprano française Claire de Sévigné offre à l’auditoire son timbre lumineux et soyeux, et avec une émission raffinée qui rendent son Ange intensément émouvant. Quant aux multiples Frères, ils s’avèrent vocalement tous irréprochables, avec un naturel convaincant et une humilité toute franciscaine dans leurs tempéraments divers, et l’on ne pourra ainsi établir de palmarès entre le Frère Léon
de Kartal Karagedik, le Frère Massé
de Jason Bridges, le Frère Élie
d’Omar Mancini, le Frère Bernard
de William Meinert, le Frère Sylvestre
de Joé Bertili ou encore le Frère Rufin
d’Anas Séguin. Quant au chœur maison, il se montre d’une puissance expressive qui subjugue.

Connu pour ses sculptures provocatrices (dont le fameux coup de tête de Zidane sur Materazzi), le plasticien franco-algérien Adel Abdessemed a été choisi par Aviel Cahn pour mettre en images l’ouvrage de Messiaen. Mais il ne joue pas ici la carte de la transgression ou de la provocation, en se montrant respectueux et en se contentant de moderniser parfois l’action, à l’instar des frères habillés de déchets divers, dont des éléments électroniques. Certaines images restent cependant énigmatiques, à l’image de cette énorme colombe ensanglantée au II, ou ce dromadaire empaillé qui monte dans les cintres, au III ? Des projections vidéos sont projetées sur deux immenses cercles qui descendent des cintres par intermittence, comme cette boule de feu qui change de couleurs et ces nombreuses images d’oiseaux… dans le fameux “prêche aux oiseaux” ! Mais hors la scénographie variée et mouvante, signée par Abdessemed lui-même, il ne se passe pas grand-chose sur scène, la direction d’acteurs étant réduite ici à son stricte minimum, avec un statisme qui réduit le champ d’action des chanteurs.

Malgré cette réserve, on salue la production, mais surtout cette œuvre puissante qui se dégage du temps pour atteindre “l’authentique permanence”. On comprend qu’elle puisse en agacer certains, mais un agnostique l’apprécie pleinement.

"Saint-François d’Assise" selon Adel Adessemed – Grand frère des pauvres

Vincent Borel - concertclassic.com – 17 avril 2024

source: https://www.concertclassic.com/article/saint-francois-dassise-de-messiaen-selon…

 

Notre précédent souvenir de l’unique et colossal opéra de Messiaen remonte à la mise en scène de Stanislas Nordey à l’Opéra Bastille avec José Van Dam sous la direction de Sylvain Cambreling (2004). L’œuvre est rare, le rôle-titre écrasant, et son mysticisme épuré a la réputation de rebuter le public. L’enthousiasme genevois réfute chacun de ces arguments car la salle, comble, offre un triomphe à la production orchestrée par l’artiste Adel Abdessemed.

On oublie rapidement un livret qui, il est vrai, tient souvent de l’homélie dominicale. L’abstraction de ses thématiques (la prédestination, la pénitence, le sacrifice) ne permet guère l’incarnation théâtrale. Adel Abdessemed, qui signe décors, costumes et vidéos, a choisi pour l’affronter une symbolique évoquant les énigmes visuelles de Romeo Castellucci. Elle repose sur des installations monumentales. Au premier acte, une cabane de rondins, une sphère de bois, une jarre ; suivront une colombe blanche, énorme, blessée ; une église abandonnée, un hammam façon Ingres. Deux énormes plateaux marocains, où figurent l’étoile de David et la géométrie kabbalistique des religions du Livre servent de support à des vidéos sobres, parfois fulgurantes comme cette ampoule électrique écrasée qui figure la mort. Ce réseau de signes déployé par l’artiste franco-algérien est souligné par les éclairages magnifiques de Jean Kalman. Tout prendra sens durant un final où résonnent les paroles de Messiaen Je suis venu à Toi Seigneur par la Musique et la Poésie. Ces passages où affleure l’homme compositeur sont eux qui nous étreignent le plus. Quant à l’hommage aux oiseaux durant la fameuse Prédication, avec son orchestre aux couleurs de la Turangalîla-Symphonie, il émerveille.

Un tel colosse lyrique réclame un François à sa hauteur. Présent dans presque toutes les scènes, l’intensité et la concentration lui constamment réclamés. La voix de Robin Adams, habitué de Wozzeck et d’Onéguine, gagne en ampleur au fur et à mesure que l’homme se dépouille en scène, jusqu’au simple appareil d’un Christ mort selon Holbein.

La production ne cesse de magnifier notre quotidien tissé de laideur. Les costumes sont de bric et de broc, un rapetassage de débris technologique, de chiffons, de sacs-poubelle. Le message du grand frère des humbles n’est pas dévoyé, il s’en trouve au contraire renouvelé. Le Lépreux est vêtu comme ces SDF qui hantent les gares et les rues. Le ténor Ales Briscein y est splendide, avec ce timbre caustique propre à Loge ou Hérode. Il devient ce voisin méprisé qui espère redevenir notre frère. Les choristes du Grand Théâtre, préparés par Marc Begins, font à nouveau preuve de leur excellence. Chaque Frère impressionne, en particulier le minéral frère Bernard de William Meinert. L’Ange de Claire de Sévigné possède une voix pure et charnelle, doublée d’une grâce et d’une souplesse innées.

Le dispositif sonore est tout aussi séduisant. Pas d’orchestre en fosse, il est placé en fond de scène où Adel Abdessemed sait le mettre en majesté. La balance entre les voix, au premier plan, et le babil des percussions et des vents suscite des échanges pittoresques. Les oiseaux auxquels François prêche ne sont autres que les musiciens et la voix de Dieu, incarnée par le chœur, semble parfois la nôtre. L’Orchestre de la Suisse romande, dirigé par Jonathan Nott, magnifie une partition qui transfigure la prosodie de Poulenc et rutile comme un vitrail déconstruit par Varèse. Avant d’exploser dans un final d’une ampleur cosmique.

Le Grand Théâtre met "Saint-François d’Assise" à l’envers

Laurent Vilarem - opera-online.com - 16 avril 2024

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/lvilarem/le-grand-theatre-de-geneve-met…

 

C’est une déception, alors que la promesse était si belle. Saluons tout d’abord les équipes du Grand Théâtre de Genève d’avoir présenté avec le faste qu’il mérite Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen. Les moyens mis en place sont considérables (119 musiciens, 90 choristes) et les 5h25 de spectacle apparaîtront pour tous les vaillants spectateurs comme un moment inoubliable.

Commençons par l’œuvre tout d’abord : elle est sublime. Créé à l’Opéra Garnier en 1983, l’unique opéra de Messiaen brosse en huit scènes franciscaines la trajectoire du saint médiéval. Le contraste entre un livret catholique (voire si outrageusement militant qu’il en devient quasiment abstrait pour les athées et agnostiques) et un orchestre d’un foisonnement inouï ne va pas sans contredire la trajectoire d’une figure religieuse qui prônait l’ascétisme. Messiaen y brasse toutes ses obsessions personnelles et musicales, mêlant l’expression directe et la recherche moderniste, les harmonies sublimes, la musique des oiseaux et la souffrance des stigmates.

L’opéra se découpe en trois actes. Pour schématiser grossièrement, on pourrait dire que le premier acte est celui des solistes, le deuxième celui de l’orchestre et le dernier celui où le chœur a la place primordiale. Or, le Grand Théâtre de Genève choisit de placer l’orchestre et le chœur en arrière-scène. Tous les rapports de Saint-François d’Assise s’en trouvent renversés. On assiste donc à un Saint-François à l’envers, où les chanteurs solistes seront toujours mis au premier plan. Dans cette optique, les quatre premiers tableaux fonctionnent bien : nous sommes au plus près du quotidien de cette confrérie franciscaine, entourés de frères religieux. L’opéra devient ainsi ce qu’il possède a priori de moins intéressant : une sorte de messe statique, porté par un officiant (François) au centre de la scène. Et l’auditeur de s’apercevoir que Messiaen ne maltraite nullement la prosodie vocale et s’inscrit dans une tradition lyrique purement française, qui va de Gounod à Honegger, jusqu’au Pelléas et Mélisande de Debussy. La mise en scène du plasticien Adel Abdessemed bénéficie de jolis décors et prône un œcuménisme de bon aloi : différents symboles religieux (musulmans, juifs et catholiques) s’y côtoient jusqu’à l’aperçu d’une forme de religion cybernétique. Dans le tableau du Baiser au Lépreux (excellemment porté par le lépreux du ténor tchèque Aleš Briscein), on assiste pourtant à une comparaison symptomatique : la guérison du lépreux se fait dans un hammam apaisant, comme si Abdessemed cherchait à émousser toutes les émotions extrêmes du livret. On retrouve cette même forme de « bain moussant » dans la direction de Jonathan Nott à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande. À la différence de la lecture tranchante, âpre et visionnaire de Sylvain Cambreling à l’Opéra Bastille en 2004, Nott (dans l’arrière-scène qui lui est attribué) émousse les contours, fait traîner les silences, et recherche le beau son comme s’il s’agissait de la musique de Fauré.

Comme nous le disions, les cinquième et sixième tableaux passent à une autre dimension métaphysique. Ici, l’orchestre se déploie lors de deux épisodes extraordinaires : la musique de l’invisible (L’ange musicien) et des concerts d’oiseaux donnés hors-tempo d’une complexité inouïe (Le prêche aux oiseaux). Or, on entendra ces sortilèges que de loin, comme au travers de bouchons d’oreille. Pire, Abdessemed place deux gigantesques éléments du décor pour obstruer le son de l’orchestre, sans spécialement habiter la scène, alors que l’action se passe désormais aux instruments. Le tableau du Prêche aux oiseaux devient ainsi interminable, et s’il se passionne pour les symboles religieux, le metteur en scène refuse ici toute vision panthéiste d’harmonie avec la nature. Le septième tableau (probablement le plus impressionnant de la partition) s’avère un échec cinglant. En plaçant la maquette d’une très grande église en avant-scène, Abdessemed cache les forces terrassantes du chœur, et refuse l’équilibre voulu par Messiaen.

En mettant ces éléments devant l’orchestre, Abdessemed a-t-il voulu amoindrir la force de la musique ? S’agit-il d’un gimmick moderniste de mise en scène, comme le fait souvent Roméo Castellucci avec ses voiles placés en avant-scène, ou bien d’une réflexion sur le sacré (forcément inatteignable pour l’homme) ? Serait-ce la faute purement pratique du manque d’espace de la scène (on se souvient pourtant que la petite fosse de Garnier débordait d’instruments jusque dans la salle lors de la création) ou d’une volonté pragmatique de ne pas avoir à diriger les mouvements de 90 chanteurs ?

La distribution vocale suit la même trajectoire que le spectacle : on apprécie tout d’abord l’homogénéité d’une troupe engagée (notamment le Frère Léon bien sonnant de Kartal Karagedik et la voix claire de Jason Bridges) avant que l’émotion et l’intériorité ne manquent. Devant la performance hors-normes de Robin Adams dans le rôle-titre, il semblerait inconcevable d’émettre quelconque réserve. Le baryton anglais affronte sans faillir les quatre heures de chant avec une probité et une sincérité de tous les instants. Mais alors même qu’il est sur le devant de la scène, son interprétation devient de plus en plus forcée et athlétique. En revanche, dans le rôle de l’ange, la québécoise Claire de Sévigné séduit tout du long par sa grâce lyrique et chorégraphique.

Beau, intéressant et soigné, ce Saint-François d’Assise genevois ne nous procure finalement pas la « joie » voulue par Messiaen.

"Saint François d’Assise" dans une mise en scène passionnément laïque d’Adel Abdessemed

Marie-Aude Roux _ Le Monde – 15 avril 2024

source: https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/04/15/a-geneve-l-opera-saint-franco…

 

Il y a sept ans, le directeur du Grand Théâtre de Genève, Aviel Cahn, proposait au plasticien Adel Abdessemed le Saint François d’Assise de Messiaen, unique opéra du compositeur français créé en 1983 à l’Opéra de Paris. Une première incursion lyrique pour le Franco-Algérien dont la mise en scène est présentée sur le plateau genevois jusqu’au 18 avril. L’artiste (actuellement exposé à la Galerie Wilde) a commencé humblement, dans un simple acte de foi, un dessin reprenant les premiers mots du livret, « J’ai peur ». Il a tout de suite compris qu’il serait le chantre scénographe, vidéaste, décorateur, costumier et metteur en scène de la fresque musicale du saint aux oiseaux, fondateur de l’ordre franciscain.

Ce n’est pas la première fois qu’un plasticien se mesure à l’œuvre-fleuve de Messiaen – autant pour sa durée (quatre heures quinze de musique) que pour le nombre de participants qu’elle requiert (119 musiciens et 150 choristes). En 2003, à Bochum (Allemagne), Ilya et Emilia Kabakov concevaient pour la Ruhrtriennale une rutilante et mégalomane coupole abritant les huit tableaux de ce qui s’apparente plus à un oratorio qu’à un opéra. Aux manettes du festival, son directeur artistique, Gerard Mortier (1943-2014). De même qu’en 1992, où le Gantois fut à l’origine de la très synesthésique mise en scène coloriste de Peter Sellars à Salzbourg (il y aura encore en 2004 la production confiée à Stanislas Nordey à l’Opéra de Paris, où Mortier est alors en poste).

Fidèle au syncrétisme spirituel qui l’anime, Adel Abdessemed a déroulé un vaste rituel, conviant concomitamment l’étoile de David (à l’origine du christianisme), dans un des grands cercles dorés qui descendront des cintres, puis le Christ en croix et l’église des chrétiens, enfin des objets arabes usuels – plateau de cuivres ornés de motifs géométriques, tapis colorés suspendus, ou ces femmes au hammam à la Delacroix arrivant après la guérison du lépreux, promesse du paradis et innocence de la chair – « Avant que le rigorisme de la religion ne me dise, comme à tous les enfants de mon Algérie natale, que la chair, celle des femmes en tout cas, c’était le mal », déplore le plasticien dans une interview accordée à Eric de Chassey dans le programme de salle.

 

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Les défis et la quête de "Saint François d’Assise"

Maurice Ulrich – L’Humanité – 14 avril 2024

source: https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/geneve/au-theatre-de-geneve-les-defis…

 

 

La production, au Grand Théâtre de Genève, de l’opéra monumental et ascétique d’Olivier Messiaen dans une mise en scène d’Adel Abdessemed est à sa hauteur.

Le Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen (1908-1992) est un monument. Par sa longueur, environ quatre heures trente, comme par l’effectif instrumental et choral requis avec un (très) grand orchestre et des dizaines de voix. Mais le paradoxe de cette œuvre hors norme, c’est qu’il ne s’agit pas d’une grande machine démonstrative ou épique, d’un drame romantique exacerbé mais d’un chemin spirituel.

Celui donc de François, natif d’Assise en Italie (1181 ou 1182-1226), jeune homme fortuné qui se dépouille de toute richesse pour vivre dans la sainteté et la charité avec ceux qui vont devenir ses compagnons jusqu’à recevoir lui-même les stigmates de la crucifixion. Quand bien même son message s’oppose à une Église qui devient alors de plus en plus opulente, il sera canonisé deux ans seulement après sa mort.

 

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Tableaux plus que Théâtre

Guy Cherqui — wanderersite.com - 17 avril 2024

source: https://wanderersite.com/opera/tableaux-plus-que-theatre/

 

C’est un défi que de monter Saint François d’Assise de Messiaen, d’abord musical à cause des forces nécessaires, orchestre pléthorique qu’aucune fosse d’opéra ne peut accueillir, chœur important, rôle écrasant du protagoniste la plupart du temps en scène. C’est aussi un défi scénique, parce que l’œuvre apparaît dramaturgiquement assez faible, reprenant certains épisodes clés des “fioretti”, cette sorte de légende dorée qui s’est développée après la mort du saint à la manière de ce que racontent les fresques de Giotto dans la basilique d’Assise. Il s’agirait de “tableaux en musique” et donc bien des mises en scènes ont privilégié l’image au drame, laissant entendre qu’il serait impossible de mettre en scène autrement ce monument de la musique du XXème siècle.

Il faut donc en premier lieu saluer l’initiative d’Aviel Cahn qui devait présenter cette production en 2020 au début de son mandat comme emblématique de ce qu’il voulait construire à Genève et qui pour cause de Covid ne la propose que quelques années après. Pareille production mobilise à plein toutes les forces d’un théâtre et Genève qui possède le plateau idoine montre tout de même ici un engagement méritoire au service de cette œuvre, aidé en cela par la présence à la tête de l’OSR, l’Orchestre de la Suisse Romande, de Jonathan Nott, qui aime et défend cette musique et d’une distribution en tous points particulièrement bien choisie.

Mais c’est évidemment le travail d’Adel Abdessemed, l’un des plasticiens les plus marquants de l’époque, qui a attiré en ce 11 avril outre les habituels critiques d’opéra, de nombreux critiques et amateurs d’art. Il n’y a pas de surprise dans la production sous ce rapport, dans la mesure où la succession de “scènes” est traitée par Abdessemed sous forme de tableaux toujours très construits, quelquefois d’une grande beauté et d’un impact certain, cherchant à la fois à traduire l’univers de l’artiste, mais aussi de donner au message de François une valeur universelle, dont on a un grand besoin en ces temps troublés. Il reste qu’une fois encore, l’œuvre échappe au théâtre la plupart du temps, confondant mise en scène et mise en image, même si c'était la volonté pointilleuse du compositeur à l’origine.

 

Quelques remarques préliminaires

La difficulté de l’opéra tient aux choix assez radicaux de Messiaen, qui a décidé de se concentrer sur la montée en sainteté de François, sur ses aspects christiques et notamment les stigmates mais de ne pas évoquer la vie de François dans la cité et tous ses aspects séculiers, il évite donc la « vie d’avant », la famille plutôt aisée, les agitations de la jeunesse dorée, mais aussi Sainte Claire et la constitution de l’ordre franciscain en ne se concentrant que sur le personnage, qui de prière en prière, d’invocation en invocation se rapproche du divin en un dialogue permanent avec le Ciel. Dans la mesure où la vie du Saint présente aussi des aspects plus dramatiques, plus “humains” ils auraient pu être matière à théâtre car François, même entré en religion reste un « activiste ». Mais ce sont les aspects contemplatifs qui ont été revendiqués dès l’origine par Messiaen qui voulait même se charger de la mise en scène.

Messiaen est conduit par plusieurs fils : François est celui qui parlait aux oiseaux et Messiaen est ornithologue et a travaillé sans cesse dans ses compositions à retranscrire musicalement les chants d’oiseaux, par ailleurs, il s’est imprégné des paysages de l’Ombrie pour s’inspirer aussi d’une nature frémissante, déterminante dans la vie de François, enfin il compose son texte lui-même à partir des textes issus de la légende assez vite née de la vie du saint et notamment les Fioretti, fixés iconographiquement par Giotto, Cimabue et Fra Angelico. Messiaen a d’ailleurs insisté à la création pour que la mise en scène traduise ces sources iconographiques en scène, avec un résultat disons (pudiquement) contrasté.

Ainsi, l’appel à un plasticien qui exploite aussi à sa manière ces sources en citant par exemple Fra Angelico (les ailes de l’Ange) est pleinement justifiable au regard de la genèse de l’œuvre.

