
Modeste Moussorgski
Khovantchina - Хованщина
Opéra en 5 actes
Du 25 mars au 3 avril 2025
Direction musicale | Alejo Pérez |
Mise en scène | Calixto Bieito |
Scénographie | Rebecca Ringst |
Costumes | Ingo Krügler |
Lumières | Michael Bauer |
Dramaturgie | Beate Breidenbach |
Chorégraphie | Mark Biggins |
Le Prince Ivan Khovanski | Dmitry Ulyanov |
Le Prince Andreï Khovanski | Arnold Rutkowski |
Le Prince Vassili Galitsine | Dmitry Golovnin |
Dossifeï | Taras Shtonda |
Marfa | Raehann Bryce-Davis |
Le boyard Chaklovity | Vladislav Sulimsky |
Emma | Ekaterina Bakanova |
Scribe | Michael J. Scott |
Susanna | Liene Kinča |
Envoyé de Golitsyne / Streshnev | Rémi Garin |
Kouzka | Emanuel Tomljenović |
1er Strelets | Vladimir Kazakov |
2e Strelets | Mark Kurmanbayev |
Varsonofiev | Igor Gnidii |
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Khovantchina
Grand Théâtre de Genève
Vos critiques
Vous avez assisté à ce spectacle et souhaitez partager votre avis?
Revue de presse
Une KHOVANTCHINA foisonnante sauvée par la musique
Gilles Charlassier - classicagenda.fr – 3 avril 2025
source: https://classicagenda.fr/une-khovantchina-foisonnante-sauvee-par-la-musique-a-g…
Le Grand-Théâtre de Genève met à l’affiche une nouvelle production de La Khovantchina par Calixto Bieito. Si certaines idées scénographiques mettent en valeur les échos contemporains de la fresque historique de Moussorgski, elles ne parviennent pas à tisser une véritable continuité dramatique. Le spectacle est porté par la direction orchestrale d’Alejo Perez et un plateau vocal de belle tenue.
Vaste fresque qui reprend l’histoire de Russie quelques décennies après le règne de Boris Godounov, La Khovantchina décrit, sur fond de révoltes et de complots, l’écartèlement de l’empire de Pierre le Grand entre les héritages féodaux, l’ouverture occidentale et la soumission au pouvoir religieux. Cette croisée des chemins pour le destin de l’âme slave au siècle de Louis XIV, se répète deux cents ans plus tard, après l’abolition du servage qui fit perdre les revenus de familles de propriétaires terriens comme celle de Moussorgski. C’est ce bégaiement de l’Histoire que prolonge Calixto Bieito dans sa mise en scène de ces tableaux qui, en son temps, renouvelait les formes du genre lyrique.
Le lever de rideau sur une baie vitrée d’aéroport, où attendent des voyageurs avec leurs bagages, transpose l’errance du peuple dans l’imaginaire de notre mobilité contemporaine. Cette image de transhumance, entre exil et tourisme, qui semble un motif plus ou moins récurrent, reviendra à la fin de la scénographie dessinée par Rebecca Ringst, dans une rame de train où se rassemble une foule suicidaire, sous les lumières blafardes et enfumées de Michael Bauer. Mais d’un point de vue dramaturgique, ce parallèle n’est guère plus développé que celui avec la Russie soviétique, avec la cadavre de Staline, sur (voire dans) lequel mange Kouzka, ou encore le Technicolor de propagande qui, par les vidéos de Sarah Derendinger, tapisse les panneaux mobiles délimitant le plateau – le procédé, récurrent au fil du spectacle, décline des visuels variés allant de l’immobilisation de cygnes de ballet à des lignes de code de hacking . Avec sa miniature de Parlement européen, qui finira dans les flammes, l’acte chez le prince Galitsine fait ressortir avec une crudité et une évidence stupéfiantes, l’actualité des visées impérialistes de l’ouverture occidentale de la Russie de Pierre le Grand. Prisonnière de la juxtaposition successive de ces tableaux, la direction d’acteurs, non sans pertinence dans les huis clos tenus par l’incarnation des protagonistes, peine donner toute sa consistance aux échos herméneutiques esquissés, et à transformer la masse chorale – associant les effectifs du Grand-Théâtre et de la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève, préparés par Mark Biggins – à la dimension du personnage qu’elle est dans une partition certes laissée inachevée par le compositeur.
L’accomplissement de cette Khovantchina tient d’abord à la réalisation musicale. A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Alejo Perez déploie toute la palette d’une écriture bien moins chargée que ce que certaines baguettes, tentées par le monumental, laissent parfois croire. Le chef argentin a compris que la puissance de Moussorgski se nourrit de cette décantation, dans un affranchissement des traditions européennes que l’orchestration de Chostakovich, désormais au répertoire, révèle mieux que celle de Rimski-Korsakov – le final, dans la présente version, est celui, plus ramassé, de Stravinski. Cette précision magnifie la lisibilité des couleurs et des textures, avec le souci d’accompagner le plateau vocal, sans jamais le pousser inutilement dans les décibels.
Avec le mordant reconnaissable de son timbre clair, Dmitry Golovnin fait valoir la vaillance conquérante d’un Galitsine avidement tourné vers l’Occident face à l’autorité conservatrice d’Ivan Khovanski, condensé dans la basse sombre de Dmitry Ulyanov, plus rude que les graves aussi profonds que les racines orthodoxes du prêtre Dossifeï, campé par Taras Shtonda et que le costumier Ingo Krügler a grimé sous un inamovible tapis oriental. En prise de rôle, comme le reste de la distribution, à l’exception des trois rivaux au premier plan, de Vladislav Sulimsky en boyard Chaklovity redoutable de ruse et de Michael J. Scott en scribe, Arnold Rutkowski incarne l’intempérance d’un Andreï Khovanski qui délaisse Marfa, à laquelle Raehann Bryce-Davis prête son mezzo opulent, pour la fraîcheur d’Emma résumée par Ekaterina Bakanova. Liene Kinca ne ménage pas la violence de la vieille-croyante Susanna aux allures quasi militaires. Habitué des emplois de caractère, Rémi Garin assume les interventions de l’envoyé de Galitsine, de Streshnev et du jeune héraut, tandis que celles de Varsonofiev reviennent à Igor Gnidii. Les deux strelets sont confiés à Vladimir Kazakov et Mark Kurmanbayev, ce dernier étant membre du Jeune Ensemble du Grand-Théâtre de Genève comme Emanuel Tomljenovic, ténor prometteur dans la truculence de Kouzka qui ne passe pas inaperçue, dans cette Khovantchina qui, après Guerre et Paix et Lady Macbeth de Mzensk, complète la trilogie russe confiée à Calixto Bieito, en un kaléidoscope auquel la musique essaie de donner plus d’unité.
Une fresque musicale entre rébellion et modernité
Claudio Poloni – concertonet.com – 3 avril 2025
source: https://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=16863
Le Grand Théâtre de Genève vient de présenter une superbe production de La Khovantchina, la fresque monumentale de Moussorgski, dans l’orchestration de Chostakovitch et avec le finale de Stravinski ; il est vrai qu’on ne propose quasiment plus aujourd’hui la version de Rimski‑Korsakov, considérée comme peu fidèle. L’intrigue de l’opéra se déroule au XVIIe siècle, pendant une période particulièrement sanglante de l’histoire russe, lorsque des cosaques se sont soulevés, à trois reprises, contre le pouvoir de Pierre le Grand. On assiste ainsi à un clivage entre les personnages, avec, schématiquement, d’un côté ceux qui représentent la vieille Russie, repliée sur elle‑même, et de l’autre ceux qui soutiennent le tsar et sa tentative d’ouverture vers l’Europe. Rébellion, lutte de pouvoir, corruption, sacrifice, tels sont les thèmes principaux de l’ouvrage, qui lui confèrent profondeur et dimension politique. Peu importe alors si l’intrigue paraît confuse et compliquée, avec sa kyrielle de personnages secondaires, surtout pour des spectateurs non russophones, car l’œuvre est marquée par de nombreux chœurs et des ensembles éminemment dramatiques, le flux musical emportant le public. Si elle n’a peut‑être pas la puissance de Boris Godounov et qu’elle manque d’une grande histoire d’amour, La Khovantchina mérite néanmoins sa place dans le répertoire des théâtres lyriques.
A Genève, la partie musicale et vocale du spectacle a atteint des sommets. Grâce tout d’abord au chef Alejo Pérez, qui, à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande des grands soirs, a offert une interprétation précise et équilibrée mais aussi richement contrastée de la partition de Moussorgski, passant avec fluidité des passages lyriques aux pages plus puissantes et dramatiques, avec un art consommé des nuances et des changements d’atmosphère. Et jamais la tension dramatique n’a faibli au cours des trois heures et demie de représentation. Qui plus est, la pâte orchestrale a été passablement allégée, de sorte qu’on a assisté à une version presque chambriste de l’ouvrage, une version raffinée et intimiste, si bien que les chanteurs et le chœur n’ont jamais été couverts. Car qui dit opéra russe, pense bien évidemment aux nombreuses interventions du chœur. Celui du Grand Théâtre de Genève s’est distingué par sa puissance, sa précision, sa cohésion ainsi que par son engagement scénique.
La distribution vocale a été un bonheur pour les oreilles. Elle était emmenée par la Marfa débordante d’énergie et d’intensité de la mezzo‑soprano américaine Raehann Bryce‑Davis, à la voix certes un peu limitée en termes de puissance, mais vibrante de profondeur et de chaleur, une révélation ; la scène de la prophétie restera comme l’un des grands moments de la soirée. Les autres personnages féminins ont été à l’avenant, avec l’Emma lumineuse d’Ekaterina Bakanova et la Susanna énergique et haineuse de Liene Kinca. Les clés de fa n’ont pas non plus été en reste, avec en premier lieu le Prince Ivan Khovanski superlatif de Dmitry Ulyanov, qui a incarné un personnage vulgaire et brutal, à la voix puissante et sonore. Le ténor polonais Arnold Rutkowski a campé un Prince Andrei Khovanski incisif et prétentieux, alors que son collègue Dmitry Golovnin, ténor lui aussi, a prêté sa voix à un Prince Vassili Galitsine méprisant et ambigu à souhait. Constamment enveloppé dans un tapis, Taras Shtonda a été un Dossifeï illuminé, mais terriblement humain. Le Chaklovity de Vladislav Sulimsky s’est montré noir et effrayant au début du spectacle, avant de s’adoucir par la suite. Les rôles secondaires ont tous été parfaits, totalement engagés dans leur personnage respectif.
On l’a dit, La Khovantchina voit s’affronter trois tendances politico-sociales opposées : un courant intéressé par une ouverture vers l’Europe et inspiré par Pierre le Grand, les redoutables régiments de boyards qui veulent assurer leur pouvoir et enfin les vieux‑croyants, religieux conservateurs défendant une Russie repliée sur elle‑même. Ouverture ou repli, modernité ou tradition ? La question n’a rien perdu de son acuité, ce qui a certainement incité Calixto Bieito à transposer l’action à notre époque. Le spectacle commence dans un vaste hall de gare, où des passagers attendent leur train. Un train qui arrivera en fin de soirée, avec ces mêmes passagers qui le poussent vers le fond de scène, métaphore réussie de l’exil. Entre ces deux passages, le metteur en scène semble évoquer la Russie de Poutine avec ses jeux de pouvoir et de trahison, sur fond de terreur constante, de treillis militaires et de kalachnikovs, le tout dans une atmosphère particulièrement violente, noire et oppressante, avec des viols et des meurtres à n’en plus finir. On assiste même à la mise à feu d’une maquette du Parlement européen. Les nombreuses projections vidéo sont tout aussi saisissantes, notamment celle où des caractères cyrilliques remplissent petit à petit le fond du plateau. Calixto Bieito a réussi une production qui fait froid dans le dos.
La KHOVANTCHINA senza speranza di Bieito
Renato Verga - lesalonmusical.it – 1 avril 2025
source: https://www.lesalonmusical.it/ginevra-la-chovanscina-senza-speranza-di-bieito/
Terza incursione sul lago Lemano nel repertorio russo per il regista Calixto Bieito, che dopo Guerra e pace di Sergej Prokof’ev e Lady Macbeth del distretto di Mcensk di Dmitrij Šostakovič, affronta Chovanščina, il capolavoro di Modest Musorgskij rimasto incompiuto – ma in buona compagnia: delle dieci opere del compositore russo ben sei sono rimaste tali, tre furono lasciate in stato di progetto e solo una completata, il Boris Godunov, seppure in varie stesure.
Quando Musorgskij muore quarantaduenne nel 1881, il secondo e il quinto atto di Chovanščina non erano terminati e mancava buona parte dell’orchestrazione. Quella che si ascoltò alla prima rappresentazione il 21 febbraio 1886 a San Pietroburgo fu con l’orchestrazione di Rimskij-Korsakov, una versione molto accorciata e con grandi varianti rispetto all’armonia dell’originale. Djagilev mise in scena a Parigi nel 1913 una Chovanščina orchestrata congiuntamente da Stravinskij e da Ravel, ma con la parte di Dosifej strumentata da Rimskij-Korsakov, come aveva preteso il basso Šaljapin. Di questa versione fu pubblicato solo il finale di Stravinskij l’anno successivo.
Bisogna arrivare alla fine degli anni ’50 per trovare una nuova orchestrazione, questa volta di Dmitrij Šostakovič che si è basato sulla partitura originale di Musorgskij, la versione con cui fu presentata in Russia nel 1960 al Kirov di Leningrado. Claudio Abbado nel 1989 fuse la versione di Šostakovič con l’intervento di Stravinskij – il coro dei vecchi credenti «Signore, salvaci» che conclude l’opera – nella storica produzione viennese registrata in video, ed è quello che fa ora anche Alejo Pérez, in un’esecuzione che, nonostante il taglio del pastore luterano nel secondo atto, supera abbondantemente le quattro ore con un solo intervallo. Ed è forse la lunghezza dell’opera, più che le gelide folate di vento che soffiano sul lago, ad aver tenuto a casa parte del pubblico solitamente numeroso del Grand Théâtre, con file vuote alla seconda replica di questo spettacolo della stagione lirica ginevrina.
Il direttore argentino, che aveva eseguito anche gli altri due portelli di questo “trittico russo”, non si fa spaventare dall’impegno richiesto dalla versione completa. La sua esecuzione rivela il senso del dramma espresso con sobrietà e con toni cupi. Solennità e calma sono le chiavi della sua lettura, senza le esasperazioni con cui Gergiev alla Scala sei anni fa accentuava le armonie aspre e i colori lividi dell’orchestrazione di Šostakovič, con un effetto però elettrizzante sul pubblico che qui è in parte mancato. Più marcato però è risultato il contrasto tra le pagine di compianto desolato e le fanfare degli ottoni, i vivaci temi popolari e le languide danze delle schiave persiane. Ma la versione scelta mostra la debolezza di una drammaturgia che non si può certo definire trascinante, con molti momenti di esasperata lentezza, soprattutto verso il finale che non sembra arrivare mai.
Presente anche negli altri due titoli russi delle passate stagioni, il basso Dmitrij Ul’ianov ha confermato anche questa volta la sua possente presenza scenica e vocale costruendo il personaggio del principe Ivan Chovanskij a tutto tondo con sapidi toni che sfiorano a tratti il grottesco. Il figlio Andrej trova nella voce di Arnold Rutkowski un timbro luminoso e acuti squillanti che sottolineano il carattere del principe che rifiuta il successo militare e muore tra le braccia della donna che ha sempre rifiutato, Marfa, il personaggio più carico di sentimenti del dramma, affidato allo straordinario temperamento e alla voce calda e scura del mezzosoprano americano Raehann Bryce-Davis, interprete di intensa presenza scenica e voce di grande proiezione ma accortamente modulata.
Non avrà la profondità e l’imponenza dello Šaljapin creatore della parte, ma il Dosifej del basso ucraino Taras Štonda si ritaglia un posto particolare sulla scena con un canto sicuro e sfaccettato. Dmitrij Golovnin, indimenticabile Falso Dmitrij nel Godunov alla Scala tre anni fa, qui è un tormentato principe Galitzin a cui è stata prevista una fine rovinosa mentre il boiardo Šaklovityj trova nel baritono Vladislav Sulimskij voce di grande autorevolezza e convincente presenza scenica. Svolgono con efficacia il loro ruolo nelle parti secondarie Ekaterina Bakanova come terrorizzata Emma, Liene Kinča invasata Susanna, Michael J. Scott bullizzato Scrivano su sedia a rotelle ed Emanuel Tomljenović come Kuz’ka. Tutt’altro che secondario, anzi uno dei personaggi principali è il coro quasi onnipresente e qui magnificamente rappresentato dall’ensemble corale del Grand Théâtre magistralmente preparata dal giovane Mark Biggins a cui si uniscono le voci bianche della Maîtrise du Conservatoire populaire di Ginevra.
Nelle sue note sul programma di sala il regista Calixto Bieito dice di voler evitare le troppo facili attualizzazioni di una vicenda storica del XVII secolo russo che tratta però di temi universali e sempre moderni: la manipolazione della storia, il fanatismo e il radicalismo. «Il periodo in cui si situa l’opera di Musorgskij ha visto grandi sconvolgimenti. Anche noi traversiamo un periodo di cambiamenti grandi e incredibilmente rapidi. Non è che l’inizio. E non mi sembra un’evoluzione positiva per l’umanità». La sua non sarà una «facile attualizzazione», ma è difficile non vedere Prigožin, il capo delle milizie del gruppo Wagner nell’avanzata verso Mosca del giugno 2023 a seguito dell’andamento dell’occupazione dell’Ucraina, nella figura di Chovanskij in tuta tattica o il filo-occidentale Galitzin ostentare nel suo ufficio un modellino del parlamento europeo con tutte le bandiere dei paesi, che poi viene messo a fuoco. Un’immagine onestamente disturbante in questi giorni. Un altro elemento della sua messa in scena dimostra l’inevitabile attualizzazione della storia: il coro – il popolo, gli strelizzi, le donne, i vecchi credenti – è quasi sempre fuori scena. Le masse acclamano, commentano, pregano, ma non agiscono, subiscono quanto è deciso nelle stanze di potere dei pochi.
La scenografia di Rebecca Ringst prevede uno spazio vuoto contornato da schermi mobili su cui si proiettano immagini video di Sarah Derendinger non sempre evidenti, come quelle delle ballerine in tutù suggerite probabilmente dal soprannome di “cigno bianco” di Ivan Chovanskij – ma erano proprio necessarie? Il codice informatico in cirillico che scorre a tutta altezza sullo sfondo allude forse ai tentativi di influenzare l’esito delle elezioni nei paesi occidentali tramite i sistemi informatici. Pochi gli elementi reali in scena: oltre al modellino di cui s’è detto del palazzo di Strasburgo c’è un trono conteso tra più personaggi e una vasca da bagno in cui verrà assassinato Chovanskij. Una vasca che prima viene accuratamente pulita da Šaklovityj con guanti di gomma e spray anticalcare. Kuz’ka è una figura lubrica con la lingua sempre di fuori e una collana di cucchiai d’argento e Andrej viene ucciso da Marfa stessa.
