La Clémence de Titus (2024)
Wolfgang Amadeus Mozart
La Clémence de Titus
Opéra en 2 actes
du 16 au 29 octobre 2024
Direction musicale | Tomáš Netopil |
Mise en scène | Milo Rau |
Scénographie | Anton Lukas |
Costumes | Ottavia Castellotti |
Lumières | Jürgen Kolb |
Dramaturgie | Clara Pons & Giacomo Bisordi |
Direction des chœurs | Mark Biggins |
Vidéos | Moritz von Dungern |
Tito | Bernard Richter |
Vitellia | Serena Farnocchia |
Sesto | Maria Kataeva |
Servilia | Yuliia Zasimova |
Annio | Giuseppina Bridelli |
Publio | Justin Hopkins - Mark Kurmanbayev |
Chœurs du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Coproduction avec les Wiener Festwochen,
l’Opera Ballet Vlaanderen
et les Théâtres de la Ville de Luxembourg
Grand Théâtre de Genève
Vos critiques
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Revue de presse
L’inclémence de Milo
Clément Mariage – ForumOpera.com – 23 octobre 2024
source: https://www.forumopera.com/spectacle/mozart-la-clemenza-di-tito-geneve/
Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre de Genève, a frappé un grand coup il y a 3 ans en proposant à Milo Rau de mettre en scène La clemenza di Tito. Directeur jusqu’à cette année du NTGent et programmé au Festival d’Avignon, au Festival d’Automne ou au Théâtre de la Colline, Milo Rau est un metteur en scène acclamé dans le milieu du théâtre contemporain, mais il ne s’était à l’époque encore jamais essayé à l’opéra. Le choix était a priori déroutant, puisque le Manifeste de Gand – sorte de programme esthétique et politique de Rau – stipule qu’un spectacle s’inscrivant pleinement dans la réalité sociale et politique de son époque ne doit pas être l’adaptation littérale d’un texte classique. Il doit accueillir sur scène des artistes non professionnels et doit pouvoir présenter un décor susceptible d’être transporté dans un unique camion de déménagement. Des conditions difficilement applicables à une production d’opéra, donc.
En 2021, cette Clemenza di Tito n’avait hélas pas pu être donnée en public, Covid oblige, mais une captation vidéo avait permis de la présenter malgré tout en streaming à un public virtuel. Après avoir été défendu sur les scènes de Luxembourg, Anvers, Gand et Vienne, ce spectacle peut donc enfin être apprécié là où il aurait dû être créé, à Genève, quelques mois après la création en janvier dernier sur cette même scène de Justice, partition contemporaine d’Hèctor Parra écrite en étroite collaboration avec Milo Rau et le librettiste Fiston Mwanza Mujila.
Si Justice s’inscrit pleinement dans la réalité contemporaine par son sujet et son langage musical et dramaturgique, ce n’est pas le cas du livret de La clemenza di Tito, qui paraît bien éloigné des préoccupations habituelles de Milo Rau. Le spectacle commence pourtant, bien avant l’ouverture de l’œuvre de Mozart, par la prise de parole à l’avant-scène d’un homme qui nous annonce être « le dernier des Genevois ». Il nous explique qu’il est célibataire, sans enfant, qu’il a déjà été figurant dans d’autres spectacles sur cette même scène et que c’est lui qui a installé tous les tapis rouges des couloirs du Grand Théâtre. Deux femmes (qu’on apprendra être des chamanes) s’approchent de lui et lui arrachent le cœur. L’homme tombe à terre et l’interprète de Titus, Bernard Richter, entame le dernier récitatif de l’opéra, celui qui a justement pour sujet la clémence de l’empereur.
Dans la suite de l’action présentée sous nos yeux, on ne comprend pas toujours clairement qui est qui et qui fait quoi : la frontière entre la fiction et la réalité s’estompe à partir du moment où un texte présente à l’arrière-scène quelques éléments biographiques des chanteurs, tandis qu’un caméraman les filme en direct sur le plateau et retransmet leurs images sur un tissu blanc portant l’inscription Kunst ist Macht (« l’art est pouvoir »). Ce que l’on finit par saisir, c’est que Titus est représenté comme un leader qui s’intéresse de près à l’art, ou bien comme un artiste qui s’intéresse de près à la politique : un artiste « engagé ». Le décor se compose de deux espaces juxtaposés : une salle de musée d’un côté et un campement de réfugiés de l’autre, desquels on va et vient grâce à une tournette. Sur les cimaises du musée s’accumulent progressivement des œuvres directement issues de ce qui se passe dans le camp de réfugiés, ainsi que des reproductions d’œuvres célèbres créées en direct par les artistes sur scène. Titus est donc représenté comme un artiste vampirique qui se nourrit de la souffrance du peuple pour en extraire de l’émotion et de la force plastique. Membre de l’élite culturelle, il contient le mécontentement des laissés-pour-compte en sublimant leur souffrance dans des œuvres d’art, agissant comme une consolation.
Dans cette vision, Titus est finalement clément par réalisme politique : s’il ne punit pas Vitellia et Sesto, c’est parce qu’il ne veut pas froisser le peuple et sa « cour » d’admirateurs béats. Pour parvenir à cette conclusion, Milo Rau fait une lecture contextuelle de La clemenza di Tito, en se rapportant à son cadre de création. Créée en 1791, alors qu’en France la Révolution fragilise l’Ancien Régime, l’œuvre est une commande de l’empereur Léopold II à l’occasion de son couronnement comme roi de Bohème à Prague. La partition ne fut pas appréciée de l’empereur et l’impératrice la qualifia de porcheria tedesca (« cochonnerie allemande »). Le public praguois ne l’apprécia vraisemblablement pas plus, mais Mozart avait été choisi non parce qu’il était estimé de Léopold II, mais parce qu’il était admiré des Praguois.
Il est difficile de dire si cette Clemenza di Tito est une proposition réussie, mais c’est un spectacle qui interroge, propose, déplace, et c’est déjà beaucoup. La production souffre en fait principalement de la surcharge d’idées et d’informations essaimées sur le plateau. L’opéra est une forme qui accumule de nombreux paramètres aussi bien visuels (l’action scénique et les surtitres) qu’auditifs (la partie orchestrale, le chant et le texte) et Milo Rau s’évertue à ajouter des images, des vidéos, des textes qui viennent densifier ce qui constitue déjà un feuilleté de sens. Son geste présente cependant une force théorique indéniable qui vient bousculer nos représentations de la forme opératique. Par exemple, à la fin de l’œuvre, plusieurs airs sont interprétés tour à tour par les chanteurs à l’avant-scène, flanqués devant un micro, se passant de main en main le cœur du dernier Genevois. En fond de scène, l’écran retransmet des images captées en-dehors de la représentation : elles mettent en avant les dix-neuf figurants assis sur le plateau et s‘accompagnent d’un texte qui partage avec nous des éléments intimes et touchants de leur vie. Pendant ce temps, le texte du livret n’est plus surtitré et l’attention du spectateur est attirée, comme le sont les insectes photophiles, par la lumière de l’écran. Une sorte de lutte s’instaure entre la classe des figurants et celle des chanteurs/personnages, au cœur d’une action initiale qui peut être réduite à une lutte de pouvoir entre aristocrates, bien éloignée donc des préoccupations du spectateur ordinaire.