D’un autre côté (et le Grand Théâtre de Genève évite on ne sait pourquoi de donner le sous-titre), l’œuvre s’appelle Saint François d’Assise, scènes franciscaines et se présente donc de manière formellement hybride, le mot “scène” renvoie au théâtre, même si à l’intérieur de chaque acte s’affichent les divisions en tableaux qui semblent nier un lien de l’un à l’autre qui créerait une dramaturgie et afficher plutôt une succession de moments sans liens. Mais si chaque « tableau » est une « scène », il faut le traiter peut-être esthétiquement ou visuellement, mais aussi théâtralement. Certes, dans la mesure où Messiaen avait exprimé sa méfiance devant l'opéra traditionnel on peut comprendre ceux qui immédiatement défendent l’option en disant « que faire d’autre avec cette œuvre ? ». Mais c’est pour moi le choix de la facilité si de dix ans en dix ans, de vingt ans en vingt ans chaque plasticien à la mode fait de-ci de-là son Saint François d’Assise. Aucun intérêt en soi. L’intérêt c’est la difficulté du théâtre dans ces circonstances, et donc qu’un vrai metteur en scène se coltine la « non-dramaturgie » de l’œuvre. Un seul l’a fait jusque-là sur une scène avec un succès historique, c’est Peter Sellars à Salzbourg (puis Paris) qui sans doute en a livré la version la plus théâtrale, et aussi la plus fascinante fondée sur l’écrasement de l’individu devant la lumière du divin, dans le cadre magique de la Felsenreitschule.

Messiaen parlait de Mystère, et l'on est proche des confusions qu’on voit quelquefois avec Parsifal. Si Saint François d’Assise est un opéra qui se joue dans un théâtre, c’est une œuvre théâtrale, ni une messe, ni un mystère. Et le rapport qu’entretient Messiaen avec Saint François, dans sa religiosité et sa foi, est un rapport strictement personnel. En livrant son œuvre au théâtre, laïc et profane, Messiaen la livre au monde et accepte qu’elle soit traitée comme n’importe quelle autre, Parsifal, Pelléas, ou Don Pasquale…

Récemment à Stuttgart la metteuse en scène Anne-Sophie Mahler a proposé un travail tout particulier, faisant du deuxième acte une sorte de chemin de pèlerinage dans la nature autour de la ville pendant que les deux autres actes se déroulaient en salle. Ainsi, elle cassait le rituel théâtral pour entrer dans celle d’une autre expérience acoustique et artistique, mais aussi presque religieuse, pour vivre un rapport musique et nature censé représenter l’expérience de François. Elle déclare à ce propos :

"Pour moi, c'était depuis longtemps un rêve de réunir les lieux culturels et la nature, de faire de la musique en plein air. Et quand j'ai entendu ce Prêche aux oiseaux, j'ai tout de suite pensé que ce serait une idée géniale". Voilà une option possible quand s’y prête le cadre naturel. Tout est ouvert en la matière.

 

La production d’Adel Abdessemed

Adel Abdessemed a travaillé sur une vision plus traditionnelle, revenant à la définition de tableaux, et jouant sur des références multiples allant de son propre univers à celui des représentations traditionnelles du Moyen-âge (Cimabue, Fra Angelico), mais soulignant également la modernité du message du saint, qui semble s’opposer aux tendances de nos sociétés par certains aspects (prêcher la pauvreté dans un monde perverti par les puissances d’argent est évidemment subversif) tout en épousant d’autres tendances d’aujourd’hui (le retour à la nature, la biodiversité, la préservation de la vie animale – les oiseaux).

La première décision qui détermine ici tout le reste est de mettre l’orchestre et le chœur sur scène, faisant ainsi de la représentation un spectacle global visuel et auditif, (ce qu’est l’opéra), mais accentuant l’aspect syncrétique faisant de l’orchestre un personnage, comme dans l’épisode de l’Ange musicien.

Sans doute cette décision cache-t-elle aussi l’impossibilité de caser l’orchestre dans la fosse, y compris avec des praticables supplémentaires, avec des instruments souvent très volumineux, et simplifie-t-elle la question du chœur, qu’on ne voit pas jusqu’à la dernière minute de l’œuvre, où il envahit la scène. Ainsi la toujours délicate question de la présence scénique du chœur et de ses mouvements pour un metteur en scène novice ne se pose pas : chœur et orchestre sont disposés en fond de scène (et sur toute sa largeur) en oratorio, comme un décor vivant et bruissant, avec un éclairage qui de loin paraît assez intime, dans un jeu de paradoxe entre gigantisme et intériorité.

En visualisant le son, le système métaphorique fonctionne évidemment autrement. Mais avec des conséquences qui ne sont pas indifférentes sur la perception de la musique.

    Les chanteurs sont placés au premier plan et doivent nécessairement avoir une diction impeccable parce que le texte est perçu avec une extraordinaire netteté et proximité.

    L’espace de jeu est réduit d’autant, puisque même si le plateau est vaste, les mouvements et les décors ne peuvent que s’étendre à l’horizontale ou à la verticale mais peu en profondeur. Ainsi donc, on privilégie l’effet d’image, avec des médaillons géants qui descendent des cintres affichant des projections qui fonctionnent en aimantant notre attention.

    Enfin, las but not least, même s’il est un peu sonorisé, l’orchestre ne peut avoir les effets telluriques qu’il avait à Garnier, à Bastille ou à Salzbourg, notamment au moment des stigmates ou des coups de boutoir de l’Ange. Et donc l’effet presque dévastateur de l’océan sonore qui nous engloutissait ne peut être ici reproduit, et c’est regrettable. Mais il faudra s’en sortir autrement

Il reste que le spectacle d’ensemble est à la fois musicalement de très haut niveau, et scéniquement très estimable, sans être une révélation esthétique, ni scénique, dans la mesure où Adel Abdessemed a peut-être habitué ceux qui le suivent à un travail plus fort. Au-delà d’incontestables réussites, certains tableaux déçoivent en effet par la banalité des solutions trouvées.

 

La vision de François

Le projet d’Adel Abdessemed est un projet syncrétique qui pose comme principe l’universalité du message de François, à savoir l’humilité, la pauvreté, la fraternité. Il ne faut jamais oublier que les disciples de François ne se constituent pas d’abord en ordre religieux stricto sensu mais qu’autour de François d’Assise se regroupent des laïcs : même s’il se constitue dès 1209, l’ordre religieux en son sens traditionnel sera fondé à la mort de François (en 1229, alors que François meurt en 1226). Les premiers franciscains se mêlent au peuple et vivent de mendicité. La constitution en ordre religieux est aussi une manière de « contrôler » ce nouveau mouvement dont la hiérarchie se méfie, et d’ailleurs l’histoire des Franciscains montre aussi des branches trop marquées par la proximité des pauvres, exclues et au bord de l’hérésie.

« Le véritable but de leur rassemblement en fraternité, c’est de suivre les traces du Christ Jésus, pour vivre une fraternité vivante et vraie, basée sur l’esprit de prière, auquel est subordonné tout travail. C’est d’être une cellule d’Église, ouverte à tous et engagée en Église pour le monde actuel, surtout envers les plus défavorisés. »[1]

C’est l’universalité qui intéresse Abdessemed, ainsi qu’un certain syncrétisme religieux qui correspond à sa propre histoire, né en Algérie au cœur de la Kabylie (à Constantine) c’est un berbère (c’est-à-dire issu d’un peuple autochtone, bien antérieur à l’invasion arabe), il raconte qu’il est né « d’une mère musulmane, dans une maison juive avec des sœurs chrétiennes comme sages- femmes. ». De son univers on voit par exemple des tapis de prière pendus dans l'épisode du baiser au Lépreux

Il a à la fois vécu le « multiculturalisme » religieux, mais aussi l’arabisation forcée et la négation de la langue berbère, c’est-à-dire l’oppression culturelle (la question de la langue est toujours fondamentale quand on veut éliminer les particularismes : la conquête du Français sur les langues régionales en est la preuve chez nous). Il va ensuite étudier les arts à Alger, qu’il doit fuir à cause des attentats islamistes qui visent les artistes et se retrouve en France en 1994 : c’est donc lui aussi un errant, un exilé, un voyageur et cet aspect est évidemment essentiel dans son approche de l’histoire de François et de l’ordre qui se définit très tôt comme missionnaire et voyageur. François lui-même accompagne les troupes de la cinquième croisade (1219–1220) en Orient et notamment en Égypte. Abdessemed le revêt d’un costume hétéroclite avec un de ces sacs en plastique énormes qu’on voit souvent dans le barda des émigrés et exilés divers.

Autre élément sensible qui lie Abdessemed à l’histoire de Saint François d’Assise, c’est la question de la pauvreté, qu’Adel Abdessemed a connue dans sa jeunesse, et qui est une question centrale de l’histoire des Franciscains. La revendication de la pauvreté va conduire (nous l’avons déjà évoqué) à des crises internes et à des séparations, et des condamnations pour hérésie. La Papauté se méfie de mouvements trop proches des plus pauvres, et va publier des textes modérant cette revendication de pauvreté.

On voit bien ainsi qu’il y a dans les choix de Saint François d’Assise quelque chose de subversif, dont la haute hiérarchie se méfie, et qu’elle va chercher à récupérer ensuite : il n’est pas sain idéologiquement que le fils d’un riche marchand qui a vécu fortement dans le siècle se transforme à un point tel de prêcher la fraternité et la pauvreté absolue, d’autant moins sain que le mouvement Franciscain va très vite s’étendre à des milliers de frères, une sorte d’état dans l’état qu’il deviendra nécessaire de contenir et réguler. La mort de François, sa sanctification immédiate et la construction de la basilique d’Assise, la « Rome franciscaine » est aussi une manière de récupération d’un mouvement qui pouvait échapper…

Il y a donc dans cette histoire, au-delà de l’histoire du Saint, et de la foi vibrante de Messiaen, des réalités historiques et politiques qu’on ne peut ignorer. Et qui continuent de remuer l’Eglise aujourd’hui. Et une vraie séparation entre la vie de François, et son « exploitation » post-mortem. Incontestablement au départ, François et ses disciples ont suscité une certaine défiance.

Aussi le travail d’Abdessemed aborde les questions par touches, et notamment la première, la pauvreté, qui est toujours une question plus politique que religieuse : la religion est souvent (quelles que soient les religions) un moyen de tenir les pauvres en laisse, un frein social en quelque sorte. La portée du message de François est donc bien plus que religieuse : elle marque une préoccupation spirituelle certes, mais aussi humaniste et donc universelle.

 

Les réussites

Alors Abdessemed utilise des symboles religieux divers dont presque immédiatement l’étoile de David, soulignant par-là les origines hébraïques du christianisme et utilise les messages religieux pour leur portée humaine et non leur côté prescripteur. C’est ainsi que le « baiser au lépreux » est illustré par une vision (un film d’Abdessemed) de Hammam rempli de femmes (dans le style du Bain turc de Ingres) comme une vision de chair heureuse, débarrassée de tout idée d’érotisme, comme le baiser au lépreux montre l’absence de toute prévention face au corps quel qu’il soit, l’absence de barrières nées d’idées malsaines. On est hélas toujours le « lépreux » de quelqu’un, et les religions ont souvent fait de la femme quelque chose de maléfique (séparations femmes-hommes dans les lieux de culte, traitement des femmes etc… nous ne développerons pas ce que tout le monde sait).

Voilà comme fonctionne le système d’images qui est illustratif à sauts et à gambades, comme les robots qui foulent le raisin « au pied » comme le font traditionnellement les vignerons, image numérisée d’un geste séculaire, comme l’est la meule quant à elle très traditionnelle qui se dresse devant l’écran.

Un monde auquel François a renoncé, comme le montrent les costumes faits de bric et de broc, de résidus de modernité divers, où l’objet est détourné de son usage complexe pour devenir le plus simple, un vêtement rapiécé, qui devient aussi symbole de la charge du monde que portent ces frères sur leurs épaules comme s’ils voulaient qu’on les voie comme le rebut-refus du monde.

Belle image aussi que ce lépreux au manteau fait d’ampoules clignotantes comme pour dire « attention pustules » (ce lépreux est comme pestiféré) qui est à la fois avertissement et repoussoir, et qui , une fois le baiser reçu (magnifique jeu avec de la corde qui se dénoue mais qui continue de lier), laisse son manteau pustulo-lumineux pour apparaître dans une quasi-nudité d’un blanc candide, comme une renaissance.

Il y a donc des surgissements d’images particulièrement fortes dont l’une des plus fortes est celle de l’Ange musicien, qui apparaît au fond, longeant l’orchestre, presque émergeant de lui, et qui a une sorte de fonction de « Monsieur Loyal » pendant qu’au centre trône une colombe géante sur un tas d’œufs et de pommes, percée en son cœur d’une tache de sang, évoquant discrètement le Golgotha et préfigurant les stigmates. La scène de l’Ange musicien est une préfiguration du paradis, comme dans toute l’iconographie médiévale, et la vision de la blanche colombe (tout un symbole) géante sur ce tas, à la fois candide et sanglante, est une image de la Passion, de la souffrance par laquelle on passe pour atteindre le paradis. On ne gagne pas le paradis sans l’épreuve. La facilité n’a jamais été le chemin tracé de la sagesse.

D’autres images sont plus attendues, mais non moins belles, comme le moment de la mort de François, au milieu des frères, comme des disciples, faisant penser par instants à « La mort de Socrate » de David et à d’autres à une Pietà dont il serait le Christ mort (il a reçu les stigmates) et les frères les substituts de Marie, deux images qui donnent la double nature du Saint, celui qui donne la direction « intellectuelle » aux autres et celui qui souffre en son être la passion christique. Mais cette scène, nous le verrons plus loin possède aussi ses ambiguïtés.

Entre vidéos, projections, jeux lumineux savants orchestrés par l’excellent Jean Kalman, l’un des grands créateurs d’éclairages du monde du théâtre, assisté ici par Simon Trottet, Abdessemed joue sur la palette qui est notre monde, notre aujourd’hui et ses scories, tout en se reliant aussi au monde « d’avant », à l’univers médiéval voulu par Messiaen à travers ses modèles iconographiques Giotto, Fra Angelico, Cimabue, mais aussi par ce personnage qui traverse la scène portant l’église franciscaine dans ses bras, comme on représente les donateurs dans les fresques byzantines ou médiévales.

Messiaen voulait que l’Ange soit celui de Fra Angelico dans l’Annonciation du couvent San Marco à Florence. Abdessemed s’en est souvenu, en donnant à son Ange les ailes de Fra Angelico sans en faire une copie conforme comme c’était le cas dans la mise en scène de Sandro Sequi à la création en 1983. Par ailleurs, à l’arrivée de l’Ange Voyageur au couvent, dans une scène où Saint François est absent, le Saint reste présent par le portrait de Cimabue qui trône au milieu, comme s’il était déjà fixé par l’iconographie, « officialisé » en quelque sorte avant même sa mort.

 

Les faiblesses

L’Ange voyageur devrait être une des scènes les moins contemplatives avec les frères qui balaient le sol du couvent et l’Ange qui semble déranger le bel ordonnancement du travail quotidien, et c’est peut-être une des scènes théâtralement les plus faibles, alors qu’on pouvait en exploiter l’humour discret (les frères balaient ou travaillent et l’Ange pose une question sur la prédestination, ce n’est vraiment pas le moment… à moins que ce ne soir toujours le moment comme le disent eux même les Franciscains (voir ci-dessus "fraternité vivante et vraie, basée sur l’esprit de prière, auquel est subordonné tout travail").

Un petit exemple de mouvement attendu et un peu ridicule, quand l’un des frères va chercher frère Elie, il sort à droite puis on le voit repasser de droite à gauche, puis quand on va chercher Frère Bernard, le frère qui sort le fait à gauche pour repasser de gauche à droite : dès qu’on voit le premier mouvement, on devine le second en une symétrie un peu vaine et insuffisamment soulignée pour faire effet théâtral.

Dernière remarque sur cette scène, le décor construit qui barre la vision (une rupture avec un premier acte plus aéré) avec au-dessus du portrait du Saint le mot « EXIL », référence à ce qu’on avait compris des costumes de SDF (sans domicile fixe) des frères, mais aussi de la nature du message de François aux déshérités et damnés de la terre. Il reste aussi que cet exil peut-être aussi intérieur dans un monde qui n’est pas vraiment celui des déshérités, exilés par définition, y compris chez eux. Était-ce si utile de le surligner ?

D’autres éléments nous sont apparus aussi faibles, comme l’élévation dans les airs de François, entre fils et regroupement pour l’attacher ou le détacher… l’artifice théâtral est grossier et pouvait être résolu autrement, dans un tableau (le Prêche aux oiseaux) qui est le centre musical de l’œuvre et un des grands points de référence. Mais justement ce tableau est traité scéniquement avec une sorte de détachement, entre une image de pigeon en cage et une autre avec tous les oiseaux dont la musique parle dans leur milieu, mais sans solliciter de la part du spectateur une implication émotionnelle forte. Cela reste banal et assez extérieur. Sans doute cela sollicite-t-il la concentration sur la musique, mais la scène dure quasiment 45 minutes et demande peut-être une plus grande inventivité pour rester captivante.

De même la scène des stigmates, qui se déroule devant une église (franciscaine évidemment, on la reconnaît à ses hautes fenêtres étroites en ogive, telles qu’elles seront construites plus tard et on a là l’indication d’un futur presque d’une autre nature que celle de ce François qui promène ses haillons de plastique et son sac de migrant) qui barre la scène et dissimule tout l’orchestre (à un moment où le son est particulièrement impressionnant pourtant et devrait s’imposer). Cette scène tellurique est traitée comme une scène solitaire où François est blotti contre son église, avec certes de jolis effets (la main sanglante et solitaire qui apparaît dans l’obscurité par exemple) et d’autres plus attendus, comme la rougeur-sang de l’église. Quand on se souvient de Sellars qui mobilisait tout le théâtre et en faisait une scène explosive visuellement, on a ici le choix de l’intimité, de la solitude et de la terreur divine (le thambos (θάμβος) grec) une peur (« j’ai peur ») qui d’ailleurs ouvre l’opéra et le ferme.

Peut-être aussi Abdessemed a‑t‑il voulu se rapprocher de la scène de Giotto (Au Louvre) où Saint François est adossé à une architecture, mais je trouve le décor envahissant voire étouffant, là où l’on aurait besoin de quelque chose de plus ouvert qui travaille peut-être mieux sur l’imaginaire.

Cette église très réaliste qui se dresse et qui barre la scène, empêchant de voir l’orchestre et l’espace (ce que ce moment peut-être demanderait), ne peut m’empêcher de penser à l’avenir « institutionnel » des Franciscains, devenus un ordre, avec ses règles, ses crises et ses hérétiques, et que l’architecture ecclésiale symbolise ici, comme la marque d’une rentrée dans le rang, d’une récupération, après une vie de François vécue à la fois dans l’intensité de la foi, mais aussi dans la marge sociale toujours dangereuse pour l’institution. Tout comme le passage dont nous avons parlé de cette église miniature comme portée par le donateur telle qu’on le voit dans les fresques médiévales occidentales ou byzantines. Sorte de signature « institutionnelle » d’œuvres qui montrent aussi le fonctionnement de l’art, mu essentiellement grâce au(x) pouvoir(s) politiques ou économiques.

Cette dichotomie entre un François humain en cours de sainteté puis sanctifié en cours de mythification est aussi ce que je vois dans la dernière scène, à la fois intense (l’individu, l’humain devant la mort) ou se pose en même temps la question philosophique (« La mort de Socrate ») et la question religieuse (« La pietà »), car l’interrogation sur la mort est à la fois une donnée du stoïcisme ou de l’épicurisme, mais de toutes les religions. Ne disait-on pas que le christianisme est un « platonisme pour le peuple » ? Alors entre les attitudes construites (Pietà, Mort de Socrate exposées plus haut), la certitude de la nouvelle vie, c’est la construction de l’image du saint pour les générations futures qui est offerte, une vision « pour l’histoire » et pour l’édification, une entrée dans l’éternité organisée des saints de l’Église, tandis que le corps s’enfonce ensuite dans la terre, dans cette terre qu’enfin le chœur va fouler au premier plan, devenu métaphore du peuple, ce peuple au milieu duquel François et ses disciples ont voulu vivre et dont ils ont voulu partager la souffrance, comme un Christ lui-même quelquefois dépeint comme un danger idéologique et subversif pour les institutions auxquelles il se confrontait. Finir sur cette image enfin vibrante et non plus méditative ou trop léchée, c’est un « retour aux sources » du message franciscain des origines qui sonne optimiste mais qui marque aussi la double nature des religions, leur nature institutionnelle d’encadrement des peuples, et la foi des individus, qui elle, est irréductible, avec d’ailleurs ses risques inhérents, des « révolutions » aux hérésies et aux fanatismes.