All’inizio era apparsa la salma “commestibile” di Stalin mentre nel quarto atto appare un vagone ferroviario da cui nel finale uscirà del fumo, allusione al suicidio dei vecchi credenti. L’opera era iniziata con l’immagine di viaggiatori in attesa in una stazione o aeroporto, gli stessi li ritroviamo nel finale lasciare le valige e incamminarsi verso una destinazione tutt’altro che rassicurante spingendo verso il fondo il vagone su cui non sono saliti. Un finale surrealistico ma angosciosamente pessimistico questo di Bieito che suggella uno spettacolo tutt’altro che facile, non sempre tutto decifrabile ma di grande potenza visiva.
KHOVANTCHINA à Genève
François Cavaillès - Anaclase.com - 31 mars 2025
source: https://www.anaclase.com/chroniques/%D0%A5%D0%BE%D0%B2%D0%B0%D0%BD%D1%89%D0%B8%…
« Sous le verre qui recouvrait sa table de travail, dans son bureau, Chostakovitch avait glissé un portrait de son compositeur favori, Moussorgski. Ce compagnon inamovible venait lui rappeler constamment le sort cruel de ce grand musicien : sa pauvreté et sa dépendance totale envers ce que voulurent bien lui donner ses amis et ses bienfaiteurs. » En digne héritier moral, selon le soprano Galina Vichnevskaïa dans son autobiographie (1985), mais aussi artistique, Dmitri Chostakovitch signait en 1959 la version la plus fidèle de Khovantchina, le grand opéra inachevé de Modeste Moussorgski. C’est grâce à son beau travail d’orchestration, avec le final d’Igor Stravinsky (1913), que le Grand Théâtre de Genève replonge, quarante-trois ans après son ancienne production, dans le drame lyrico-historique composé par Moussorgski, dont l’essentiel tient seulement en une partition chant-piano, mais un livret plus étoffé.
Après Guerre et paix et Lady Macbeth de Mzensk, Calixto Bieito boucle une trilogie russe au bord du Léman avec la relecture moderne du roman national élaboré par Moussorgski avec l’aide du critique d’art Vladimir Stassov. Dans un univers visuel impressionnant et d’aujourd’hui, le metteur en scène espagnol convoque l’imagerie russe du XXe siècle dans un spectacle plus désorienté que baroque, à la violence choquante pour sa rapidité plus que pour son ampleur, et abondant en jeux de lumières de Michael Bauer, frappant fort la rétine, comme en vidéos répandues sur les hauts panneaux mobiles de la scénographie de Rebecca Ringst. Dans des tenues osées, noir militaire ou folie débraillée, ou seyantes pour les nobles en costume-cravate – costumes, sensés et stylés donc, d’Ingo Krügler –, les personnages deviennent vite caricaturaux. Souvent, l’un se traîne à terre, en suivant l’élan du livret avide de conflits semi-déclarés et de mouvements de foule fervents, matière à des chœurs brillants. Au long de l’intrigue, en les livrant simplement à jouer face au public en pleine lumière, il y a toutefois un manque de subtilité dans les rapports ; ainsi entre la sorcière Marfa et le prince Galitsine à l’Acte II, même si le recours à un puits de lumière vient donner valeur à la prémonition attendue. Plus gênant, à partir du III, la représentation perd en signification – avec l’irruption cocasse, par exemple, d’une baignoire parmi le mobilier épars – et s’enfonce dans le pathétique, sur un parcours piégeux, jusqu’à une dernière scène interminable.
Le mérite des chanteurs n’en est que plus grand.
Dans le registre déjanté qu’ont pris leurs rôles de ténor, le jeune Emanuel Tomljenović (Kouzka) distille un certain charme vocal sous d’épaisses teintes de folie, tandis que Michael J. Scott invente un Clerc tête-en-l’air, délirant et presque hystérique, mais encore mélodieux et engagé lors de son arrestation. Slave de Biélorussie, le baryton Vladislav Sulimsky campe un menaçant Chaklovity, stable et capable d’excellentes vocalises. Captivant, son air de l’Acte II, en forme de berceuse, révèle un chant magistral et une voix impériale.
Basse puissante même dans le rire, très bien innervée, Dmitri Ulyanov domine le plateau et frise la démence en Khovanski allègre, arrogant et tyrannique [lire nos chroniques de The Saint of Bleecker street, Iolanta, Lady Macbeth de Mzensk à Salzbourg puis à Paris, Le prince Igor, Sadko, Le coq d’or, La Juive et Don Carlos]. Au II, son opposition est remarquable avec le Dossiféï de Taras Shtonda à la large basse solennelle, puis émouvante ou sentencieuse auprès de Marfa [lire nos chroniques de Rouslan et Lioudmila et de la Symphonie Babi Yar]. Formé au Conservatoire de Saint-Pétersbourg et bien expérimenté en Europe, le ténor Dmitri Golovnin s’avère un plaisant Galitsine, excellent dans sa longue entrée du II, dévoilant les couleurs de l’opéra russe, entre révolte et conscience aiguë de soi, jouant les réactions du personnage avec subtilité et nuances [nos chroniques de L’idiot, Francesca da Rimini, Le joueur à Bâle, Boris Godounov à Paris et Milan, enfin de L’ange de feu]. En prince Andreï, le ténor Arnold Rutkowski d’un chant droit et franc, traversé d’urgence, réussit sa prise de rôle [lire notre chronique de Madama Butterfy]. De même, la très volontaire Marfa du mezzo Raehann Bryce-Davis est une grande découverte pour son ambitus bien exploité et un convaincant regard de magicienne, en plus du chant épuré et ensorcelant. Après la douce chanson, la prière et le petit air envoûtant tout au long du III, la cantatrice texane trouve la voix touchée par la grâce ou simplement sentimentale, romantique peut-être, à la hauteur de la Tsarevna inspiratrice.
Enfin le Chœur du Grand Théâtre de Genève monte tôt en puissance : nombreux Moscovites dans le grandiose Salut au Cygne blanc (I). La ferveur et la délicatesse laissent une impression formidable. Aux heures martiales aussi, le sens musical paraît splendide (orée du III), et puis l’effet populaire ou bien religieux, si bien que le génie de Moussorgski trouve de fantastiques interprètes. Dans la fosse également, le défi est remporté par l’Orchestre de la Suisse Romande sous la baguette d’Alejo Pérez. Depuis le thème bienheureux au Prélude de l’Acte I, puis dans les échos des combats à travers les cuivres rutilants, par le transport des solistes sur de forts courants mélodiques, par des passages percutant ou délicats et ce, vers la plus belle harmonie au tutti conclusif.
Tous pourris !
Yannick Million – AltaMusica.com – 31 mars 2025
source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7481…
Absente depuis quarante ans de la cité helvétique, La Khovantchina fait son retour à Genève à travers un implacable parallèle entre la Russie du XVIIe siècle et le Kremlin contemporain, mais avec un tel nihilisme qu’on finit par perdre toute compassion pour les personnages. Une distribution splendide et un orchestre enchanteur consolent un peu de tant de noirceur.
Il y a douze ans à Munich, Calixto Bieito transposait déjà Boris Godounov à l’époque contemporaine, le peuple brandissant des photos des grands dirigeants de l’époque. Pour le retour de La Khovantchina à Genève, le Castillan renouvelle son propos sans citer cette fois aucun politique alors même que l’invasion russe en Ukraine de 2022 a exacerbé les tensions.
On aura pourtant parfaitement reconnu parmi la galerie de portraits peu reluisants brossés par le metteur en scène le chef des mercenaires du groupe Wagner, Evgueni Prigojine. Aussi actualisée qu’universelle, l’approche n’est pour autant pas toujours limpide (le slogan « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ! ») en dépit de quelques images fortes, comme le wagon de la déportation finale des Vieux-Croyants.
On souffre surtout d’une caractérisation extrêmement négative des personnages, non seulement pétris de contradictions, tiraillés dans des alliances volatiles au moment de la montée sur le trône de Pierre Le Grand, mais ici constamment odieux, ruinant tout effort d’identification à leur destins tragiques.
Il est jusqu’à l’inoffensif Kouzka de devenir un nécrophage dévorant la dépouille de Staline en caressant son ventre replet avec un air vicieux, à l’esprit éclairé du prince Galitsine de planquer de la vodka dans sa maquette du parlement européen, et à l’amoureuse Marfa de céder à ses pulsions meurtrières. Un univers nihiliste (« La mort résout tous les problèmes. S’il n’y a pas d’hommes, il n’y a pas de problèmes. » projeté sur le rideau de scène) dont la compassion peine à sortir indemne.
Heureusement, la musique laisse percer quelques bouffées d’espoir. L’Orchestre de la Suisse romande fait rayonner ses bois, notamment des flûtes lumineuses, sous la direction subtile et fluide d’Alejo Pérez, qui peine seulement à trouver le tempo juste à l’acte V – conclu par la mystique orchestration de Stravinski. On demeure toutefois gêné, en cette représentation de matinée, par ces chœurs (excellents bien qu’hétérogènes sur les aigus des sopranos) et solistes toujours en retard sur l’orchestre.
En revanche, le plateau compte parmi les plus impeccables qu’on ait entendus. Les ténors en particulier sont éblouissants, du Prince Andreï juste assez héroïque d’Arnold Rutkowski au Galitsine parfait de morgue de Dmitri Golovnine, en passant par le Kouzka très peuple d’Emanuel Tomljenović et le Scribe glapissant de Michael J. Scott. Vladislav Sulimsky expose un somptueux matériau en Chaklovity presque trop sur la réserve dans son bouleversant air central de l’acte III.
Au sommet de la distribution, le Khovanski brut de décoffrage de Dmitri Ulyanov, projection décoiffante, monument d’arrogance et de lubricité, et le Dossifeï en négatif de Taras Shtonda, d’une rondeur, d’une onction de basse chantante un peu plafonnante d’intonation, parfait en monomaniaque religieux traînant sa grosse carcasse enveloppée dans un tapis en guise de manteau, une icône autour du cou.
Saluons enfin la Marfa de l’Américaine Raehann Bryce-Davis, en rien colossale mais d’une beauté du timbre, d’une ferveur du vibrato et de la voix de poitrine, d’un soin de la ligne qui feraient merveille, n’était l’absence presque totale des consonnes russes, durement ressentie au cœur d’une distribution particulièrement idiomatique.
KHOVANTCHINA revue et corrigée par Calixto Bieito
Didier Van Moere – Diapason - 31 mars 2025
source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/a-geneve-la-khovanchtchina-de-moussorgski-…
Malgré ses outrances, la production de Calixto Bieito ne manque pas de force et l’œuvre est servie par une très belle distribution, sous l’excellente direction d’Alejo Pérez.
La Khovanchtchina, que Moussorgski n’eut pas le temps d’orchestrer, c’est la Russie s’interrogeant sur elle-même à l’orée du règne de Pierre le Grand. Les vieux-croyants ne veulent pas renier leurs pratiques, les streltsy de Khovanski renoncer à leurs privilèges, le prince Galitsyne se détourner de l’Occident. Calixto Bieito veut aller au-delà sans trahir Moussorgski, voyant dans l’histoire un miroir de notre époque et de ses angoisses, comme si l’œuvre anticipait « l’effondrement des société occidentales ». C’est pourquoi la version du ténébreux Chostakovitch, préférée à celle du flamboyant Rimski-Korsakov, s’arrête ici sur la prière des vieux-croyants, pour laisser place à la fin prévue par Stravinsky, plus pessimiste et plus moussorgskienne.
Une lecture politique
Une fin ambiguë. Guidés par un Dossifeï vêtu d’un tapis ancien en guise de chape, icône au cou, les vieux-croyants poussent un train dans l’obscurité. Ils ont, avec leurs valises, des airs de déportés allant vers des camps. Le Goulag ? Peut-être. Si le metteur en scène espagnol « essaie d’éviter les actualisations trop faciles », les allusions à la Russie autocratique foisonnent : cadavre de Staline, ballerines du Bolchoï, affiches au réalisme socialiste plus vrai que nature exaltant les figures héroïques du soldat ou du cosmonaute, Galitsyne sortant visiblement d’un des asiles psychiatriques où l’on enferme les dissidents, Khovanski liquidé dans sa baignoire… Sans compter de possibles allusions aux milices Wagner. La dimension spirituelle a disparu au profit de la dimension politique, les vieux-croyants ne se suicident plus par le feu.
Un satyre cannibale
La production ne manque pas de force, mais pâtit d’excès qui la détournent de son but et en affaiblissent le message. Comme souvent chez Bieito. Pourquoi avoir fait du bouffon ivrogne Kouzka un satyre cannibale qui se repaît du cadavre de Staline ? Pour en faire le symbole du dérèglement délétère, à la fois grotesque et tragique, d’une société occidentale finissant par se dévorer elle-même ? Pourquoi Susanna, vieille-croyante fanatique, devient-elle ici une milicienne hommasse caressant avec ardeur la pauvre Marfa ? On sait Calixto Bieito coutumier de ce genre d’outrance. On a également assez vu de treillis et de polices encagoulées. Mais le spectacle tient la route, même si le chœur pourrait être parfois mieux dirigé et si la chorégraphie des Danses persanes de l’acte IV laisse songeur. Rien à voir, en tout cas, avec le récent ratage de L’Or du Rhin à Bastille.
Des chanteurs remarquables
On s’incline devant l’homogénéité d’une distribution à la hauteur de la partition. Dmitry Ulyanov campe un Khovanski haut en couleurs, au timbre mordant, formidable de présence : une « gueule », à l’image du personnage. Arnold Rutkowski possède le cynisme volage de son fils Andreï, ténor robuste, claironnant même, trop tendu néanmoins dans le passage. Dmitry Golovnin, en revanche, restitue l’élégance patricienne de Galitsyne. Les vieux-croyants ont pour chef le Dossifeï à l’aura impérieuse de Taras Shtonda, auquel on souhaiterait parfois plus de profondeur, néanmoins magnifique par la noblesse d’une ligne souverainement maîtrisée. On en dira autant de la Marfa de Raehann Bryce-Davis : plus mezzo que contralto, alors qu’elle pourrait être un peu plus puissante, elle séduit par la conduite de la voix et la beauté du phrasé, notamment au début de l’acte III.
La fosse à l’unisson de la scène
Les autres rôles sont parfaitement distribués. Vladislav Sulimsky campe un magnifique Chaklovity, l’homme de main du tsar, superbe de tenue vocale dans son monologue de l’acte III, le seul à rester vivant – avant que son tour vienne. Emanuel Tomljenovic est le ténor de caractère qu’il faut pour Kouzka. On n’oublie pas non plus l’Emma fragile d’Ekaterina Bakanova, le Scribe de Michael J. Scott, la Susanna de Liene Kinca.
Si l’ensemble du chœur, personnage de l’opéra à part entière, a autant de nuance que de vaillance, les aigus des sopranos laissent malheureusement à désirer. Sans avoir la tête épique, Alejo Pérez offre une lecture en phase avec la vision pessimiste du metteur en scène, très fidèle aux couleurs de l’orchestre de Chostakovitch, conduisant le drame d’un geste ferme et sûr.
KHOVANTCHINA à Genève : schisme et châtiment
David Verdier — wanderersite.com - 29 mars 2025
source: https://wanderersite.com/opera/schisme-et-chatiment/
Après les formidables Guerre et Paix (2021) et Lady Macbeth de Mtsensk (2023), Calixto Bieito revient au Grand Théâtre de Genève avec une Khovantchina dont l'impact et la justesse théâtrale trouvent dans l'actualité dramatique une forme de résonance singulière. Dressant de la Russie une fresque vivante aussi intense que tragique, la mise en scène trouve son point d'équilibre entre des allusions ciblées et des références abstraites et plus globales à la question de l'individu et du pouvoir politique. Au plus haut sommet s'affrontent sur scène Dmitry Ulyanov (Ivan Khovanski), Dmitry Golovnine (Prince Galitsine) et Vladislav Sulimsky (Chaklovity), avec lesquels le Dossifeï de Taras Shtonda et la Marfa de Raehann Bryce-Davis peinent à rivaliser. Les Chœurs du Grand Théâtre et l'Orchestre de la suisse romande sont admirablement dirigés par Alejo Pérez, artisan et maître d'œuvre du succès des deux productions précédentes de Bieito à Genève.
La Khovantchina a contraint Moussorgski à adapter et remodeler les faits historiques pour rédiger son livret, d'après la documentation historique préparée par Vladimir Stassov. S’en tenir strictement aux faits et aux dates aurait risqué d’alourdir le propos et de nuire à la construction de ce "drame musical populaire". L'opéra respecte globalement le cadre historique mais concentre certains événements pour gagner en concision et intensité dramaturgique. L'intrigue principale se situe à l’été 1682 et met en scène des figures existantes, y compris Chaklovity, Marfa et Dossifei (dont les noms diffèrent parfois de leurs modèles réels). Les principales modifications concernent l’adaptation du destin de plusieurs personnages : une exécution transformée en assassinat pour un effet dramatique plus fort, un exil anticipé de quelques années, ou encore une relation amoureuse ajoutée pour renforcer la tension émotionnelle. Certains événements se produisent trop tard pour coïncider, certaines figures majeures ne se rencontrent jamais, et les enchaînements logiques du réel ne correspondent pas toujours aux exigences du spectacle. Malgré cela, quelques anachronismes subsistent, notamment concernant Pierre le Grand, mais ces ajustements n’altèrent pas la portée du récit. D’ailleurs, la rivalité entre la régente Sophie et Pierre n’empêche pas de voir qu’ils servaient, chacun à leur manière, une même ambition : effacer l’ancien ordre russe.
La mise en scène de Calixto Bieito au Grand Théâtre de Genève puise sa ligne générale dans cette adaptation de l’Histoire et plus largement, à la matière dramaturgique que contient ce terme de "Khovantchina" qui prête à confusion. Ce titre suggère un soulèvement désorganisé, un mouvement condamné d’avance, alors que les Khovanski, bien que présents, ne sont pas les figures les plus marquantes de l’histoire, ni sur le plan dramatique, ni sur le plan musical. Mais, impossible pour autant de conspiration. Les Streltsy manifestent l'attachement à leur chef, mais l’opéra met davantage en scène la répression qui s’abat sur eux que l'existence d’un véritable complot. En réalité, le récit s’attache avant tout à montrer l’effondrement d’un monde : celui des Khovanski, mais aussi celui des Vieux-Croyants, dont une partie des Streltsy partageait les idéaux. Le cœur du drame réside là : dans la disparition d’une Russie ancestrale, attachée à ses traditions et à sa foi, laissant place à une nouvelle ère, à l'équilibre fragile et incertain.