Cependant, en s’intéressant presque exclusivement au dispositif politique de l’œuvre, à son contexte de production et en souhaitant à tout prix amener sur le plateau la réalité contemporaine, Milo Rau laisse un peu de côté la richesse du texte et surtout la puissance de la musique de Mozart, qui développe et analyse les émotions humaines de manière étonnante (on pense bien sûr notamment au « Parto, parto » de Sesto, d’un foisonnement musical et textuel vertigineux). La forme de l’opera seria nous apparaît aujourd’hui bien éloignée de nos canons esthétiques et on peut regretter que certains veuillent absolument lisser ce type d’esthétique étrange pour les rendre plus « concrètes » ou « réelles », plutôt qu’y voir une sorte de contre-modèle. Ajoutons que Mozart a composé cette œuvre alors qu’il était malade et ruiné et qu’il n’est pas impossible que la clémence de l’empereur Titus représentait sincèrement pour lui une utopie politique, et non le couronnement du cynisme et de l’hypocrisie.
À la fin de la représentation, le spectateur sort de la salle un peu désabusé, comme s’il venait d’assister aux funérailles de l’opéra et de l’art en général. Milo Rau semble nous tendre un miroir et nous dire que l’opéra n’est pas une forme pour notre temps, car c’est le règne du mensonge, de l’illusion, de la manipulation, de l’utopie impossible. Mais le constat est d’autant plus nihiliste que le metteur en scène peut lui-même être associé à la figure de Titus, cet artiste qui se sert de la souffrance des autres pour son travail. D’abord, l’art engagé apparaît in fine comme une aporie, donc la proposition de Milo Rau s’annule elle-même. De plus, il fait venir sur une scène d’opéra de nombreux figurants qui ont connu et traversé des situations de vie difficiles, mais ils ne font finalement pas grand-chose dans le spectacle et peuvent vite apparaître comme un prétexte. Enfin, la scène de pendaison au début du deuxième acte pose plusieurs questions, comme elle en posait dans son spectacle Familie, qui s’achevait sur une quadruple pendaison. Le spectateur est sidéré par ce qu’il voit, mais il sait que c’est un trucage, que les comédiens sur le plateau ne sont pas réellement pendus (bien heureusement), qu’il s’agit là d’une illusion théâtrale. Non dénoncée comme telle, comme Milo Rau avait pu pourtant le faire dans La Reprise, cette image choc qui voudrait nous faire croire qu’on a apporté la violence du réel sur le plateau ne fait que rendre suspect de machination tout le reste de ce qui est représenté sur scène. On est là face à un retour du refoulé théâtral.
Face à un objet scénique si singulier et riche, on en oublierait presque de parler de musique… Pourtant, la distribution réunie à Genève accomplit de belles choses. Bernard Richter est un Titus pleinement engagé dans la proposition scénique du metteur en scène et il impressionne par son investissement physique. La voix est solidement projetée et le timbre à la fois moelleux et claquant. Seules quelques incertitudes d’intonation dans les aigus viennent parfois fragiliser une ligne qui constitue sinon un très élégant modèle de chant mozartien. Des problèmes de justesse, c’est aussi ce qui vient parfois entacher le chant de Serena Farnocchia, Vitellia à la voix capiteuse et puissante. Elle apporte beaucoup de soin à donner toutes ses dimensions à ce rôle impossible et, si les graves sont d’abord un peu confidentiels dans la première partie, ils déploient toute leur noirceur dans son rondo « Non pìu di fiori ». Absente de la distribution en 2021, contrairement aux deux interprètes précédents, Maria Kataeva confirme sa place parmi les grandes mezzos de notre époque. Le timbre est séduisant, les vocalises impeccablement exécutées et le tempérament de feu de la chanteuse lui permet de livrer un portrait frémissant et infiniment touchant du jeune patricien romain. Dans le rôle de Servilia, la jeune soprano ukrainienne Yuliia Zazimova est une révélation. Son timbre fruité fait des merveilles et la chanteuse possède une présence scénique certaine. À ses côtés, Giuseppina Bridelli convainc moins en Annio : l’interprète est engagée et sait faire preuve de musicalité, mais le vibrato instable fragilise considérablement le phrasé et la ligne de chant. Justin Hopkins prête sa voix sombre à Publio, capitaine des gardes très éloquent.
Tomáš Netopil dirige l’Orchestre de la Suisse romande avec une grande probité stylistique : l’orchestre sonne parfois comme un orchestre sur instruments d’époque, mais sa lecture reste finalement assez classique dans ses intentions musicales et ses climats sonores. Les différentes atmosphères de l’œuvre sont élégamment rendues, avec un sens du contraste bienvenu, et il veille à accompagner la voix des chanteurs avec discrétion et prévenance. Enfin, le Chœur du Grand Théâtre de Genève, réduit à son rôle de groupies bourgeoisement vêtues gravitant autour de Titus, n’apparaît que très discrètement dans l’œuvre de Mozart et encore plus dans cette mise en scène, mais chaque intervention est juste et expressive.
Pas de clémence pour Titus selon Milo Rau
Romain Daroles - bachtrack.com/fr - 20 octobre 2024
source: https://bachtrack.com/fr_FR/critique-la-clemenza-di-tito-milo-rau-netopil-grand…
Allégé de nombre de ses récitatifs, dans une mise en scène où le théâtre tend à phagocyter l’espace musical, l’intrigue complexe de la Clémence de Titus donnée au Grand Théâtre de Genève est ramassée autour de ses arias et de la trahison de l’empereur Titus par son ami Sesto et de l’amour compromis de Vitellia pour Titus. Tel que l’expose le metteur en scène Milo Rau dans les surtitres, l’opéra de Mozart en lui-même d’une part, et d’autre part ce sentiment de « clémence » éprouvée par le personnage éponyme Titus seraient l’objet et le symbole d’une compromission entre les élites européennes et culturelles pour étouffer une révolte populaire. L’ouvrage mozartien nous transporte deux ans après la Révolution française et son intrigue nous place face à une éruption volcanique et une tentative de coup d’État dans l’Empire romain.
Dans cette mise en scène, Titus est donc un artiste-empereur : « Kunst ist Macht » (L’art est le pouvoir), lit-on sur un écran. Et Milo Rau rassemble pêle-mêle toutes les luttes sociétales contemporaines dans un camp de réfugiés qui remplit la scène – c’est le côté pile du décor – et une immense galerie d’exposition – c’est le côté face. Peu après le début, un ouvrier prend la parole, le dernier à avoir œuvré pour la rénovation du Grand Théâtre, nous dit-on. Il est tué sous nos yeux et son cœur, prélevé, passera de main en main entre les chanteurs et figurants. C’est le relais de ce cœur qui symboliquement opérera le lien entre l’opéra de Mozart et les récits parallèles construits par Milo Rau, au risque de régulièrement perdre de vue l’histoire et l’œuvre de Mozart…
Revenir au Manifeste de Gand, édicté en 2018 par le metteur en scène permet de comprendre davantage la mécanique de ces récits parallèles. Le premier des dix points note qu’« il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle ». Ainsi, des vidéos ou des interventions ponctuelles parlées viennent documenter la variété d’origines des profils des participants à la production ; les artifices scéniques sont régulièrement dénoncés, caméra live au poing jusque dans les loges et dans Genève ; un journal de bord de création est surtitré pendant l’essentiel de l’acte II, à la place de la traduction de l’opéra. Tous ces artifices concourent à rendre accessible au public le revers de la représentation (deuxième point du manifeste) et tendre toujours plus vers un théâtre plus documenté que documentaire, toujours en friction avec la fiction, et où l’on tente de nous proposer une pensée politique en action.