Ces aspects ultimes m’ont été inspirés par cette vision de cette église monumentale qui vraiment m’a surpris par sa présence au moment de la scène des stigmates, et qui m’a fait relire cette fin sous d’autres focales, jouant entre présent de l’homme et futur du saint, le François terrestre et le François céleste.

Mais Abdessemed continue de jouer sur le clavier personnel, aussi, parce que la première image de cette scène est un dromadaire qui s'élève au Ciel, une sorte de retour au désert qui fait penser à l'Orient, aux voyages de François, indirectement aussi aux rois Mages, une sorte d'imagerie décalée non dépourvue d'humour parce que ce dromadaire interroge au seuil de cette scène de Mort comme si on assistait à une montée au Ciel de l'animal voyageur, du marcheur infatigable et sobre, une surprenante et souriante métaphore de François.

Plus généralement, le choix d’Abdessemed est à la fois un choix philosophiquement universaliste et esthétiquement plus intimiste et méditatif, centré sur l’image et pas la dramaturgie ni le théâtre : les gestes sont souvent assez traditionnels, les mouvements assez frustes et limités, sauf ceux du lépreux, aidés en cela par la belle interprétation d’Aleš Briscein et de l’Ange aux mouvements élégants et fluides, avec un humour discret, même ceux où il use de ses ailes à la Fra Angelico sont assez répétitifs. Il faut attendre la toute fin pour que la venue du chœur (double chœur du Grand Théâtre et chœur Le Motet de Genève) au proscenium donne un peu de vibration épique (et sociale) à l’ensemble.

Pour tout dire, le choix de la méditation et de la contemplation fait un peu l’impasse sur un des aspects qui me semble important, qui est en quelque sorte la « joie de dieu », quelque chose qui malgré la souffrance, malgré les obstacles, malgré le monde, amène une respiration et donne une sorte d’optimisme de la Grâce. On ne sent pas ici d’optimisme de la foi, de béatitude, d’envolée, et c’est peut-être la limite d’un exercice par ailleurs d’une très grande noblesse, souvent puissant, souvent juste et émouvant, mais qui ne réussit pas à rendre compte de cette totalité qui apparaît quelquefois contradictoire et qui pourtant traverse l’œuvre et la musique de Messiaen. Peut-être est-ce la raison pour laquelle certains critiques ont parlé de spectacle laïc ?

Je ne partage pas l’expression, même si la foi m’est inconnue. Mais je suis persuadé que la foi doit avoir la couleur d’une vie et d’une intensité qu’on ne trouve pas toujours ici. Il reste que ce spectacle renvoie à des questions fondamentales, existentielles, sur notre monde, dans un monde d’aujourd’hui secoué par ce retour du religieux dont parlait Malraux et qui n’est pas forcément une bonne nouvelle vu les ambiguïtés et les violences qui s’y rattachent et qu’au milieu de ces désordres, la figure de François d’Assise pacificatrice, sensible à la diversité et à la multiplicité du monde, profondément en phase avec la nature, est une figure qui parle aujourd’hui, comme l’a bien montré le choix par le pape actuel de porter son nom.

 

Une musique des sphères, comme venue d’ailleurs

Monter Saint François d’Assise est une entreprise tellement singulière et rare, parce que mobilisant des forces inédites et donc financièrement lourdes pour toute institution, mais nécessitant aussi une préparation si longue et si minutieuse qu’il est quasiment impossible qu’elle soit musicalement approximative. Et c’est la force de toute production depuis sa création que d’offrir de l’œuvre de Messiaen une version exemplaire.

C’est le cas ici, où chacun des éléments musicaux mis en place est digne d’éloge.

Le chœur

Le chœur du Grand Théâtre, renforcé par Le Motet de Genève, est à peu près invisible pendant toute la représentation, on en distingue au loin les visages émergeant de l’obscurité, ce n’est que dans les derniers moments, quand le corps de François a disparu sous terre, que le chœur descend de la place assignée pour remplir le plateau en des mesures finales explosives d’une intensité qu’on aurait aimé vivre de manière aussi directe à certains moments de la représentation. C’est à ce moment qu’on en mesure aussi l’engagement et l’énergie, même si tout au long du déroulement de l’œuvre il a montré une clarté d’émission, une justesse, mais aussi une suavité qui perdue dans l’arrière scène, se montre presque surnaturelle, comme des voix venues d’ailleurs, comme déjà des anges du Paradis, même si on aimerait les entendre de manière plus « charnelle ». Mais sa position permet évidemment au chef de le diriger avec la même précision attentive qu’il dirige son orchestre, ayant sous la main à portée la totalité des masses. Une très belle performance, préparée par le nouveau directeur des chœurs, Mark Biggins.

L’orchestre

L’orchestre de la Suisse Romande se déploie sur toute la largeur du plateau, lui aussi au fond, avec les défauts que nous avons signalés, un son légèrement amplifié, un comble dans une œuvre où il est aussi présent, aussi imposant, aussi écrasant. Et donc paradoxalement avec les effets telluriques moins marquants que dans d’autres productions.

Mais par ailleurs, l’effet esthétique de ces ombres scandées par de petites lampes, de ces percussions visibles (les ondes Martenot) et qui au loin se devinent et fantomatiques et monumentales et surtout de la vision du chef, petite silhouette lointaine tantôt visible et tantôt cachée, provoque une perception presque irréelle de cette présence pourtant massive, mais qu’on devine plus qu’on ne la voit (sauf nettement au début de l’épisode de l’Ange Musicien, un des plus beaux effets de la soirée).

Il y a là un effet théâtral, qui joue sur la vision et le son, une vision totale ou partielle, cachée plus qu’offerte, qui laisse échapper cette forêt sonore, moins écrasante, mais plus ciselée, plus analytique qui montre le travail effectué par l’orchestre et le chef pour rendre la précision millimétrée de chaque mesure.

L’Orchestre de la Suisse Romande est à son meilleur, et Nott a privilégié l’analyse à la synthèse, soucieux de respecter avec un soin jaloux et pointilliste chaque tempo, chaque jeu sur le volume, chaque variation de couleur, faisant de la partition gigantesque un miracle miroitant d’autant d’instants, de phrases, de flaques sonores constituant une mosaïque métaphorique et dorée.

Jonathan Nott, dont nous avons souligné quelquefois les aspects ternes et peu engagés, dans Strauss notamment mais pas seulement, est ici le maître d’œuvre d’une symphonie des couleurs sonores, d’une précision extrême, mais aussi d’un engagement, et d’une sensibilité qui émeut. On aurait aimé quelquefois des moments plus spectaculaires, une musique de Pantocrator qui nous pétrifie sur place comme quelquefois nous firent l’effet les orchestres d’Ozawa ou de Salonen, et ce n’est qu’à la fin que la force se déchaine, nous faisant regretter ces déchainements à d’autres moments. Mais il reste que ce choix d’une lecture attentive, précise, complète, exhaustive, rend l’idée de tableau sonore, avec toutes ses nuances, toutes ses variations, et aussi d’une œuvre qui sonne quelquefois presque intimiste, en accord avec le projet d’Adel Abdessemed. On pourra discuter à l’infini de la manière de prendre cette œuvre, qui n’a pas encore été suffisamment jouée dans le monde pour avoir fait naître une tradition interprétative, mais Jonathan Nott dans sa manière d’épouser cette musique est ici pour moi le plus beau cadeau de la soirée.

Les solistes

Nous avons émis assez de réserves sur certains choix de distribution à Genève pour saluer ici une distribution juste, équilibrée en tous points et défendant parfaitement la grandeur de l’œuvre et dont la plupart des éléments chantent leur rôle pour la première fois. De tous il faut d’abords souligner la clarté de la diction et les qualités d’émission. Nous avons souligné d’emblée que la position des chanteurs au premier plan nécessitait de leur part une parfaite expression française, qui soit compréhensible par le spectateur. De ce point de vue c’est très réussi.

On citera pour mémoire le baryton Anas Seguin (qui a étudié d’ailleurs avec José Van Dam) en frère Ruffin et Joé Bertili en frère Sylvestre deux jeunes valeureux lauréats de concours, ici en présence fugace, mais dont les interventions sont impeccables et qu’on entend bien dans les ensembles. Avec le ténor Omar Mancini (frère Elie) et William Meinert (frère Bernard), nous retrouvons deux excellents membres du Jeune Ensemble. Omar Mancini a ce léger accent caractérisant souvent les chanteurs italiens qui ont assez traditionnellement quelques difficultés avec la prononciation française (plus que les anglo-saxons), mais dans une mise en scène qui célèbre toutes les diversités, ce n’est pas si gênant, d’autant que la voix est claire, bien posée et projetée, et donne une touche un peu plus colorée à l’ensemble vocal dans un rôle d’ailleurs un peu plus comique. William Meinert, qui s’est formé aux États Unis, n’a aucun problème de clarté ni d’expression française et sa voix de basse, particulièrement bien assise et claire, donne une belle interprétation de frère Bernard, avec les accents justes et la noblesse voulue, et ce qu’on appelle une présence vocale. On l’avait déjà remarqué par ailleurs : à suivre…

En frère Massée, le ténor Jason Bridges affirme lui aussi une belle présence scénique, avec un timbre clair, une diction impeccable, un certain allant dans le chant qui donne une couleur très humaine au personnage. Une voix lumineuse.

On avait déjà entendu Kartal Karagedic plusieurs fois à Hambourg et récemment à Genève dans Voyage vers l’Espoir où il interprétait le rôle principal. Sa voix de baryton forte, au timbre velouté, à la projection impeccable et à la diction parfaite fait merveille dans Frère Léon qui nous frappe d’emblée avec ses « J’ai peur », En plus sa forte présence scénique en fait un vrai personnage immédiatement identifiable. Belle prestation qui confirme l’excellente impression d’un chanteur qui vient enrichir la longue théorie de bons barytons qui peuplent les scènes aujourd’hui.

Avec Le Lépreux, nous arrivons aux rôles pas forcément longs, mais emblématiques de l’œuvre, car il faut dans la scène « Le Baiser au Lépreux » exprimer d’abord la lassitude, le refus de la compassion, la haine du monde, puis la stupeur et enfin une joie débordante. Nous connaissons par ailleurs la qualité du ténor Aleš Briscein vu aussi bien à Genève qu’ailleurs dans d’autres rôles notamment de Janáček et on est frappé d’abord par sa parfaite diction doublée d’une expressivité étonnante, avec un chant qui sait varier les couleurs dans ce personnage miraculé qui se débarrasse de son lourd manteau pour apparaître dans la quasi nudité d’un corps immaculé. La voix est claire, elle sait se faire entendre, pleine de nuances. Magnifique incarnation.

Dans l’Ange, nous avons entendu notamment Chrsitiane Eda-Pierre à la création, Dawn Upshaw à Salzbourg et Paris, et Camilla Tilling à Amsterdam. Eda-Pierre avait été évidemment frappante dans son intervention, malgré son costume à la Fra Angelico un peu excessif. J’ai personnellement un souvenir ému de Dawn Upshaw, à la fois délicate et énergique, adulte et petite fille dans la production Sellars qui reste pour moi peut-être « mon ange préféré ». Claire de Savigné est de cette veine, une image jeune, ondoyante, un joli personnage qui par son allure, sa manière de se mouvoir, son discret sourire (lorsqu’elle imite l’ange de Fra Angelico) occupe immédiatement la scène. La voix magnifiquement suave, claire, délicieusement enfantine aussi et qui tranche sur ce monde d’hommes s’impose par la justesse du ton, le naturel, la fluidité et surtout l’émotion dégagée. C’est un chant parfaitement dominé, particulièrement sensible qui rend immédiatement le personnage. Une grande réussite qui devrait faire d’elle un Ange recherché dans de futures productions.

Enfin Robin Adams aborde pour la première fois le rôle de Saint François, et il le domine avec une force et une justesse qu’on doit saluer. D’abord, le texte est dit de manière parfaite, chaque mot est sculpté et exprimé clairement, avec un timbre d’une douceur étonnante. Il est un François profondément humain, tourmenté sans doute, mais avant tout humain, parmi nous, de cette proximité qui émeut profondément. Le rôle est écrasant et il s’en sort avec tous les honneurs, chantant avec un raffinement et une élégance marqués. C’est une prise de rôle et il n’a pas sans doute encore la pleine capacité à s’imposer comme incarnation, mais sans doute la fréquentation de l’œuvre (qu’on souhaite pour lui voir reprise souvent) lui permettra de fouiller encore son interprétation. L’ombre de José Van Dam plane encore sur tous les Saint François d’aujourd’hui, lui qui immédiatement imposait l’idée de puissance intérieure, de force et de conviction. Mais on sent chez Robin Adams toutes les qualités requises pour devenir lui aussi le Saint François de référence : son interprétation n’est pas un coup d’essai, elle s’impose déjà comme une évidence.  Certes, la mise en scène par son statisme et son absence de théâtralité n’aide pas à entrer pleinement dans la complexité du personnage, et il manque encore une intériorité forte, mais déjà l’art du chant, le souci de chaque mot, certaines phrases allégées, certaines couleurs, mais aussi la puissance et l’affirmation de soi et une technique impeccable nous indiquent un chemin qui va rapidement arriver au sommet.  Un très grand Saint François.

À L’heure où nous faisons paraître cet article, il reste une représentation, le 18 avril à 18h. Si vous êtes à Genève et alentours, en France ou en Suisse, il ne faut pas hésiter, une telle occasion de se confronter à cette œuvre ne se renouvellera pas de sitôt et pour tout amateur d’opéra la manquer est non pas une erreur, mais une faute.

[1] Site Franciscain.org : qui sont les franciscains ?

Shopping trolleys in heaven: an arthouse staging for Messiaen's testament of beauty in Geneva

Peter Quantrill - bachtrack.com - 16 avril 2024

source: https://bachtrack.com/fr_FR/review-saint-francois-messiaen-abdessemed-nott-adam…

 

It is not too fanciful to propose that this French-Swiss premiere of Saint François d’Assise marked a homecoming for Messiaen’s opera, more than 40 years after its premiere in Paris. Take a stroll through the horticultural park on the west bank of Lake Geneva, and you hear many of the Alpine birds which sing and squawk through the score. The quiet and ordered nature of the city accords with that of the composer. As the founder of the Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet may have had little time for Messiaen’s music, but he schooled his musicians in a Stravinsky-Debussy style, prizing transparency over weight, which opens up the layers of colour and harmony in Saint François like a 3D picture book.

Front and centre for much of the opera’s four and a quarter hours, Robin Adams sang the title role with heroic strength of voice and character. The tessitura of his baritone is higher than the likes of José van Dam and David Wilson-Johnson, who made the role their own in times past; it could hardly be said that Adams made the role sound easy, but his steady lyricism gave us a natural sequel to Debussy’s Golaud rather than a pre-emptively beatified paragon; an intensely human Francis, touched with humour as well as grace, growing in confidence through the evening. The natives may have picked up on some scrupulously “learnt” French, especially in contrast to the vibrant articulation of Claire de Sévigné’s Angel, but Adams ensured that the text always supported the line.

With a dancer’s grace of movement as well as unsullied vocal radiance, de Sevigné also presented an unusually rich account of her role. Assertive rather than aloof in her second-act dealings with the brothers, she maintained remarkable control of a piercingly sweet tone – perhaps not so far from the heavenly music Messiaen had in mind for the fifth scene – while skipping about the stage. In complement, Aleš Briscein underplayed the elements of self-pity and caricature which the role of the Leper can attract, making his revelation of self-realisation and redemption all the more powerful when it arrived. All the supporting roles were strongly cast and sharply characterised, doing the maximum possible with what little Messiaen gives them by way of fleshed-out personality.

The most positive aspect of Adel Abdessemed’s production – I hesitate to say staging – is that it allowed these vocal talents to shine to the full. Known as an artist rather than a stage director, Abdessemed had designed installations for each scene, requiring lengthy pauses mid-act, and the singers mostly occupied the space in front of them. He costumed Francis and his followers as authentically mendicant outsiders, struggling to establish a community in a consumerised world of generically “spiritual” values.

There was a tawdry inevitability to the shopping trolleys and plastic oil-drums in lieu of an ecclesiastical setting for the “Lauds” scene of Act 1. Other interventions (a naked Eve/Mary figure crossing the stage; a hammam scene to illustrate the spiritual baptism of the Leper; the Angel flashing glimpses of toned thigh) introduced notes of eroticism, foreign to this writer at least: not so much “No sex, please, we’re Swiss” as “No breasts, please, it’s Messiaen.”

A more practical objection to the installations was their muting effect on the vast choral and orchestral forces ranged on the stage behind them. At the work’s point of highest spiritual crisis, as Francis undergoes the Stigmata in Act 3, Adams shuffled around in the shadow of a scale-model chapel, while Messiaen’s swirling lines of mingled suffering and ecstasy were distanced at subsidiary, soundtrack-level significance. When a specially expanded opera chorus visibly singing at full tilt has to be piped via speakers into the auditorium, there has been a serious miscalculation.

Some of these problems may be laid at the feet of the composer, for scoring the piece with an extravagance that outstrips opera-pit dimensions, and for resisting dramatic conventions of psychological depth and development in his characters. Nevertheless, effective solutions to these problems may be found in modern opera houses, as Pierre Audi triumphantly demonstrated with Dutch National Opera in 2008. On this occasion, the painstaking work of Jonathan Nott and the OSR deserved better. Messiaen’s theology places that extravagance in the service of beauty – an antipode to Geneva’s spiritual father, John Calvin – and the musical values of this Saint François carry the day. It is an “everything piece” to stand alongside the St Matthew Passion, Parsifal and the Licht cycle, a universal statement of faith now hopelessly unfashionable, and the impact of this Grand Théâtre de Genève production left the mind reeling as well as the ears ringing for hours afterwards.

Kraftvoll und warm: Robin Adams als heiliger Franziskus

Christiane Wiesenfeldt – Frankfurter Allgemeine - 15 avril 2024

source: https://www.faz.net/aktuell/feuilleton/buehne-und-konzert/oper-messiaens-saint-…

 

Olivier Messiaens kolossale Ritual-Oper „Saint François d’Assise“ wird am Grand Théatre in Genf durch die Regie von Abdel Abdessemed als Werk franziskanischer Innerlichkeit ernst genommen.

In Hörweite zum Grand Théâtre in Genf stehen die vier Schweizer Reformatoren des gleichnamigen Denkmals. Übergroß, mit steinernen Gesichtern, eingehüllt in lange Mäntel, hören sie geflissentlich weg. Sie ignorieren, was an altgläubiger, hochsinnlicher Musik über Stunden hinweg aus dem Opernhaus strömt. Musik mögen sie nicht, sie lenkt nur ab von Gottes Wort. Olivier Messiaen, dessen einzige Oper „Saint François d’Assise“ an dem Abend erklingt, hätte sofort widersprochen: „Falsch! Musik ist Gottes Wort, gesungen von den Engeln im Himmel und den Vögeln auf Erden. Man muss nur hinhören, Geduld haben. Und offene Herzen.“

Weghören geht auch gar nicht bei diesem Klang gewordenen katholischen Ritualkoloss. Ein riesiges Orchester mit Windmaschine, Donnerblech und Ondes Martenot wünscht sich Messiaen für sein Opernoratorium in acht Bildern, dazu fünfhundert Sänger, in Genf sind es weniger. Fast viereinhalb Stunden Spielzeit verlangen Sitzfleisch, mentales Knien, wenn die Metapher gestattet ist.