Bieito s'attache à montrer un opéra profondément russe, non directement par l'exactitude des caractéristiques historiques mais par la mise en scène du rôle que joue depuis toujours l'idée d'un destin et un attachement à une "âme" nationale. Khovantchina fait le récit d'une foi russe évoluant librement du modèle catholique romain et byzantin – une foi traversée par le schisme (Raskol) qui isola les adeptes du patriarche Nikon (appelés "vieux-croyants") refusant les réformes de l'église orthodoxe autour de 1666. Ce matériau dramaturgique inspire Calixto Bieito au fil des nombreuses scènes de foule, combinées au caractère tour à tour épique ou sentimental des scènes intimistes. On pense évidemment à son fabuleux Boris Godounov monté à la Staatsoper de Munich en 2013 dont la violence politique trouve ici un écho, sinon équivalent, du moins structurant. Sa Khovantchina souligne l'enchaînement des monologues et des duos d’une intensité poignante avec une écriture chorale basée directement sur le chant liturgique orthodoxe. Cette construction use d'une technique picturale proche de l'art de la fresque, basée sur un décor signé Rebecca Ringst constitué d'un astucieux système de projection sur panneaux électroniques. Modulant l'espace en deux ou trois dimensions, ces panneaux LED creusent la profondeur de la scène et multiplient les images de très grandes tailles tel un rideau mobile qui amplifie le caractère et l'émotion des tableaux narratifs.
En témoigne cette scène initiale, montrant un immense hall où les silhouettes anonymes des voyageurs se découpent en noir et blanc éclairés à l'arrière-plan par un intense contrejour. La thématique de la condition humaine saute aux yeux, combinée à la sinistre citation de Joseph Staline en guise d'avertissement : "La mort résout tous les problèmes. S’il n’y a pas d’hommes, il n’y a pas de problèmes". La Russie éternelle est montrée sous la forme brutale et cynique d'un pouvoir politique et religieux qui ne s'embarrasse pas de sentiments pour gouverner et imposer ses règles. Plus loin, la scène du meurtre de Khovanski est précédée par une autre citation de Staline (associé au dessin d'un ours montrant les crocs) : "on ne peut pas faire d'omelette sans casser des œufs" – allusion à la formule lapidaire avec laquelle il commenta devant le parlement le drame de l'Holodomor en Ukraine : "Il n'y a pas de famine réelle, ni de décès dus à la famine… pour dire les choses brutalement, on ne peut pas faire d'omelette sans casser des œufs."
Ce très vaste espace peut faire allusion à un hall d'aéroport, ce qui créerait une symétrie avec le wagon de train de la dernière scène, inversement très sombre et construite autour d'un point de fuite central renforçant le thème du passage entre deux mondes. On peut également penser à l'imposant vestibule du Parlement européen de Strasbourg, dont la maquette apparaît dans le bureau du Prince Galitsine. Sa taille miniature du bâtiment évoque la volonté de cet aristocrate néo oligarque de réduire ce symbole du pouvoir occidental (la maquette sert ironiquement de bar à vodka à Galitsine) et personne ne s'étonne de voir Khovanski piétiner les drapeaux des pays européens ou le boyard Chaklovity y mettre le feu… Le peuple (russe ou pas) est ici ce paramètre à dimension négligeable, organisme soumis et victime par le flot des fausses informations qui s'empilent à l'arrière-fond, tel un panneau sur un Times Square moscovite, au rythme des commentaires du scribe de Khovanski, personnage allumé aux faux airs de geek sous acide.
Autre image métaphorique, la projection de ces ballerines fantomatiques exécutant la figure mythique de la "Danse des Quatre Cygnes" dans le 2e acte du Lac des Cygnes – double allusion : le "cygne blanc", surnom de Khovanski, et le ballet sinistre des protagonistes du drame. Autre métaphore : ce corps embaumé de Staline poussé sur un tréteau par de ridicules gardes rouges tandis que le bouffon Kouzma fait allégeance au pouvoir et se nourrit littéralement de ce gâteau verdâtre imitant un corps en putréfaction. A demi-nu et le cou saisi dans un collier de cuillères, tel un ostensoir profane, ce personnage truculent apporte par ses interventions ponctuelles cette touche de dérision qu'on retrouve souvent dans les productions de Calixto Bieito quand il s'agit de conjuguer la profondeur et la gravité du message avec une atmosphère d'une ambiguë légèreté comique.
Ce ton tragicomique accompagne des images qui résonnent parfaitement avec l'iconographie dont les médias nous abreuvent depuis des décennies quand il s'agit d'évoquer les dérives meurtrières d'un régime russe théâtre d'un pouvoir à la fois en perpétuelle déliquescence et d'un virilisme fantasmé. Ainsi, ces milices en treillis, kalachnikov et cagoules noires, qui tranchent avec le dérisoire tapis persan qui sert de sticharion ornemental au starets Dossifei, le chef des Vieux-Croyants. Les costumes de Ingo Krügler donnent à la position sociale des protagonistes une lisibilité qui permet de saisir rapidement les enjeux de leur affrontement, par-delà la complexité du contexte historique du livret. La scène de la divination où Marfa annonce sa fin tragique à Galitsine, est l'occasion d'un subtil équilibre de symboles et de situations, invitant le prince à regarder son reflet au fond d'une bassine en zinc et celui-ci se penchant au point de risquer la noyade. Il s'agit là d'une allusion croisée à Narcisse et au meurtre de Khovanski, noyé juste après le ballet des esclaves persanes par Chaklovity dans une baignoire dont il aura pris soin de lustrer patiemment l'intérieur durant son monologue.
La dernière scène est construite symétriquement à la scène jouée en pantomime durant le prélude orchestral, avec ce même axe central mais, cette fois-ci, un wagon de voyageur qui occupe toute la largeur de la scène du Grand Théâtre et qui pivote à la toute fin pour disparaître, poussé par cette même foule anonyme qu'on voyait au début. Ce crépuscule de la Vieille-Russie a des similitudes avec la conclusion du Parsifal de Wagner, autre "action scénique sacrée". Là où, dans le testament spirituel de Wagner, l'action du "chaste et fol" permettait la rédemption du monde, les Vieux-Croyants œuvrent pour elle par leur sacrifice, montant résolument au Calvaire pour y vivre jusqu'au bout leur Passion. Calixto Bieito substitue la très (trop ?) attendue scène du bûcher final par le départ de ce wagon dont on devine qu'il aura pour destination un fatal goulag. Visuellement encombrante, cette image du train sert de décor au meurtre des Streltsy (gaz asphyxiants ou allusion à la fumée du brasier ?) et d'allusion à l'ultime voyage et au suicide collectif des vieux-croyants guidés par Dossifei.
Le plateau est dominé sans discussion par l'interprétation intense et vigoureuse de Dmitry Ulyanov, Khovanski à la somptuosité vocale aussi abrupte qu'impressionnante. Déjà remarqué in loco dans les deux dernières productions de Calixto Bieito (Guerre et Paix, Lady Macbeth de Mtsensk), la basse russe impose des moyens et une technique remarquables tant par les couleurs que par la projection. Le Prince Galitsine est porté à bout de bras par l'excellent Dmitry Golovnin, ténor lyrique au timbre à la fois noble et tranchant. L'émission très vibrée et étroite porte la signature d'une école et d'un style qui signe une expression naturelle parfaitement en phase avec le rôle. Autre ténor de caractère, Arnold Rutkowski est cet Andrei Khovanski, que le meurtre de son père privera du pouvoir, à la fois sauvé et emporté par Marfa dans le wagon fatal. Le timbre solaire et la netteté du phrasé donnent au personnage un caractère très convaincant et très affirmé. Autre belle surprise, la présence de Vladislav Sulimsky en boyard Chaklovity. L'expressivité et la cruauté du timbre dessinent l'intransigeance d'un caractère très contrasté. Tout le contraire d'un Taras Shtonda dont le Dossifei usé aux entournures, maintient le personnage sous la résonance assez neutre de ses graves et un phrasé aléatoire. La Marfa de Raehann Bryce-Davis n'a ni l'ampleur ni la présence d'une interprète capable de rivaliser avec le niveau du plateau réuni autour d'elle. Sans jamais démériter et avec une endurance notable dans la façon de rendre à ce rôle difficile toute sa crédibilité scénique et théâtrale, elle ne parvient pas vocalement à moduler entre attendrissement et vitupération, ne laissant à l'écoute qu'un continuum expressif trop neutre et monoligne. Parmi les seconds rôles se distinguent le scribe tonitruant de Michael J. Scott et l'extravagant Kouzka d'Emanuel Tomljenović. La
Préparés par Mark Biggins, le Chœur du Grand Théâtre de Genève et la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève se couvrent de gloire, tant par l'aisance et l'effet percutant de la projection et de l'homogénéité qui se dégagent des ensembles dans des scènes où les déplacements d'une grande complexité peuvent constituer un obstacle rédhibitoire. Quelques semaines après sa brillante prestation dans la Salomé de l'Opéra des Flandres, Alejo Pérez prouve une fois de plus à la tête de l'Orchestre de la Suisse Romande qu'il compte parmi les baguettes les plus affirmées et les plus subtiles du moment. Présenté dans une réduction d'une vingtaine de minutes de la version Chostakovitch (avec le final de Stravinsky), ce Moussorgsky déploie des lignes de force qui font défiler au-delà des larges panoramas instrumentaux et des couleurs caractéristiques d'une musique à fresque, une attention aux détails et un soutien instrumental depuis les grandes scènes chorales jusqu'aux monologues souvent verbeux et statiques et des duos où se jouent des affrontements où la narration nécessite une véritable présence orchestrale pour rendre perceptibles les enjeux. C'est le cas ici et on ne peut que s'en féliciter.
Calixto Bieito s’embourbe dans La KHOVANTCHINA
Paul-André Demierre - crescendo-magazine.be – 28 mars 2025
source: https://www.crescendo-magazine.be/a-geneve-calixto-bieito-sembourbe-dans-la-kho…
Après avoir assumé, au Grand-Théâtre de Genève, les productions de Guerre et Paix en 2021 et de Lady Macbeth de Mzensk en 2023, Calixto Bieito conçoit la mise en scène de La Khovantchina de Moussorgski en collaborant comme précédemment avec Rebecca Ringst pour les décors, Ingo Krügler pour les costumes et Michael Bauer pour les lumières, tout en bénéficiant de la présence du chef argentin Alejo Pérez au pupitre. Dans un interview figurant dans le magazine du GTG de février 2025, il déclare trouver dans la musique russe « une manière éloquente de faire jaillir les émotions, de combiner à la fois la mélancolie et la puissance… Dans Khovantchina, il y a un thème universel : le coût que l’humanité paie continuellement pour aller vers le changement. C’est intéressant d’observer comment l’être humain détruit et s’autodétruit pour atteindre une transformation ».
Donc, spectateur, fais table rase du contexte historique des années 1680, oublie les tendances politico-sociales qui opposent l’omnipotence traditionnelle des Princes Khovanski aux tendances progressistes orientées vers l’ouest dont le Prince Golitsyn est l’incarnation, alors que la secte des Vieux-Croyants cultive le fanatisme religieux en se repliant sur elle-même. Et te voilà immergé dans un hall de gare où les voyageurs se figent sur leurs valises, tandis que l’Orchestre de la Suisse Romande dépeint admirablement le lever du jour sur la Moskova. Alors que les parois se couvrent d’écrans vidéo, quelle est notre surprise de voir apparaître des rangées de danseuses en tutu échappées d’un Lac mythique ! Serait-ce l’évocation du Cygne blanc, emblème des Khovanski ? De quel droit le malheureux Kouzka, émissaire bouffi comme un pantin grotesque, se permet-il de boulotter des friandises dans le cercueil du petit père des peuples ? Comment tolérer que Marfa ressemble à une virago bardée cuir se muant en clocharde pour toiser la dévote Susanna ? Tout aussi grotesque est le fait que les Princes Andrei Khovanski et Vassili Golytsin, tirés à quatre épingles en complet noir, affrontent le redoutable Ivan Khovanski en débardeur noir à chaînette de punk ou que le patriarche Dosifei en soit réduit à endosser le tapis jouxtant l’iconostase de son monastère… Absurde, l’image du potentat se vautrant dans sa baignoire pour assister à la Danse des esclaves persanes, numéro obligé dont le metteur en scène ne sait que faire, contraignant ainsi les ouvrières à dégrafer leur salopette et à jeter aux orties leur masque à gaz. Et c’est évidemment dans cette vasque que le vieux prince finira noyé par les bons soins de l’infâme Chaklovity. Au terme de ce fatras qui n’a guère contribué à expliciter une trame enchevêtrée, il faut en arriver au dénouement pour voir avancer les wagons d’un train emmenant le Prince Golytsin en exil, figeant ensuite la voiture de queue dans une nébulosité dorée comme une assomption, image magnifique qui restera dans les mémoires.
Quant à la musique, il faut d’abord relever que cette Khovantchina est présentée dans la version orchestrée par Dmitri Chostakovitch en 1958, tout en y incorporant le final conçu par Igor Stravinsky en 1913. Et il faut tirer chapeau bas devant le chef argentin Alejo Pérez qui, tout au long de cet ouvrage monumental, éclaircit les textures pour modeler un canevas orchestral d’une remarquable fluidité tout en l’innervant d’une tension dramatique qui ne faiblit jamais. Il est admirablement secondé par le Chœur du Grand-Théâtre, vraisemblablement renforcé d’un effectif complémentaire, et par la Maîtrise du Conservatoire Populaire de Genève qui, sous l’égide du nouveau chef Mark Biggins, atteignent à une fusion des ensembles de tout premier ordre.
Sur scène, la basse russe Dmitry Ulyanov campe un Ivan Khovanski, hâbleur despotique au timbre granitique renouant avec ses Kutuzov et Boris Ismailov péremptoires de son répertoire national, reléguant aux oubliettes ses Philippe II et Cardinal de Brogni à contre-emploi. Tout aussi remarquable se révèle le ténor polonais Arnold Rutkowski, Prince Andrei Khovanski aux aigus clairs maniant habilement arrogance et veulerie face à la Marfa de la mezzo américaine Raehann Bryce-Davis qui est la grande déception de la soirée par un timbre effiloché où le bas medium, totalement sourd, est pris entre un grave poitriné et un aigu qui se voudrait claironnant. Qu’elle prenne la peine d’écouter ou de regarder en vidéo une Irina Arkhipova qui lui suggérera l’autorité naturelle que devrait dégager sa composition ! Taillé à coup de serpe, le Dosifey monolithique de la basse ukrainienne Taras Shtonda ne connaît qu’un sempiternel ‘forte’, alors que l’évocation de la rédemption salvatrice devrait irradier ses aigus. Bien plus convaincant se profile le Chaklovity du baryton biélorusse Vladislav Sulimsky par la palette de nuances qu’il insuffle à sa narration avant de se métamorphoser en meurtrier d’un haut dignitaire. L’on en dira de même du ténor russe Dmitry Golovnin jouant des moirures du timbre pour personnifier un Prince Vassili Golytsin dévoré par une ambition démesurée. Par le dynamisme de l’incarnation et la qualité des moyens vocaux Ekaterina Bokanova et Liene Kinča font ‘exister’ les rôles d’habitude sacrifiés d’Emma et de Susanna. De bonne qualité, les seconds plans : Michael J. Scott (le Scribe), Igor Gnidii (Varsonofiev) , Rémi Garin (l’envoyé de Golytsin et Strezhnev), Emanuel Tomljenović (Kouzka), Vladimir Kazakov et Mark Kurmanbayev (les strelets).
En résumé, une déception visuelle rachetée en grande partie par la musique !
La KHOVANTCHINA à Genève
Alexandre Pham - classiquenews.com - 29 mars 2025
source: https://www.classiquenews.com/75482-2/
Le Grand Théâtre de Genève affiche une version flamboyante d’un opéra rare de Moussorsgki : La Khovantchina. Ce brûlot sociétal et politique, spectaculaire, est restitué dans une version particulièrement complète, délivrant une vision singulièrement cynique et barbare. Le plateau vocal de haut vol dont l’exceptionnelle Marfa de Raehann Bryce-Davis, compense largement laideur et vulgarités de la mise en scène ciselées par le provocateur Calixto Bieito. D’autant plus que le metteur en scène catalan dispose à Genève d’une machinerie impressionnante, luxueuse en effets visuels grand format, perdant souvent toute mesure ou justification dramatique… [pour le seul plaisir de provoquer ? ]…
Opéra rare sur scène, opéra puissant cependant, la Khovantchina [1881] souligne chez Moussorsgki son regard affûté sur le pouvoir et la politique. Dans le sillon de son opéra précédent, Boris Godounov conçu 10 ans auparavant [1869], le compositeur russe affine encore sa vision des composantes de la société russe.
Tout pouvoir ne peut être que barbare, violent, cynique et dans cette mise en scène d’une vulgarité sans limite. Sur cet échiquier infect s’opposent plusieurs partis : les Vieux-Croyants, sectaires défenseurs des traditions ancestrales, menés par l’illuminé Dossifeï ; les guerriers barbares Streltsy, sans foi ni loi, souvent ivres et brutaux, bras armés du boyard Ivan Khovansky, prêt à tout pour prendre le pouvoir y compris s’insurger contre la Tsarevna Sofia, et placer son fils Andrei sur le trône ; face au pourfendeur Khovansky, se dresse le prince Galitsine [ancien amant de la dite Tsarevna, rivale du Tsar Pierre], pro européen, qui a vaincu les polonais et les ukrainiens… Il incarne la ruse du diplomate [face à la sauvagerie active du boyard Khovansky : l’astuce et la phraséologie contre l’épée et la violence.
Puissance omnipotente et même mythique car invisible, le Tsar véritable ne se voit jamais : Pierre le Grand ne paraît pas, est cité, mais ses troupes interviennent pour rétablir ce qui semble juste ; elles sauvent Marfa que Galitsine avait condamnée, puis le scribe, que Bieito imagine sur son siège, en ado attardé, excité, à casquette, en joueur de jeux vidéo.
Le Tsar est une autorité qui agit en dernière instance à mille lieux et plus haut que la vermine humaine qui encombre les planches ce soir. Ainsi au terme d’une action rien qu’anecdotique, Pierre punira comme il se doit l’insolent Khovansky. Et son dossier ou son « affaire » [la Khovantchina] sera refermée, goutte d’eau dans l’océan de l’histoire russe qui a compté par milliers, attentats, coups d’état, rébellions… matés, avortés, évacués. Du reste l’opéra s’achève sur la mise à mort des Streltsy, gazés minutieusement alors que la grâce leur avait été accordée soit disant (?!).
Surtout l’action se conclut sur le bucher collectif qui extermine le cercle des Vieux-Croyants et leur guide Dossifeï ; ils avaient fini dans une sorte de transe sectaire comme en témoigne le duo Marfa / Suzanna, au bord de l’hystérie apeurée…
Reste un personnage central au nom duquel les dites figures politiques se prononcent, prennent parole et décision : le peuple. Manipulé, infantilisé, culpabilisé, il encaisse, souffre, patiente, se soumet, toujours sidéré / révolté [le choeur des femmes Streltsy], dans une inquiétude voire une indignation, rien que passive.
Barbarie du sujet, vulgarité de la mise en scène
Évidemment tout cela se voit dans la mise en scène de Bieito mais avec une surenchère qui accumule les poncifs du genre, manquant passablement de subtilité, n’évitant pas les répétitions ni la confusion [le personnage bouffon et trivial de Kouzka qui ouvre l’opéra, dévorant au sens strict du terme la tête cireuse, verdâtre de Staline dans son cercueil…!]. On concède que l’image suffisamment écœurante illustre ce cauchemar qui est à l’œuvre du début à la fin…
Mais le spectacle sait cependant ménager quelques images fortes comme seul le genre opéra peut en produire dans la magie des sons et l’incantation du chant.