Milo Rau témoigne d’une intelligence aiguë de la dramaturgie – comme l’idée de ces vidéos documentaires qui viennent court-circuiter les airs et le livret tout en leur faisant écho. Mais son discours de curiosité de l’Autre, multiculturaliste, mondialiste et progressiste devient aussi très naïf dès que l’allégorie faiblit. Et l’on se lasse rapidement de ce fil dramaturgique qui semble n’exister que dans et pour sa perfection didactique et symbolique. On restera plus sensible aux doutes du metteur en scène exposés dans l’acte II autour d’une forme rêvée pour cette Clémence de Titus qui serait « sans mise en scène, sans dramaturgie », posant ainsi cette question essentielle : comment prendre parti et agir, plutôt que quel parti pris suivre ?
En contrepoint et comme pour accompagner ce projet atypique, le chef Tomáš Netopil à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande construit une lecture musicale tout en légèreté et souplesse, afin de dynamiser, vivifier et colorer une partition d’opera seria. On retiendra le chant particulièrement dessiné de la clarinette et du cor de basset dans les airs respectivement de Sesto et Vitellia.
C’est que l’interprétation de Netopil, toujours dans un souci du détail, est elle aussi tournée vers la scène et les interprètes, à la tête desquels Maria Kataeva (Sesto) et Serena Farnocchia (Vitellia) irradient de leurs voix impeccablement projetées et admirablement nuancées. Cela malgré une partition scénique qui les oblige à l’immobilité d’un quasi-récital dans l’acte II. Bernard Richer (Titus) témoigne d’un engagement sans limites au projet, d’une voix claire et altière (malgré un registre aigu souvent pincé), jusque dans cette séquence entre spiritisme et chamanisme, le visage brulé couvert de suie. Et l’on ressort chahuté face au contraste entre une profonde clarté musicale et un implacable et parfois ambigu maelstrom scénique.
Ginevra, Grand Théâtre – LA CLEMENZA DI TITO
Federico Capoani – Connessi all’opera – 20 ottobre 2024
source: https://www.connessiallopera.it/recensioni/2024/ginevra-grand-theatre-la-clemen…
Era ampiamente annunciato che La clemenza di Tito in arrivo al Grand Théâtre de Genève per la regia di Milo Rau non sarebbe certo stata convenzionale: lo spettacolo, già previsto a Ginevra nella stagione 2021, ma costretto da ragioni pandemiche a essere diffuso solamente in streaming dai canali del teatro svizzero, era stato proposto ad Anversa, Lussemburgo e Vienna prima di arrivare finalmente “in presenza” là dove tutto era iniziato. Lo spettatore, quindi, era avvisato del fatto che avrebbe assistito a qualcosa che doveva andare al di là dell’esecuzione dell’opera di Mozart, soprattutto se familiare con il teatro di Milo Rau.
Sociologo, drammaturgo e giornalista svizzero, Rau si è infatti specializzato nel teatro politico, portando in scena fatti di cronaca, processi giudiziari, veri e propri dibattiti al confine tra teatro e performance, per creare opere di grande impatto. La Clemenza sembrerebbe allora il titolo perfetto per segnarne il debutto in campo operistico, con l’opportunità di mettere al centro della rappresentazione il rapporto tra l’immagine pubblica e quella privata di un leader politico. Da questo punto di vista, Rau parte da un’idea sicuramente buona: la clemenza dell’imperatore Tito, la cui bontà, nel libretto, è tanto esagerata che è impossibile non porsi domande sulla sua autenticità, è una finzione a favor di pubblico. Tito non più è un imperatore ma nemmeno un moderno presidente o ministro: è un artista, influencer carismatico che vorrebbe comunicare messaggi rivoluzionari, ma, scopriamo, ha paura anche solo di toccare le persone che vorrebbe sfruttare nelle sue installazioni; la sua generosità non è che uno stunt a favore di un’onnipresente telecamera che riprende in diretta e da vicino quanto succede sul palco come se volesse girare un documentario celebrativo sull’artista. D’altronde, il rapporto tra arte e potere è dichiarato da una scritta che campeggia sulla scena, in cui si proclama che “Kunst ist Macht”, ovvero, che, effettivamente, l’arte è potere”.
Fin qui, malgrado la trasposizione non solo di epoca ma soprattutto di milieu, la cosa potrebbe anche funzionare, e il messaggio di un mondo d’élite chiuso a risolvere le proprie vicende sentimentali mentre là fuori il mondo brucia — complice un’apocalittica eruzione del Vesuvio, rappresentato nelle scene rotanti che mostrano il degrado di una bidonville dietro la luminosa sala di un museo d’arte contemporanea, ha sicuramente cittadinanza nella Clemenza. Il problema è che Rau non si contenta di rappresentare l’opera secondo una personale rilettura, ma lavora per addizione di elementi estranei, con scene parlate tra un numero e l’altro, strani riti sciamanici, interventi dei figuranti che raccontano le proprie storie personali, in scena o nel video proiettato sul fondo (commentato da sottotitoli si sostituiscono talvolta a quelli del testo cantato). Chiaro, Rau vuole dare voce anche a quel popolo che è testimone senza diritto di parola delle vicende dell’opera, ma nel farlo aggiunge talmente tanti piani, livelli interpretativi, simbologie, al punto di confondere (e questa è, a dire il vero, caratteristica del suo teatro) cosa sia realtà e cosa sia finzione scenica. L’idea è, forse, che anche la stessa rappresentazione di un’opera nel teatro cittadino sia un’ulteriore incarnazione di quella separazione tra élite e popolo che si vuole rappresentare, ma questo presupposto avrebbe bisogno allora di una decostruzione ancora più radicale di quella operata: anzi, questo spettacolo avrebbe bisogno di un’altra musica.
Un anno fa Milo Rau aveva ideato e diretto a Ginevra un’opera di nuova composizione (Justice di Hèctor Parra): è indubbio che un’idea di teatro come la sua possa funzionare molto meglio con la creazione contemporanea invece che con Mozart. Perché qui, più che oggetto di una rivisitazione decostruttiva, si ha invece l’impressione che l’opera di Mozart offra solo un pretesto, e che le vicende narrate e i numeri musicali siano più che altro un vincolo scomodo, un ostacolo, un mero intervallo tra quello che Rau vuole veramente mostrare. La musica sembra infatti riuscire a dialogare con la messinscena solo durante le pagine sinfoniche — l’ouverture o la marcia — o i cori, e in ogni caso quasi esclusivamente come una sorta di colonna sonora. Le riletture radicali, viceversa, funzionano tanto più riescono a ritrovare, in una reinterpretazione dei testi e delle vicende, i temi e gli aspetti che si vogliono evidenziare: missione che in questo caso è essenzialmente fallita. Così durante le arie, i duetti e i terzetti, i cantanti non trovano vero un appiglio per caratterizzare i loro personaggi: l’esecuzione dell’opera si riduce a una sorta di concerto intervallato da scene non sempre coerenti. E così le ultime quattro arie prima del finale non vedono che i solisti avvicendarsi al centro della scena a cantare in un microfono, quasi una sorta di karaoke, il loro numero attorniati da tutti i figuranti seduti: sarebbe questa la rivoluzione?