Bis der mittelalterliche Franz seine christologischen Stationen durchlebt hat, Kranken begegnet, sie heilt, den Dialog mit Engeln und Vögeln sucht, die Wundmale Christi erhält und erlöst das Zeitliche segnet, ist Compassio unerlässlich, das Mitleiden, bis hin, wer kann, zur Identifikation mit Christus. Ein für Messiaen gelungenes katholisches Leben vollzieht sich nur in einem Nahverhältnis zum Gottessohn. Das wiederum geht nur entschleunigt. Ausdauer ist gefordert, etwa das Aushalten von endlosen, gebetskettenartigen Aufzählungen von Vogelarten und deren Gesang. Denn alle Vögel sind Brüder, im Glauben wie in der Musik.

Die Genfer Inszenierung des französisch-algerischen Künstlers Adel Abdessemed ließ vieles erwarten, Provokatives oder intellektuell Halbgares. Gut, einmal muss eine nackte Frau über die Bühne laufen, immerhin hat die Oper keine Gewalt, keinen Sex und keinen Witz zu bieten. Sicher, die Mönche laufen in Müll gekleidet herum, der heilige Franz wird mit seinen beiden Plastiktüten sogar beerdigt. Die hausgroße angeschossene Friedenstaube vermittelt sich ebenso wenig wie das gen Himmel fliegende Dromedar. Ein wenig nervig vielleicht das knallbunte Mediengewitter von Vogelbildern. Aber auch dieses Irritationspotential bleibt letztlich erfreulich kurzlebig.

Abdessemed lässt seine Darsteller nämlich rein bildsprachlich handeln – sie sitzen, stehen, schauen nachdenklich und deklamieren ruhig, sie zeigen kaum Mimik und Gestik. Eine Inszenierung also, in der nichts durch die Gegend geworfen, nicht herumgebrüllt oder sich geprügelt wird, keine Ordnungshüter aufmarschieren oder Nacktheit ständig ausgestellt wird. Stattdessen sehen wir Porträts des heiligen Franz und des Verkünders von Fra Angelico, den Messiaen als Vorbild seines Engels sah, wir sehen Klostermauern, Kirchenruinen und dekorationsarme Hinterhöfe. Abdessemeds eher minimalistische Inszenierung fordert heraus, die franziskanische Innerlichkeit ernst zu nehmen und damit auch in uns selbst hineinzuschauen. Das fällt schwer in einer Welt, wo immer alles bunt und laut und sofort sein muss. Es ist eine Herausforderung, die erwartungsgemäß nicht alle Zuschauer bis zum Ende durchhalten.

Verblüffend ist, dass die Regie damit weder hinter die Musik zurücktritt noch sie dominiert, sondern sie auf Augenhöhe begleitet. Das sieht man selten. Denn Messiaens Musik entwickelt sich nicht, sie entfaltet keine dramaturgische Valenz. Konstant motivisch an ihre Figuren oder Symbole wie das Kreuz gebunden, wirkt sie zeitenthoben, beinahe gleichnishaft. Wenn Robin Adams als Saint François kraftvoll, warm und rau zugleich, mit enormer Ausdauer, seine innere Wandlung besingt, braucht er keine Gebärden, sondern zieht seine Stärke gleichsam aus seinem Inneren.

Seine Glaubensbrüder schürfen ebenso Energie aus der Achtsamkeit: Kartal Karagedik mimt als Frère Léon tonsicher den ewigen Zweifler, Jason Bridges singt den Frère Massée wunderbar lyrisch, Omar Mancini als Frère Élie klingt grundsätzlich entspannt. William Meinert als Frère Bernard ragt stimmlich heraus, er hängt als jüngster Mönch am meisten an seinem sterbenden Pater, seine Trauer ist echt. Aleš Briscein singt Le Lépreux bewegt, gesellt sich dann aber als Geheilter zu den anderen in die Ruhezone. Einzig der Engel, zartschmelzend ätherisch und sängerisch nicht von dieser Welt dargeboten von Claire de Sévigné, darf ein wenig herumtänzeln und mit den Flügeln wedeln.

Die himmlische Musik steht als einzige auf tonalen Füßen, während alles andere, die irdischen Anfechtungen oder auch die Vogelmusik, eine lebensbunte Mischung aus seriellen, atonalen und freitonalen Sequenzen bildet. Die Leistungsträger des Abends sind neben den Sängern das Orchestre de la Suisse Romande mit Jonathan Nott und der Chor unter der Leitung von Mark Biggins. Die zwei riesigen Ensembles agieren auf der hinteren Bühne, sensationell sensibel eingetaktet in ein musikalisches Arrangement, in dem alles von Multimetrik bis Dreiklangsharmonik, vom x-fachen Pianissimo, nahe am Geräusch, bis hin zum brillanten Fortissimo gefordert ist.

"Saint François d’Assise" a Ginevra

Federico Capoani – Connessiallopera.it – 14 aprile 2024

source: https://www.connessiallopera.it/recensioni/2024/ginevra-grand-theatre-saint-fra…

 

Portare in scena il monumentale Saint François d’Assise di Olivier Messiaen è una sfida ai limiti dell’impossibile per un teatro d’opera. Quattro ore e mezzo di musica, duemila pagine di partitura divise in otto volumi, che si traducono, includendo gli intervalli e i saluti finali, in quasi sei ore di spettacolo. Un’orchestra di dimensioni impressionanti (circa 110 esecutori) e un’abbondanza di strumenti rari, con le sezioni rinforzate negli estremi acuti (tre ottavini, un flauto contralto, due clarinetti in mi bemolle, un trombino in re) quanto in quelli gravi (due tube basse e una contrabbassa, un clarinetto contrabbasso), percussioni insolite, un’intera gamma di idiofoni (con xilofono, xilorimba, marimba, vibrafono, glockenspiel e campane) e soprattutto, immancabili in un’opera di Messiaen, tre onde Martenot collocate in tre specifiche posizioni in seno all’orchestra. Non basta: Messiaen richiede la presenza di un coro formato da centocinquanta cantori divisi in dieci sezioni. E soprattutto c’è la parte del protagonista, san Francesco, che veramente attraversa tutte le possibilità vocali di un baritono; immensa per lunghezza (Francesco è in scena in sette degli otto quadri) e di difficilissima memorizzazione, per la sua formularità e un’ingannevole ripetitività che nasconde sempre insidiose piccole variazioni.

E nonostante (o forse in virtù) di tutte queste difficoltà, San Francesco d’Assisi è una delle poche opere composte negli ultimi cinquant’anni rimaste, in qualche modo, nel canone: nel senso che ha conosciuto rare ma costanti (e ultimamente sempre più comuni) riprese. Certo, è indubbio che Olivier Messiaen sia da considerare tra i grandissimi del secondo Novecento: il Quatuor pour la fin du temps, la Turangalîla-Symphonie, e le opere per organo fanno indiscutibilmente parte del repertorio standard. Non stupisce quindi che anche l’unica opera di Messiaen appaia nelle programmazioni dei teatri: teatri che devono certo avere l’audacia di proporre al proprio pubblico un’opera di non facile ascolto (per quanto comunque le sonorità risultino sempre “ascoltabili” anche per orecchie non così abituate alle composizioni contemporanee) ma soprattutto di volersi misurare con le sfide tecniche che la produzione comporta. E così ogni messa in scena del Saint François è un evento di grande attrazione.

La sfida è stata raccolta oggi dal Grand Théâtre de Genève. In realtà, il teatro ginevrino aveva già previsto l’opera nella sfortunata stagione 2019/2020: a causa della pandemia l’appuntamento è stato rinviato di quasi quattro anni. A Ginevra certo non mancano le condizioni di partenza: a parte ovviamente le disponibilità economiche per affrontare una produzione del genere, c’è l’ottima Orchestre de la Suisse Romande particolarmente abituata (e in particolare dal direttore musicale Jonathan Nott, sul podio in queste rappresentazioni) alla musica del secondo Novecento e alla creazione contemporanea, e c’è un pubblico preparato all’ascolto.

Saint François, lo si sarà capito, è un’opera insolita. Commissionata a Olivier Messiaen dall’Opéra di Parigi già nel 1971 (complice un pranzo con Georges Pompidou all’Eliseo) non vide la luce a Palais Garnier che nel 1983, con Seiji Ozawa sul podio e il grande baritono belga José van Dam a vestire il saio di Francesco d’Assisi. Oltre a essere stato il creatore del ruolo, van Dam è anche il protagonista di entrambe le registrazioni di riferimento dell’opera (quella diretta da Ozawa e quella da Kent Nagano, che alla prima era stato assistente di Ozawa) e di una gran parte delle riprese posteriori. Fu Messiaen stesso a scegliere il soggetto, potendo unire nella figura di san Francesco la sua profonda fede, e la sua teologia musicale con l’attenzione quasi contemplativa per la natura e ovviamente per l’ornitologia di cui era espertissimo (finirà per riprodurre, nella predica agli uccelli, i canti di trentaquattro diverse specie aviarie).

L’opera si svolge su tre atti ed è composta da otto quadri (una numerologia che si ritrova nell’architettura delle cattedrali medievali), dei veri e propri tableaux vivants (Messiaen, che fu autore anche del libretto, si ispirò direttamente agli affreschi di Giotto e del Beato Angelico) in cui si riproduce una scena della vita del Santo, tratta principalmente dai Fioretti. Ma tra le tante possibili scelte, Messiaen si concentra su un Francesco contemplativo e meditativo, la cui scelta di povertà è più legata all’abbandono al paradosso del dolore, delle stimmate, della Croce “scandalo per i Giudei, stoltezza per i pagani, ma per chi crede potenza, sapienza di Dio” (1Cor, 1, 23-24), che a un’idea di denuncia o riscossa sociale. E quindi mancano quadri che potrebbero avere grande forza teatrale, come l’abbandono delle ricchezze sulla piazza di Assisi, o l’incontro con il Sultano nella Quinta crociata: il Francesco di Messiaen canta invece la sua perfetta letizia, loda Dio per il Creato, incontra il lebbroso, conosce, attraverso un angelo, la musica divina, ascolta gli uccelli, prima di parlare loro, e infine chiede e riceve le stimmate prima di morire nella grazia, e lodare il Signore “per sora nostra Morte corporale”. Ed è significativo come l’unica voce femminile nell’opera sia quella dell’angelo: non c’è santa Chiara, non è la storia dell’ordine francescano ma quella del solo Francesco e del suo rapporto con Dio e con la Natura, che nella visione di Messiaen sono quasi un tutt’uno.

Lo stile compositivo, invece, è fatto di grandi frasi, fatte da intervalli dissonanti ma non fastidiosi, in cui la scansione ritmica segue il testo come in un canto gregoriano liberato dai propri vincoli diatonici, e ogni tanto ci sono piccole concessione a quelle che potremmo definire “arie”. L’enorme orchestra tende, più che ad accompagnare il canto, a commentarlo nelle sue pause con sprazzi di colore (dalle percussioni usate come in un gamelan indonesiano ai fiati che ricordano certe combinazioni di registri che sono soliti usare gli organisti delle cattedrali francesi sui loro strumenti sinfonici nelle improvvisazioni modali sui temi gregoriani — d’altronde molti di essi sono allievi della stessa scuola di Messiaen), in cui ritornano Leitmotive tratti dai canti degli uccelli. C’è ovviamente qualcosa di impressionistico, e un senso dei colori che non è un luogo comune da recensioni di lirica ma una vera e propria visione sinestetica di luce e suono. Il coro invece ha un duplice ruolo: di commento, spesso recto tono, con passi della Scrittura alle parole di Francesco oppure, specie nel finale, come vox Christi. Per il resto anche il canto è piuttosto statico e assertivo: e questo pone un’ulteriore sfida a chi si ritrova il compito di mettere in scena l’opera.

A Ginevra si è creduto che non fosse un approccio teatrale quello più adatto alla regia di Saint François, ma che servisse piuttosto la visione di un artista, di uno scultore. La scelta è caduta su Adel Abdessemed, artista algerino noto per installazioni provocatorie (sua la riproduzione in bronzo della testata di Zidane a Materazzi, tanto per intenderci) che giocano con la cultura popolare, o con riferimenti simbolici. Abdessemed, al contrario di quanto alcuni potevano attendersi, non gioca però a dissacrare la figura di san Francesco. Immagina la scena in una sorta di medioevo postmoderno (i sai dei frati sembrano costruiti con rifiuti elettronici, il lebbroso è un rifiuto della società che vive in una discarica) ma non rinuncia a inserire elementi scultorei che francamente sfuggono a un’immediata comprensione (un’enorme colomba sanguinante, il pupazzo di un dromedario che viene issato alla morte di Francesco…), o apiccole citazioni che riportano in Oriente (i tappeti, o un gruppo di figuranti che si producono in abluzioni in un hammam, a simboleggiare evidentemente la purificazione del lebbroso). Infine, ci sono quasi onnipresenti in scena due enormi cerchi decorati con motivi geometrici (ancora un riferimento al mondo islamico) su cui vengono proiettate continuamente immagini. I video forse sono la parte più debole della messinscena, talvolta didascalici (una palla infuocata che cambia colore in relazione agli elementi invocati nel Cantico delle creature, o ancora una successione di immagini di uccelli) e talvolta legati a una simbologia anche qui difficile da intuire (perché due robot pigiano l’uva?). Altre scelte invece sono più fedeli all’idea originale di Messiaen, come l’angelo che veste ali dallo stesso piumaggio sgargiante dell’Annunciazione del Beato Angelico.

Lo spazio scenico, certo, è ridotto: non bastando la buca all’orchestra, gli esecutori restano sul fondo del palcoscenico (con il coro ancora più indietro: giungerà in scena solo nel finale), e tutto si svolge in proscenio. Oltre a questi elementi visuali, in scena non accade quasi mai nulla: i movimenti sono ridotti al minimo, e anche i personaggi sono parte delle sculture di Abdessemed — l’effetto può mancare di dinamicità, ma è difficile sostenere che manchi di coerenza con l’aspetto musicale dell’opera. In compenso, ciò che manca nella lettura di Abdessemed è un legame tra le scene: vediamo otto quadri del tutto indipendenti in cui solo la musica comunica il cammino di san Francesco verso la grazia divina, in un crescendo di luce che va dalla paura dell’oscurità di frate Leone (“J’ai peur sur la route”) al sole del Paradiso (“Autre est l’éclat de soleil”). Nella lettura laica e personale di Abdessemed vediamo un Francesco profondamente contemplativo ma lo spettacolo non sembra aiutarlo a costruire il suo percorso verso la gloria del Risorto.

Sul piano musicale, l’Orchestre de la Suisse Romande mantiene una precisione eccezionale lungo tutto lo spettacolo (da menzionare il virtuosismo dei solisti agli idiofoni), e fa davvero trattenere il fiato nell’episodio dell’angelo musicista, in cui il canto divino è affidato alle onde Martenot su un tappeto di archi in un pianissimo appena percettibile. La direzione di Jonathan Nott, in una partitura così complessa, si concentra sui dettagli per non perdere nulla, indicando con rigore tutti i tempi irregolari di cui si serve Messiaen (quando il podio è coperto dalla scena, dobbiamo sbirciarne il gesto dai monitor presenti in teatro a uso dei cantanti sul palco). In questo, forse, perde un po’ l’unità della composizione, irregimentata nella scansione metronomica. I versetti para-gregoriani del coro, ad esempio, beneficerebbero di una conduzione accentuativa più che basata sui ritmi indicati in partitura, e nella predica agli uccelli manca quella caoticità di un ambiente in cui gli uccelli dell’Umbria cantano assieme a quelli dell’isola dei Pini in Nuova Caledonia (l’isola “a forma di punto esclamativo” apparsa in sogno a Francesco). Ma forse questo è frutto anche delle necessità tecniche che impongono un gesto rigorosissimo per evitare scollamenti, e dalla posizione dell’orchestra che, dietro alla scena, rischia talvolta di restare in sordina: le prossime rappresentazioni probabilmente scioglieranno un po’ l’esecuzione. Anche il coro del Grand Théâtre, diretto da Mark Biggins, e integrato dai membri della corale Le Motet di Ginevra, un coro amatoriale ma di ottimo livello, come molti di quelli attivi a Ginevra, è protagonista di una prova importante, per quanto vittima della disposizione. Se funzionano molto bene le risposte in lontananza, come quelle di un’assemblea liturgica che canta un salmo, le violente stilettate della scena delle stimmate, in cui il coro canta con la voce di Dio “Je suis l’Alpha et l’Omega” non arrivano a colpire quanto le spine della corona, o i chiodi della crocifissione. La responsabilità, più che del coro, è di chi ha pensato di interporre tra il coro e la platea un’enorme cattedrale di legno…

A raccogliere l’ingombrante eredità di José van Dam è qui Robin Adams. Il baritono scozzese (le origini britanniche sono tradite dalla caratteristica pronuncia della r, che non inficia però la comprensione del testo francese), esperto esecutore di musica contemporanea, fa parte, come van Dam peraltro, della categoria di baritoni adatti ai ruoli “nobili” (quelli che vanno da Simon Boccanegra all’Hamlet di Thomas, insomma). Anche la parte di san Francesco può ascriversi a questa schiera: Adams ben risolve, con ottima presenza e ampiezza vocale, il fraseggio della declamazione dei lunghi monologhi di Francesco, ma sa anche mostrare una buona agilità in quelle che assomigliano più a delle arie, come la descrizione della “perfetta letizia” nelle bruttezze del mondo. Qualche volta, va detto, i pianissimi risultano un po’ sforzati, per quanto Adams riesca poi a ritrovare le mezze voci nel duetto con l’angelo, e la giusta dolcezza del registro acuto nella preghiera agli uccelli. Adams è comunque sempre un Francesco deciso e talvolta impassibile, una guida sicura prima che un padre compassionevole con i suoi frati: e però sa anche trovare gli accenti umani, quando si rende conto dell’esperienza estatica dell’angelo che suona la viola, o nella grande aria dell’addio al mondo terreno, caratterizzata da una dolce e lieve malinconia, come sentiamo già la vecchiaia e la fatica terrena di Francesco nella richiesta delle stimmate. In ogni caso arrivare in fondo al tour de force che è, per un baritono, la parte di Francesco d’Assisi è di per sé un grandissimo successo: riuscirci con una perfetta sicurezza nella memorizzazione e costante precisione nell’intonazione rende ancora più rimarcabile l’impresa — e in più Adams sfodera un paio di acuti di grande potenza che, se si trattasse di opera italiana, muoverebbero all’applauso immediato.

In dialogo con Francesco c’è l’Angelo, impersonato dal soprano canadese Claire de Sévigné. È una voce piccola e sottile, ma luminosa che ben si confà agli accenti lirici (e tendenzialmente più tonali) della voce celeste che deve rappresentare, con un registro acuto di grande purezza accompagnato da un leggero vibrato. Quando però deve apparire come un viandante ai frati del convento sa trovare allora, nel registro più grave, un suono più caldo e terreno, e in ogni caso Restano comunque dei bei filati, e de Sévigné brilla per i filati e per il controllo dell’emissione.

Il personaggio forse più operistico di tutta la composizione è il lebbroso, qui incarnato dal tenore ceco Aleš Briscein: uno spinto dotato dagli acuti pungenti che ben rende il carattere collerico e inacidito di un uomo messo ai margini della società, e ricoperto di sacchi di rifiuti. C’è poi un lungo elenco di frati, ciascuno con le sue caratteristiche: frate Leone è Kartal Karagedik, un baritono più a suo agio nell’acuto che nel grave (e i cui “J’ai peur”, spesso ripetuti nell’opera) non sono tutti ugualmente risolti; frate Elia ha un ruolo ai limiti del buffo (è una sorta di fra’ Melitone, ma con voce tenorile): Omar Mancini, che ne sostiene la parte, ne assume il temperamento con un ottima sicurezza negli acuti. William Meinert, invece, non ha forse un timbro bellissimo per la nobità di un frate Bernardo — l’unico a dare la giusta risposta all’angelo viaggiatore — ma trova rapidamente il giusto squillo (ed è riuscitisssima quella mezzavoce su “C’était peut-être un Ange…”), Jason Bridges è un ottimo frate Masseo, un tenore agile e spigliato.