Ainsi l’arrivée du cygne blanc Khovansky, entouré par les 11 immenses panneaux vidéo, représentant la cohorte des ballerines du lac des cygnes, composant comm une nuée d’anges suspendus [belle mise en abîme d’un moto emblématique de la culture russe].
Vision onirique s’il en est dans cette arène des vulgarités assumées, et qui contraste avec celle, finale, du dernier Dossifeï, apparaissant dans son tapis chasuble sur les épaules, masque à oxygène sur la tête, pendant qu’en fond de scène, les Streltsy, dans leur wagon grandeur nature, sont minutieusement… gazés. La fumée qui s’échappe du toit du wagon ne laisse aucun doute sur l’horreur à l’œuvre [rappelant les goulags et les atrocités perpétrés par le petit père des peuples, Staline…] ; l’image est aussi glaçante et d’un esthétisme qui s’inscrit dans la mémoire. Elle symbolise toute l’action et le sujet de l’opéra : la manipulation des peuples et leur extermination au nom d’une idéologie politique.
Le grand œuvre de Moussorgski
La production genevoise souligne l’ampleur de la partition laissée par Moussorgski : son universalisme et son infinie poésie, comme son réalisme cru et cynique. Il apparait d’ailleurs que les théâtres de Moussorgski et de Wagner sont contemporains. Comme chez Wagner, on y retrouve une partition orchestrale des plus spectaculaires et envoûtantes, d’autant que l’Opéra de Genève a choisi de tout jouer, révélant des scènes encore plus rares [ou rarement enregistrées : la chanson amoureuse de Marfa (début du III) auquel succède son duo avec Susanna puis leur trio avec Dossifeï ; ou le récit du scribe, des mercenaires du tsar qui massacrent les Streltsy à la fin du même IIIè acte ; et dans une version des plus complètes comprenant en complément de celle première de Rimsky-Korsakov, l’orchestration de Chostakovitch [dont on comprend qu’il s’est probablement délecté à orchestrer une action qu’il a vécu lui même en tant que victime de la terreur stalinienne] puis celle de Stravinsky pour la fin [tableau du suicide collectif des Vieux Croyants au V].
On retrouve aussi en Marfa une sorte de Kundry, figure de la révolte, surtout de la culpabilité, mais aussi incarnation humaine et maternelle qui demeure cependant sous l’emprise du Vieux prêtre. Il y a enfin, traversant toute l’œuvre, cette symbolique du feu, source enivrante qui sauve en purifiant [pour mieux renaître ?] ainsi que Wagner l’exprime à travers le personnage de Loge et surtout dans le final du Ring dont toute l’action s’achève, elle aussi, dans les flammes rédemptrices … Du reste sur le plan strictement musical, l’expérience que vit le spectateur en assistant à l’opéra de Moussorsgki est au moins équivalente à celle qu’il éprouve face au théâtre de Wagner ; d’autant plus que l’un et l’autre pointe de la même façon et avec une clairvoyance au moins égale, la barbarie et la duplicité, les tractations et la manipulation dont sont capables les hommes, en particulier quand le pouvoir est en jeu.
La partition de la Khovantchina est une somme d’une insondable richesse exprimant sur le thème du pouvoir et de la société des peuples soumis, ce regard singulier de l’âme russe. Chostakovitch et Stravinsky ne se sont pas trompés en choisissant de réorchestrer une partition particulièrement fascinante et musicalement flamboyante ; à ce titre, la danse des esclaves persanes censées divertir Khovansky à sa cour est aussi sensuelle et chatoyante que la Sheherazade de Rimsky, un rêve symphonique d’une beauté confondante, dans un marécage d’actes ignobles et cyniques. La féerie avant l’assassinat du prince séditieux.
Plateau vocal très convaincant
De manière générale, tous les chanteurs convainquent ; ils partagent une indéniable intensité et vraisemblance, chacun dans leur partie. Parmi les « seconds rôles » (bien qu’en réalité chaque personnage assoit l’action globale], distinguons entre autres, le Kouzka d’Emanuel Tomljenovic [vocalement assuré, et qui va jusqu’au bout de son personnage, d’une veulerie presqu’obscène dans son jeu scénique]. De même, le scribe du ténor britannique Michael J. Scott ; le prince Andrei d’Arnold Rutkowski, comme le Galitsine de Dmitry Golovin, serpent altier qui sait débusquer chez le boyard Khovansky, la faille qui ronge sa cuirasse : évoquant alors « ce petit enfant qui ne trouvait pas sa place »… ; chacun vibre du même relief dramatique et vocal.
Réussissant haut la main sa prise de rôle, la mezzo américaine Raehann Bryce-Davis [remarquée à Covent Garden en Amneris dans Aïda de Verdi) affirme une Marfa active, amoureuse et rongée par la culpabilité (son amour pour Andrei) ; son personnage rétablit charnellement l’épaisseur humaine de l’œuvre, complétant en cela la succession des confrontations politiques [plutôt glaçantes], comme les nombreux tableaux collectifs avec chœur… Elle réussit en particulier ses 3 séquences cruciales : sa voyance comme médium scrutant l’avenir [et annonçant dans une scène de pur spiritisme : exil, destitution et mort pour Galitsine] ; sa chansonnette de jeune fille éprise qui concentre ses désirs avortés et mal vécus ; enfin son duo avec le prince Andrei au moment de l’immolation collective qui dévoile sa relation trouble avec le jeune prétendant finalement sacrifié.
Saluons aussi Dmitri Ulyanov, dans le rôle du prince Ivan Khovanski (précédents Général Kouzoumov dans Guerre et Paix, et Boris dans Lady Macbeth de Mtsensk) ; impeccable de brutalité libre et décomplexée grâce à un chant jamais serré ni tendu ; comme le Dossifeï de la basse Taras Shtonda [qui endossait le rôle en 2024 à la Staatsoper de Berlin…] : aplomb manipulateur, discours dogmatique et intolérant, emprise sur chaque âme perdue qui l’approche, on comprend que cette figure du fanatisme religieux, et de la repentance aussi véhémente qu’insondable, n’ait aucune difficulté en guide sectaire, à entraîner en fin d’action ses ouailles à la mort… Les chœurs très sollicités dans le jeu dramatique contribuent à la violence brute du spectacle. La direction du chef argentin Alejo Pérez convainc particulièrement par son sens du détail qui profite évidemment aux orchestrations en jeu : celle de Rimsky qui le premier a souhaité achever la partition (1886) laissée inachevée par Moussorgski en 1881 ; celle de Chostakovitch bien sûr (1950), et plus encore assurément celle en demi teinte, spirituelle et pessimiste, de Stravinsky dont la science des couleurs et l’économie poétique jusqu’à l’épure, semble renouer avec le génie dramatique de Moussorgski.
Le jeu des timbres, en particulier les clarinette, cor anglais [danse des esclaves persanes] et basson, souvent exposés, apportent cette tendresse bienvenue dans une fresque qui collectionne les abjections collectives de toute sorte [avec cet air sur la médisance qui en dit long alors sur la société russe épinglée par Moussorsgki]. On ne saurait disposer d’une réalisation musicale plus complète et convaincante. Ce que nous donne à voir le metteur en scène les premiers tableaux passés, et ses éléments qui se répètent souvent, tendraient à l’indigestion. Mais, pour qui est désormais familier de son travail scénique, Calixto Bieito n’a-t-il pas justement, comme but ultime, de nous faire réagir ? Que l’on apprécie pas ou peu la réalisation visuelle, le cast vocal, le travail en fosse (Orchestre de la Suisse Romande) sont absolument à écouter.
Nichts als Nihilismus
Peter Krause – concerti.de – 26 mars 2025
source: https://www.concerti.de/oper/opern-kritiken/grand-theatre-de-geneve-chowanschts…
Der einstige Skandalregisseur Calixto Bieito und der kluge Dirigent Alejo Pérez verständigen sich auf eine konsequente Lesart von Mussorgskis Volksdrama, die aus dessen disparater Dramaturgie die tragische Wiederholung der brutalen russischen Geschichte herausliest.
In Modest Mussorgskis „Chowanschtschina“ ist Moskau ein Ort, an dem Menschen aufeinander Jagd machen. Niedere und niederste Instinkte brechen sich Bahn. Strategisch motivierte Morde sind so selbstverständlich an der Tagesordnung wie ganz normale Intrigen und Lügen, die heute hübsch euphemistisch „alternative Fakten“ heißen. Denn so viel scheint sich dann doch nicht geändert zu haben seit dem späten 17. Jahrhundert, in dem der russische Romantiker sein düsteres Sittengemälde ansiedelte und mit breitem Pinsel ausmalte – mit relativer Nähe zu den wahren historischen Ereignissen jener Zeit, die er im eigenen Libretto in Worte setzte, darin unterstützt von Wladimir Stassow.
Es sind dies die Jahre vor dem Regierungsantritt des jungen Zaren Peter (der später als „der Große“ in die Geschichte eingehen sollte), in denen zunächst seine rivalisierende Halbschwester Sophia als Regentin wirkte und noch versuchte, die widerstreitenden Interessen von Volksgruppen, Familienteilen, konkurrierenden Militärverbänden, Altgläubigen und Reformierten sowie nach Europas Westen orientierten Fortschrittlichen halbwegs auszugleichen.
Am Grand Théâtre de Genève hat Intendant Aviel Cahn nun die Neuinszenierung des „Musikalischen Volksdramas“ Calixto Bieito anvertraut, der in der Westschweiz damit seine Regie-Trilogie des opulenten russischen Repertoires abrundet: nach Prokofjews „Krieg und Frieden“ sowie der „Lady Macbeth von Mzensk“ von Schostakowitsch – zwei starken wie streitbaren Inszenierungen, in denen wiederum Dirigent Alejo Pérez als musikalischer Partner fungierte.
Manisches Getriebensein zwischen Archaik und Moderne
Der Maestro verdeutlicht in der dritten gemeinsamen Arbeit in Genf sogleich, warum es richtig ist, im Kern auf die Schostakowitsch-Fassung von „Chowanschtschina“ zurückzugreifen. Denn da ist nichts geglättet oder geschönt. Wir hören die Härte pochender Ostinati, die davon künden, dass sich (nicht nur in Russland) die Geschichte wiederholt – leider ein ums andere Mal als Tragödie; wir vernehmen das manische Getriebensein der Charaktere, für das Alejo Pérez entsprechend vorantreibende Tempi findet; wir spüren das musikalisch Disparate dieser grandiosen Partitur, deren Changieren zwischen Archaik und Modernität Mussorgsky fraglos meinte, der aber über der reinen Klavierfassung nach Jahren des übermäßigen Alkoholgenusses verstarb.
Die lange als übliche geltende Orchestrierung von Rimski-Korsakow ebnet da mitunter ein (und kürzt), was als Schärfe im Stück dennoch angelegt ist. Letztere wird jetzt gleichermaßen herausgemeißelt wie klug fokussiert. Das romantische Schwelgen in Agogik und Phrasierung fehlt bei Alejo Pérez dennoch nicht, aber das Pathos von der heraufbeschworenen guten alten Zeit und das Sentiment triefen eben nicht. In Genf ist eine musikalisch enorm durchdachte, die Partitur hinterfragende, ja, eine packende Konzeption zu erleben, die das Orchestre de la Suisse Romande mit Verve und immer wieder mit famosen Soli umzusetzen weiß.
Mechanismen der Machterhaltung: einst und heute
Calixto Bieito – unter deutschen Opernfans als die spanische Skandalnudel des Regietheaters mit deutlicher Neigung zu spritzenden Körpersäften und allerhand Perversitäten berüchtigt – ist nun in seiner Inszenierung stets dann am stärksten, wo er der Macht der Musik vertraut: Da findet er teils zu bestürzenden Bildern, zu einer genauen Zeichnung der Figuren einschließlich der Nebenrollen und durchaus auch zum großen Bogen, den das Stück braucht, um das Schlaglichtartige seiner Dramaturgie erzählerisch zu überspannen.
Dazu braucht Bieitos Bühnenbildnerin Rebecca Ringst diesmal gar nicht den Überwältigungsfaktor einer opulenten Installation. Eine höchst variable LED-Videowand, deren Elemente sich bewegen und zum Labyrinth formen können, sorgt für wechselnde Schauplätze, für Einblendungen von visuellen Botschaften, deren Manipulationsmöglichkeiten unserer politischen Wahrnehmung aktuelle Machtmechanismen zwingend brauchen.
Da erscheinen also nun die Sänger der Hauptfiguren mit ihren gebetsmühlenartig wiederholten Botschaften eines „Make Russia great again“, das jenes Narrativ in den Köpfen festsetzt, nach dem ein Zurück-in-die-Zukunft das Elend der Gegenwart irgendwie erträglich macht, vielleicht ja sogar überwindet. Ob diese Gegenwart nun eine heutige oder seinerseits schon eine historische ist, müssen Bieito und sein Team nicht festlegen.
Denn die Bilder gleichen sich wie die Mechanismen der Machterhaltung, geht es nun gerade um zaristische, kommunistische oder faschistische Machthaber. Die Fährte, die in der Inszenierung zu Beginn mit dem Mut zur Groteske gelegt wird, muss also hernach gar nicht stringent weiterverfolgt werden: Da wird also der in einem roten Sarg aufgebarte tote Diktator Stalin präsentiert.
In seiner altbewährten Neigung zur pseudorealistischen Drastik lässt Bieito den sängerschauspielerisch höchst prägnanten jungen Tenor Emanuel Tomljenović als Kusjka – eine der vom Regisseur groß gemachten Nebenfiguren – in irrer Lust das Hirn des Verstorbenen verspeisen. Das ist so eklig wie überflüssig, aber ein Regisseur wie Bieito muss eben auch in einer so stimmigen und stringenten Inszenierung wie dieser seinen über Jahrzehnte etablierten Markenkern pflegen.
Plastische Figuren im Fokus
Wenn die wimmelnde Flut der Bilder sich jedoch beruhigt, besticht die Regie – nun meist auf fast leerer Bühne, die Michael Bauer deutlich ausleuchtet – mit ihrem feinen Fokus auf die Figuren, die so plastisch und mehrdimensional erscheinen, wie es sich in packendem Musiktheater gehört. Jenseits des simplifizierenden Klischees von Good guys and Bad guys lernen wir die schillernden und das Volk verführenden Typen des Volksdramas kennen: Der dem Werk seinen Titel (frei aus dem Russischen heißt Chowanschtschina in etwa: „Die Schweinereien des Chowanskij“) gebenden Strelitzenführer Chowanskij ist in Gestalt von Dmitry Ulyanov ein herrischer, ausgebuffter, in seinen (nicht zuletzt sexuellen) Begierden aber auch etwas primitiver Führer einer meist vermummten Sturmtruppe, die auf Einschüchterung ohne Kompromisse aus ist.
Sein roher, überwältigender Bass passt ideal zu diesem Rollenportrait. Dossifej als höchster Vertreter der strengen, konservativ orthodoxen Traditionalisten der Altgläubigen kontrastiert dazu dank Taras Shtonda stimmlich in idealer Weise: mit einer unfasslich düsteren, keineswegs balsamischen Grabesstimme von Bass. Das ist kein gütiger Geistlicher und warmherziger Vater, sondern ein durchaus furchteinflößend gestrenger Hüter des alten Rechts und der alten Regeln (bei Wagner hieße er Titurel). Ingo Krügler stattet ihn mit einem gigantischen Gebetsteppich aus, den er über seinen Schultern trägt.
Den besten und schicksten Anzug des Abends trägt Vladislav Sulimsky als Schaklowityi, nach Außen ein (Sauber-) Mann mit Manieren und artiger Aktentasche (und der schönsten Arie des Werks), als heimlicher Stratege aber ein kaltblütiger Mörder, der Chowanskij – wie weiland in der griechischen Antike Agamemnon – im Bade eigenhändig kaltstellt.
Die Wohlerzogenheit des Fürsten Golizyn ist dank des famosen Tenors Dmitry Golovnin eine weitgehend glaubwürdige: Er stellt einen aufrechten reformorientierten Verwalter des Systems dar, der die Öffnung Russlands gen Westen betreibt: Der historisch überlieferte Fürst war ein feiner, gebildeter Geist, der nicht nur Russisch, sondern auch Polnisch, Deutsch und Lateinisch sprach. Bieito zeichnet ihn als Freund Europas, der in seinem Büro die Flaggen der EU-Staaten präsentiert.
Wenn die Bühne zu einem Wahrheitsraum der Erkenntnis wird
Die spannendste und berührendste Figur aber ist jene Marfa, die zwar den Altgläubigen nahesteht, als Frauentyp zwischen Erda, Kundry und Azuzena aber über jenes tiefere weibliche Wissen und Fühlen verfügt, das immerhin das Potenzial auf eine Veränderung zur besseren Welt in sich birgt. Die Amerikanerin Raehann Bryce-Davis singt und spielt sie weit jenseits des Stimmklischees einer mütterlich pastos orgelnden, wohlig warmen Alt-Stimme eines Ur-Weibs als genuin dramatisch durchpulste, kämpferische, stimmlich farbenreich differenzierende starke Frau.
Man merkt: Diesem Charakter gehören die Sympathien des Regisseurs, mit dieser Ausnahmesängerin konnte er sein seltenes Geschick voll ausreizen: die Grenzen der eigenen Komfortzone sprengen, so dass die Bühne zu einem Wahrheitsraum der Erkenntnis wird, in dem die Trennung von Kunst und Leben nicht mehr klar zu ziehen ist. Eine weitere Hauptrolle gibt es in genau dieser Hinsicht: den Chor als Inkarnation des Volks. Hier beweist nun der Chor des Grand Théâtre de Genève erneut seine Extraklasse in puncto homogener stimmlicher Wucht auf der einen wie in extrem sensibel ausgehörter Pianissimo-Verletzlichkeit auf der anderen Seite. Das Finale – in Genf ist der Strawinski-Schluss zu hören – gehört ganz dem Kollektiv. Mit der Zugfahrt ins Gulag geht der Regisseur ins volle Risiko, öffnet Assoziationsräume, die verstören und wehtun, aber dennoch ins Schwarze des Stücks zielen.
Denn Anfang und Ende der Oper markiert eine dialektische Licht-Metapher: Die initiale Morgendämmerung, die Alejo Pérez mit dem Orchester luzide auffächert, hat utopischen Charakter. Der finale Feuertod der Altgläubigen dreht die Utopie ins Nihilistische. Das vorangehende Trompetensignal (effektvoll aus dem Rang des Grand Théâtre de Genève intoniert) – jene Tuba mirum, die Ernst Bloch zumal in Beethovens „Fidelio“ mit dem Vorschein der Utopie verband – ist nun nurmehr Ankündigung der Vernichtung, des Abglanzes, des Schweigens im Angesicht des totalen Endes.
Moussorgski, prophète des tourments russes
Nicolas Poinsot - Tribune de Genève – 26 mars 2025
source: https://www.tdg.ch/grand-theatre-a-geneve-calixto-bieito-a-lere-poutine-4415338…
Au Grand Théâtre, Calixto Bieito situe «Khovantchina» à l’ère Poutine. La violence et la scénographie soulignent les parallèles avec la Russie d’aujourd’hui.