Ma veniamo alla musica: alla testa della sempre affidabilissima Orchestre de la Suisse Romande, questa volta in formazione cameristica (e con i corni naturali!) è il direttore ceco Tomáš Netopil, che impone tempi piuttosto spediti giocando molto bene sui contrasti dinamici, privilegiando, soprattutto negli archi, un’articolazione piuttosto secca in cui lo staccato fa da padrone. Un suono quindi decisamente tedesco, asciutto (ma non arido) che può forse sorprendere quando si conosce invece l’affinità dell’OSR per il melodismo francese. La sezione dei legni, chiamata a un ruolo importante nella partitura mozartiana, non delude, tanto nelle frasi solistiche quanto nell’accompagnamento al canto. Ovviamente, nella Clemenza di Tito ci sono gli attesissimi obbligati virtuosistici del clarinetto e del corno di bassetto, perfettamente eseguiti, ma anche oboi, fagotti e flauti sono spesso chiamati a eseguire delle frasi la cui deliziosa cantabilità è ben assicurata dagli esecutori.
Lo svizzero Bernard Richter aveva già interpretato Tito nella versione “a distanza” di questa Clemenza nel 2021: e se non aveva del tutto convinto come Idomeneo qualche mese fa sempre a Ginevra, lo troviamo invece qui in ottima forma per dare all’imperatore una voce prestante da Heldentenor, con gravi molto presenti (il timbro è quasi baritonale) e acuti precisi e sicuri, a caratterizzare l’indiscussa leadership del personaggio, che sia un uomo di potere o un artista di fama. Un tenore che si impone allora, come ascoltiamo in «Ah, se fosse intorno al trono», dove l’arpeggio discendente sull’accordo di settima sembra davvero in dialogo con il vigore dei corni. Soprattutto, Richter dà importanza ai recitativi in cui sfoggia certo risolutezza e gagliardia, ma senza mai dimenticare il senso del testo. Solo nella lunga aria del secondo atto («Se all’impero amici Dèi») sembra avvertirsi qualche affaticamento in agilità a cui manca un po’ di sostegno, ma d’altronde, come già Idomeneo, Tito richiede a un tenore tanto un canto eroico e valente quanto la capacità di destreggiarsi in colorature vertiginose: le qualità vocali di Richter sono piuttosto centrate sul primo di questi due aspetti.
Nel duetto e nell’aria iniziale, Serena Farnocchia (Vitellia) mostra un timbro un po’ metallico, ma senza mai perdere di precisione. Le ruvidità iniziali, in ogni caso, vengono superate nel corso dell’opera: i gravi in «Se al volto» riacquistano tutto il loro colore e in «Non più di fiori» la voce ritrova finalmente una bella rotondità, e le eleganti agilità diventano ottimo materiale per il dialogo con il corno di bassetto. Rotondità, invece, mai mancata a Maria Kataeva che interpreta Sesto, malgrado una tendenza a scurire eccessivamente la voce specie nei gravi che appaiono talvolta leggermente intubati. In «Parto, ma tu ben mio», Kataeva si destreggia benissimo tra le colorature, ma la dinamica resta un po’ fissa sul forte (e allora, nella “sfida” tra cantante e orchestra, è il clarinetto di bassetto a uscire vincitore); più interessante invece l’intervendo in «Deh, conservate o Dèi», ma soprattutto il rondò «Deh per questo istante solo», in cui mostra una più variegata gamma dinamica con piani ben riusciti e forti mai sforzati.
L’Annio di Giuseppina Bridelli, leggermente penalizzato dalla posizione in fondo scena in «Ah perdona al primo affetto», che fa sembrare velato da un filo d’ombra il suo canto, ha l’occasione di fare miglior sfoggio delle sue qualità vocali in un «Torna di Tito a lato» di delicata eleganza e con delle belle messe di voce in «Tu fosti tradito». Della Servilia della giovane Yuliia Zasimova si apprezza in particolare il bel timbro chiaro e la sicurezza negli acuti, ma mostra ancora qualche difetto nell’intelligibilità dei testi e nella resa teatrale dei recitativi. Il basso Justin Hopkins (Publio) invece fatica tutta la serata a trovare la giusta risonanza, ma se l’ingresso, assai impreciso, è da dimenticare, più avanti le cose vanno un po’ meglio: negli assiemi fornisce, quantomeno, un buon accompagnamento in basso; e se l’aria «Tardi s’avvede» non spicca per eleganza e pulizia del suono, le note almeno sono tutte al posto giusto.
Insomma, malgrado una certa confusione data dall’eccesso di testi, simboli e livelli di realtà dello spettacolo di Milo Rau, la musica di Mozart è stata in ogni caso ben onorata dalla compagine artistica: più che all’annunciata decostruzione dell’opera si è invece assistito a una sovrabbondanza di costruzioni laterali che in fin dei conti, una volta fatta astrazione tra la partitura e l’azione teatrale, non impedivano di apprezzare La clemenza di Tito. Resta il problema di come prestare contemporaneamente attenzione alla musica e al teatro, se le due dimensioni sembrano per la maggior parte del tempo ignorarsi a vicenda, se non ricorrendo a un multitasking sensoriale in cui l’occhio e l’orecchio prendono strade separate. E così, mentre il coro eseguiva le sue ultime battute, sullo schermo in fondo alla scena scorrevano alcune note per ricordare il contesto storico della composizione della Clemenza di Tito: celebrare un benevolo imperatore austriaco all’indomani della Rivoluzione francese, a motivare il parallelismo con l’aristocrazia dello spettacolo rappresentata dall’élite degli artisti. Il testo ricordava anche che, alla prima, l’opera fu un insuccesso, che la critica dell’epoca la trovò irreparabilmente noiosa e che qualcuno arrivò a definirla come «un pasticcio tedesco». Potremmo dire che l’autore ha trovato la chiusura perfetta per il suo spettacolo.
Mozart, mais surtout Milo Rau
Gianluigi Bocelli - Le Courrier - 18 octobre 2024
source: https://lecourrier.ch/2024/10/18/mozart-mais-surtout-milo-rau/
Au Grand Théâtre de Genève, reprise d’une production de 2020-2021, La Clémence de Titus ose la déconstruction.
Il n’y a pas eu de lever de rideau en 2020-2021 lors des retransmissions en streaming de La Clémence de Titus, en pleine pandémie. Il n’y en a pas non plus ces jours au Grand Théâtre de Genève, qui propose l’opéra de Mozart jusqu’au 29 octobre : la scène est ouverte, avec figurant.es et chanteur euses qui entrent sur le plateau en même temps que le public, sur le lieu d’un vernissage huppé, avec agents de Securitas, majordome et photographes. C’est le monde des élites, des aristocrates éclairé́·es, le royaume de Titus. L’envers – littéral – du décor est vite là : le plateau tourne et dévoile des bidonvilles avec radio qui coasse, où se trame le putsch contre cette caste qui vient montrer sa magnanimité́.
Le dramaturge et metteur en scène bernois Milo Rau parasite et explose complétement le dernier opéra de Mozart, manifeste de la Restauration écrit en pleine Révolution française pour le couronnement de l’empereur Léopold II. On le comprend dès que des sons graves accompagnent le monologue d’un vieux tapissier précarisé́, qui pointe les 400 000 francs dépensés pour la seule pose du velours rouge des fauteuils de la salle: la critique sociale du spectacle est âpre, fortement déroutante dans sa déconstruction postmoderne, mais aussi profondément intelligente et humaniste.