Ruoli più piccoli, ma non per questo non degni di nota, quelli di frate Silvestro (Joé Bertili) e Ruffino (Anas Séguin), anche se vittime nella loro prima comparsa di un piccolo scollamento, prima di ritrovare la giusta intesa per il resto della scena.

Arriviamo così alla fine di questa lunga maratona musicale certamente toccati dalla grandiosità della musica di Messiaen, insieme a un pubblico molto attento (anche se dalla platea qualche defezione all’intervallo si è vista…) che ha tributato nel finale una vera standing ovation ai protagonisti. Con la prova maiuscola di Robin Adams, l’altissima qualità dell’orchestra e una messinscena forse non entusiasmante ma che ha comunque reso onore all’opera, possiamo dirci soddisfatti di avere avuto modo di partecipare, almeno una volta nella vita, all’evento raro ma decisamente imperdibile di una rappresentazione del Saint François d’Assise. Un’opera a cui manca tuttora una prima rappresentazione italiana. Qualcuno avrà nella patria di san Francesco il coraggio e l’audacia di raccogliere la sfida?

Un Messiaen dense et frugal

Rocco Zacheo – Tribune de Genève – 12 avril 2024

source: https://www.tdg.ch/opera-le-grand-theatre-devoile-un-messiaen-dense-et-frugal-9…

 

Éclairé par une mise en scène et une distribution lumineuses, le monumental «Saint François d’Assise» est le spectacle de la saison à ne pas manquer.

C’est une pièce en tout point débordante, «Saint François d’Assise». Un colosse aux 2200 pages de partitions et aux exigences scéniques qu’on ne croise dans aucun autre ouvrage du XXe siècle. Tant et si bien que son apparition dans une salle relève toujours du tour de force insensé, un peu comme si, en la plaçant à l’affiche, on parvenait à faire entrer un éléphant dans un poulailler. Au Grand Théâtre, où le chef-d’œuvre de Messiaen a retrouvé la lumière jeudi soir dans une nouvelle production, il a fallu, comme ailleurs, placer les effectifs requis par le compositeur – 120 musiciens, 150 choristes! – dans un espace qui ne prévoit pas ce genre de folies. La réponse apportée par la maison genevoise? Elle a eu un impact majeur sur le rendu musical de la représentation.

Orchestre ouaté

Confinés au fond de la scène, bien loin de l’habituelle fosse, restée fermée, les pupitres de l’Orchestre de la Suisse romande, tout comme ceux du Chœur du Grand Théâtre et du Motet de Genève, ont dû s’appuyer sur une sonorisation discrète pour parvenir à se frayer un chemin jusqu’aux derniers rangs de la salle. Et malgré cela, l’impression qu’on a retenue dès le premier tableau («La Croix») a été celle d’un orchestre feutré, aux traits parfois diaphanes, aux dynamiques ouatées. Précis dans les attaques et toujours bien aligné sur le plateau vocal – prouesse non négligeable au vu des distances physiques qui séparaient voix et instruments – l’OSR a été davantage chambriste que rutilant, privilégiant la clarté des lignes instrumentales à l’effet d’ensemble tonitruant.

Un parti pris esthétique du chef Jonathan Nott, qui s’est révélé en harmonie avec les lignes de la mise en scène signée par Adel Abdessemed. Figure de l’art contemporain, auteur d’installations parfois monumentales, l’Algérien a relevé avec panache le pari d’une première plongée dans l’univers lyrique, en mariant l’extrême frugalité conférée aux personnages à la sophistication mesurée de ses scénographies.

Cette compagnie de moines du XIIIe siècle, qui deviendra l’un des ordres les plus puissants de la chrétienté, l’artiste l’a couverte de vieilles bandes de tissus, de drapés sans forme, de tuniques rugueuses cousues avec des chutes et de baluchons enfermant de maigres avoirs. De quoi donner aux personnages l’allure de déshérités, ceux qui arpentent les rues de nos villes. Certains de ces costumes portent sur eux les traces – ou plutôt les restes – de notre civilisation digitale, avec, incrustés entre les mailles, des composants d’engins technologiques de toutes sortes, CD et autres bricoles encore.

Spirituel bien plus que strictement chrétien, le Messiaen d’Abdessemed embrasse large. Il touche par allusions à la tradition catholique, en reproduisant dans le quatrième tableau («L’Ange voyageur») le célèbre portrait du saint d’Ombrie signé Cimabue, qu’on trouve aujourd’hui encore sur les murs de la basilique d’Assise. Ailleurs, il fait un clin d’œil à cette «Annonciation du couvent San Marco», fresque du Fra Angelico, en reprenant la figure de l’archange Gabriel. Mais il va ailleurs aussi, en empruntant à la symbolique ésotérique ou à la cabale, dont il reproduit les formes et les étoiles sur des structures rondes descendues des cintres – on aurait dit de grands gongs japonais – sur lesquelles l’artiste projette par ailleurs des vidéos très abouties.

Il y a eu des scènes d’une grande densité, d’une profondeur bouleversante, portées par une direction de jeu qui a magnifié le livret de Messiaen. On pense en particulier au «Baiser au Lépreux» et plus encore à l’«Ange musicien», s’achevant avec l’extase de saint François porté vers le ciel sur les douces notes hypnotiques des ondes Martenot. D’autres passages ont laissé derrière eux des doutes quant à leur pertinence. Il y a eu ce dromadaire porté par des cordes vers les cintres, apparition furtive et incongrue au moment où saint François s’achemine, lui, vers la mort. On a croisé aussi, à l’heure des «Laudes» (deuxième tableau), des robots humanoïdes s’agitant dans une vidéo déconnectée de l’esthétique de la scène. Enfin, ce tableau, «Les Stigmates», le moins abouti, avec cette petite église venue encombrer brutalement une scène jusque-là gérée avec beaucoup d’équilibre.

Formidable rôle-titre

Ces quelques rares déconvenues ne diminuent en rien la portée d’un spectacle à ne pas manquer. D’autant qu’il est défendu par une distribution qui n’a pas montré de points faibles ni de failles. Robin Adams a été formidable de puissance et de justesse, dans un français dont on n’a pas perdu un seul mot. L’Écossais a campé un rôle-titre empreint de piété, d’intériorité, engagé dans chaque mot du livret, dans chaque note de la partition. On dira de même pour tous ses compagnons, et en particulier de Kartal Karagedik (frère Léon) et de Jason Bridges (frère Massée).

Une mention particulière, enfin, pour Claire de Sévigné, dont la voix cristalline et les lents mouvements chorégraphiques ont donné au personnage de l’Ange une grâce stupéfiante.

La méditation d’Adel Abdessemed sur Messiaen

Christian Merlin – Le Figaro – 12 avril 2024

source: https://www.lefigaro.fr/musique/a-l-opera-de-geneve-la-meditation-d-adel-abdess…

 

Le plasticien met en scène «Saint François d’Assise», œuvre fleuve trop rarement représentée. Une expérience à ne pas manquer.

Quel opéra commencé à 18 heures se termine à 23 h 30? Un Wagner? Non, Saint François d’Assise de Messiaen. Un défi pour toute maison d’opéra, que le Grand Théâtre de Genève relève après y avoir renoncé en 2020 à cause de la pandémie. Depuis sa création triomphale en novembre 1983 au Palais Garnier, l’unique opéra du compositeur a connu plusieurs nouvelles productions, qui se sont toutes heurtées à la même question: s’agit-il d’un opéra? Dans son œuvre-somme, Messiaen a éliminé toute action extérieure pour privilégier des tableaux vivants, afin de représenter en huit stations le parcours de la grâce dans l’âme de saint François. Il est donc tentant de faire appel, non à un metteur en scène aguerri, mais à un plasticien, afin d’inscrire cette fresque scintillante et contemplative dans un univers visuel.

C’est ainsi que l’on doit à l’artiste Adel Abdessemed des images humbles, qui sont autant d’installations et de vidéos, souvent suggestives et riches en associations d’idées. Les costumes, à eux seuls, sont une véritable création, faits de matériaux de récupération qui évoquent les vestiges d’une civilisation et d’une opulence perdues, tandis que les sacs de supermarché de saint François sont ceux d’un SDF. Sans parler des ampoules électriques remplaçant les pustules du lépreux. La spiritualité est syncrétique, avec une étoile de David, des tapis arabes, mais aussi de nombreux rappels de l’imagerie catholique associée à saint François, y compris Giotto et Fra Angelico, à l’état d’allusion mais clairement pris au sérieux. Jusqu’à cette église vide, qui saigne au moment des stigmates.

Fil rouge dramaturgique

On sera plus dubitatif quant à la capacité de l’artiste à créer une tension continue et un fil rouge dramaturgique, à habiter le jeu des acteurs et à quitter le domaine de l’illustration. Conséquence: une certaine platitude théâtrale, rendue possible, il est vrai, par la naïveté du livret de Messiaen. À sa décharge, seul Peter Sellars, en 1992, a réussi jusqu’ici à rendre justice à tous les aspects de l’œuvre, y compris sa flamboyance et son sens du merveilleux. Une production attachante mais qui a ses limites, notamment dans un prêche aux oiseaux qu’il est si difficile d’animer. Les expositions d’Adel Abdessemed ont une tout autre radicalité, comme si l’opéra l’avait intimidé.

Le considérable dispositif requis par Messiaen ne tenant pas dans la fosse, on a placé l’orchestre et le chœur en fond de scène. Frustration visuelle mais aussi sonore, tant ils paraissent étouffés quand on voudrait qu’ils rayonnent

Le considérable dispositif requis par Messiaen ne tenant pas dans la fosse, on a placé l’orchestre et le chœur en fond de scène. Frustration visuelle mais aussi sonore, tant ils paraissent étouffés quand on voudrait qu’ils rayonnent. L’idée de faire venir le chœur à l’avant-scène pour le final apparaît comme un soulagement: enfin, la jubilation de la partition de Messiaen se déchaîne sans entraves, pour conclure un opéra dont le sujet, au fond, est le pouvoir transcendant de la musique. Chaque médaille ayant deux faces, l’éclat atténué de l’Orchestre de la Suisse romande permet de goûter rythmes irréguliers et fourmillements d’oiseaux avec une transparence chambriste, favorisée par la baguette toute de clarté et de fluidité de Jonathan Nott, dont la direction va de l’avant, évitant statisme et pompiérisme.

Au sommet d’une distribution de premier ordre, quoique multipliant les prises de rôle, trône le Saint François magistral de Robin Adams, baryton clair à l’endurance inépuisable dans ce rôle écrasant, d’une diction parfaite et donnant à chaque mot son juste poids, sans oublier une grande humanité. Une incarnation appelée à faire date. À ses côtés, Claire de Sévigné est un ange idéal de douceur et de présence, au soprano aussi égal que lumineux. Le ténor Ales Briscein rend justice à l’aigreur du lépreux comme à sa joie, et il n’y a que du bien à dire des six frères, du baryton riche en harmoniques de Kartal Karagedik au ténor très timbré de Jason Bridges, avec une mention spéciale pour la basse William Meinert, membre du jeune ensemble de l’Opéra de Genève et qui donne beaucoup de profondeur à Frère Bernard. Ne vous laissez pas intimider par les dimensions d’une œuvre beaucoup plus accessible qu’il y paraît.

Un "Saint François d’Assise" distancié

Emmanuel Dupuy – Diuapason - 12 avril 2024

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/a-geneve-un-saint-francois-dassise-distanc…

 

Le Grand Théâtre relève le défi du monumental opéra de Messiaen. Malgré la direction musicale de Jonathan Nott, malgré le spectacle d'Adel Abdessemed, c’est le baryton Robin Adams qui remporte dans l’écrasant rôle-titre le plus incontestable triomphe.

On sait le défi colossal que représente Saint François d’Assise pour toute maison d’opéra. A Genève, les forces musicales pléthoriques requises par Messiaen ne rentrent pas dans la fosse. Au lieu d’ajouter des praticables de part et d’autre pour y disposer certains musiciens, comme cela s’est fait ailleurs, on a préféré exiler tout l’Orchestre de la Suisse romande au fond du plateau. Pourquoi pas, mais il aurait fallu, dans ces conditions, éviter d’intercaler devant cette grande formation d’imposants éléments de décors qui amortissent sérieusement l’impact sonore.

Un exemple parmi cent : si les coups que frappe l’Ange à la porte devraient faire trembler toute la salle, calfeutrés derrière un mur immense, ils semblent assourdis. Pendant une grande partie de l’acte I et le Prêche aux oiseaux, ce sont deux gigantesques boucliers circulaires qui estompent les bariolages percussifs de l’écriture. Et pendant le tableau des Stigmates, le formidable maelström imaginé par le compositeur peine à s’épanouir, une carcasse d’église se dressant devant l’orchestre, alors que le chœur (celui du Grand Théâtre, auquel se joint le Motet de Genève) est relégué encore plus loin, tout au fond ! Il faut attendre les ultimes mesures de l’opéra pour que les choristes, telle la foule des fidèles, se présentent à l’avant-scène et puissent enfin se faire entendre dans leur gloire entière.

Mais est-ce seulement à cause de cette distance physique que la direction musicale de Jonathan Nott paraît… distanciée ? Cette battue souple et élégante imprime au discours une grande fluidité, à la cohésion une précision sans faille, à l’architecture une maîtrise imparable – cela fait certes une somme de qualités guère négligeable ! Pourtant, en ce soir de première, le tempo général est assez mesuré et, surtout, les aspérités de l’écriture souvent émoussées, les couleurs franches chères à Messiaen laissant place à un sfumato qui atténue la puissance tellurique de la partition.

Nuages d’émotion

Le dispositif, en revanche, est très favorable aux voix et à l’ample déclamation messiaenique. Les chanteurs n’ayant pas à forcer leurs moyens pour franchir la fosse, ils peuvent en effet à loisir ciseler les détails du texte dont on ne perd pas un mot. C’est le cas du formidable Robin Adams dont le baryton recèle le parfait alliage de robustesse, de cantabile et d’endurance qu’il faut à l’écrasant rôle-titre, surhumain par sa longueur ; le timbre est mordant, la ligne toujours châtiée et, à l’heure de quitter ce monde, sertie par des trésors de nuances où passent tour à tour les doutes de François et son incommensurable amour de Dieu, avec des nuages d’émotion mêlant pleurs et joie.

L’Ange de Claire de Sévigné est comme il se doit touché par la grâce, corps et phrasés de liane, mélismes venus de l’au-delà : merveille. Ales Briscein, lui, a le verbe et la projection insolente qu’il faut au Lépreux, avec des accents d’angoisse et de terreur  auxquels se substitue la plus franche exultation une fois le miracle de la guérison accompli. Impeccable confrérie, parmi laquelle se distinguent le Bernard de William Meinert, le Massé de Jason Bridges, le Léon de Kartal Karagedik.

Rituel léché et hiératique

Saint François d’Assise est davantage succession de tableaux que véritable action théâtrale. C’est ainsi que le plasticien Adel Abdessemed aborde l’ouvrage, réglant un rituel léché et hiératique. On est d’abord sous le charme de ces costumes baroques, faits de matériaux recyclés (guenilles, sacs en plastique, composants électroniques…), séduit par ces décors qui associent, en les stylisant, références à l’art ancien et rebuts de notre société moderne. Mais sur la longueur de l’opéra, ce vocabulaire peine à se renouveler, malgré l’apparition à l’acte II d’une colombe géante au plumage symboliquement taché de sang. Et l’inspiration déserte plusieurs scènes – ainsi d’un Prêche aux oiseaux sans grande fantaisie, ainsi des Stigmates privés de leur étrangeté surnaturelle.

Certains effets versent dans la facilité (François s’élevant dans les airs), d’autres laissent perplexe : pourquoi, pendant les Laudes, la vidéo montre-t-elle des robots humanoïdes foulant aux pieds le fruit de la vigne ? que viennent faire ces femmes au bain à la fin du Baiser au lépreux ? pourquoi ce dromadaire empaillé monte-t-il vers les cintres au début de La Mort et la nouvelle vie ? Si ces bizarreries n’entravent guère la narration, la fresque monumentale et bigarrée de Messiaen autorise dans sa traduction visuelle une imagination à la fois plus débordante et mieux canalisée, et dans les mouvements moins de statisme.

Mais enfin, malgré les réserves, le défi est relevé. On a vu et entendu Saint François d’Assise : c’est déjà beaucoup.

Messiaen en antichambre

Yannick Millon – Altamusica.com – 13 avril 2024

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7314…

 

Pour sa première apparition à Genève, Saint François bénéficie d’une mise en images évocatrice et œcuménique, qui doit lutter toute la soirée contre un choix fatal à l’unique opéra de Messiaen : faire jouer l’orchestre en fond de scène. Un principe qui annihile la puissance d’écriture d’une partition synthétique de tout l’art du compositeur.

Quelle mouche a piqué les artisans de cette entrée au répertoire de Saint François d’Assise au Grand Théâtre de Genève ? Le risque était majeur de dévitaliser l’opéra-somme d’Olivier Messiaen en plaçant les instrumentistes (et les chœurs) tout en fond de scène, le plus souvent derrière les éléments de décor. Le résultat est sans appel : l’impact de l’orchestre, principal moteur des Scènes Franciscaines, est réduit à peau de chagrin.

Toute la soirée durant, l’Orchestre de la Suisse romande donne l’impression de jouer dans la pièce à côté, au détriment de la profusion, des effets de masse, de la richesse coloriste d’une partition ramenée à cinquante nuances de gris, un sentiment que la direction aussi fluide que molle de Jonathan Nott ne risque pas de contredire. L’Ange qui frappe à la porte, la brutalité des scansions des Stigmates, tout parvient à l’oreille amputé de moitié.

L’accompagnement par les tenues de cordes du concert de l’Ange aux ondes Martenot est même totalement imperceptible derrière le bruit de fond du Grand Théâtre. Cette sonorité impressionniste, éthérée pendant quatre heures, frôle le contresens. Les seuls à en tirer bénéfice sont les chanteurs, qui butent davantage sur des voyelles fautives et un déficit de culture hexagonale que sur l’intelligibilité à proprement parler.

Le rôle-titre, confié au solide Robin Adams, manque donc avant tout d’intériorité et d’onction. Fragilisé par d’exotiques « r » rugissants, ce François très en voix reste assez prosaïque. Le ténor bien caractérisé d’Aleš Briscein en Lépreux bute sur les mêmes approximations phonétiques que le Frère Massée irradiant de Jason Bridges. L’Ange de Claire de Sévigné, sans consonnes au I, déploie ses ailes et des mouvements pleins de grâce au II, où sa jolie matière se double de déclamation, dans des nuances toujours raffinées.

Cette production laissera surtout dans la mémoire les belles images d’Adel Abdessemed, plasticien franco-algérien qui délimite clairement les huit tableaux avec tombers de rideau et précipités. L’artiste, qui conçoit les frères mineurs comme itinérants, couverts de babioles électroniques, élargit le champ spirituel aux principaux monothéismes – des étoiles de David sur d’immenses assiettes de cuivre ciselé accueillant des vidéos côtoient un dromadaire… peut-être plus près de passer par le chas d’une aiguille qu’un riche de pénétrer le royaume de Dieu.

Un gigantesque pigeon blessé, jonché sur un monticule d’œufs et de pommes, saint François prêchant en lévitation, le Lépreux couvert de sacs plastique telle une baleine échouée sur une grève, qui une fois guéri se prend à rêver des bienfaits d’un hammam sur la peau, et l’évocation de l’évolution, même répétitive ou inégale, des arts premiers à la robotique, ouvrent l’imaginaire sans violenter la musique.