«Le meilleur indice d’un comportement futur est un comportement passé», disent certains psychologues quand ils tentent de cerner leur patient. C’est aussi la phrase qui nous vient spontanément en tête devant «Khovantchina», dont la première représentation au Grand Théâtre de Genève était donnée mardi. Dans l’ultime opéra de Modest Moussorgski (1839-1881), le patient, c’est la Russie. Une Russie malade, dont on suit les turpitudes de la fin du XVIIe siècle.
Le compositeur s’est en effet inspiré d’une série de révoltes et de tentatives de coups d’État restées dans la mémoire russe sous le nom de «Khovantchina». À l’origine de ce séisme à plusieurs répliques allant crescendo ? Un prince ivre de pouvoir et meneur d’une milice sans foi ni loi, Ivan Khovanski, qui s’allie à des orthodoxes sectaires obsédés par la pureté des rites moscovites, pour essayer d’arracher l’empire tsariste à l’attraction de l’Europe occidentale.
Des siècles plus tard, le tableau bouillonnant de ces métastases politiques fait étrangement écho à la Russie actuelle, qui a récidivé en ressuscitant ces vieux démons nationalistes. En particulier depuis février 2022 : la haine de l’Occident et le réflexe de sacraliser une civilisation slave traditionnelle sont devenus le leitmotiv du Kremlin, quitte à dézinguer les libéraux à l’œuvre dans la société.
Collision avec l’actualité
Metteur en scène de génie, Calixto Bieito l’a ainsi bien compris. Après avoir donné corps à « Guerre et paix» de Prokofiev, puis à «Lady Macbeth de Mtsensk» de Chostakovitch, ici même au Grand Théâtre, le démiurge espagnol ose transposer l’histoire de la «Khovantchina» à notre époque au milieu d’une débauche de décors hypnotisants. Démarche d’autant plus pertinente que le livret s’y prête. Une collision temporelle dont on ne ressort clairement pas indemne.
Très vite, on reconnaît les coulisses de la Russie de Poutine, ses treillis militaires envahissants, ses leaders aussi fantasques que grotesques, une agressivité assommée d’alcool et nourrie de prédation du plus faible que soi. Le jeu des sept familles s’enclenche : Khovanski, ce guerrier loubard terrorisant Moscou en compagnie de sa garde armée fanatique, n’évoquerait-il pas furieusement Evgueni Prigojine, l’ex-homme fort de Wagner passé de bras droit du monarque à traître en chef, et qui faillit marcher sur la capitale ?
Dossifeï, le belliqueux leader des vieux-croyants, ne serait-il pas un lointain reflet du patriarche orthodoxe Cyrille, cet ancien du KGB ne jurant plus que par la guerre sainte ? Poutine l’ambivalent, lui, est-il à chercher du côté du boyard Chaklovity, qui assassine Khovanski dès lors qu’il lui tourne le dos, ou du prince Golitsine, qui regarda un temps vers l’ouest tout en croquant l’Ukraine ? Ce bal masqué tourne, quoi qu’il en soit, rapidement au jeu de massacre. Des alliances contre nature et des ambitions simultanées ne peuvent mener qu’à des trahisons qui se terminent dans le sang.
L’Europe brûlée vive
Calixto Bieito nous expose d’ailleurs à ce chaos sans filtre. Il y a une sorte de violence sur scène, on jette des objets par terre, on brandit des kalachnikovs, on viole, on asphyxie, on émascule en direct, on exhibe des dos nus flagellés jusqu’à la chair, on boute le feu à une maquette du Parlement européen qui crache des flammes d’un mètre de haut.
Deux hommes sur scène en pleine performance théâtrale, l’un debout avec une tenue militaire tenant une arme factice, l’autre assis sur une chaise, gesticulant.
Inspiré comme jamais, le metteur en scène démonte et décortique l’écosystème poutinien comme une mécanique horlogère pourrie. En 1690 comme en 2025, la «Khovantchina» nous hurle une Russie éternellement prisonnière de son propre labyrinthe, qui suit ses guides autoproclamés sans savoir si la sortie débouchera sur le nirvana ou un énième purgatoire.
Une prophétesse magnétique
Et puis, il y a ce casting, exceptionnel. Dmitry Ulyanov, qui a l’étoffe des meilleures basses russes, incarne un Khovanski vulgaire à souhait, faune bedonnant en rangers. Même niveau vocal irréprochable chez les autres premiers rôles masculins, dont Vladislav Sulimsky (Chaklovity), qui part notamment dans un monologue ahurissant.
Mais le public semblait avoir trouvé sa chouchoute en Marfa, pythie orthodoxe déambulant en tenue de personnage de « Matrix», qu’incarne la mezzo américaine Raehann Bryce-Davis. Magnétique, avec son timbre d’airain ayant tout de l’héroïne straussienne, elle emportait les suffrages à l’applaudimètre à la fin du spectacle.
Reste que la «Khovantchina» n’est pas qu’un théâtre de fourberies et de ricanements, c’est aussi une musique fabuleuse, sublimée par le chef argentin Alejo Pérez à la tête de l’OSR. Admirateur d’Abbado ou de Gergiev dans cette œuvre, il égale ses illustres aînés par une osmose de tous les instants avec les chanteurs, ainsi qu’une plastique sonore au service des sortilèges de l’harmonie moussorgskienne (ici dans l’orchestration de Chostakovitch, puissamment expressive et réputée la plus proche des intentions du compositeur.)
Jusqu’à ce final fou, surréaliste, qui voit entrer un wagon entier sur scène, et où la partition, arrangée par Stravinski cette fois, fait résonner des couleurs orchestrales phénoménales dans le tourbillon des voix qui s’éteignent. Extatique, à couper le souffle.
Une KHOVANTCHINA sagement « bieitesque » sur le plan scénique, mais très séduisante musicalement
Stéphane Lelièvre - premiereloge-opera.com - 26 mars 2025
source: https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2025/03/26/l…
Troisième opéra russe pour Bieito au Grand Théâtre de Genève, après Guerre et paix et Lady Macbeth de Mtsensk. Si la mise en scène ne surprend guère (avec même une petite tendance, chez le metteur en scène espagnol, à se répéter…), l’interprétation musicale séduit pleinement.
Il y a trois Calixto Bieito : celui qui propose des relectures plus ou moins sibyllines, avec force images chocs et provocations en tout genre (les conjurés alignés face au public en train de déféquer tout en lisant leur journal au lever de rideau du Bal masqué sont restés dans toutes les mémoires…) ; celui qui, sans renoncer aux images fortes ni à la modernité de son langage, respecte la dramaturgie originelle des œuvres (Lady Macbeth de Mzensk) et les éclaire parfois d’un jour nouveau (Carmen, Simon Boccanegra) ; à cela vient s’ajouter, depuis peu (et provisoirement, espérons-le) un Calixto Bieito en panne d’idées et d’inspiration, proposant un spectacle terne, sans (re)lecture forte, sans scénographie ni jeu d’acteurs qui surprennent ou interrogent (le tout récent Or du Rhin de Bastille).
Que les admirateurs du metteur en scène espagnol se rassurent : la Khovantchina actuellement à l’affiche au Grand Théâtre de Genève renoue avec le Calixto Bieito première façon, et l’on est loin avec ce spectacle de l’ennui distillé par son décevant Rheingold : il y a bien dans ce spectacle du (gentiment) choquant (une tentative de viol de Marfa par Susanna ; un figurant frottant la casquette du scribe sur son sexe avant de la faire renifler à ses amis…). On y trouve aussi du grand n’importe quoi (Chaklovity arrivant, à l’acte III, en poussant une baignoire sur roulettes puis chantant sa scène après avoir enfilé une paire de gants jaunes afin de nettoyer ladite baignoire avec une éponge ; la projection de l’image d’un ours éventré disant « On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs »,…) ; du rigolo (Kouzka portant constamment un collier fait de grosses cuillères en argent – et, à la fin du spectacle, une ceinture assortie -, s’agitant constamment sur scène en tirant la langue) ; mais aussi certaines images intéressantes (Dossifeï, déambulant avec une icône accrochée autour du cou et un tapis ridiculement jeté sur les épaules, image grotesque d’une religion poussiéreuse, incapable de s’inscrire dans le changement et la modernité) ; voire certains tableaux saisissants, même si pas toujours compréhensibles : la mort d’Andreï, par exemple, tué par Marfa elle-même, ou encore le tableau final, où l’on retrouve la foule de personnages présents lors du prélude, s’apprêtant, en lieu et place de l’immolation par le feu prévue par le livret, à s’installer dans un étrange wagon – dans lequel ils ne monteront finalement pas, mais qu’ils pousseront lentement vers le fond de la scène tandis que le rideau tombe.
Un spectacle accueilli très sagement par le public : aucun cri d’enthousiasme ni de protestation, mais quelques « clap-claps » polis qui montrent peut-être que ces réalisations scéniques, iconoclastes et choquantes il y a trente ans, ont finalement pas mal perdu de leur force au point d’être devenues une nouvelle « norme », plus ou moins attendue, pour ne pas dire convenue… D’autant que Bieito recycle beaucoup, et s’auto-cite bien trop souvent à notre goût : le plateau circulaire au fond duquel se dressent quelques tours en forme d’échafaudages, un personnage agitant sa langue de façon lubrique face au public, l’improbable baignoire dans laquelle on tente de noyer quelqu’un, tout cela se trouvait déjà dans Un ballo in maschera créé à Barcelone il y a quelque… 26 ans !
Musicalement, la soirée est une très belle réussite, grâce avant tout à l’excellence de l’Orchestre de la Suisse Romande, irréprochable, au Chœur du Grand Théâtre de Genève, formidable (malgré de menus décalages au début du III, dus peut-être au fait que les choristes, curieusement, chantent alors en coulisse), et à Alejo Pérez qui dirige – avec tout à la fois une belle sobriété et un vrai sens du drame – la version Chostakovitch (retenue pour cette production, à l’exception du finale de Stravinsky). La distribution, d’une remarquable homogénéité, n’appelle aucun reproche, de l’Emma passionnée d’Ekaterina Bakanova, l’Andreï et le Galitsine crédibles scéniquement et convaincants vocalement d’Arnold Rutkowski et Dmitry Golovnin, ou encore le Dossifeï grave et noble de Taras Shtonda. Mentions spéciales, enfin, au Chaklovity de Vladislav Sulimsky qui impressionne par son autorité, au Khovanski puissant de Dmitry Ulyanov, et à la Marfa de Raehann Bryce-Davis : sans avoir tout à fait l’opulence d’autres célèbres titulaires ayant marqué le rôle (Arkhipova, Obraztsova ou, plus récemment, Rachvelishvili), la chanteuse se distingue par un timbre prenant, projeté avec aisance sur l’ensemble de la tessiture (quels beaux graves !), une belle délicatesse quand nécessaire (très douces allusions à sa mort prochaine et à celle d’Andreï au troisième acte : « Comme des cierges de Dieu, nous brûlerons tous deux… ») et un souci fort appréciable pour caractériser au mieux le personnage, vocalement et scéniquement.
Au total, une soirée dont on se souviendra surtout pour sa dimension musicale, mais aussi pour les échos que le livret, hélas, fait entendre avec l’actualité, notamment lorsque le chœur demande que le sort de la Russie ne soit pas confié « aux mains de cruels mercenaires », ou lorsque Galitsine, au début du deuxième acte, évoque les relations de la Russie avec l’Ukraine ou l’Europe.
KHOVANTCHINA : le somptueux crépuscule de Moussorgski
Nicolas d’Estienne d’Orves - transfuge.fr – 26 mars 2025
source: https://www.transfuge.fr/2025/03/26/khovantchina-a-geneve-le-somptueux-crepuscu…
Oeuvre testamentaire du compositeur russe, la Khovantchina est un opéra fleuve plein de bruit et de fureur, mis en scène avec brio par Calixto Bieito et servi par une distribution éblouissante.
Il est des opéras de fin du monde. Des opéras qui sentent l’apocalypse, le carnage, le bruit, la fureur. Des opéras dont on se dit que l’auteur lui-même a dû sentir planer l’ombre de la folie (ou du cataclysme) tandis qu’il se battait en duel avec son inspiration. La Khovantchina est de cette famille.
Œuvre testamentaire de Modeste Moussorgski, elle fut créée à Saint-Pétersbourg en 1886, cinq ans après la disparition du compositeur. Rongé par l’alcool et l’épilepsie, le musicien est mort à quarante-deux ans, sans avoir orchestré l’œuvre ni même établi avec précision son dernier acte. Un chantier en friche, auquel Rimski-Korsakov (plus vaillant et sain nécrophage de la musique russe) s’attèle avec courage. A la création, on découvre une œuvre encore plus ambitieuse, encore plus titanesque que Boris Godounov. L’opéra plonge à nouveau dans l’histoire russe sans toutefois se concentrer sur une figure unique. La Khovantchina est une œuvre chorale, qui dépeint les crises politiques et religieuses ayant ensanglanté la Russie des Tsars au tournant des XVIIe et XVIIIe siècle. Conspirations, trahisons, vengeance, tout passe dans cet opéra fleuve dont la tension ne retombe jamais. Mais une pièce de cette envergure demande une production à sa mesure -copieuse, ambitieuse, donc couteuse- si bien qu’elle est beaucoup moins montée que Boris, et c’est dommage !
Saluons donc l’initiative du Grand Théâtre de Genève, qui se donne les moyens de ses ambitions et nous offre une superbe soirée. Superbe par la version choisie : ce n’est pas l’orchestration de Rimski mais celle de Dmitri Chostakovitch. En 1958, en plein URSS, le compositeur de Lady Macbeth de Mzensk s’est en effet vu confier la tâche de compléter le rébus, qui sera créé au Kirov en novembre 1960. Son travail est sans doute le plus proche du « son » moussorgskien. Le final choisi à Genève est toutefois celui orchestré par Stravinsky en 1913, ce qui nous donne une forme de synthèse du génie musical russe.
Si l’on a pu être exaspéré par le récent Or du Rhin de Calixto Bieito à Paris, on doit rendre les armes devant sa version de la Khovantchina. Le metteur en scène catalan prend l’œuvre comme une fable sur tous les pouvoirs et livre une sorte de cauchemar orwellien, sans chercher à enfoncer les portes ouvertes de la Russie poutinienne. Sa production est tendue, mouvante, inventive, toujours prompte à la laideur (on ne se refait pas…), mais une laideur qui est ici cohérente et justifiée : nous sommes dans une manière de no man’s land postsoviétique où les personnages sont à nus, livrés à leurs pulsions et leur bassesse.
Une Khovantchina digne de ce nom ne saurait aller sans un plateau slave et Genève nous offre une distribution vraiment idiomatique. Figure centrale, le prince Khavanski de la basse russe Dmitry Ulyanov est tout simplement terrifiant ! C’est un ogre vengeur, qui rugit son rôle sans jamais abdiquer sa musicalité. Mais on voudrait tous les citer, car chacun semble profondément habité par son personnage : le prince Andrei Khovanski du ténor Arnold Rutkowski, le Dossifeï de la basse Taras Shtonda, la Emma de la soprano Ekaterina Bakanova… Ce n’est cependant pas une artiste russe qui domine la distribution, mais une Afro-Américaine. Dans le rôle écrasant de Marfa, la mezzo-soprano Raehann Bryce-Davis est hypnotique. Sa présence électrique se double d’un timbre abyssal, aux nuances étonnantes. Elle semble hantée par son rôle et Bieito a su fort intelligemment jouer de son ample physionomie.
Enfin, dans la fosse, la baguette brûlante du chef argentin Alejo Perez enflamme cette partition éruptive et la porte à un vrai point d’incandescence ; une telle musique doit être fouettée au sang.
La KHOVANTCHINA par Calixto Bieito sauvée par son plateau vocal
Jacques Schmitt – ResMusica – 27 mars 2025
source: https://www.resmusica.com/2025/03/27/a-geneve-la-khovantchina-sauvee-par-un-pla…
Disparue de la scène genevoise depuis 1982, La Khovantchina de Modeste Moussorgski fait son retour au Grand Théâtre de Genève dans une mise en scène confuse et terne de Calixto Bieito où un plateau vocal de haut niveau force l'intérêt de cette nouvelle production.
L'opéra débute dans un vaste hall de gare où des passagers embarquent en s'engouffrant dans une ouverture du décor et l'opéra se termine avec ces mêmes passagers poussant un wagon vers le fond de scène. Entre ces deux scènes, dont on ne saisit pas nécessairement l'intention, le metteur en scène Calixto Bieito s'empare de cette Khovantchina de Moussorgski pour près de quatre heures d'horloge (malgré les coupures faites), de confusion scénique sur le fond d'un livret prolixe. En transposant cette confrontation verbeuse de courants politico-sociaux de la Russie du XVIIe siècle dans une époque contemporaine, Calixto Bieito occulte toute la poésie visuelle telle que cette Russie-là s'imprime dans l'imaginaire du spectateur. Certains y verront une Russie actuelle avec ses tourments, ses dirigeants, ses intrigues. À moins d'affubler Modeste Moussorgski et son opéra d'une perception prémonitoire de l'Histoire, difficile d'accepter cette vision de ce spectacle. Certes dans le programme de la soirée, on présente Calixto Bieito comme nous montrant bien « que ce que l'on raconte n'est jamais ce que l'on veut raconter et que l'on ne voit que ce que l'on veut voir. » Dont acte.
Donc, pas de costumes (Ingo Krügler) évocateurs des grands apparats tsaristes. Les adeptes du maintien de la tradition sont costumés en combattants d'élite, snipers noirs, kakis de camouflage, cagoules ; le grand prêtre Dossifeï, chef spirituel des « vieux-croyants » porte sur un marcel gris-vert, un short noir et des bottes à mi-mollets, un tapis en guise de chasuble. Les protagonistes de la modernité sont eux vêtus de complet-vestons, chemises blanches et cravates. Quant aux décors (Rebecca Ringst), ils s'articulent principalement vers des projections vidéo (Sarah Derendinger) sinon laides, caricaturales et incongrues. Comment comprendre la projection de dessin de cet ours rugissant avec, écrite dans une bulle, la maxime : « On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs » ? Les projections vidéo sont pour le moins génératrices de fatigue visuelle et de distraction. Ainsi ce texte en caractères cyrilliques, incompréhensible à beaucoup de spectateurs, qui défile ligne après ligne remplissant petit à petit l'entier des panneaux servant de décor. En outre, on oubliera le mauvais goût de cette scène de nécrophagie en ouverture de spectacle, on s'étonnera de cette vasque de baignoire se promenant seule sur la scène, tout comme de cette construction étrange (peut-être une maquette du Parlement Européen) à laquelle on met le feu pendant qu'orchestre et chanteurs s'efforcent de capter l'attention et que celle du spectateur se perd avec l'indispensable lecture des surtitres.