C’est cet humanisme qui sauve les airs de bravoure durant lesquels les chanteur·euses sont abandonné́·es à leur sort pendant que la vidéo ra- conte avec douceur la vie des figurant·es, suivi·es dans les coulisses pendant qu’ils et elles se changent. Des images précises, puissantes et loin du pur gadget scénique, constamment chargées de sens. La vidéo fournit des visions, dénoue les rouages de l’aristocratie qui mène malicieusement le regard où elle en a besoin, déroute en mettant l’humain au premier plan.
Cette humanité́ explose dans le deuxième grand monologue, après l’entracte, durant lequel un policier violent contextualise sa prestation au vu de son vécu d’acteur, de père et de fugitif de la diaspora arménienne. Mozart devient alors prétexte, ce qui implique un questionnement de la hiérarchie de sens de ce qu’on veut montrer, avec une critique de l’art lyrique, par excellence bourgeois, proposée en son propre temple.
On adore les sous-titres où Milo Rau liquide un air en une phrase pour prendre le temps de nous guider dans la compréhension de sa vision artistique. Quant aux intrusions de chants africains dans l’économie baroque d’un spectacle qui s’impose comme matière vivante, elles sont magnifiques. L’art est pouvoir, déclame un écriteau au centre de la scène : on renverse le sous-texte conservateur pour pointer du doigt l’usage de la médiatisation et de la culture par les dirigeants. On montre aussi comment cela fonctionne : les tableaux du vernissage prennent peu à peu vie, avec une puissance brutale.
Côté distribution vocale, on est comblé par le quatuor féminin qui campe deux écoles vocales distinctes: d’un côté́ la Russe Maria Kataeva, avec une voix émaillée et très élégante, dotée d’une projection impressionnante, en compagnie de la jeune Ukrainienne Yuliia Zasimova; de l’autre les Italiennes Serena Farnocchia, qui nous régale avec un charmant idéal de plénitude, et Giuseppina Bridelli, qu’on connaît bien dans un répertoire plus baroque, la voix quelque peu voilée dans sa projection le soir de la première, mais forte de sa miraculeuse gestion de la nuance expressive. Le rôle-titre est assuré élégamment par le Neuchâtelois Bernard Richter avec son timbre clair, boisé et délicat.
LA CLÉMENCE DE TITUS réinterprété par Milo Rau
?? - moka-mag.com – 18 octobre 2024
source: https://www.moka-mag.com/articles/la-clemence-de-titus-lopera-de-mozart-reinter…
Redécouvrez 'histoire de l'empereur romain Titus
Du 16 au 29 octobre 2024, La Clémence de Titus de Wolfgang Amadeus Mozart sera sur la scène du Grand Théâtre de Genève. Cet opéra, composé en 1791, raconte l'histoire de l'empereur romain Titus, qui a choisit la clémence face aux complots visant à le renverser. Mais cette production promet d'aller bien au-delà d'une simple relecture classique. Sous la direction du célèbre metteur en scène suisse Milo Rau, cet opéra se transforme en une œuvre moderne, bouleversante et engagée.
Milo Rau, une vision contemporaine du pouvoir
Après le succès de Justice, une création marquante présentée la saison dernière au GTG, Milo Rau s'attaque cette fois à Mozart. Dans sa vision, La Clémence de Titus devient une allégorie du pouvoir contemporain, un questionnement sur les élites artistiques et politiques et sur leur déconnexion avec les réalités du peuple. Rau transforme Titus en un artiste célèbre, entouré d'une élite culturelle et politique, enfermée dans sa bulle. Pendant ce temps, à l'extérieur, le peuple endure les tragédies de la vie, une thématique récurrente dans le travail de Milo Rau.
« J'ai choisi de représenter l'élite comme des artistes, car ils vivent de la création nourrie par les malheurs des autres », explique le metteur en scène. Avec son style percutant, il interroge la responsabilité des élites artistiques dans les crises sociales et politiques, offrant ainsi une dimension résolument contemporaine à l'œuvre de Mozart.
Une mise en scène immersive et engagée
Fidèle à son approche documentaire, Milo Rau introduit sur scène des migrants pour incarner le peuple, donnant ainsi une voix à ceux qui sont souvent marginalisés. Cette décision, en phase avec sa volonté de brouiller les frontières entre réalité et fiction, renforce l'impact politique et social de la production. La scénographie signée Anton Lukas ajoute à cette atmosphère dystopique, où les mondes de l'art et de la politique se croisent dans une ambiance apocalyptique. Un message fort se dessine en toile de fond : « l'art, c'est le pouvoir ».
Un casting prestigieux pour un opéra d'exception
Côté musical, cette production réunit un casting de renommée internationale. Le ténor suisse Bernard Richter reprend le rôle de Titus, qu'il avait déjà interprété lors de la diffusion en streaming de 2021. Sa voix puissante et généreuse saura une nouvelle fois captiver le public. Il sera accompagné de la soprano italienne Serena Farnocchia dans le rôle de Vitellia et de la mezzo-soprano Maria Kataeva, qui incarnera Sesto. Cette dernière, étoile montante de la scène lyrique, restera à Genève après La Clémence de Titus pour participer à d'autres projets, notamment la Petite Messe Solennelle de Rossini.
Sous la direction du chef d'orchestre Tomáš Netopil, l'Orchestre de la Suisse Romande interprétera la partition avec une sensibilité qui mettra en valeur toute la profondeur émotionnelle de l’œuvre.
Un opéra entre tradition et modernité
Composée dans l'urgence en 1791 pour célébrer le couronnement de Léopold II en tant que roi de Bohême, La Clémence de Titus est souvent considérée comme un opéra politique. Bien que créé en seulement 18 jours selon certaines sources, Mozart parvient à faire une œuvre intemporelle, avec des airs d'une rare humanité et des ensembles musicaux d'une grande intensité.
Cette nouvelle production genevoise s'annonce comme une fusion réussie entre l'héritage classique de Mozart et la vision radicalement moderne de Milo Rau. En abordant des thèmes comme le pouvoir, la clémence, et les inégalités sociales, elle trouvera sans aucun doute un écho auprès du public d'aujourd'hui. Cette production exceptionnelle promet de faire dialoguer passé et présent, tradition et modernité, en réaffirmant l'universalité et l'actualité des œuvres de Mozart.
Le Titus de Milo
André Peyrègne - classiquenews.com - 18 octobre 2024
source: https://www.classiquenews.com/critique-opera-geneve-grand-theatre-le-16-octobre…
On connaissait la Vénus de Milo… eh bien voici le Titus de Milo ! C’est l’étourdissant spectacle de La Clémence de Titus imaginé par l’homme de théâtre suisse Milo Rau, actuellement à l’affiche du Grand-Théâtre de Genève. Malgré les chamboulements infligés à son opéra, Mozart résiste ! Sa musique apparaît plus belle que jamais, servie par un très bonne distribution d’où émerge la mezzo russe Maria Kataeva.
Étourdissant spectacle, en effet ! Dérangeant et fascinant à la fois. On vous raconte… Au début, un représentant du personnel du théâtre prend la parole au micro, façon syndicaliste, en annonçant une grève. Sans qu’on ne lui demande rien, il commence à nous raconter sa vie personnelle jusqu’à ce que des personnages lui arrachent (fictivement!) son coeur. L’organe sanguinolent ainsi obtenu passera de mains en mains, d’un personnage à l’autre, tout au long de la soirée, comme une patate chaude. L’opéra commence alors… mais par la fin ! On entend d’abord l’air final de Titus pardonnant à Sextus d’avoir fomenté un attentat contre lui.