"Saint-François d’Assise" laïc mais universel

Damien Dutilleul – Olyrix.com – 12 avril 2024

source: https://www.olyrix.com/articles/production/7523/saint-francois-d-assise-olivier…

 

L’Opéra de Genève crée l’évènement en présentant Saint-François d’Assise de Messiaen, sous la baguette affûtée de Jonathan Nott. La mise en scène d’Adel Abdessemed vise l’universalisme, quitte à s’éloigner du propos et de la cohérence de l’œuvre.

C’était déjà l’un des évènements de la saison 2019/2020 : la programmation par le Grand Théâtre de Genève de Saint-François d’Assise, seul opéra composé par Olivier Messiaen, aux dimensions titanesques. La pandémie de Covid 19 aura finalement obligé le public à attendre quatre années supplémentaires pour découvrir cette nouvelle production. L’œuvre créée en 1983 à l’Opéra de Paris mobilise un orchestre colossal et un large chœur pour une pièce complexe (la partition pèse 18 kg pour 2.500 pages selon le programme de salle) offrant 4h30 d’une musique foisonnante : un long roulis musical dont les répétitions agissent d’une manière hypnotique. Le fameux Prêche aux oiseaux, tableau occupant à lui seul 45 minutes, concentre la passion du compositeur pour l’ornithologie, mettant à l’honneur les nombreuses percussions et les trois ondes Martenot dont les sons participent au merveilleux de cette musique.

L’œuvre est imprégnée du fervent catholicisme de son compositeur. Le choix de confier la mise en scène à Adel Abdessemed, qui ne partage pas cette foi, est donc à double tranchant : si la mystique, si essentielle à Messiaen, disparaît totalement (Saint-François n’a par exemple pas de stigmates à l’acte III), la vision du metteur en scène préserve la spiritualité, l’ouvrant à un public plus universel. Il assume vouloir faire surgir des images autobiographiques, qui s’éloignent parfois considérablement de l’œuvre. Ainsi, lorsque Saint-François embrasse le lépreux, maladie jadis associée au mal, il associe cette réconciliation avec le péché inhérent à l’Homme, à l’innocence de femmes nues dans un hammam, signifiant là sa propre réconciliation d’homme laïc avec le corps féminin, associé au mal par le rigorisme islamiste de son Algérie natale. Est tout autant assumé le prosaïsme de certains choix, comme le fait de réduire la diversité des oiseaux cités à un pigeon rappelant le quotidien de nos villes.

Plus qu’une mise en scène, il met en place des tableaux dont l’esthétique marque, sans que tous les symboles proposés ne soient immédiatement compréhensibles (comme ce morceau de mur avec du papier peint à fleur, ces bidons sur lesquels l’ange se perche ou ce dromadaire qui s’envole dans le dernier tableau) : l’objectif est ici de stimuler l’impression plutôt que la raison. L’emploi de gifs, courtes vidéos ici projetées en boucle pendant des dizaines de minutes sur d’immenses médaillons descendus des cintres, accompagne visuellement les répétitions de la musique, prenant parfois le risque de générer une saturation (notamment avec les robots qui piétinent du raisin à l’acte I). Les costumes évoquent la pauvreté à travers l’idée de recyclage : les chanteurs portent des sortes de grandes capes sur lesquelles sont cousus d’innombrables objets (sacs poubelle, coussins, matériels électroniques, etc.). Les lumières créées par Jean Kalman et Simon Trottet restent dans les teintes sombres, oblitérant même la lumière éclatante qui doit accompagner la transfiguration du saint dans le final de l’œuvre.

La scénographie est surtout guidée par le choix de placer l’orchestre sur scène, rappelant la proximité de l’œuvre avec un oratorio. Dans certaines scènes, son dispositif permet de révéler l’orchestre, en tout ou partie. Ainsi, dans le premier tableau, les trois claviers, très sollicités par la partition, sont visibles entre deux éléments de décor, laissant le spectateur admirer leur chorégraphie synchronisée, dictée par des rythmes, des doigtés et des inflexions identiques. Mais des décors plus imposants cachent parfois intégralement l’orchestre et le chœur placé en fond de scène (les visages des choristes surgissant du noir peu avant chacune de leurs interventions). Ainsi, lorsque l’ange frappe à la porte dans le quatrième tableau, le son fracassant attendu (et prévu par Messiaen) est atténué par le décor de monastère (au demeurant peu utilisé dramaturgiquement), et perd totalement son impact. La carcasse d’église bombardée, certes impressionnante visuellement dans le septième tableau, agit de même sur le son du chœur. Autre problème posé par ce dispositif : le chef et les solistes ne se voient que par écrans interposés, ce qui génère nombre de micro-décalages que Jonathan Nott, placé à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, parvient toutefois à rattraper.

Le chef se montre précis dans sa battue, d’un geste court et sec : sa clarté est en effet primordiale devant la complexité de la partition, le nombre d’artistes impliqués et leur disposition sur la scène. La phalange semble pleinement maîtriser sa partition, travaillant des tempi acérés, variant les densités sonores, jouant sur la beauté des silences, afin de dilater ou resserrer le temps selon les scènes. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, dont les rangs sont complétés par Le Motet de Genève, peine à maintenir sa cohésion rythmique et à émerger depuis le fond de scène. Il parvient pourtant à faire grande impression à plusieurs reprises, notamment dans les dernières mesures, où il délivre un puissant et long son polyphonique final.

Robin Adams livre une interprétation marquante du rôle-titre, par son charisme, la solidité de sa voix, sa diction précise, son timbre d’encre noire et son souffle long. Il montre une grande sensibilité dans son interprétation scénique. En ce soir de première, tout juste commet-il quelques erreurs de texte bien peu préjudiciables.

L’Ange, campé par Claire de Sévigné, est ici vêtu d’une robe blanche légère. Elle (puisqu’il n’est manifestement pas ici nécessaire de débattre du sexe de cet ange) danse gracieusement, virevoltant autour des religieux, paraissant plus représenter un objet de tentation qu’un soutien divin. La voix de la soprano est effilée, douce et pure, s’étendant sur de longs phrasés émaillés d’un vibrato rond.

Le Lépreux est ici un SDF en slip, mais riche toutefois du timbre d’Aleš Briscein dont le texte est délivré avec un accent marqué. Sa voix, très juste, traduit les tensions que traverse son personnage. Kartal Karagedik est le Frère Léon (qui exprime sa peur tout au long de l’ouvrage). Sa voix de baryton est brillante, son vibrato est léger et rapide. Jason Bridges est un Frère Massé jovial. Sa voix de ténor est franche, son timbre est clair et sa projection puissante.

Omar Mancini présente un Frère Élie vigoureux et dynamique, au léger accent dans son texte et à la scansion escarpée. Sa voix laryngée garde une texture de granit. En Frère Bernard, William Meinert active de larges résonateurs et ouvre grandes ses voyelles, pour creuser une voix caverneuse. Joé Bertili et Anas Séguin chantent respectivement dans un duo homogène et précis rythmiquement Frère Sylvestre et Frère Rufin de leurs voix graves bien accordées.

Les spectateurs présents en salle attendaient manifestement de vivre cette expérience opératique. Malgré la durée de l’œuvre, peu d'entre eux abandonnent leur poste, et tous restent concentrés y compris entre les tableaux où le silence règne, tout juste émaillé de quelques chuchotements. Lors des saluts finaux, le public se montre enthousiaste, se soulevant même pour Claire de Sévigné, Robin Adams, l’Orchestre et son chef Jonathan Nott.

Un "Saint François d’Assise" saisissant

Paul-André Demierre – crescendo-magazine.be – 13 avril 2024

source: https://www.crescendo-magazine.be/a-geneve-un-saint-francois-dassise-saisissant/

 

Depuis sa création au Palais Garnier le 28 novembre 1983 avec José van Dam, Christiane Eda-Pierre et Kenneth Riegel sous la direction de Seiji Ozawa, le Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen n’a connu que de sporadiques reprises de l’ouvrage intégral  à l’Opéra Bastille en décembre 1992 dans une mise en scène de Peter Sellars qui a été présentée ensuite au Festival de Salzbourg de 1998. A la suite de la création américaine à San Francisco en septembre 2002, il a été proposé à la Ruhrtriennale de Bochum, à Paris, Amsterdam, Munich, Madrid, Darmstadt et Bâle.

A Genève, ce monumental ouvrage aurait dû être donné au Grand-Théâtre il y a cinq ans ; mais il avait été annulé à cause de la pandémie du Covid-19. Et c’est donc en ce 11 avril 2024 qu’il y est affiché avec les deux principaux artisans de ce gigantesque projet, le chef d’orchestre Jonathan Nott et l’artiste franco-algérien  Adel Abdessemed, dessinateur, sculpteur et vidéaste qui assume mise en scène, scénographie, costumes et vidéo en collaborant avec Jean Kalman pour les lumières. Pour lui, Saint François d’Assise, c’est une œuvre métaphysique qui exprime un déchirement existentiel et qui voudrait changer le monde par le pouvoir de l’art et le chant des oiseaux, « un combat intérieur entre la grâce et l’homme », comme le disait Messiaen lui-même.

Disposant le monumental effectif orchestral en fond de scène, il développe les huit tableaux devant un écran et une gigantesque surface en forme d’écu où est projetée une étoile de David soulignant le caractère hébraïque des origines du christianisme.  Il se concède une certaine liberté par rapport aux fresques et toiles de Giotto et de Fra Angelico dont s’était inspiré le compositeur. Il n’incorpore que quelques éléments en dur comme les amas de bois, meule, débarras d’ordures, monticule de sable blanc où se juchera une colombe ou contrefort arrière d’une église obstruant malheureusement l’écoute du chœur ou même un chameau empaillé bien ridicule en s’élevant vers les cintres. Quant aux costumes, bien éloignés de la bure franciscaine voulue par Messiaen, ils tiennent du recyclage d’aujourd’hui avec un lépreux s’enveloppant de sacs poubelle mis bout à bout, cachant ses pustules sous des ampoules électriques allumées, alors que le Saint et les six frères ne sont que des va-nu-pieds portant des djellabas alourdies par des éléments électroniques réutilisés. Au cœur de ce bric-à-brac, l’interaction entre les personnages est d’une extrême lisibilité tout en étant porteuse d’émotion dans les apparitions de l’Ange, vêtu d’une simple tunique d’un blanc immaculé, ou dans le baiser au lépreux qui, selon le régisseur, aurait une conséquence charnelle, puisque la lèpre concrétisait le mal. La projection d’un bout de film tourné au hammam de la Mosquée de Paris tend à démontrer l’innocence de la chair dans un anti-opéra où l’on perçoit les états d’être et la révélation intérieure, tandis que le chant des oiseaux symbolise la langue de Dieu, notamment la venue d’un pigeon, évoquant l’âme du Saint avant de recevoir les stigmates, puis l’image du Golgotha.

Pour en venir à la grandiose partition qui requiert 119 musiciens avec deux trompettes piccolo, trois flûtes piccolo et une énorme percussion incluant trois ondes Martenot, ainsi que 150 choristes divisés en dix groupes et neuf rôles chantés, il faut tirer chapeau bas devant le travail titanesque entrepris par Jonathan Nott qui donne cohérence à chaque scène en imposant une fluidité du discours orchestral dont étaient singulièrement dépourvues les premières exécutions  des années quatre-vingts cultivant un charivari assourdissant qui couvrait le plateau. Tout aussi remarquable, la prestation du Chœur du Grand-Théâtre renforcé par l’ensemble Le Motet de Genève préparés par Mark Biggins, de grandeur hiératique dans la scène des stigmates et l’hymne de la nouvelle vie.

Sur scène s’impose le Saint François du baryton Robin Adams, d’une bouleversante humanité qui fait comprendre chaque mot, au point qu’il est impossible d’imaginer qu’il est natif d’outre-Manche. Pour ce rôle écrasant, omniprésent sur scène durant plus de quatre heures, il dit lui-même qu’il constitue un marathon physique et intellectuel qui l’a contraint à n’accepter aucun engagement depuis décembre 2023. Il réussit à rendre humain son personnage en  traduisant son humilité par le medium de la voix.  Par un grain fruité irradié d’un aigu étincelant, Claire de Sévigné prête une dimension détachée de toute contingence à l’Ange, alors que le ténor Ales Briscein campe un Lépreux aigri par d’insurmontables douleurs, claironnant vertement ses aigus avant de succomber à la joie démesurée de la guérison. Face au Frère Massée de Jason Bridges, pondéré dans sa bonhommie, le Frère Léon de Kartal Karagedik exhibe un chant nuancé par quelques sons filés. Le Frère Bernard de William Meinert cultive de suaves pianissimi dans un phrasé éloquent que lui envie l’anguleux Frère Elie d’Omar Mancini, flanqué des convaincants Frère Sylvestre de Joé Bertili et Frère Ruffin d’Anas Séguin.

Au terme de cinq heures et demie de spectacle, le trois quart de la salle abandonnée par quelques abonnés grincheux applaudit à tout rompre  les artisans de cette indéniable réussite.

"Saint François d’Assise" : si long, si humain

Julian Sykes – Le Temps – 13 avril 2024

source: https://www.letemps.ch/culture/scenes/saint-francois-d-assise-au-grand-theatre-…

 

L’opéra d’Olivier Messiaen mobilise des forces inimaginables pour un spectacle à grande échelle. Une réussite dans l’ensemble, portée par le baryton Robin Adams et une scénographie foisonnante prenant ses distances avec la pure imagerie franciscaine
C’est une grande fresque, une grand-messe messianesque qui dure près de cinq heures et demie, deux entractes compris. Alors forcément, on se met en condition pour y aller, on s’arme de patience et de bon sens, car on sait que ça va durer. Près de 120 musiciens, plus de 100 choristes, neuf solistes vocaux pour une dizaine de rôles, 2000 pages de partitions avec des myriades de notes. Une sorte d’opus summum qui aura coûté des années de travail à Olivier Messiaen.
Le plasticien Abel Abdessemed, qui signe tout à la fois la mise en scène, la scénographie, les costumes et les projections vidéo, essaie de ramener Saint François à taille humaine. Ce qui frappe peut-être le plus, c’est cette corporalité conférée au célèbre moine et à sa confrérie de l’Ombrie, une humanité au-delà du pur message religieux et du dépouillement franciscain. On y trouve des références à divers courants mystiques, un syncrétisme un peu foutraque mais attachant. On peut facilement s’identifier à ce Saint François d’Assise qui questionne sa foi, teste sa force de conviction intérieure pour dépasser ses doutes et accomplir sa conversion capitale.

Par moments, le livret devient très verbeux, avec des grands concepts philosophiques, «l’alpha et l’oméga», «l’homme-Dieu», «l’invisible». On a l’impression de tanguer sur une balançoire ésotérique qu’heureusement la mise en scène élude en nous ramenant toujours à l’humanité des personnages. Le baryton Robin Adams assume une formidable prise de rôle en Saint François, sa voix charpentée et bien projetée – aux entournures un rien rocailleuses – se parant d’accents tour à tour puissants et tendres. L’Ange de Claire de Sévigné émerveille par son timbre séraphique. Le ténor tchèque Ales Briscein campe un Lépreux aux accents de serpent angoissé pour mimer sa douleur. On salue aussi les autres membres de la confrérie, notamment Frère Léon (Kartal Karagedik), Frère Massée (Jason Bridges) et Frère Bernard (le jeune William Meinert à la voix de basse).

Evidemment, les attaques de paupières sont ô combien pardonnables dans une oeuvre si longue à la dramaturgie linéaire, et si peu opératique. Ce qui est plus éprouvant encore, c’est le livret parfois terriblement naïf et prosaïque, comme dans Le Prêche aux oiseaux à l’acte 2. Ce catalogue d’oiseaux est un prétexte à un bel étalage des vents et percussions avec tout un catalogue de rythmes et d’harmonies complexes… Mais le prêche n’en finit pas! Et pourtant, la musique est belle, on se laisse bercer par ces couleurs de timbres, ces leitmotivs infiniment pareils et infiniment variés qui installent une sorte d’hypnose hors du temps.

Belles images vidéo

Sous l’oeil du plasticien Adel Abdessemed, les huit «tableaux» de l’opéra se succèdent avec leur cortège d’imagerie et de symboles: étoile de David, grandes sculptures boisées très «nature», goutte d’eau stylisée, grand pigeon blessé, carcasse d’église laissée à l’abandon pour les très attendus Stigmates, avec toutefois des références plus directes à l’iconographie franciscaine. Certaines vidéos sont très belles, et les références au biologique, à la nature et au cosmos abondent. Il y a des robots humanoïdes vinificateurs – foulant la terre de leurs pieds métalliques – tout à fait intrigants.

On y décèle des thématiques très actuelles, comme les SDF voués à la pauvreté, les migrants errant pour trouver une terre d’accueil, une écologie menacée, une planète où l’eau potable pourrait venir à manquer. Les frères franciscains portent des sacs à provisions, ils trimbalent des matériaux de récupération et des vestiges de technologie électronique (CD, vieux smartphones…) sur leurs robes aux matériaux composites.

Adel Abdessemed convoque des images de son enfance, telle cette belle scène de femmes se lavant dans un hammam qui semble faire écho à la purification à laquelle le Lépreux, représenté en SDF, accède après que Saint François l’a guéri et a littéralement extirpé le mal de son corps. Un spectacle ouvrant les portes de l’imaginaire. Mais à la longue, il y a des baisses de régime, y compris du côté de la scénographie assez faible pour Le Prêche aux oiseaux.

Une expérience qui en vaut la chandelle

Au lieu d’être dans la fosse, les musiciens sont placés à même le plateau scénique, dans la partie du fond. Les choristes – remarquables Choeur du Grand Théâtre et Motet de Genève – sont placés encore un cran derrière. L’avantage est que les voix solistes ressortent avec d’autant plus de clarté. Mais de grands éléments scéniques forment un barrage entre-deux qui a tendance à atténuer le son de l’orchestre. Il en résulte des sonorités d’une douceur ineffable, très enveloppantes, mais aussi un sentiment que l’orchestre n’est pas assez présent dans les climax dramatiques.

A la première représentation, plusieurs personnes ont quitté le spectacle avant la fin. «Courage», a-t-on entendu souffler dans le siège d’à côté quand l’acte 3 allait commencer… Il n’empêche que l’expérience Saint François d’Assise en vaut la chandelle, car une véritable initiation a lieu que le plasticien Adel Abdessemed a su traduire par un univers visuel attrayant, à défaut d’être très unifié et toujours déchiffrable. A chacun de faire sa route, son pèlerinage intérieur, avec ses bonheurs et ses heurts, ses adhésions et ses refus au spectacle.

"Saint François d’Assise" loin du divin

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 14 avril 2024

source: https://www.resmusica.com/2024/04/13/a-geneve-saint-francois-dassise-loin-du-di…

 

Originellement prévue en apothéose de la saison 2020 du Grand Théâtre de Genève, l'épidémie de Covid a repoussé jusqu'à aujourd'hui cette nouvelle production du Saint François d'Assise de Olivier Messiaen mise en scène par le plasticien Abdel Abdessemed, malheureusement dépassé par la grandeur du message subliminal du personnage.

Figure emblématique de la chrétienté, Saint François d'Assise, de par son être, son parcours initiatique, son existence axée vers le dénuement impose grandeur et humilité. Grandeur devant l'homme qu'il fut et le message qu'il portait et modestie devant l'œuvre christique empreinte de bonté et de simplicité qu'il incarna au sein de la communauté qu'il créa.