Fort heureusement, le plateau vocal réjouit plus d'un amateur d'art lyrique. La distribution essentiellement slave voit dans ses rôles principaux des chanteurs familiers avec cet opéra. Au premier rang desquels, il faut relever la basse Dmitry Ulyanov (Prince Ivan Khovanski), bête de scène indomptable à la voix puissante, sonore, à l'émission projetée, jouant la vulgarité, l'impudeur, l'ivrognerie à souhait. Il occupe la scène avec bonheur. À ses côtés, la prise de rôle du ténor polonais Arnold Rutkowski (Prince Andrei Khovanski) s'avère solide. Nous apprécions particulièrement la prestation du ténor Dmitry Golovnin (Prince Vassili Golitsine) au timbre typique de l'école russe de chant lyrique. Avec une voix légèrement pincée sans jamais être nasale, le ténor russe récemment loué à Francfort, comme à Lyon dans La Dame de Pique de Tchaïkovski offre l'image d'un personnage d'une morgue assassine. Avec son attitude péremptoire, son chant découpé, lyrique en même temps qu'affirmé, pas besoin d'être de langue russe pour comprendre son discours. L'art consommé de cet artiste parle à chacun.
Autre personnage vocalement et, partant, scéniquement convaincant de cette distribution, le baryton biélorusse Vladislav Sulimsky (Le boyard Chakloviti), déjà vanté dans nos lignes pour son Macbeth de Verdi à Bâle en 2016 et plus près de nous en Mazeppa de Tchaïkovsky à Baden-Baden en 2021. Avec une voix d'une ampleur peu commune, d'un legato sans reproche, son air « Ah, tel est ton sort, Russie infortunée » entraine spontanément les premiers applaudissements du public. Et ce n'est pas parce qu'on avait remplacé un vers par un autre mentionnant l'Ukraine, un mot qu'on perçoit quand bien même on n'est pas de langue russe. Et certes, pas non plus par cette scène qui le voit, affublé de gants de ménagère nettoyant avec un spray la « baignoire errante ». Remarquable aussi, le ténor américain Michael J. Scott (Le clerc), dont l'aisance scénique sur sa chaise de bureau à roulettes en fait un véritable acrobate en dehors de sa faconde vocale hors du commun.
Autant Taras Shtonda (Dossifeï) nous avait enchanté dans Guerre et Paix de Prokofiev à Genève en septembre 2021, qu'ici il nous parait en moins grande forme. Peut-être aussi les références du rôle, écrasantes, font-elles se lever quelques questions quant à la profondeur et à la majestuosité requises pour ce personnage. La fatigue aidant, on lui note quelques légères indélicatesses avec le diapason en fin de soirée.
S'il est une prise de rôle qui rejoint les suffrages du public, c'est celle de la mezzo-soprano américaine Raehann Bryce-Davis (Marfa). Après un début en demi-teinte, la voix d'abord un peu timide, la mezzo s'épanche ensuite dans de très belles couleurs. Le grain vocal, les passages du registre grave à l'aigu, laissent apparaitre une remarquable préparation technique quand bien même elle peine à s'investir dans l'esprit de l'œuvre. Le difficile rôle de Marfa est lui aussi marqué par des voix incontournables comme celles d'Olga Borodina ou d'Anita Rachvelishvili. Reste qu'il faudra compter sur Raehann Bryce-Davis pour les grands rôles du répertoire, ses moyens vocaux lui ouvrant toutes grandes les portes des plus prestigieuses scènes.
Les autres protagonistes s'avèrent tous à la hauteur de leur tâche. La puissance de la soprano lettone Liene Kinča (Susanna), l'énergie et la vocalité étincelante de la soprano Ekaterina Bakanova (Emma) et l'abattage du ténor croate Emanuel Tomljenovic (Kouzka) complètent l'excellente tenue du plateau vocal de cette production.
Il n'est d'opéra russe sans apport des chœurs. Et La Khovantchina ne fait pas exception, chacun de ses cinq actes comportant un ou deux chœurs. À ce jeu, les près de quatre-vingt chanteurs du Chœur du Grand Théâtre de Genève offrent leur puissance et leur meilleure musicalité au spectacle de cette œuvre, qu'ils soient sur le devant de la scène ou en coulisses. Leur impeccable préparation (Mark Biggins) fait merveille. Il faut toutefois se borner à les employer à bon escient et on regrettera la malheureuse chorégraphie que Calixto Bieito a imaginée pour les Danses persanes du quatrième acte, où le vulgaire donne rendez-vous au superflu : on y voit des choristes féminines se dandiner si maladroitement en opérant un strip-tease de leur treillis, lors de la fête dans la salle à manger du prince Khovanski, qu'on peut logiquement être mal à l'aise pour ces artistes dont ce n'est pas le métier.
Dans la fosse, l'Orchestre de la Suisse Romande fait merveille sous la baguette du chef argentin Alejo Pérez. Après sa direction d'orchestre dans Guerre et Paix et dans Lady Macbeth of Minsk, cette troisième apparition au pupitre de l'OSR semble lui avoir donné une plus grande assurance pour tirer de la formation romande des couleurs et surtout un volume sonore au niveau de l'intensité dramatique de la partition. Tout juste si la finale de l'opéra, pour cette production choisie avec l'orchestration d'Igor Stravinsky, montre quelques ruptures de continuité faisant que le public applaudit à chaque silence pensant voir les ultimes images du spectacle. Après quatre heures de silence et d'écoute, être moins attentif peut se comprendre. Fatigue, incompréhension du propos scénique, tout cela contribue à des applaudissements mesurés pour cette production avec cependant un sensible regain d'enthousiasme pour les chanteurs, le chef et l'orchestre.
KHOVANTCHINA ardemment sacrificielle
José Pons - olyrix.com – 27 mars 2025
source: https://www.olyrix.com/articles/production/8186/la-khovantchina-moussorgski-ope…
Le Grand Théâtre de Genève propose une nouvelle production de La Khovantchina de Modeste Moussorgski dans une mise en scène de Calixto Bieito et placée sous la direction musicale d’Alejo Pérez.
Après Guerre et Paix de Serge Prokofiev en 2021 suivi de Lady Macbeth de Mtsensk de Dmitri Chostakovitch en 2023, La Khovantchina complète un triptyque de collaboration entre Calixto Bieito et Alejo Pérez sur le répertoire lyrique russe au Grand Théâtre de Genève.
Ouvrage testamentaire de Moussorgski (non achevé au plan de l’orchestration tout particulièrement), ouvrage tentaculaire et puissamment choral, émaillé de douleurs et de sacrifices, La Khovantchina fait appel à un effectif musical et théâtral imposant. À Genève, les initiateurs du projet ont adopté la version dans l’instrumentation élaborée par Chostakovitch (jugée plus conforme aux souhaits et au langage plus âpre de Moussorgski), de préférence à celle plus rutilante de Rimski-Korsakov. Toutefois, le finale retenu est celui d’Igor Stravinsky qui emporte l’ouvrage –au moment du sacrifice ultime des vieux-croyants– vers des hauteurs plus lumineuses.
Calixto Bieito transpose l’ouvrage dans la Russie moderne sans pour autant proposer une identification complète. L’URSS se trouve également évoquée à plusieurs reprises au cours du spectacle, sous forme de projections en tableaux commémoratifs et mosaïques des temps glorieux (l’ouvrier exemplaire et obéissant, la faucille et le marteau, l’astronaute) et même en filigrane avec ses danseuses classiques. D’autres instants surprennent notamment dès la première scène de l’ouvrage, lorsque ses deux compagnons viennent se vanter devant le strelets Kouzka des meurtres commis : ils apportent sur un majestueux catafalque le corps embaumé de Staline que Kouzka se met à dévorer tel un enfant longtemps privé de friandises.
Ce type de provocations habituelles dans le travail de Calixto Bieito ne manque pas durant le spectacle, mais l’essentiel et l’important se révèlent ailleurs, notamment au deuxième acte lors de l’affrontement sous deux intenses cercles de lumière des trois personnages centraux de l’ouvrage, Dossifeï chef spirituel des vieux-croyants (ici revêtu d’un lourd manteau-tapis qui transpire la poussière des temps révolus, une icône des origines au cou), le puissant Prince Vassili Galitsine personnage central du gouvernement russe et Ivan Khovanski, le chef des streltsy, à l’ambition affichée démesurée.
D’autres scènes fortes s’imposent, comme l’assassinat par immersion dans sa baignoire d’Ivan Khovanski ou l’apparition d’un wagon de chemin de fer aux actes 4 et 5 qui tourne sur lui-même avant d’être poussé par la foule vers le suicide collectif en fond de scène. Marfa étranglera même par amour son amant Andreï afin de lui épargner cette mort horrible.
Ce spectacle fort tente d’aborder toutes les problématiques contenues dans cet opéra aux multiples résonances et il y parvient assurément pour l’essentiel. Calixto Bieito a su s’entourer d’une équipe de collaborateurs fidèles : Rebecca Ringst pour les imposants décors, Ingo Krügler pour les costumes, Michael Bauer pour les lumières parfaitement en situation et Sarah Derendinger pour les vidéos qui apportent beaucoup de caractère à l’approche globale.
La direction musicale d’Alejo Pérez allie sobriété et puissance évocatrice, impulsant une juste et intense dimension dramatique à la partition sans chercher à trop appuyer les effets. Sous sa baguette, l’Orchestre de la Suisse Romande déploie toutes ses rutilances et sa plénitude, jusque dans les appels de cuivres depuis la salle en fin d’ouvrage sur le thème de Pierre le Grand, dont l’ombre agissante domine la partition sans qu’il n'apparaisse.
Ces mêmes qualités s’appliquent au Chœur du Grand Théâtre, artisans ici essentiels, et aux membres de la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève.
La distribution vocale est dominée par la basse Dmitry Ulyanov dont la voix ample et fière, pleine de caractère, occupe le personnage d’Ivan Khovanski de façon constante et entière. À ses côtés, le ténor Dmitry Golovnin campe un Prince Galitsine angoissé et névrosé, tandis que Taras Shtonda déploie dans le rôle de Dossifeï sa voix de basse, un peu marquée par le temps certes mais encore majestueuse, habitée avec une rare profondeur.
Le ténor au timbre séduisant et à l’émission franche d’Arnold Rutkowski donne une réelle intensité au rôle du Prince Andreï Khovanski, partagé entre sa maîtresse Marfa et la jeune et séduisante Emma qu’il convoite. Cette dernière est incarnée de façon inspirée par la soprano Ekaterina Bakanova.
La mezzo-soprano américaine Raehann Bryce-Davis hérite du rôle complexe de Marfa, partagée entre son amour pour Andreï et sa foi ardente. Sans démériter, sa voix aux graves appuyés ne possède pas tout à fait la carrure attendue, assez loin de l’amplitude et de l’assise vocale des artistes russes qui se sont illustrées dans ce personnage.
Liene Kinča aborde avec trop de vigueur Susanna, la vieille croyante fanatique qui accuse de péché Marfa. La voix se déséquilibre avec des accents assez abrupts dans l’ensemble. Vladislav Sulimsky fait valoir des moyens importants de baryton dans le rôle du boyard Chaklovity, dont il dresse plus qu’une silhouette inquiétante. Membre du Jeune Ensemble du Grand Théâtre de Genève depuis cette saison, le jeune ténor lyrique croate Emanuel Tomljenović campe le rôle du strelets avec une rare facilité scénique et ce jusque dans la démesure que le metteur en scène lui impose. Tous les autres interprètes de cette Khovantchina apparaissent pleinement à leur place que ce soit les ténors Michael J. Scott et Rémi Garin, les barytons Vladimir Kazakov et Igor Gnidii, la basse Mark Kurmanbayev, ce dernier lui aussi Membre du Jeune Ensemble.
Le public genevois salue avec chaleur cette Khovantchina percutante, ouvrage fondamental qui n’avait plus été présenté sur la scène du Grand Théâtre depuis la lointaine saison 1981/1982.
Cours camarade, le vieux monde est derrière toi !
Romaric Gergorin - classykeo.com – 27 mars 2025
source: https://www.classykeo.com/2025/03/27/cours-camarade-le-vieux-monde-est-derriere…
Le Grand Théâtre de Genève présente une troublante nouvelle production de La Khovantchina, sombre et fascinant opéra de Moussorgski que Calixto Bieito met en scène en miroir des régimes autoritaires que traversa la Russie à travers l’Histoire.
Artiste le plus novateur du groupe des cinq – cénacle de compositeurs russes de la fin du XIXe siècle comprenant aussi Rimski-Korsakov, César Cui, Balakirev et Borodine – Moussorgski a exprimé l’essence tragique de l’âme russe dans toute son œuvre. Après Boris Godounov, son premier opéra qui révélait les rouages du pouvoir russe au temps des anciens tsars, son second opéra inachevé, La Khovantchina poursuit cette exploration à l’opéra de la grande histoire des Slaves au temps des troubles. Metteur en scène privilégiant une vision analytique et distanciée du répertoire lyrique, Calixto Bieito choisit à travers sa lecture de la Khovantchina de revisiter l’histoire politique de la Russie.
Un prince mafieux
Dans ce qui ressemble à un hall d’aéroport, tandis que le corps embaumé de Staline est transporté d’un coin à l’autre, des mercenaires russes, les streltsy, groupe de cosaques mercenaires servant le Tsar, se remettent d’une beuverie. Le boyard Chaklovity – Vladislav Sulimsky campant avec aplomb l’ambiguïté de ce personnage trouble – s’apprête à les trahir en faisant écrire une lettre les dénonçant comme force séditieuse voulant prendre le pouvoir. Chef des streltsy, le prince Ivan Khovanski – Dmitry Ulyanov dont la diction virtuose s’allie à une massive présence physique – a l’apparence tout à la fois d’un chef mafieux et d’un videur de boite de nuit moscovite, avec son survêtement, sa chaîne en or et ses cheveux mi-longs plaqués en arrière par du gel. Il ne comprendra pas le piège qui se referme sur lui et provoquera sa fin brutale, agissant comme un nervis sanguin avide de plaisirs. Son fils, le prince Andreï Khovansky – Arnold Rutkowski convainquant en fantoche victime de ses pulsions – ne songe qu’à posséder la belle Susanna, une captive allemande.
Dieu seul me voit
Les vieux-croyants, seconde force en présence, cherchent à préserver l’ancien rite orthodoxe que le jeune Pierre le Grand veut réformer. Dosifei, leur chef – Taras Shtonda pope tragique de bonne facture – assiste impuissant et fataliste à leur marginalisation, circulant résigné vêtu d’un tapis turc sur les épaules en guise de bure. Sa plus fidèle disciple, la très fervente croyante Marfa s’avère le personnage central de l’opéra par qui se noue la torsion shakespearienne qui va précipiter le drame. Amante délaissée du pleutre prince Ivan Khovansky, elle l’entrainera dans sa chute. Raehann Bryce-Davis apporte une séduisante plasticité vocale à cette héroïne qui agit ici de manière ambivalente, entre violence et compassion, à l’image d’une Russie contemporaine dont le régime voudrait mettre en avant la foi et les bonnes mœurs tout en étant coercitif pour appliquer son programme.
Conseiller du Tsar, le prince Vassili Galitsine – phénoménal Dmitry Golovnin au chant tranchant et altier – représente la troisième force en action, celle des réformateurs souhaitant que la Russie s’occidentalise en s’inspirant du mode de vie européen. Les Khovansky, princes passéistes et inconsistants entourés de leurs streltsy, soldatesque incontrôlable, les vieux-croyants fanatisés, Galitsine le rénovateur éclairé, tous seront balayés par la poigne de fer du jeune Pierre Le Grand et de son entourage, une clique visible nulle part, présente partout, menaçant à chaque instant d’agir de manière subliminale, position omnisciente que l’on prête au pouvoir étatique russe actuel.
Surveiller et punir
Durant toute la représentation, Calixto Bietio diffuse ainsi un sentiment constant d’oppression, celui subit par la Russie à travers les âges, par des images et vidéos apparaissant dans l’arrière-scène ovale. Entre un défilé martial de danseuses russes, l’apparition d’un ours géant disant par une bulle de bande-dessinée : « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », une constellation de visages de prisonniers aux regards barrés de noir, une fresque figurant divers militaires, les signes se succèdent qui expriment une angoisse, celle provoquée par le garrot autoritaire par lequel la société russe est étranglée. Cette vision monolithique d’une Russie qui ne vivrait à travers le temps qu’une succession de violences et de désespoirs perpétuels pourrait être univoque et stéréotypée, mais le metteur en scène espagnol universalise son propos, voyant aussi et surtout une servitude globalisée à l’œuvre partout dans le monde aujourd’hui, avec l’avènement de l’enfermement numérique dans lequel nous vivons tous reclus.
Les vieux-croyants s’immolent par le feu éparpillés autour d’un wagon, celui d’un train qui les mèneraient au goulag, tandis que Galitsine est déporté comme un vulgaire oligarque ne satisfaisant plus le gouvernement en place. Marfa sera pétrifiée par son fondamentalisme religieux, quand la déchéance des Khovanski est celle de mafieux dépravés. Ce substrat tragique d’une Russie subissant le joug de l’arbitraire à travers le temps est parfaitement relayé par l’Orchestre de la Suisse Romande, le Chœur du Grand Théâtre et la maitrise du Conservatoire de Genève qui déploient et modulent avec éclat la poignante mélancolie orchestrale de Moussorgski, sous la direction altière d’Alejo Pérez.
Une puissante KHOVANTCHINA
Thibault Vicq - opera-online.com – 27 mars 2025
source: https://www.opera-online.com/fr/columns/thibaultv/une-puissante-khovantchina-au…
Sempiternel débat que la représentation d’un opéra historique tel que La Khovantchina, sur la confusion politique en Russie à la fin du XVIIe siècle, pour une question de compréhension narrative et de modélisation conceptuelle, en particulier dans l’actualité peu reluisante de l’envahisseuse de l’Ukraine. Moussorgski dépeint justement ces événements car il sent que la deuxième moitié du XIXe ne s’en éloigne pas tant que cela. Le cycle de l’Histoire se répète, dans ses luttes de pouvoir et de croyances, dans ses idéaux nationaux et son ouverture à l’Occident. Moussorgski mélange ainsi archives véridiques et fiction, styles musicaux et niveaux de langue pour raconter le peuple russe.
Calixto Bieito, transpose certes le propos dans une esthétique baignée de symboles russes (le ballet, l’ours, les fresques soviétiques), mais s’attache « uniquement » à montrer la réalité de sa narration, qui pourrait en fait concerner un tout autre pays en proie au repli identitaire et à la corruption. La diffamation se répand en fake news par des hackers, les pourparlers avec l’Union européenne se concluent par l’incendie du Parlement (en maquette) à Strasbourg, les assassinats sont prémédités en nettoyant la baignoire qui va les accueillir, les vieux-croyants sont gazés dans le train qui les réunit… Cette lecture pessimiste s’articule en images fortes, qui n’engloutissent en rien les personnages. Il parvient haut la main à synthétiser le langage scénique à partir de ces figures humaines, et à parler de destin collectif par le biais de singulières individualités, ancrant une focale claire pour le spectateur dans cette fresque magmatique. Le décor imposant de Rebecca Ringst, en onze tourelles mobiles flanquées de LED, varie les spatialisations et les visuels, dans les lumières expressionnistes de Michael Bauer. Calixto Bieito fait se toucher et interagir les interprètes, prête une saveur particulière aux passages de flambeau et aux partages de territoires, en faisant cohabiter le beau et le laid, car tout n’est qu’une question de négociations et d’idéologies portées par la passion. Le passé n’est qu’un outil pour révéler un présent de théâtre, poignant et en phase avec la musique. On sera plus mesuré sur la dernière demi-heure, assez fixe, avec un train sur tournette bizarrement usité. Peut-être est-ce une manière de laisser la porte ouverte sur ce chœur final inachevé par Moussorgski, dans une ambiguë inertie scénique qui peut rappeler l’impuissance face à la périodicité de l’Histoire ou la prise de conscience, dans le renoncement, d’une société trop manipulée…
Le finale d’Igor Stravinsky, choisi pour la production, n’est d’ailleurs pas une ostensible leçon de puissance chorale, étant donné la disparition progressive de la matière sonore, que le Chœur du Grand Théâtre de Genève sculpte jusque dans une poétique évaporation. Dans les passages plus héroïques, il garde de bout en bout un sang-froid tranquille, une empreinte durable et une consistance en mouvement. Mark Biggins l’a magistralement préparé en une plantureuse étendue étagée, enracinée, propice à des développements limpides, comme une obsédante présence au cœur battant.