Deux décors alternent : l’un d’un ghetto misérable où la police tabasse à tout va et où une statue de Mozart est détruite, l’autre d’un musée où les bourgeois admirent les tableaux représentant la misère du ghetto. Dans tout cela, Titus, d’empereur romain est devenu un peintre désabusé qui peint le malheur des autres sans leur tendre la main. « Kunst ist macht » (« L’art, c’est le pouvoir ») proclame une banderole. Milo Rau poursuit ici son œuvre de militant sociologique. A la fin du premier acte, Sextus tue Titus. Un coup de poignard et Titus est à terre ! Deuxième acte : après qu’un immigré soit venu nous raconter au micro que la guerre l’a chassé de son pays, l’opéra reprend. Et là, on imagine l’angoisse du metteur en scène : « Mince, j’ai tué Titus au premier acte, mais il a encore des airs à chanter ! Vite ressuscitons le ! » Il convoque alors une sorcière chamane qui lui redonne vie à Titus. Ouf, le spectacle est sauvé ! L’opéra peut reprendre… mais pas jusqu’à la fin puisque la fin a été entendue au début ! A la fin, à la place de Mozart, Milo Rau fera entendre des chants d’oiseaux. Peut-être est-ce cela, l’avenir du monde, au-delà de l’humanité…
On ne peut pas nier la force formidable de ce spectacle. C’est un spectacle d’un genre nouveau qui mélange opéra, théâtre, cinéma et télé. On y voit des scènes de violence et même une pendaison particulièrement réaliste. On voit deux beaux tableaux vivants reproduisant la « Liberté guidant le peuple » et du « Radeau de la Méduse ». On voit un écran sur lequel défilent des séquences filmées et… des commentaires du metteur en scène sur l’opéra de Mozart ! On y voit aussi des reportages sur… la vie personnelle des protagonistes du spectacle pendant que ceux-ci se produisent sur scène (leur vie familiale, leurs loisirs, leur travail, leur état d’âme, leurs maladies, etc. !)
Et pendant que ces biopics passent sur l’écran, les chanteurs chantent. Et chantent bien ! Nous l’avons déjà dit, Maria Kataeva se détache, dans le rôle de Sextus, avec sa voix ronde, musicale, bien équilibrée. Le ténor genevois Bernard Richter a belle allure dans son personnage d’empereur barbouilleur, avec une voix robuste, bien projetée, quelque peu tiraillée dans les aigus cependant. Serena Farnocchia a du caractère, une voix sonore, tranchante, un peu forcée par moments. On aime bien le timbre de Giuseppina Bridelli et on apprécie beaucoup les débuts de Yulia Zasimova, l’Ukrainienne issue du “Jeune ensemble de l’opéra de Genève”.
Le Choeur du Grand-Théâtre de Genève et l’Orchestre de la Suisse Romande ne méritent que des éloges sous la direction du chef tchèque Tomas Nepotil. Grâce à eux, Mozart remonte dans toute sa splendeur sur le piédestal que Milo Rau, sans clémence, a brisé.
LA CLÉMENCE DE TITUS fait sa révolution
Juliette De Banes Gardonne – Le Temps - 18 octobre 2024
source: https://www.letemps.ch/culture/scenes/a-geneve-la-clemence-de-titus-fait-sa-rev…
Le metteur en scène bernois Milo Rau signe une version magistrale du dernier opéra de Mozart. Un véritable manifeste de ce que peut être le genre lyrique aujourd’hui
Ne cherchez pas les colonnes romaines ou le Colisée de la Città Eterna, Milo Rau les a dynamités. Il faut dire que les visions souvent lisses et fades que cet opera seria trimbale depuis sa création en 1791 transpirent les écueils d’un genre dans lequel Mozart n’était pas aussi bon qu’en duo avec son librettiste da Ponte.
Le contexte de création inscrit La Clémence de Titus dans un cadre bien particulier: commandée à l’occasion du couronnement de l’empereur d’Autriche Léopold II comme roi de Bohême, l’œuvre glorifie l’absolutisme et l’image d’un souverain bienveillant. A Prague, la partition se heurtera, à sa création, aux idées des Lumières. Car deux ans après la prise de la Bastille, les aspirations de la société bourgeoise en révolte, plus que celles de la noblesse de l’Ancien Régime, sont sur toutes les lèvres.
L’opéra, tout sauf un musée
C’est tout ce sous-texte que le metteur en scène bernois Milo Rau densifie à la perfection. Reprenant les dispositifs qui font sa marque de fabrique (un questionnement en hyperbole, la mise à vue des artefacts du spectacle), Milo Rau éclate non seulement le quatrième mur, mais aussi le cinquième: celui de la fiction elle-même, pour empoigner la réalité dans sa nudité la plus crue.
C’est dans un hall de musée où se tient un vernissage que nous voici conviés. En forme d’analepse, le spectacle débute par le pardon final de l’empereur avant de retourner à l’Ouverture. Entre champagne et selfies, Titus est une sorte d’Andy Wharol excentrique avec son chignon et son costume gris. Malgré son tee-shirt à l’effigie du révolutionnaire africain Thomas Sankara, il porte sur lui l’arrogance du pouvoir.
Ce musée, par son conservatisme et son aspiration esthétisante, semble d’ores et déjà une métaphore de l’opéra. En tant que manifestation de l’art bourgeois par excellence, l’opéra peut-il produire autre chose qu’une forme d’art pour les élites?
Kunst ist Macht («l’art c’est le pouvoir») balance Milo Rau en projection sur ce mur. Plusieurs dimensions critiques et réflexives jalonnent sa proposition artistique, organisée comme une polyphonie complexe. Sans trahir la partition de Mozart, Milo Rau problématise les interrogations cruciales qui irriguent l’œuvre, amenant le spectateur à s’interroger lui aussi sur sa condition et son regard. «Cet opéra traite exclusivement des émotions de l’aristocratie», prévient un message lumineux, avant de reprendre la célèbre phrase du Guépard de l’écrivain Tomasi de Lampedusa, «Il faut que tout change pour que rien ne change». En 1860 le débarquement de Garibaldi en Sicile faisait trembler la noblesse qui réalisait que la fin de sa supériorité morale et sociale était proche. Puisant ses références dans la peinture, la littérature, Milo Rau construit une version inédite et puissante de l’opéra de Mozart.
Les choses de la vie
L’idée du faste et de l’apparence du pouvoir porte en miroir celle de la débâcle. La scénographie d’Anton Lukas construit ingénieusement un envers du décor, grâce à un plateau tournant. Ainsi, derrière les murs du musée s’est établi une sorte de camp de la misère. Tentes, caravanes foutraques, statue de Mozart taguée aux couleurs révolutionnaires. Milo Rau déboulonne les icônes. Et à travers ces deux mondes qui coexistent mais restent invisibles l’un pour l’autre, c’est la violence de classes qui s’entrechoquent. Titus visite ce camp puis, trahi par son ami Sesto, vivra une résurrection de type chamanique, avant de se fondre dans un ultime tableau: La Liberté guidant le peuple.
L’acte II, presque chambriste dans sa texture avec ces grands arias avec instruments obligés (clarinette et cor de basset), entre parallèlement en résonance avec la virtuosité du théâtre documentaire du metteur en scène. Ainsi, l’humanité et la bienveillance prônée par l’empereur Titus se chargent de signification au-delà des notes chantées. Les projections de films, en mode reportage caméra sur l’épaule, nous font entrer dans la vie de figurants qui partagent le plateau avec les chanteurs professionnels. Les témoignages de ces 18 habitants de Genève, des Congolaises ayant fui la RDC, un descendant du génocide arménien, symbolisent la voix du peuple, qui sort ici de l’anonymat.