Devant l'insistance de Rolf Lieberman enjoignant Olivier Messiaen à composer un opéra, le compositeur se laisse convaincre. Profondément croyant, il choisit de célébrer Saint François d'Assise. On peut toutefois saisir l'angoisse qui pouvait l'habiter au moment de s'attaquer à la réalisation de ce projet. On connait la suite. Cette œuvre est la composition de tous les superlatifs. Huit ans de travail exclusif, une partition de plusieurs milliers de pages dont la complexité n'a probablement pas d'équivalent dans l'histoire de la musique. Ainsi pour louer le personnage le plus dénué a-t-on élaboré une musique parmi les plus difficiles d'interprétation. Rien n'est plus compliqué que d'expliquer la simplicité ! La grandeur au sens de la noblesse des sentiments devient-elle obligatoirement synonyme de foisonnement de mots, de notes, de couleurs ou de visions ? La réponse d'Olivier Messiaen se situe dans un épanchement musical total, dans une coloration nécessitant un dispositif orchestral inhabituel. A-t-il pour autant réussi à offrir l'impression de la plénitude divine qui caractérise la figure de Saint François d'Assise ? La production genevoise semble ne pas avoir répondu à cette attente.

Certes, Olivier Messian réfutait l'idée d'un opéra, sous-titrant son œuvre de «Scènes Franciscaines» niant par là l'idée d'une trame lyrique traditionnelle avec sa continuité dramatique. C'est ainsi qu'il ne privilège pas musicalement, une scène par rapport à l'autre. Ainsi, on navigue de la lamentation à la prière, de la réflexion à la vision céleste, de la vie à la mort, sans qu'une progression dramatique ne vienne construire une intrigue.

L'œuvre présuppose une mise en scène capable de captiver un auditoire pendant quatre heures et demie de musique. Or, dans le cas d'espèce, d'avoir donné à un plasticien, aussi mondialement connu soit-il, le soin de nous raconter ces scènes où l'action est quasi inexistante et le dialogue rare et éthéré apparait comme une erreur manifeste. C'est avec de l'esprit qu'il faut habiter ces scènes, pas avec des gadgets. Or, Abdel Abdessemed nous gave d'images incompatibles avec la spiritualité des personnages. Sinon, que viennent faire ces vidéos de robots humanoïdes écrasant du raisin ? Quelle justification à ce hammam ? Et ce dromadaire lifté du plateau jusqu'aux cintres ? Et ces tapis pendus pendant quelques minutes au-dessus de la scène ? Que dire encore de ce gigantesque pigeon de plâtre trônant au sommet de ce qui pourrait être une montagne de fiente ? Et de cette église grise occupant toute la scène, tristement éclairée, bientôt dégoulinante de suies, dont un seul angle permet à Saint François de se déshabiller pour recevoir les stigmates (qu'on ne distingue d'ailleurs pas !) ? Et ces caddies de supermarché ? Tant d'objets, de décors qui occupent l'espace sans qu'ils ne servent à quoi que ce soit. Quant aux costumes, encombrants et encombrés, en lieu et place de simple toge de bure, on a trouvé judicieux de coudre dessus des circuits imprimés, des carcasses de téléphones portable, divers éléments d'électroniques. On a même poussé le détail à mettre une pile pour permettre à l'un de ces éléments de s'illuminer brièvement ! Et pour peut-être souligner que chacun des protagonistes trimballe son bagage humain, on a prit soin de coudre au dos des toges nombre de coussins, de sacs plastiques. Quant au lépreux, on ne pouvait lui attribuer qu'une cape couverte de sacs plastiques et d'une corolle de lampes illustrant avec humour (?) sa fièvre bubonique. Seule l'Ange était immaculée dans sa robe blanche et, afin qu'on ne se méprenne pas sur ses intentions, elle tient ses ailes colorées au bout de ses mains.

Vocalement, force est de reconnaître que le plateau genevois est de très bonne qualité. Chacun s'efforce à ce que chaque mot soit parfaitement intelligible, favorisé qu'il se trouve par le soin qu'Olivier Messiaen a porté aux paroles afin qu'elles soient en adéquation avec la musique. Il n'a pas hésité à changer un mot pour un autre afin qu'il colle mieux à l'harmonie.

Parmi les interprètes, la voix bien timbrée du ténor Aleš Briscein (Le lépreux) fait une incursion heureuse dans le répertoire français, lui que nous avions plutôt entendu dans les opéras de Janáček comme Kát'a Kabanová à Genève en octobre 2022, ou dans L'Affaire Makropoulos en 2020 ou russes comme dans le Guerre et Paix de Prokoviev à Genève en septembre 2021 ou encore dans l'opéra allemand avec le Vaisseau Fantôme de Wagner à Prague en septembre 2022. A ses côtés, le baryton anglais Robin Adams (Saint François), dont nous avons vanté à maintes reprises les apparitions sur la scène du Stadttheater de Berne depuis 2005 se frotte à ce monument lyrique avec beaucoup de cran. Si la voix ne manque pas, le légato restant magnifique, la diction impeccable, on peut cependant regretter que l'investissement émotionnel du chanteur ne soit pas à la hauteur du personnage qu'il est censé incarner. Espérons que les représentations suivantes le libéreront des éventuelles appréhensions de la Première. Remarquable en tous points, la soprano Claire de Sévigné (L'Ange) investit son rôle avec une voix en parfaite adéquation. D'une douceur sensible, portée par un vibrato parfaitement maîtrisé, son chant principalement exprimé dans le haut de son registre souligne l'apaisante ambiance que son personnage répand. Se mouvant avec grâce, sans excès théâtral, c'est un bonheur de la voir et de l'entendre.

L'Orchestre de la Suisse Romande au grand complet placé sur le fond de la scène, épaulé par le Chœur principal du Grand Théâtre, de quelques éléments du Chœur auxiliaire et du Motet de Genève œuvrent sous la baguette parfois timide d'un Jonathan Nott qui, lors des deux derniers tableaux du troisième acte libère avec beaucoup de vigueur les forces orchestrales et vocales qu'il a sous ses ordres. Le crescendo musical final couronne le spectacle avec ferveur.

La démesure et l’intimité, à la fois

Charles Sigel – ForumOperta – 14 avril 2024

source: https://www.forumopera.com/spectacle/messiaen-saint-francois-dassise-geneve/

 

C’est un défi : comment faire un spectacle d’un poème musical dont le thème est « le cheminement de la grâce divine dans l’âme de l’un des plus grands saints » (la phrase est d’Olivier Messiaen).
Autre défi, celui de la démesure : 119 musiciens requis, 150 choristes (ici un peu plus de 90 si nos comptes sont justes) et 4h15 de durée !
Pour ne rien dire des huit années que Messiaen consacra à son écriture, « jour et nuit », dit-il.
C’est un voyage, nous disait récemment Jonathan Nott. Au sortir de ces 4h15, on dirait aussi que c’est une expérience, un happening, un moment de vie, avec ses hauts et ses bas, ses instants d’abandon, d’émerveillement, d’acquiescement, de grâce (mais oui !), de suspens et (oserons-nous le dire ?) de langueur ou d’impatience…
Jonathan Nott nous racontait aussi (et il le dit encore dans le programme de salle) que, confiné pendant le Covid, il avait décidé un jour d’écouter d’un bout à l’autre une des versions enregistrées (donc forcément avec José Van Dam). Au bout d’une demie-heure, il avait regardé sa montre en se demandant s’il allait tenir le coup, une heure plus tard même chose (en pire) et qu’au bout de trois heures, à la réapparition de l’Ange chantant « François », il avait fondu en larmes : « Que cet ange soit dans notre tête, ou qu’il soit l’incarnation de ce que en quoi nous croyons tous, c’est extraordinairement émouvant. On trouve là le pardon, le cheminement, tout ce qui fait le propre du voyage humain. »
Manière de dire aussi l’effet hypnotique de cette expérience temporelle, de l’étirement démesuré des séquences, de la répétition des cellules musicales, du pullulement sonore de percussions en délire, de cette volière musicale inépuisable, du sentiment de plénitude où l’univers sonore de Messiaen plonge l’auditeur, grâce auquel on peut passer outre à un texte à la poésie parfois scolaire, à la piété parfois fastidieuse…

Un poème d’images

À Genève, l’émerveillement vient aussi d’un poème d’images, d’une beauté fascinante.
Il y a d’abord cet effet superbe de l’orchestre au fond de la scène, derrière un tulle, dans la pénombre, de Jonathan Nott que l’on distingue diriger, du chœur derrière l’orchestre, alignement de visages lointains.
Conséquence de ce placement inhabituel (la fosse d’orchestre eût été trop exiguë), le son est lui aussi voilé par un tulle… Un peu estompé, fondu, paradoxalement discret. On sera parfois frustré de tutti bien sonores, en manque d’éclats, de rutilance… Il y en aura aussi, notamment à la fin. Mais cet inconvénient est léger, comparé au sentiment d’intimité, de proximité, de retenue (franciscaine ?), de confidence, que suscite le dispositif sonore et scénique.
Ajoutons à cela une direction orchestrale recherchant la transparence de la matière sonore, outre un respect scrupuleux des innombrables et minutieuses indications métronomiques de la partition.
La grande réussite est d’avoir confié la réalisation visuelle au plasticien Adel Abdessemed. Qui superpose son monde d’images à l’imaginaire sonore de Messiaen.

Fourbi d’aujourd’hui

Ses moines sont des poèmes visuels ambulants. Saint François s’enveloppe d’un cocon de tissus évoquant les burnous rayés marocains et, tel un SDF, ne se sépare jamais de deux cabas, un bleu et un rouge, contenant un probable nécessaire de survie. Les autres moines portent des manières de houppelandes, amples manteaux où scintillent dans les projecteurs on ne sait quels objets de récupération, cartes mémoires, cd miroitant, bidules électroniques, tout un fourbi d’aujourd’hui qu’on devine plus qu’on le distingue.
On est très loin de l’imagerie franciscaine nourrie de Giotto et de Fra Angelico que Messiaen détaillait dans ses foisonnantes didascalies. Pas de robes de bure. Tel autre moine est surchargé de coussins, un autre de sacs de jute tel un porte-faix, un troisième enveloppé d’une tenue dorée qui tient de la couverture de survie ou du scaphandre anti-radiations… Tous semblent, comme des bernard-l’ermite, inséparables de ces défroques, métaphores des fardeaux de leur vie, de leur passé. Et que dire du lépreux, qui apparaît dans un vaste manteau surchargé de sacs plastique, suggérant les pustules qui le font souffrir, comme notre pollution fait souffrir la planète, et arpente la scène surmonté d’ampoules électriques qui le signalent comme dangereux, à la manière des balisages de chantiers.

Rescapés, survivants, migrants ?

Tous ont un peu l’air de rescapés d’une catastrophe, de survivants réfugiés là, peut-être de migrants s’abritant dans ce monastère suggéré par quelques panneaux blancs dans le tableau de l’ange voyageur et qu’ils balaient à grands coups de balais de paille, toujours surchargés ou protégés de leurs carapaces-coquilles emblématiques.
Messiaen voulait que son ange ressemblât en tout point à celui de l’Annonciation au couvent San Marco de Florence. Ici l’ange porte une longue robe blanche évoquant une statue grecque (l’Aurige) ou les drapés couture de Grès, mais, concession, elle manipule de petites ailes de carton, que parfois elle croise sur sa poitrine (l’effet est joli) et dont la bigarrure aurait comblé le vieux compositeur.

De fascinants tableaux

Un compositeur qui sous-titre son opéra « scènes franciscaines ».
Adel Abdessemed parle, lui, de « tableaux » qu’il compose, à partir d’éléments qui font partie de son vocabulaire personnel.
Ainsi les trois objets en bois tressé qu’on voit dans la première scène (un grand vase, un cube, une sphère) renvoient-ils à une de ses techniques fréquentes (il a tressé des crucifiés en fil barbelé qui ont été exposés à Colmar à côté du retable de Matthias Grünewald).
Dans la seconde scène on verra une femme nue traverser la scène de jardin à cour et une manière de gros ballon gonflable représentant la Terre se vider lentement de son air pour devenir une vague forme flasque.
Dans la troisième scène (le Lépreux), l’ange se juchera sur une énorme citerne en plastique bleu parmi des caddies de super-marché. Ensuite apparaîtra une scène de hammam (quelques figurantes parmi des fumerolles avec, au fond, une vidéo filmée au hammam de la Mosquée de Paris, manière de faire surgir le monde féminin dans un opéra d’où il est absent). On pense aux femmes d’Alger de Delacroix.

Aimer qui l’on n’aime pas

Cette évocation apparaît juste après le baiser au lépreux et, dit Adel Abdessemed, « la promesse du paradis que ce baiser permet, je la trouve dans ce lieu qui est pour moi celui de l’innocence de la chair, ce que j’ai vécu aussi quand j’étais enfant, avant que le rigorisme de la religion ne me dise, comme à tous les enfants de mon Algérie natale, que la chair, celle des femmes en tout cas, c’était le mal. »
Images très belles, celle du baiser au lépreux, l’accolade de ces deux hommes dans leurs coquilles de tissu, et celle du fil de laine qui continue à les relier quand ils se séparent. Puissance d’Aleš Briscein qui de sa voix parfois rugueuse crie la détresse du lépreux.
Une scène comme suspendue, hors du temps. Introduit par le babillage ténu au piccolo de la fauvette Gerygone, l’Ange apparaît. Avec la voix d’une clarté séraphique de Claire de Sévigné dans de longues phrases suspendues, dont elle maîtrise le tempo lentissime, chantant « Il est Amour, Il est plus grand de ton cœur ».
À chacune de ses apparitions, Claire de Sévigné sera, vocalement et dans ses mouvements, l’incarnation même de la grâce et de la Grâce.
Dernière image de cette séquence essentielle (il s’agit de fraterniser avec celui qu’on croit détester ou mépriser) : l’ange appuyé songeur sur son échelle (allusion aux angelots de Raphaël ?).

Universalisme

L’essentiel de l’imagerie, des associations d’idées, de la poésie du plasticien passera par le biais de projections faites sur un ou deux écrans de forme ronde descendant des cintres. Les deux premières seront une étoile de David (pour rappeler les sources du christianisme) puis un dessin représentant la montée au calvaire, avant une image géométrique d’inspiration arabe (faisant penser aux gravures des plateaux de cuivre où on sert le thé à la menthe), manière de détacher l’opéra de Messiaen de son catholicisme originel, pour le faire glisser vers une spiritualité universaliste. Abdessemed confessant que sa seule religion est la laïcité…
On y verra projeter d’étranges fourmillements rouges évoquant peut-être des globules de sang, puis une sphère tour à tour verte, rouge et bleue suggérant le soleil et les éruptions à sa surface. On y verra aussi deux robots très laids piétiner on ne sait quoi dans une cuve. Image énigmatique qui fait peut-être allusion aux créations dangereuses de l’homme, la cybernétique, l’intelligence artificielle, etc.
Ces projections développant un discours parallèle à l’action, à vrai dire très statique, se déroulant en dessous d’elles dans les très belles lumières du vétéran Jean Kalman (assisté de Simon Trottet).

Comme sur un parvis moyenâgeux

C’est en somme une manière de mystère, au sens médiéval du mot, qui se déroule ici, un peu à l’image des représentations sacrées qu’on jouait sur le parvis des églises. On y traverse des forêts de symboles et, après tout, cette œuvre de Messiaen n’est pas moins buissonnante. Autobiographique à sa manière, peuplée de références connues de l’auteur seul : « Seigneur, musique et poésie m’ont conduit vers toi », dit Saint François (ou Messiaen).
Élément essentiel du cérémonial, de ce rituel, la parole de Saint François, constamment intelligible. On s’incline devant la performance du formidable Robin Adams : le rôle est écrasant, Saint François est présent dans sept scènes sur huit, c’est donc aussi (pour quatre représentations !) une performance de mémoire bien sûr. Mais surtout, le baryton anglais, familier de rôles comme Macbeth, Wozzeck, Onéguine ou Alberich, et qui a chanté aussi György Ligeti (Le Grand Macabre) ou George Benjamin (Written on Skin), impose ici, pieds nus et entortillé dans ses couvertures, un personnage impressionnant d’évidence, de simplicité, d’intériorité. Toujours accompagné par son thème aux cordes, thème obsédant qui reviendra on ne sait combien de fois, dans toutes sortes de variations.

La sainteté par l’exemple

La voix est moins profonde que celle de José Van Dam auquel on pense inévitablement, mais comme lui il s’appuie sur une diction souveraine. À la beauté du timbre, des phrasés, des couleurs vocales, s’ajoute une manière de noblesse, de sainteté par l’exemple. De grandeur naturelle.
De proximité aussi : grâce au dispositif scénique qu’on a décrit, pas besoin de forcer pour que la voix passe. D’autant que Messiaen, soucieux du message qu’il veut transmettre, laisse souvent la voix à découvert dans une sorte d’arioso continu, l’orchestre venant ponctuer la fin des groupes de mots ou de phrases. Et l’on entend parfaitement la poésie du texte, parfois d’une candeur presque maladroite, mais parfois inspiré (le « papillon parfumé ! »), parfois aussi d’une aridité théologique intimidante… Pas facile de faire passer des phrases comme « De la croix, de la tribulation, de l’affliction, nous pouvons nous glorifier, car cela nous appartient »…
Le deuxième acte est le plus long. Le tableau de l’Ange voyageur (le seul d’où François est absent physiquement mais une fresque le représente sous l’inscription EXIL en lettres lumineuses) commence par un concert d’oiseaux (le Philémon de l’Ile aux Pins, la Rousserolle effarvatte…) tandis que les moines balaient la salle et que l’Ange danse au milieu d’eux (la grâce en mouvement sur fond de piccolo, après que ses coups à la porte auront déclenché un tintamarre de grosse caisse qui fait sursauter).
Le décor évoque le couvent de la Verna et on y entend à nouveau Frère Léon chanter « J’ai peur sur la route ». C’était déjà les premiers mots de l’opéra). Léon, c’est l’impressionnant, physiquement et vocalement, Kartal Karagedik, puissant baryton qui sait alléger sa grande voix pour dire les longues phrases sinueuses que lui attribue Messiaen. Frère Massée, c’est le ténor lyrique Jason Bridges, voix claire toute de lumière, tandis que Frère Élie, introduit par des accords évoquant le dragon de Siegfried, aura la seule touche d’humour de la partition (Omar Mancini, ténor léger ici en ténor de caractère) : Élie est de mauvais poil et ne veut pas être dérangé, même par un ange… d’autant que l’Ange lui demande ce qu’il pense de la Prédestination. À cette question compliquée, c’est Frère Bernard qui répondra, occasion d’entendre le legato et la superbe voix de basse (qu’il sait alléger) de William Meinert.
Les deux derniers moines, Sylvestre (Joé Bertili) et Ruffin (Anas Séguin), sont moins mis en avant par la partition, et c’est surtout dans les ensembles qu’on les entendra, notamment dans le dernier tableau, celui des adieux de François à la vie.

La musique de l’invisible

Un énorme oiseau blanc, une colombe (la « colombe poignardée » d’Apollinaire ?) domine le tableau de l’Ange musicien, essentiel évidemment pour Messiaen. Introduit par le faucon Crécerelle (ponctuations des bois dans une alchimie sonore acidulée), l’Ange reviendra, escorté d’énormes accords soutenus par le chœur et son message (« les secrets de la Gloire ») sera traduit par sa viole d’amour, en l’occurrence ici une onde Martenot, appuyée sur le chœur à bouche fermée pianissimo. Une sublime mélodie qu’hélas on entendra trop peu : il se dit que l’orchestre bénéficie d’une légère sonorisation, extrêmement discrète, on aimerait que cette « musique de l’invisible » soit un peu soutenue par un micro charitable.