L’orchestration de Chostakovitch (1958) – la partition que Moussorgski a léguée à sa mort est quasiment intégralement en piano-voix –, sept décennies après celle de Rimski-Korsakov, ouvre à Alejo Pérez et à un Orchestre de la Suisse Romande continûment prodigieux les portes d’un « Il était une fois » foisonnant, bardé de mystère, aux confins du féerique et de l’impossible. Les textures déployées par le chef sont d’une merveille absolue, dans d’époustouflants équilibres funambules. Il part toujours d’un courant simple auquel il ajoute des ramifications multiples. Des mélodies comme s’il en pleuvait, un festival de lignes à la manière d’un code infini dont les caractères s‘entremêlent et se confondent, une déclaration du point d’exclamation dans la résonance plutôt que dans la pompe, des courants d’ondes dans un champ fertile soumis aux éléments : c’est tout à la fois, grâce aussi à des instrumentistes aux aguets, engagés au plus profond de leur art musical.
À l’exception d’un Dossifeï (Taras Shtonda) aux rythme, placement et orientation fluctuants, la distribution compte de nombreuses robustes personnalités vocales. Raehann Bryce-Davis souhaite peut-être trop influer sur le cours de la phrase sans embarquer l’énergie de la fosse dans son flux chanté. Dans son entreprise sagace d’adapter sa voix aux circonstances dramaturgiques, la mezzo-soprano se fixe un cap musical trop uniforme à chaque scène, si bien qu’on l’entend à la peine lorsque les forte doivent paraître ou lorsque l’émotion doit changer de camp, dans une conduite peut-être définie à l’excès par de superbes graves sépulcraux. Le déchirant et sidérant Chaklovity de Vladislav Sulimsky est un monde à lui seul d’ampleur mélodique et de profondeur bouleversante d’âme russe, raffermi d’un pouvoir de persuasion et de résistance silencieuse en floraison. La désinvolture d’ogre d’Ivan Khovanski se retrouve chez le non moins impressionnant Dmitry Ulyanov, électron libre au verbe droit et à la prosodie protéiforme pétrie de signe de ralliement et de force intérieure. Les ténors Arnold Rutkowski et Dmitry Golovnin incarnent deux facettes du pouvoir : le premier pour le caractère têtu, élancé et émotif d’Andreï Khovanski, le second pour la vue d’ensemble et la hargne du beau chant de Galitisine. On apprécie également l’agilité brodée aux accents folkloriques d’Emanuel Tomljenović (assorti d’un jeu d’acteur phénoménal), l’expressivité d’urgence d’Ekaterina Bakanova, et la complétude frénétique et souple de Michael J. Scott.
Sans nul doute l’opus le plus accompli de la trilogie russe du Grand Théâtre de Genève avec Calixto Bieito et Alejo Pérez, après Guerre et Paix en 2021 et Lady Macbeth de Mtsensk en 2023 !
KHOVANTCHINA – Épiphanie totalitaire
Vincent Borel - concertclassic.com – 27 mars 2025
source: https://www.concertclassic.com/article/khovantchina-de-moussorgski-au-grand-the…
Après Guerre et Paix en 2021 et Lady Macbeth de Mtensk en 2023, Calixto Bieito achève, avec Khovantchina, une sorte de trilogie russe. Attentif à replacer l’œuvre dans une perspective contemporaine, le metteur en scène espagnol place le spectacle sous le signe de l’exil. Durant le prélude, le chœur demeure immobile, valises à ses pieds, dans un hall d’aéroport qui pourrait être signé Santiago Calatrava ou Paul Andreu. Images et messages se succèdent ensuite sur d’immenses portiques modulables, offrant dès lors un flux constant d’ambiances percutantes. Ainsi, le scribe (Michel J. Scott) devient un hacker dont le codage se déroule en lettres de sang. Les graffitis du goulag sont d’un effet tout aussi saisissant que l’affichage des peintures soviétiques à la gloire du prolétariat, de l’Armée rouge et des kolkhoziennes.
On connaît la fascination de Bieito pour l’imagerie violente et totalitaire, et Khovantchina n’y échappe pas. Tout ce qui relève de la Russie est en treillis noir, qu’il s’agisse des régiments de streltsy, des proches d’Ivan Khovansky et du prince lui-même. Les hommes de pouvoir, Chaklovity, le séide du Kremlin, et Galitsine, l’europhile, sont les seuls à arborer une cravate occidentale. Rien d’opulent ni de rutilant dans les costumes imaginés par Ingo Krügler. Dossifeï, le chef spirituel des vieux-croyants, revêt un kilim en guise d’omophorion, la dalmatique orthodoxe, et porte une icône en sautoir. Cette neutralité visuelle ne facilite pas toujours la lisibilité d’une intrigue politique très complexe, et gomme toute diversité communautaire. Il n’est ainsi pas sûr que le ballet persan, ici dévolu aux excellentes choristes féminins du grand Théâtre, dégage la sensualité attendue lors de ce superbe intermède, alter ego scénique des Danses Polovstiennes de Borodine.
De belles intentions se délitent parfois dans une dramaturgie confuse. Quelle logique, par exemple, préside au nettoyage préalable de la baignoire dans laquelle Chaklovity noie Khovansky ? Et ce wagon empli de gaz, mais sans gazés ? D’autres trouvailles, en revanche, s’imposent avec force. Kouzka joue torse nu, le poitrail décoré d’un collier de petites cuillères, avec lesquelles il mange, littéralement, la momie de Staline. Le ténor croate Emanuel Tomljenovic est formidable dans ce rôle de simple d’esprit. C’est là une astucieuse introduction à la relecture de l’histoire russe à laquelle s’adonne cette Khovantchina contemporaine. De même, la tentation européenne de certains boyards, incarnée par Galitsine est illustrée par une maquette du Parlement de Strasbourg que Khovansky brûle. Mais ce sera le seul incendie : il n’y aura pas de bûcher sacrificiel pour les Vieux Croyants. À la place, un wagon s’éloignera entre ombre et lumière, rappel poignant de l’image initiale du peuple en exil. Le dernier tableau, orchestré par Stravinsky, prend alors une ampleur où l’actualisation voulue par la scénographie fait mouche.
La Khovantchina, laissée à l’état de réduction pour piano par Moussorgski à sa mort à quarante-deux ans, a connu diverses orchestrations : rutilante sous la plume de Rimski-Korsakov, âpre et archaïque sous celle de Chostakovitch en 1958, dévotionnelle et fidèle au chœur des vieux-croyants entre les mains de Ravel et Stravinsky en 1913. C’est cette dernière, bien qu’amputée d’une centaine de mesures, que le Grand Théâtre a choisie. Comme pour Guerre et Paix et Lady Macbeth, le chef argentin Alejo Pérez manie avec brio la toute-puissance orchestrale et les subtilités coloristes d’une œuvre aussi saisissante qu’austère. L’Orchestre de la Suisse Romande et le Chœur du Grand Théâtre, ce dernier dirigé par Mark Biggins, y excellent.
Aviel Khan, directeur sortant de l’institution genevoise, a réuni un plateau équilibré, où chaque artiste enthousiasme. On retrouve ainsi la basse volcanique et déchirante de Dmitry Ulyanov en Khovansky, l’airain de Vladislav Sulimsky en Chaklovity, sorte de monstre froid de la bureaucratie. Le Dossifeï de Taras Shtonda, empreint d’humanité et de bienveillance, conduit pourtant les siens à l’autodafé sans état d’âme. Les ténors brillent également : Dmitry Golovnin incarne un Galitsine vibrant, tandis qu’Arnold Rutkowski offre au prince Andreï une superbe mort entre les bras de la Marfa de Raehann Bryce-Davis. Cette production de Khovantchina, bien que dominée par les voix masculines, met particulièrement en avant les figures féminines. Bryce-Davis sidère par sa présence féline et son mezzo à la tessiture sensuelle et déchirante. Elle est la sorcière et la visionnaire, que Bieito rend ici transgressive, notamment dans son échange saphique avec Susanna. Ce rôle révèle le soprano affûté de Liene Kinča, déjà rompue aux principaux rôles wagnériens et straussiens. Belle mais courte prestation d'Ekaterina Bakanova en Emma. Enfin, on s’en voudrait d’omettre Emanuel Tomljenović en Kouzka, Igor Gnidii en Varsonofiev, Rémi Garin en Streshnev, Vladimir Kazakov en premier strelets, et Mark Kurmanbayev en second strelets. Chacun concourt à l’intensité d’un spectacle dont tout Européen sort, sinon comblé, du moins durablement questionné. Moussorgski, lanceur d’alerte avant l’heure ?
KHOVANTCHINA dans le train de la mort
Sylvie Bonnier – Le Temps – 27 mars 2025
source: https://www.letemps.ch/culture/a-geneve-khovantchina-dans-le-train-de-la-mort
L’opéra de Moussorgski, présenté au Grand Théâtre dans la version Chostakovitch-Stravinski, offre une belle prestation musicale sur des décors saisissants. La mise en scène de Calixto Bieito peine de son côté à sortir l’œuvre de ses longs rails
Que faire d’un tel ouvrage? Les neuf ans de gestation de Khovantchina disent la difficulté du compositeur à créer l’«opéra-roman» historique dont il rêve alors. Moussorgski meurt avant d’avoir orchestré sa version pour piano. Au décès du créateur, Rimski-Korsakov s’empare de la partition, avant d’autres orchestrations de Ravel et Stravinski puis Chostakovitch en 1960. L’opéra se cherche longtemps.
Que faire d’un tel ouvrage? Les neuf ans de gestation de Khovantchina disent la difficulté du compositeur à créer l’«opéra-roman» historique dont il rêve alors. Moussorgski meurt avant d’avoir orchestré sa version pour piano. Au décès du créateur, Rimski-Korsakov s’empare de la partition, avant d’autres orchestrations de Ravel et Stravinski puis Chostakovitch en 1960. L’opéra se cherche longtemps. Sur le plan théâtral, comment sortir le livret de sa foisonnante narration? Le Russe résume et malaxe en quelques heures la longue période du «temps des troubles» qui agita son pays au XVIIe siècle, à travers des règnes sanglants. Une histoire difficile à suivre.
Terreur constante
Comment ne pas tomber dans les bulbes et costumes historiques, ou partir sur les pistes faciles de l’actualisation politique? Le metteur en scène Calixto Bieito, qui a traité avec brio Guerre et Paix et Lady Macbeth de Mtsensk sur la scène genevoise, opte pour une forme de continuité, sans prise de position radicale. Le choix est judicieux car l’histoire de la Russie traverse les siècles dans une terreur constante. De l’époque tsariste à la dictature actuelle, en passant par le soviétisme, l’Espagnol part de l’exil. L’ouverture se déroule dans un immense hall de départ, où les protagonistes figés finissent par embarquer et quitter la scène.
L’action s’achève sur un wagon enfumé poussé vers un goulag mortel, pour illustrer le bûcher du peuple qui se sacrifie plutôt que de succomber aux attaques ennemies. L’image finale est puissante, et le symbole très concret.
Entre ces deux extrémités, la réflexion dispose pourtant de peu d’espace, même si l’inexorabilité du propos n’offre volontairement pas d’issue. C’est au décor exceptionnel de Rebecca Ringst et aux vidéos suggestives de Sarah Derendinger que revient le premier rôle, grâce à l’extraordinaire mur de leds dont dispose le Grand Théâtre. Les images, en constant mouvement, illustrent à elles seules l’enchevêtrement de la réalité avec l’imaginaire. Et entraînent le spectateur dans un voyage visuel et émotionnel spectaculaire.
Lignes pulpeuses
L’oeil est à la fête entre un immense anneau lumineux (Le Ring de Wagner n’est pas loin…), des graffitis carcéraux, des illustrations colorées d’affiches soviétiques ou un train fantomatique qui traverse tout le spectacle. Mais l’oreille n’est pas en reste. L’OSR, modelé avec intelligence et sensibilité par Alejo Pérez, offre des sonorités et des lignes pulpeuses, sur des cordes sensuelles et des cuivres redoutables. Le choeur tient parfaitement sa partie imposante malgré quelques petits décalages. Quant aux voix, majoritairement venues de l’Est, elles sont irréprochables. L’Ivan Khovanski de Dmitry Ulyanov, féroce et primaire, impose sa basse sombre et sa présence brutale. La basse profonde de Taras Shtonda arrondit l’autorité du pouvoir religieux dans une humanité bienvenue. Et les ténors Arnold Rutkowski (Andreï Khovanski tranchant), Dmitry Golovnin (Galitsine méprisant) et Michael J. Scott (scribe électrique) honorent leur registre devant le baryton Vladislav Sulimsky (Chaklovity hypocrite).
Quant aux femmes, la mezzo Raehann Bryce-Davis domine le plateau de sa voix d’ambre brute et son chant intense dans le rôle prophétique de Marfa, devant l’Emma éperdue d’Ekaterina Bakanova et la Susanna rageuse de Liene Kinca.
Si proche du monde actuel…
Charles Sigel - ForumOpera - 28 mars 2025
source: https://www.forumopera.com/spectacle/moussorgsky-khovantchina-geneve/
Première image : une foule de voyageurs dans un hall d’aéroport, statiques, avec leurs valises à roulettes. Sous une verrière immense, ils attendent quelque chose (l’affichage d’une porte de départ sans doute, à moins que ce ne soit un sens à leur vie…).
À l’orchestre le prélude déroule ses grands espaces, dans une lumière très claire, une lumière de matin, de départ. Des cloches interrompent soudain cette mélodie profondément russe, avant que flûtes et clarinette ne la reprennent, tandis que les voyageurs s’engouffrent au fond dans un couloir, métaphorique sans doute. Ces voyageurs, on les retrouvera, plusieurs heures plus tard, au dernier tableau, toujours en partance, et alors le but de leur voyage sera sans mystère.
La grande verrière disparaît. Elle n’était que virtuelle et générée par un immense hémicycle d’écrans LED. Sur lesquels commencent à apparaître en caractères rouges ce qui pourrait être un programme informatique, ou une référence à l’IA, l’avatar le plus contemporain de l’éternelle domination des puissants sur les faibles.
Des luttes de pouvoir très contemporaines
Devant cet immense mur de signes cabalistiques, surgiront successivement un cercueil monté sur roulettes (drapé à la russe de tissu rouge), où se devinera, semble-t-il, une effigie de Staline, poussé par deux gardes marchant au pas de l’oie, puis un personnage de bouffon, de simplet ou de fol, ou de silène, fantasque et grassouillet, qu’on verra très souvent sur la scène, comme contrepoint drolatique au drame qui se joue (c’est Kouzma, qui dans l’opéra de Moussorgsky est un strelet, un membre un peu ivrogne des Streltsy, la milice des princes Khovanski, – incarnation shakespearienne à la fois espiègle et inquiétante par Emanuel Tomljenović, ténor de caractère brillant (on le verra quand l’occasion de chanter lui sera offerte, bien plus tard).
Autres apparitions, le Scribe (Michael J. Scott), vissé sur un fauteuil de bureau à roulettes, personnage hirsute, comique lui aussi (on pense à Beckett et à nouveau à Shakespeare) et enfin, beaucoup plus redoutable, en battle dress noir, un bonnet noir cachant son crâne chauve, le boyard Chaklovity, personnage ambigu, suppôt du tsar Pierre le Grand, et outil du destin (c’est lui qui assassinera Ivan Khovanski).
Ostalgie
La mise en scène de Calixto Bieito transpose Khovantchina dans un monde d’allusions contemporaines, et cela fonctionne pleinement. Les sinistres battle dress noirs des Streltsy font évidemment penser à la milice Wagner (et Ivan Khovanski à Evgueni Prigojine, qui eut l’audace et le malheur de s’opposer à Poutine, après l’avoir servi), et le prince Galitsine, en costume trois-pièces de businessman, à quelque oligarque éclairé et occidentalisé.
Quant au starets Dossifei, il est le chef des Vieux-Croyants, mais il fait songer au retour en grâce de l’orthodoxie dans la Russie d’aujourd’hui, paradoxal dans un empire qui rêve de reconstituer l’URSS d’avant Gorbatchev.
De cet opéra grandiose, la production de Genève fait un drame intime. Pour mieux valoriser ce qui en est le motif principal : la lutte de pouvoirs entre différentes factions, dont la scène de la querelle des Princes au deuxième acte sera la démonstration la plus explicite.
Moussorgski s’appuie sur la documentation sérieuse que lui a fournie l’historien et polygraphe Stassov sur les premières années du règne de Pierre le Grand (la fin du dix-septième siècle), et si la partition fait jouer au chœur un rôle essentiel (qui incarne tour à tout la foule des Moscovites, les Streltsy ou les Vieux-Croyants), très souvent Calixto Bieito le cantonne en coulisse, ou derrière le mur des écrans LED. Cet effet acoustique d’éloignement (quelqu’excellent soit le Chœur du Grand Théâtre de Genève) s’ajoute aux textures très claires, très lumineuses, qu’Alejo Pérez demande à l’Orchestre de la Suisse Romande, de sorte que la sonorité d’ensemble est étonnamment allégée et que les voix, toutes plus impressionnantes les unes que les autres, n’en sont que mieux mises en valeur.
Le grain des voix slaves
C’est une grande force de cette production que toutes ces voix slaves, au grain et à l’émission sans pareilles. Plus que de beau chant, on parlera de chant expressif, intense, ardent.
Au premier rang, la basse percutante de Dmitry Ulyanov, qui dessine un Ivan Khovanski démagogue, brutal, vulgaire, terrien, impressionnant dès sa première harangue, « Mes enfants, Moscou et la Russie sont en proie au désordre… ». Il fut sur cette scène le Kutuzov de Guerre et paix de Prokofiev et le Boris de la Lady Macbeth de Chostakovitch (les deux premiers volets de la trilogie russe de Calixto Bieito à Genève), et sa voix puissante, très noire, son mordant, imposent son personnage de reître, semant la peur par sa seule présence animale, celui que le peuple célèbre comme le « cygne blanc », dans un chœur à deux voix, celles un peu acidulées et très russes des femmes répondant à celles rondes et amples des hommes.