Pendant ce temps, Sesto, Annio, Titus et Vitellia chantent leurs airs à tour de rôle. Les chanteurs, excellents, trouvent leur place avec simplicité dans cette fresque bouleversante. Mozart n’est pas ici réduit à une bande-son, sur laquelle se superpose l’histoire singulière de ces personnes. Au contraire il magnifie la vie réelle, nous faisant comprendre qu’elle a plus d’importance que la fiction.
Opéra sérieux
David Verdier – Altamusica – 19 octobre 2024
source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7399…
Spectacle complexe qui tient de la performance et de la lecture participative de l'actualité, cette Clémence de Titus présentée par le metteur en scène suisse Milo Rau au Grand Théâtre de Genève pourra diviser mais garde le mérite de ne pas laisser indifférent. La qualité de la distribution l'emporte sur la battue trop distanciée de Tomáš Netopil.
Créé en 2021 dans un Grand Théâtre contraint par la crise sanitaire à le diffuser en streaming, ce spectacle de Milo Rau rencontre enfin son (vrai) public. Le metteur en scène suisse use d'une lecture politique qui repose sur une superposition de l'œuvre avec le contexte historique de sa création, à savoir le couronnement de Leopold II à Prague en 1791. Il met à l'index le retour de Mozart à la forme ancienne de l'opera seria et cette célébration de l'absolutisme politique, deux ans après la Révolution française.
C'est surtout la question du pouvoir et le statut de la fameuse clémence qui sont analysés ici, sous un angle éminemment politique où la décision se projette dans une réalité et une actualité brûlante. Titus reste un autocrate, il ne pardonne pas, il ne cède pas une once de son pouvoir politique. Sa clémence est une confirmation de l'ordre hiérarchique établi.
Milo Rau en fait le héros d'un spectacle complexe où les couches d'interprétation se superposent sans toujours produire le résultat escompté comme en témoigne l'inutile argument-métaphore du programme de salle qui fait des protagonistes les survivants d'un « futur post-apocalyptique marqué par la récente éruption d'un volcan ».
On pourra trouver plus intéressants le contraste volontaire entre le pouvoir d'un art contemporain réduit à une aristocratie chic et toc (Vitellia en Marina Abramović (!), Publio en béret Chanel, Titus en galeriste…) et celui des figurants dont l'histoire personnelle témoigne des malheurs de l'Histoire et de l'actualité. Le surtitrage donne parfois à lire le récit de leur vie et de celle des interprètes dont le visage apparaît en gros plan sur des images captées et diffusées en direct sous une grand banderole affirmant avec ambiguïté : KUNST IST MACHT (l'art est le pouvoir).
Il faut saluer une distribution capable de faire exister un chant mozartien qui pourrait légitimement s'ajouter à la liste déjà longue des dénonciations socio-historiques de cette Clémence. La voix souple et pleine de Maria Kataeva compose un Sesto de tout premier plan, là où Yuliia Zasimova séduit en Servilia par l'élégance du phrasé et des aigus. En difficulté sur Deh se piacer mi vuoi, Serena Farnocchia (Vitellia) impose dans la seconde partie une ligne et une projection d'une belle autorité face au Titus de Bernard Richter, trop raide de timbre et d'agilité dans le périlleux Se all'impero.
Giuseppina Bridelli donne à Annio un souffle et une émotion qui manquent par moments au sobre Publio de Justin Hopkins. Le Chœur du Grand Théâtre et l'Orchestre de la Suisse Romande sont placés sous la baguette émolliente de Tomáš Netopil. Trop neutre dans les pages où l'action prend le pas sur les soliloques du pouvoir, il fait de l'explication de texte dans des moments où l'émotion cherche à percer la dramaturgie.
LA CLÉMENCE DE TITUS : âme sensible s'abstenir... ou se précipiter!
Elodie Martinez – opera-online.com - 19 octobre 2024
source: https://www.opera-online.com/fr/columns/elodie/la-clemence-de-titus-a-geneve-am…
Le Grand Théâtre de Genève reprend actuellement La Clémence de Titus qu’avait imaginée Milo Rau en 2021, alors seulement en streaming. Notre collègue Thibault Vicq en rendait alors compte, mais nous le savons bien : voir une œuvre sur écran et depuis la salle n’a bien souvent rien à voir. Surtout lorsqu’il s’agit d’une production comme celle-ci où la distance que crée un visionnage par écran interposé en réduit forcément l’impact.
Le metteur en scène propose une vision très personnelle dans la lignée de ces précédents travaux au théâtre. Ici, Titus est un artiste empereur qui ne voit dans la misère du peuple rien de plus qu’une source d’inspiration pour ses œuvres. Le cheminement de la production ramène à l’univers cinématographique, avec la fin positionnée au début avant que nous ne repartions dans le passé afin de savoir comment nous en sommes arrivés là. Les différents tableaux exposés alors dans ce vernissage d’ouverture trouvent chacun son explication et son histoire, certains faisant aussi référence à d’autres œuvres plus connues (comme La Mort de Marat). Notons cependant que lorsque la scène se présente à nouveau à nous, elle compte une différence flagrante dans le personnage de Titus, habillé différemment et reflétant un état d’esprit tout autre.
La production recèle par ailleurs bien des violences, aussi bien physiques que psychologiques. On ne sort pas totalement indemne de la salle, et certaines personnes du public s'en sont ouvertement plaintes, préférant semble-t-il ne pas revenir après l’entracte – mais cela demeure assez exceptionnel sur la totalité du public. Après avoir soigneusement brisé le quatrième mur, nous rapprochant « sans en avoir l’air » de ce qui se passe sur scène, Milo Rau nous force à assister à une double pendaison aussi vraie que nature, à une mère se faisant assassiner devant son jeune enfant dans des hurlements déchirants, à des humiliations... ou encore, comme on le découvrira par son témoignage, à un père tuant son fils puisque le figurant tirant sur le jeune homme est son père dans la vraie vie. Et au milieu de ce chaos, une fillette qui voit tout et se retrouve avec un vrai cœur (de bœuf) dans les mains... Ajoutons à cela un rituel chamanique permettant à Titus de revenir à la vie en début de deuxième partie et une multitude de discours se superposant à l’opéra (récit de vie ou biographies des uns et des autres, figurants compris, discours du metteur en scène sur l’œuvre, sur l’art,...) et l’on obtient une Clémence bien disparate qui s’efface au profit du discours personnel du metteur en scène. L’exemple le plus flagrant est cette suite d’airs de solistes tous plus magnifiques les uns que les autres, mais totalement éclipsés par la narration en arrière-plan sur le mur du fond, remplaçant le texte de Mazzola par le film de Milo Rau.
Et pourtant... Difficile de demeurer insensible au résultat final qui bouleverse profondément. En replaçant le peuple et plus précisément ici la population locale dont proviennent les figurants – selon ce qui est indiqué dans le texte – au cœur de la scène, Milo Rau nous force à le regarder et non simplement le voir. N’est-ce pas la finalité de l’art, après tout : bouleverser, toucher, parler à l’âme ? En ce sens, la production genevoise est particulièrement réussie. Toutefois, malgré le temps écoulé depuis le baisser de rideau final, on continue de s’interroger sur la motivation de ce bouleversement : est-ce la façon dont l’œuvre est mise en scène, ou bien seulement ces tranches de vie bouleversantes qui nous sont livrées dans cette proximité théâtrale ?