Le terrible prêche

Le prêche aux oiseaux est évidemment une manière de pierre d’achoppement. Quarante-quatre minutes de volière musicale, illustrée par l’image sur l’écran de gauche d’un pigeon en gros plan, posé sur un barreau et nous fixant interminablement, et du côté droit, dans un montage très rapide, par une flopée de volatiles de tous modèles et de toutes couleurs.
On y entendra, parmi cent autres, la Capinera, la fauvette à tête noire (trente mesures virevoltantes des piccolos, flûtes, hautbois s’entremêlant au thème de St François aux cordes). On y entendra aussi des oiseaux que Messiaen était allé spécialement entendre en Nouvelle-Calédonie. « Je n’ai jamais entendu ces oiseaux dans notre Ombrie », objectera justement Frère Massée.
Par sa longueur, son tempo général très lent (même si des chants d’oiseaux au rythme plus rapide la ponctuent -et parfois ad libitum du point de vue de la mesure), par la lente psalmodie du prêche, cette séquence est, dirons-nous, aussi exigeante pour l’auditeur que pour les interprètes… On admire les majestueux phrasés et les demi-teintes de Robin Adams et la concentration des musiciens (même si l’alternance systématique d’une phrase chantée avec une ponctuation aviaire engendre une certaine torpeur…)
Dans cette partition dont Jonathan Nott dit combien elle s’inscrit dans une ligne française (Debussy en arrière-plan et Ravel pour l’orchestration), l’Orchestre de la Suisse Romande est d’une virtuosité éblouissante (mention particulière aux vents et au pupitre de percussion, xylophone et marimba au premier rang !)
Mais l’image est belle de St François montant au ciel, suspendu à des haubans que ses frères sont venus attacher, image évidemment inspirée de toutes les transfigurations de l’histoire de la peinture.

Une cruauté qui fait du bien

Le tableau des Stigmates introduira d’autres couleurs. Sans doute est-ce le plus frappant. Le plus dramatique. Le plus fort.
D’âpres harmonies, blafardes, angoissantes, verdâtres. Des timbres malaisants. Un climat vaguement sériel. Des sons d’outre-tombe aux ondes Martenot. Le thème de St François semble se dissoudre dans les dissonances.
Le décor monumental d’un église occupe le plateau et cache complètement l’orchestre. François se terre dans le recoin des murailles, tandis que le chœur sous les coups de boutoir de la grosse caisse et les clameurs des trombones psalmodie « Il te faut souffrir dans ton corps les cinq plaies de mon Corps en Croix ».
Après le lénifiant prêche, cette noirceur sinistre fait du bien… Et cette pâte sonore violente, drue, ces fortissimos, ces accords brutaux.
Le Chœur du GTG et le Motet de Genève y sont d’une puissance implacable, répondant au désespoir grandiose de Robin Adams (« Ô faiblesse, ô mon corps indigne ! »)
Sans doute la séquence la plus contemporaine. La plus parlante aujourd’hui.

À la fin, la Joie

Le dernier tableau commence lui aussi par des accords térébrants. La mort est là qui frappe à la porte. St François est étendu sur son lit de mort. Dépouillement final. La scène est vide. Au fond, la simple beauté de l’orchestre qu’on devine derrière le tulle noir.
Séquence de l’adieu aux oiseaux, aux disciples, détresse psalmodiée des frères. Aux coups de boutoir terrassants du « thème de Solennité », succédera la louange de la Mort corporelle, « Loué sois-tu, mon Seigneur pour sœur Mort… »
Un tuba imite un chien hurlant à la mort dans le lointain.
Le thème de François revient, semble se démantibuler.
Après une ultime intervention, miraculeusement transparente, de l’Ange de Claire de Sévigné, François mourra en prononçant le mot Vérité sur un accord de neuvième, laissant une impression d’ouverture ou d’attente.
Après qu’il aura été enveloppé d’un suaire par les frères, et qu’il aura disparu dans les tréfonds de la scène, on verra -effet saisissant- le chœur descendre de sa lointaine estrade et s’approcher du bord au plateau, sur fond de xylophones et marimba en fusion.
Foule éclairée par l’arrière, en vêtements contemporains, silhouettes de toutes générations. Pour un chœur final monumental, un point d’orgue se prolongeant à l’infini. Fin glorieuse sur le mot Joie et en ut majeur !
Triomphe de la part du public, à la fois abasourdi, comblé… et épuisé ! Pas autant que les magnifiques interprètes sans doute…

Der Mensch im Mönch

Peter Krause – concerti.de - 12 Avril 2024

source: https://www.concerti.de/oper/opern-kritiken/grand-theatre-de-geneve-saint-franc…

 

Es sind die Armen der heutigen Welt, um die es in Messiaens „Saint François d’Assise“ geht, weit weniger die religiösen Schwärmer des späten Mittelalters. Adel Abdessemed und Jonathan Nott verständigen sich am Grand Théâtre de Genève auf ein Klangtheater der ganz eigenen Art.

So baritonviril, so kerngesund, so markant und männlich intoniert Robin Adams die Worte des Heiligen Franziskus, dass man dem Briten zunächst gar nicht abnimmt, dass er mit seiner Figur einen Weltabschiedsweisen portraitiert, der christusgleich die Stigmata des Heilands empfängt, dessen Leiden am eigenen Körper nachvollzieht und sich schließlich ähnlich jung wie der Messias selbst in die Ewigkeit verabschiedet. Ganz anders also als José van Dam, der legendäre Sänger der Pariser Uraufführung des „Saint François d‘Assise” anno 1983, ist hier kein früh und bekenntnishaft dem wahren Leben entrückter Mann Gottes zu erleben, der entsprechend leise, nach Innen zielende, transzendente Töne anstimmen würde. Robin Adams legt die Opern-Reinkarnation jenes Mannes aus Umbrien, nach dem sich auch der aktuelle Papst in Verneigung vor den Armen dieser Erde benannt hat, also vokal dezidiert anders an. Sein stimmliches Portrait des Saint François, wie der Begründer des Franziskaner-Ordens bei Olivier Messiaen und dessen französischem Libretto heißt, passt freilich dezidiert zur Neuinszenierung am Grand Théâtre de Genève. Hier feierte das selbst Richard Wagners Hang zum Monumentalen (in Sachen Aufführungsdauer wie Besetzungsgröße) noch sprengende Opus summum des Komponisten und Katholiken, Ornithologen, Organisten und Synästheten nun seine umjubelte Premiere.

Gesamtkunstverantwortung des Adel Abdessemed

Wie also der Sänger von Olivier Messiaens Titelfigur in Genf den Menschen im Mönch zeigt, den Franziskus somit irdisch diesseitig anlegt, meidet auch die Inszenierung jeglichen Anflug von Weihrauch-Katholizismus. Der Genfer Intendant Aviel Cahn, designierter Chef der Deutschen Oper Berlin, setzt wie einst seine Vorgänger in Charlottenburg auf die starke Handschrift eines visuellen Künstlers: Zeichnete in Berlin im Jahr 2002 der amerikanische Architektenstar Daniel Libeskind für „Szenische Konzeption, Bühne und Kostüme“ verantwortlich, ist nun in Genf in ganz ähnlicher Gesamtkunstwerkverantwortung Adel Abdessemed für Regie, Bühne, Kostüme und Video zuständig.

Der aus Algerien stammende, heute in Paris lebende Künstler arbeitet installativ und mit Videos, etwa auf der Biennale in Venedig waren seine Großausstellungen zu erleben. Seine Skulpturen wirkten oft verstörend auf das Publikum, oft nutzte Abdessemed Tiere als Motiv, um Gefahr, Gewalt und Tod zu thematisieren. Die Vanitas, seit der Barockzeit Topos der Künste, taucht bei ihm immer wieder auf. Messiaens Naturnähe, die sich in seiner einzigen Oper im auskomponierten Vogelsang, dem Lobpreis der Herrlichkeit der Schöpfung und konkret in der berühmten Vogelpredigt des Heiligen offenbart, und die aktuelle Klimadebatte können da aus Werkvorlage und Gegenwartsbezug ein fruchtbares Spannungsfeld ergeben.

Die starken Schauwerte mancher Bildfindungen haben nicht immer theatralischen Mehrwert

Adel Abdessemed findet für die acht Tableaux der Oper unterschiedlich starke Bilder. Zwei riesige vom Bühnenhimmel herab- und wieder hinaufschwebende Scheiben sind darin als szenisches Leitmotiv zu erkennen. Der charakteristische Stern des Judentums verweist darauf auf den Ursprung der monotheistischen Weltreligionen. Ansonsten dienen die Scheiben den zahlreichen Videoprojektionen der Inszenierung, die im besonderen den Darstellungen von Vögeln gewidmet sind, die Messiaen wie Franziskus gleichermaßen verehrten. Das ewige Kreisen der Zeit versinnbildlicht im zweiten Bild „Die Laudes“ die Kopplung eines archaischen Mühlsteins auf der Bühne mit zwei tanzenden Robotern im Video.

Nun ja, der Schauwert solcher Bildfindungen als Versatzstücke aller Kulturepochen hat seinen Reiz, der theatralische Mehrwert bleibt begrenzt. In der Begegnung des Heiligen mit dem Leprakranken (Aleš Briscein mit tenornasaler Intensität), den Franziskus wie einst Christus den Aussätzigen heilt, ist dann demütiger gehalten. Vollgestopfte Einkaufswagen verweisen hier auf die Szene von Obdachlosen, denen der Kranke ebenso anzugehören scheint wie Franziskus selbst und seine Mönchsbrüder, deren Kostüme mit allerhand Zivilisationsmüll (von CDs bis Elektroschrott) behängt sind. Sogar am Gewand des Heiligen hängen pralle Tüten mit den wenigen Habseligkeiten des bewusst Besitzlosen aus eigentlichem gutem und reichen Hause. Hier schließt sich der Kreis zum vokalen Portrait der Titelfigur durch Robin Adams: Es sind die Armen der heutigen Welt, um die es hier geht, und weit weniger die religiösen Schwärmer des späten Mittelalters.

Eine die Kulturen und Religionen übergreifende Auseinandersetzung mit Ewigkeit und Empathie

Die frühe Setzung von Adel Abdessemed, dass es ihm kaum um katholischen Weihrauch geht, sondern um eine die Kulturen und Religionen übergreifende Auseinandersetzung mit Ewigkeit und Empathie, zeigt sich mitweilen auch allzu politisch korrekt, wenn der von seinen Leiden erlöste Leprakranke in einem orientalischen Hamam Einzug hält, in dem sich aufreizende Muslima gegenseitig den Rücken waschen. So ist neben Judentum und Christentum dann auch der Islam integriert – damit aber auch abgehakt. Denn weitererzählt werden solche Geschichten nicht.

In seiner assoziativen Kraft deutlich stärker ist das sechste Bild vom reisenden Engel zu Beginn des zweiten Aktes: Hier finden sich die Mönche als Putzkräfte in einem Museum wieder, welches neben dem berühmten Cimabue-Bildnis des Heiligen auch ein Fresko des Verkündigungsengels zeigt, mit dem sich der singende Engel der Oper (Claire de Sévigné räumt mit ihrem irisierend berührenden grazilen Sopran so richtig ab) vergleicht und dessen Gesten launisch nachstellt. Hier findet Abdessemed zu einer Leichtigkeit des Erzählens und Zeigens, die dem Werk nie seine Tiefe nimmt, sondern für sanften Humor sorgt und die Allgegenwart der Geschichte sinnig umsetzt.

Messiaens Musik erhält umfassenden Raum, wenn sie zu voller Größe und überwältigender Schönheit aufbraust

Ein Verdienst der Inszenierung ist freilich auch, dass sie Messiaens Musik immer dann alleinigen und umfassenden Raum gibt, wenn diese zu voller Größe und überwältigender Schönheit aufbraust. Da das Orchestre de la Suisse Romande hinter dem Geschehen auf der Bühne positioniert ist, kommt ihm visuell wie akustisch eine gesteigerte Bedeutung zu. Jonathan Nott macht Messiaen zur Chefsache und findet zu einem ganz eigenen Ton in einer orchestralen Sublimierung ins Feinstoffliche. Messiaens Mosaiktechnik einer „musique en vitrail“ – einer „Kirchenfenstermusik“ also – inspiriert Nott zu einer klangfarblich extra fein ausgehörten Lesart der Riesenpartitur, die hier so filigran, ja kammermusikalisch wie nur ganz selten zu hören ist. Und dabei – und dies ist das Wunder des Abends – ihre Magie und ihre Sogkraft umso mehr entfaltet, als jede vordergründig überwältigende Interpretation dies tun könnte.

Viel Exzellentes ist zudem von den mönchischen Brüdern des Franziskus zu hören, allen voran von Kartal Karagedik als baritonbalsamisch tönendem Léon. Am Ende eines sehr langen und dennoch packenden Abends hat man vergessen, dass Adel Abdessemed kein Regisseur ist, es also im engeren Sinne an genau gearbeiteter Personenregie mangelt. Denn hier fügen sich Bilder, Gesang (auch der Chor beweist einmal mehr seine Sonderklasse) und Orchester zu einem Klangtheater der ganz eigenen Art, das Messiaens Opernunikum auch auf ganz eigene Weise gerecht wird.

 
 

 

 

Multireligiöser Bilderbogen ohne Mitte: Adel Abdessemed gestaltet Messiaens "Saint François d'Assise"

Roland H. Dippel – NeueMusikZeitung – 13 avril 2024

source: https://www.nmz.de/kritik/oper-konzert/multireligioeser-bilderbogen-ohne-mitte-…

 

Olivier Messiaens in den Kanon der Überlänge- und Leistungsschau-Blockbuster des Musiktheaters aufgeschossenes Mysterienspiel „Saint François d’Assise“ (1983) reiht sich an der Oper Genf zu „François“-Inszenierungen durch Opern-Neulinge wie den Architekten Daniel Libeskind in Berlin und Hermann Nitsch in München. Im nicht ganz vollen Grand Théâtre hielten fast alle durch. Zu den beiden Pausen leerten sich nur wenige Plätze und am Ende steigerte sich der Applaus nach minimalen Anschub-Handicaps zur Ovation, vor allem für Soli, Chor und Orchester. Der algerische Künstler Adel Abdessemed schuf einen korrekten Bilderbogen mit Überlänge, der Bassbariton Robin Adams triumphierte als imponierend starker François.

Adel Abdessemed hat eine große Affinität zu Tauben. Zum Beispiel in seiner olivgrünen Aluminium-Skulptur „Die Taubenpost“ (2021) berühren zwei zärtlich ihre Schnabelspitzen, tragen aber Militärtornister. Jetzt inszenierte der 1971 geborene Algerier, der in Paris seine künstlerische Identität entdeckte und in der Schweiz bereits mehrere Ausstellungsprojekte präsentierte, sein erstes Bühnenstück inklusive Austattung und Kostüme: Die Genfer Erstaufführung des 260-minütigen Hybrid-Spirituals „Saint François d’Assise“. Auch Intendant Aviel Cahn hält das Hauptwerk von Olivier Messiaen geeignet für den die Grenzen des Machbaren streifenden Tummelplatz eines ambitionierten Künstlers. Die Synthese von geistlicher Oper und performativer Kunst verspricht zudem überraschende Sensationsanlässe. Diese Hoffnung erfüllte sich allerdings nur in Ansätzen.

Abdessemed holte Messiaens Heiligenfigur aus dem explizit christlich-katholischen Kontext heraus. So machte er François zum selbstbewussten Aussteiger, dem nichts Menschliches zwischen Artensterben und Klimawandel fremd ist. Die Überwältigung des Heiligen aus dem toskanischen Hochmittelalter durch religiöse Sehnsucht und spirituelle Entäußerung ist jetzt weniger ein katholisches als ein universelles Thema. Immer wieder fallen Projektionen auf hängende Bronzeplatten mit dem judäischen Davidstern. Nach der Heilung des mit an der Seele als am Körper darbenden Leprakranken (Aleš Briscein) erscheint fast dialektisch ein Genrebild mit sich pflegenden Frauen in einem Hamam, später sogar die Skizze einer Gekreuzigten: War das Maria oder Francescos spirituelle Lebensgefährtin Clara... Wollte Abdessemed behutsam optimieren, weil Messiaen außer dem von einer Sopranistin gesungenen Engel Frauenpartien in seiner Oper vorsätzlich ausschloss?

Kultursymbole, Monumente und Zivilisationsmüll

Ein prächtiges Bild reiht sich ans Andere, schnell fesseln wieder andere Farbreize. Im Bühnenraum erscheinen christliche, hebräische und islamische Glaubenszeichen, mit der Kamel-Attrappe bei Francois‘ Sterben auch Zeichen aus dem nordafrikanischen Kulturraum. Opulentes und manchmal ominöses Licht dringt aus überformten Bildern nach berühmten Renaissance-Urformen sowie einem Kirchen-Bau und einem Sakralbau-Innerem.

Klare Deutung dagegen erfährt François‘ mit schweren Stoffen behängte Bruderschaft. Als Zeichen für den Verzicht auf weltliche Güter schleppt sie sich dahin in Edelstoffen unter Plastiksäcken und Metallschrott. Nach François‘ Tod sind sie wie begraben unter diesem Zivilisationsmüll. Auf der Hinterbühne werden in voller Besetzung das Orchestre de la Suisse Romande, der Chor des Grand Théâtre de Genève und das Ensemble Le Motet of Geneva nicht nur Klangfarben, sondern auch ein ornamental bewegter Hintergrund. Vor allem der Chor (Leitung: Mark Biggins) leistet Außerordentliches. Im ersten Teil hatte Abdessemeds Bühnenvision neben Messiaens agiler Komposition einige Längen. Durch den Anschub von Chefdirigent Jonathan Nott, der später eine souveräne Spannungsarchitektur entwickelte, gelang Abdessemed dann doch die Verdichtung epischer Freiräume.

Es ist in der Akustik des Grand Théâtre eine eher milde Überwältigung des Heiligen bei der Gotteserfahrung und in der Vogelpredigt. Immer wieder werden an diesem Abend Choreinwürfe zum Ereignis, fluten wie Tsunamis über das Orchester und Abdessemeds multireligiöse Raumnahme in das Auditorium. Nott setzt eher auf Weichheit denn das spitze Gleißen, mit dem Messiaen zutiefst schmerzhafte Seelen- und Läuterungsprozesse malte. Mit seinem intensiven Bildprogramm geht Abdessemed aber bewusst oder unbewusst über diese Schärfen Messaiens hinweg, bleibt deshalb einiges an Spannkraft schuldig. Die Besetzung mit einem internationalen Ensemble aus US-Amerika, Kanada, der Türkei, Tschechien und anderen Ländern bekennt sich zu Diversität, Vielfalt und Synergien.

Schmelzend dramatische Stimmen, stille Größe und viele viele Tauben

Der Bassbariton Robin Adams trägt die vokale Hauptast einer der längsten Musiktheater-Partien überhaupt. Adams hat als François die physische Statur eines Wotan oder Lear. Er inkarniert einen die Ekstase, die Spiritualität und den Tod mit aktiver Emphase herausfordernden Kämpfer zwischen Glaubensstärke, Gottsuche und Gottesgewissheit. Adams Stimme entwickelt mit und aus Messiaens Komposition einen packendem Angriff, dramatische Exaltation und am Ende schmelzende Kurz-Kantilenen. Damit macht er die Partie zur Klammer von Abdessemeds visuellem Pauschal-Rundumschlag. Nicht minder beeindruckend, mit apart dunklem Timbre und stiller Größe singt Claire de Sévigné den oft still durch den Raum wandelnden Engel. Die franziskanische Mönche-Crew ist durchdrungen von vegetativer Gesundheit und eine ihrem kräftigen Vorbild fast ebenbürtige Bruderschaft: Als Primus inter pares Kartal Karagedik (Léo) mit Jason Bridges (Masseo), Omar Mancini (Elio), William Meinert (Bernardo), Joé Bertili (Silvestro) und Anas Séguin (Rufo). Ohne den verstorbenen Meister glucken sie zusammen wie graue Tauben. Überhaupt kommen Tauben, egal welche Vogelstimme aus Messiaens Orchester klingt, im musikalischen Höhepunkt der Vogelpredigt häufiger ins Bild als alle anderen bunten Vögel – graue zuhauf und als Himmelsbote eine weiße sogar als Skulptur. Menetekel zum Artensterben?