Ce chœur sera interrompu par l’intrusion d’Emma (Ekaterina Bokanova), rôle plutôt sacrifié par Moussorgski alors qu’elle sera objet de désirs et de concurrence des deux Khovanski. Cette jeune femme est poursuivie par André Khovanski, physiquement tout le contraire de son père : plutôt petit, il porte un costume occidental de jeune gestionnaire, et il a la voix de Arnold Rutkowski, solide timbre de ténor très projeté au medium solide et aux aigus clairs.
Il représente une autre génération d’hommes de pouvoir, plus policée en apparence, dans un monde qui n’a rien perdu de sa brutalité : à ce moment là, le mur du fond s’est couvert d’une fresque très « réaliste socialiste » où rivalisent d’enthousiasme soviétique de farouches jeunes partisans et de belles pionnières.
Des anachronismes qui fonctionnent
En revanche, Dossifei, incarne un très ancien monde. Dès sa première apparition, il clame ses imprécations « Le temps est venu de la nuit et du péril des âmes. Frères orthodoxes, allons au combat ! ». Il a la voix de Taras Shtonda, familier du rôle qu’il a chanté au Bolchoi, dans un décorum qu’on imagine bien différent. Silhouette massive, il est plutôt basse chantante que basse profonde, ce qui lui permet de dérouler les longues phrases prophétiques du rôle, la sobriété pour ne pas dire la pauvreté de son costume (un tapis persan décoloré en guise de phénolion ou de dalmatique !) donnant à ce moine-soldat de la cause réactionnaire l’allure d’un ascète.
L’incarnation du nouveau monde, en revanche, des Lumières, c’est le prince Galitsine, un conseiller de la Cour, un esprit occidentalisé à la Gorbatchev. Il siège dans un bureau moderne (et le mur d’images devient alors iconostase de portraits en noir et blanc, dont le sien). On y voit aussi les portes de la célèbre Saint-Georges du Kremlin où aime à se montrer l’actuel maître des lieux.
Il a la voix de ténor de Dmitry Golovnin. C’est un ténor au timbre clair (il a chanté Lensky), au registre supérieur facile, une voix plus lumineuse que celle d’Andrei Khovanski, et donc un autre choix très judicieux de ce cast décidément très convaincant.
Ce prince, curieusement, tout éclairé qu’il est, garde un côté Vieille-Russie en cela qu’il est superstitieux. D’où son appel à Marfa, qui va débarquer dans ce bureau munie d’une bassine en zinc pour lui prédire l’avenir.
Une Marfa très rock n’roll
Slave, la voix de Raehann Bryce-Davis ne l’est pas puisqu’elle est américaine. Elle dessine une Marfa singulière, à la défroque et au physique de solide rockeuse (vaste manteau de cuir noir, brodequins à semelle épaisse, dreadlocks). C’est un beau mezzo au timbre chaud et d’une belle musicalité. Même si sa voix n’a pas le volume et les graves d’outre-tombe des Arkhipova ou Obratzova de jadis. Surtout elle compose de façon très personnelle ce personnage de moniale un peu prophétesse, pas bien remise de la fin d’une love affair avec Andrei Khovanski, qu’elle essaie de ranimer, à grands renforts de caresses, et sans succès (il ne pense qu’à Emma).
La séance de divination, qui aura mis en valeur les couleurs fauves de la voix et une conduite très envoûtante des longues phrases sinueuses de Moussorgski, doublées par les ondulations d’une clarinette et des cordes, se terminera par une quasi-noyade de Galitsine dans la cuvette (avec soubresauts de tout le corps), scène tragi-comique dont il se libèrera par un coup de rein avant de chasser la devineresse et d’ordonner qu’on la noie.
La voix claire de Dmitry Golovnin, on l’entendra ensuite dans la longue méditation désespérée de Galitsine. Désespérée parce que Marfa lui a annoncé sa disgrâce, mais aussi parce que s’annoncent des jours sombres. Il montera jusqu’au sommet de sa tessiture sur un sombre pressentiment : « O, sainte Russie, comme il est loin le jour où tu te laveras de la rouille tatar ! »
La mise en scène de Bieito a ici l’intelligence de s’effacer pour laisser les trois voix (ténor, baryton-basse et basse) s’entremêler dans un débat qui est le cœur politique de l’opéra. La brutalité tatar de Khovanski terrassera sans mal le trop idéaliste Galitsine, mais Dossifei prendra finalement le dessus sur l’un et l’autre, et le chœur des Vieux-Croyants (aubes blanches et icône sur la poitrine) pourra chanter « Nous avons renversé l’hérésie ».
C’est une des particularités de Khovantchina de juxtaposer une série de tableaux, plus ou moins bien jointoyés. Est-ce pour cette raison que la seconde partie nous convaincra moins que la première. Alors qu’elle proposera toute une série de séquences, chacune très forte.
On verra d’abord le mur d’image se fragmenter en plusieurs panneaux, et afficher sur fond noir des graffiti (ceux de prisonniers sur les murs de leur geôle ?), qui seront le décor d’une scène fantasmée : Marfa, tout en caressant le torse nu d’Andrei Khovanski, lui chante une romance amoureuse. Scène qui devient prémonitoire quand, sur les mots « Nous nous embraserons tous deux / Et la fumée emportera nos âmes » (qu’elle chante magnifiquement), elle fait le geste de l’étrangler.
Sa mélopée est alors interrompue par les vociférations de Suzanna, – en principe une moniale pudibonde, devenue ici une massive tchékiste en treillis. Bel entrelacement du timbre chaleureux et de la voix troublante de Raehann Bryce-Davis à la grande voix de Liene Kinča.
C’est l’occasion de remarquer combien Alejo Pérez et l’OSR dosent subtilement les changements de couleur de l’orchestration de Chostakovitch, passant du tissu très tendre de flûtes et violons accompagnant la rêverie de Marfa aux puissantes houles de cuivres soulevées par les imprécations du moine Dossifei réapparu.
Un peu plus loin, autre moment musical superbe, l’action semble s’arrêter pour le monologue du boyard Chaklovity. Vladislav Sulimsky y est impérial. C’est une voix noire (il a Alberich à son répertoire) dont les immenses phrasés, très nobles, contrastent singulièrement avec les gestes que lui demande Bieito : une baignoire (téléguidée) est apparue sur scène et, équipé de gants en caoutchouc jaunes, il a entrepris de la récurer avec soin, manière d’ourdir ses desseins…
Quand l’image ne colle pas avec le son
Bien moins convaincante, la scène de la fête chez les Streltsy. La scène s’envahit de battle dress noirs, tandis qu’un ours projeté sur les écrans affirme dans un phylactère : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »… Contraste entre l’image, plutôt misérable (les uniformes, les cagoules) et la somptuosité de ce qu’on entend : la puissance et la précision du chœur, la largeur de ses prières, l’équilibre sonore entre le chœur et la fosse, la brillance sombre de l’orchestre, l’élan du mouvement.
Non moins étrange, et frôlant le grotesque, le ballet des esclaves persanes : sur la mélodie du cor anglais (très Kimsky pour le coup), on verra les femmes-Streltsy se dépouiller lentement, sinon voluptueusement, de leurs cagoules, puis de leurs battle-dress, pour terminer dans une manière de cancan guerrier en tee shirt kaki et collants vaguement panthère (sur fond d’imagerie révolutionnaire en rouge et noir), Ivan Khovanski se trémoussant dans sa baignoire, jusqu’au moment où Chaklovity viendra l’étrangler avant d’éclater d’un rire sinistre, tandis que les jeunes serves gisant au sol accablées chanteront (magnifiquement) la louange du cygne blanc.
Le spectre du Goulag
Pour l’ultime tableau, un énorme wagon vient envahir la scène, wagon de départ pour le Goulag où monte un groupe d’hommes au look très bloc de l’Est. Un peu plus tard, on les y verra torse nu, image de la faiblesse humaine face à l’oppression. Devant ce wagon, passe aussi Galitsine partant pour l’exil, dans un costume évoquant assez les hôpitaux psychiatriques d’alors.
Des marches obsédantes, des chœurs oppressants, des trompettes martiales, l’annonce du héraut Strechnev annonçant aux Streltsy qu’ils sont graciés par le tsar (qu’on ne verra jamais), la dernière scène se fige dans une immobilité quelque peu prosaïque.
Comme la sombre méditation de Dossifei, se défaisant de son tapis puis de sa chemise en signe de dépouillement avant sa prière (« Frères, notre cause est perdue »), moment où on souhaiterait une voix aux graves plus profonds, et davantage de solennité.
Sublime Marfa
Des coulisses le chœur des femmes (magnifique) lui répondra : « Nous n’avons pas peur » et les voyageurs du premier tableau réapparaitront avec leurs valises à roulettes et leurs tenues de vacances pimpantes pour entourer le wagon et l’ultime duo entre Marfa et Andrei Khovanski : Raehann Bryce-Davis y est à nouveau magnifique d’humanité et de tendresse, de timbre et de phrasé. C’est elle qui donnera à ces derniers instants la grandeur mystique dont on reste en manque.
Retirant sa chemise à Andrei, comme pour se remémorer leurs amours d’autrefois, elle s’en servira pour le délivrer de la vie en l’étouffant, avant de se coucher contre son corps.
Sur le chœur final, grandiose et funèbre, dans la version de Stravinsky, pieusement respectueuse de l’esprit de Moussorgski, les voyageurs, dans un grand nuage de fumée, pousseront le wagon, manière de figurer le suicide collectif dans les flammes des Vieux-Croyants.
Alors on se remémorera la phrase cynique qu’on avait vue projetée sur le rideau au début du spectacle :
« La mort résout tous les problèmes. S’il n’y a pas d’hommes, il n’y a pas de problèmes. »
Genf, Grand Théâtre: KHOVANTCHINA
Kaspar Sannemann - oper-aktuell – 27 mars 2025
source: https://www.oper-aktuell.info/kritiken/details/genf-grand-theatre-khovantchina-…
Nach KRIEG UND FRIEDEN und LADY MACBETH VON MZENSK inszeniert Calixto Bieito nun zum dritten Mal eine russische Oper am GTG: KHOVANTCHINA
Mussorgskys KHOVANTCHINA hat es in sich, ist von geradezu brennender Aktualität. So sieht es auch der verantwortliche Regisseur dieser überwältigenden Neuproduktion am Grand Théâtre de Genève, Calixto Bieito. Universelle politische Themenkreise sind es, die in dieser Oper verhandelt werden. Dafür stehen die Auseinandersetzungen im Russland des 17. Jahrhunderts und das Drama, welches die russische Bevölkerung immer wieder erleiden musste, wenn sich die politischen Kräfte gegeneinander stellten, nur symbolisch. Wie Calixto Bieito im Programmheft richtig anmerkt, geht es um universelle Themen wie Fanatismus, Hass und Radikalismus. Kommt uns das bekannt vor? Auch die unrühmliche Stellung, welche die religiösen Führer einnehmen, wird in der Oper durch die Radikalität der Altgläubigen geradezu schwerpunktmässig abgehandelt. Es sind also Themen, die uns alle – und gerade in diesen unsicheren Zeiten, in denen wir im Hier und Jetzt leben – angehen, angehen müssen, wenn wir unserer Freiheit behalten und verteidigen wollen. Bieito sieht die Handlung als einen Zug, der durch die Geschichte fährt. Und tatsächlich kommt dieser Zug (wenigstens ein Triebwagen) auf die Bühne (erst nur mit geheimnisvoll und unheimlich irrlichternden Frontscheinwerfern) und stellt ein zentrales Element des gigantischen, eindringlichen Bühnenbildes dar, das Rebecca Ringst zusammen mit dem Lichtdesigner Michael Bauer und der Videospezialistin Sarah Derendinger entworfen hatte. Natürlich denkt man bei der Konnexion Zug-Russland zuerst an den plombierten Wagen, mit welchem Lenin im April 1917 von der Schweiz aus quer durch Nordeuropa nach Petrograd gefahren ist. Eisenbahnwagen brachten auch Menschen in Konzentrationslager und in die Gulags in Sibirien, dienten als Gaskammern. Auch in dieser Produktion werden die Strelizen, diese Angehörigen der Palastgarde, welche einen Staat im Staat bildeten, in einer unter die Haut gehenden Szene im Eisenbahnwagon vergast. Die Bühne Rebecca Ringsts besteht aus einem 280 qm grossen Halbrund aus dekonstruierbaren und mobilen gigantischen LED Wänden. Auf diesen Wänden wechseln sich eindringliche Bilder, Graffiti, kyrillische Chatverläufe mit IP-Adressen usw. ab. Requisiten braucht es wenige, mal eine Badewanne für Ivan Khovanski, in welcher er dann auch Chaklovity ermordet wird (man hat sofort das Bild von Marats Ermordung in der Badewanne vor Augen), einen Bürostuhl für den Schreiber, einige Reisekoffer für die Altgläubigen. Die Bilder sind von eindrücklicher, suggestiver Kraft, lassen Raum für eigene Assoziationen – und erdrücken oder erschlagen mit ihrer Bildgewalt erstaunlicherweise den Fluss der Musik, die hochspannenden musikalischen Dialoge und Ariosi in keiner Art und Weise. Dafür sorgen neben dem ausgezeichneten Ensemble und der tief ins Herz dringenden Wucht der ausladenden chorischen Passagen durch den Chœur du Grand Théâtre de Genève und die Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève (Einstudierung: Mark Biggins) das wunderbar differenziert aufspielende Orchestre de la Suisse Romande unter der Leitung von Alejo Pérez. Pérez lässt zusammen mit dem Orchestre de la Suisse Romande wunderbar lyrische Passagen aus dem Graben aufsteigen (die Morgendämmerung des Beginns ist etwas vom Schönsten, das Mussorgsky komponiert hatte, und Pérez bleibt dem Stück nichts an Eindringlichkeit schuldig – Bieito lässt dazu erstarrte Menschen mit Koffern in einer modernistischen Bahnhofshalle stehen. WOW!) Dabei gelingt dem Dirigenten das Kunststück, dass die Musik nicht in kitschiger Schönheit ertrinkt, sondern in uneitler Schlichtheit ihre berührende Wirkung entfalten kann. Für diese Produktion hat man die Fassung von Schostakowitsch gewählt, welche dieser in den 1950er Jahren auf der Basis des Klavierauszugs und der fragmentarischen Notierungen Mussorgskys erarbeitet hatte. In den Danses persanes im vierten Akt hört man deutlich die Hand Schostakowitschs mit den jazzigen Anklängen. Während des drei dreiviertel Stunden dauernden Abends (inklusive einer Pause) herrscht stets ein wunderbar austariertes Gleichgewicht zwischen Graben und Bühne, so dass weder Chor noch Solist*innen zu forcieren brauchen. Und was für Solist*innen da zu hören sind, ausnahmslos von allererster Güte, sowohl gesanglich als auch darstellerisch! KHOVANTCHINA ist logischerweise mit vielen Männerstimmen besetzt (schliesslich sind und waren es im Lauf der Geschichte ja vor allem Männer, die politisch intrigieren, hassen, morden, radikalisieren, fanatisieren), aber KHOVANTCHINA enthält auch drei Rollen für Frauen, eine davon ist gar die (heimliche) Hauptrolle in dieser Oper: Die zu den altgläubigen gehörende Marfa, die ehemalige Geliebte des Prinzen Andreï Khovanski. Raehann Bryce-Davis glänzt mit einen Rollendebüt der Extraklasse. Was sind denn das für herrliche Töne? Die gehen direkt ins Herz, rütteln auf, man leidet mit. Von zartesten Piani bis zu fast vulgären Ausbrüchen der Verzweiflung ist da die gesamte stimmliche Ausdrucksbandbreite abgedeckt. In manchen Passagen erinnert sie an eine Amneris, dann wieder klingt sie geheimnisvoll und unheimlich wie Azucena oder introvertiert leidend. Dazu ist sie ein regelrechtes Bühnentier, ein Ausbund an leidenschaftlicher Energie. Ekaterina Bakanova tritt als Emma leider nur im ersten Akt auf, singt die Rolle der von den beiden Khovanskis begehrten junge Frau mit anrührender Schönheit. Einen fulminanten Auftritt legt Liene Kinča als altgläubige (und mit leidenschaftlichen lesbischen Gefühlen für Marfa ringenden) Susanna hin. Was für eine eindringliche, charaktervolle Stimme ist da zu hören. Dmitry Ulyanov singt einen bassgewaltigen, agilen Ivan Khovanski, gekonnt unsympathisch in seiner paramilitärischen schwarzen Uniform mit Kampfsiefeln und Schnellfeuerwaffe. Sein Sohn, Prinz Andreï Khovanski wird durch die eindrückliche Gestaltung der Partie durch den Tenor Arnold Rutkowski schon beinahe zu einem Sympathieträger. Vor allem am Ende, wo er von Marfa erwürgt wird, bevor die Altgläubigen gemeinsam in den Flammentod gehen (hier wird das von Strawinski komponierte Finale gespielt und eindringlich bebildert: Die Altgläubigen stossen den Eisenbahnwagon in kollektiver Anstrengung in den giftigen Nebel des Grauens). Gegenspieler der Khovanskis sind vor allem der radikale Altgläubige und sektiererischer Verführer seiner Anhänger, Dossifej, der Bojar Chakovity und der sich dem Westen annähern wollende Prinz Galitsine. Taras Shtonda stattet den Kirchenfürsten Dossifej mit lockend balsamischen Basstönen aus, kann aber auch wuchtig dreinhauen. Vladislav Sulimsky singt einen fantastisch durchtriebenen Chaklovity, ausgestattet mit einem biegsamen Bariton lauert das Böse unter der Anzugsfassade (ist die auffallend rote Krawatte, welche ihm der Kostümdesigner Ingo Krügler angezogen hat, Zufall?) Dmitry Golovnin gestaltet mit weichem, hellem, ebenmässig geführten Tenor die etwas amorph intrigierende Figur des Prinzen Galitsine. Eine wichtige Rolle nimmt auch Michael J. Scott als Schreiberling (Scribe) ein: Umtriebiger, in der Nase popelnder Nerd mit durchdringendem Tenor. Und noch ein Tenor vermag auf sich aufmerksam zu machen: Emanuel Tomljenović agiert wie ein schmetterlingshaftes Faktotum, tuntig, aber immer präsent als Kouzka. Er bringt etwas – oft makaberen – Humor in das düstere Geschehen. In den kleineren Rollen bringen Rémi Garin (Gesandter Galitsines, Herold), Vladimir Kazakov (erster Strelize), Mark Kurmanbayev (zweiter Strelize) und Igor Gnidli (Vorsonofiev) weitere spannende Farben ins gewaltsame Ränkespiel. Wie sagt doch der brüllende russische Bär auf einer der Projektionen? „On ne peut pas faire d'omelette sans casser des œufs“ !
Fazit: Sollte man auf keinen Fall verpassen, erstens weil die Oper grossartig ist und nicht allzu oft auf den Bühnen erscheint und zweitens, weil diese bildgewaltige und musikalisch auf höchstem Niveau dargebotene Produktion einen hochspannenden, intensiven und nachdenklich stimmenden Opernabend ermöglicht.