Bernard Richter reprend le rôle de Titus avec une belle projection et une ligne de chant douce et éclairée, bien campée dans sa déclamation. Scéniquement, il incarne brillamment cet empereur peintre aux allures d’artiste intellectuel égocentré, que l’expérience de la mort ramène finalement au vrai sens de la vie. Serena Farnocchia s’avère être une Vitellia vénéneuse à souhait, mais aussi humaine, notamment dans son air « Non più di fiori » de toute beauté, mais dont on se détache malheureusement, faute de pouvoir suivre à la fois le chant et le texte sur les vies des figurants. La complexité du personnage se reflète avec ses couleurs et sa noirceur dans la ligne de chant solide à souhait.
Bien que son rôle ne soit pas le plus important sur scène, la Servilia de Yulia Zasimova se remarque, là aussi tout particulièrement dans son air « S’altro che lacrime », lui aussi parasité par la vidéo sur scène et le texte remplaçant celui du livret. Cette membre du Jeune Ensemble offrait là sa toute première Servilia avec une belle maîtrise du personnage et de sa partition. Autre prise de rôle, celle de Giuseppina Bridelli en Annio. La mezzo-soprano italienne ne cesse de nous tirer des éloges à chaque fois que nous la croisons, et cette Clémence ne fera pas exception. Armée de sa ligne de chant sans faille, à la fois profonde et légère, ainsi que d’une théâtralité et d’un jeu qui ne lui fait jamais défaut, elle vainc sans aucun mal cette partition dont elle ne fait qu’une bouchée pour mieux nous la livrer. Quant à Justin Hopkins, il est un Publio grave et neutre, comme détaché de tout en bon exécutant qu’il est.
Celle qui se hisse au sommet de la distribution est peut-être la mezzo-soprano Maria Kataeva dont le Sesto prend de l’ampleur jusqu’à occuper par sa simple présence toute la scène. La rondeur de la voix, sa douceur, ses accents douloureux, les couleurs qu’elle déploie, la projection ample... tout se rejoint dans un faisceau lumineux éblouissant.
A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Tomáš Netopil en tire le meilleur et fait briller tout l’éclat de la fosse, laissant la partition miroiter dans un bel équilibre entre les pupitres mais aussi avec la scène. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève (préparé par Mark Biggins) s’avère lui aussi à la hauteur de l’événement malgré ses courtes interventions.
Au final, cette Clémence de Titus est une œuvre d’art qui a tendance à peut-être empiéter sur celle qu’elle est censé servir. De nombreuses interventions de Milo Rau desservent l’œuvre de Mozart, mais elles touchent et bouleversent. La musique demeure néanmoins une source de joie grâce à la fosse, la direction et le plateau qui, tous, parviennent à servir aussi bien la vision du metteur en scène que l’opéra. Reste à savoir si, en jouant ainsi avec les limites de la représentation, c’est bien toujours une Clémence de Titus que le Grand Théâtre propose.
LA CLEMENZA DI TITO comme un prétexte
Jacques Schmitt – Res Musica.com – 20 octobre 2024
source: https://www.resmusica.com/2024/10/20/a-geneve-la-clemenza-di-tito-comme-un-pret…
Présentée en version télévisée sans public pour cause de Covid en février 2021, la production de La Clemenza di Tito de Wolfgang Amadeus Mozart mise en scène par Milo Rau revient sur les planches du Grand Théâtre de Genève après avoir fait halte à Vienne, à Anvers, à Gand et à Luxembourg en octobre 2023.
La majeure partie des opéras traite de mensonges, de vengeances, de meurtres, d'assassinats, de trahisons, d'incestes, de viols, d'adultères et autres délits majeurs dont la liste exhaustive dépasse l'imagination humaine. Et voici que Metastasio écrit un livret ayant pour sujet un homme, Titus, empereur romain héritant du pouvoir de son père Vespasien, dont le court règne fut placé sous le signe de son amour pour la paix. Ce livret, commandé en 1734 par Antonio Caldara (1670-1736) fut depuis mis en musique par près d'une cinquantaine de compositeurs jusqu'en 1802. C'est dire si le propos de la clémence inspirait le XVIIIᵉ siècle. Le metteur en scène Milo Rau s'empare de ce sentiment, noble et beau s'il en est, pour le déconstruire et entamer ainsi l'essence même de cet opéra. Il se sert de cette œuvre comme d'un prétexte pour faire passer un message militant, certes respectable, mais peut-être réducteur. Il nous montre deux sociétés vivant côte à côte. Celle de Titus, dominante, et celle du peuple, par antithèse, dominée. Pour exacerber un propos, le théâtre peut être le lieu providentiel des exagérations, des excès. Toutefois, dans La Clemenza di Tito, l'opéra tel que l'a composé Mozart, la lutte pour l'accession au pouvoir se passe au niveau d'une société de proches de ce même pouvoir.
Autour de l'intrigue et des protagonistes de La Clemenza di Tito de Mozart, Milo Rau fait graviter un groupe de figurants qu'il a recruté dans les rues de Genève. Des gens tels que ceux qu'on peut côtoyer chaque jour : un poseur de moquette qui nous racontera avoir posé le tapis rouge du Grand Théâtre de Genève, une femme congolaise prêchant la parole du Christ dans les rues, le fils d'un rescapé du génocide arménien, un photographe, un migrant turc… Au total, dix-huit personnes qui n'ont rien à faire avec l'intitulé de la soirée à laquelle nous sommes invités, soit La Clemenza di Tito de Wolfgang Amadeus Mozart. Des vidéos (Moritz von Düngern) relatant le curriculum vitae de chacun de ces personnages sont projetées sur un écran en fond de scène. Pendant ces projections, les chanteurs et l'orchestre continuent de jouer leur partie sans qu'on puisse comprendre ce qu'ils chantent. Seuls les commentaires des figurants sont surtitrés. Ce qui se dit dans l'opéra n'a pas d'importance pour le metteur en scène suisse. On se filme, on se photographie, on écoute la radio, on simule des émeutes. On parasite. De plus, avec le peu de différenciation des costumes (Ottavia Castellotti), le manque de caractérisation des personnages de l'intrigue, la profusion scénique de ces figurants anecdotiques, les scènes deviennent chaotiques.
Souvent, pour écouter la musique, les chanteurs, il faut fermer les yeux. Alors, alors seulement, Mozart nous envahit. Par l'Orchestre de la Suisse Romande plein de nuances, de légèretés, de soin, dirigé de main de maître par un Tomáš Netopil attentif et subtilement musical. Le geste ample, le corps souple, la main agile, il est tout à sa musique. Devant lui, le Chœur du Grand Théâtre de Genève s'affirme dans sa vocalité. Parfois peut-être aimerait-on qu'il soigne mieux sa diction d'ensemble afin qu'on puisse en saisir les mots.
Les voix sont là, en nombre et en qualité. Le plateau vocal réuni pour ce spectacle, légèrement modifié par rapport à la prestation “covidienne“ de 2021, est d'une excellente tenue avec la confirmation d'une véritable mezzo-soprano, Maria Kataeva (Sesto), dont nos lignes s'étaient déjà fait l'écho favorable en 2015: beauté du timbre, assurance, excellente technique, perfection des vocalises. La mezzo captive l'auditoire dans chacune de ses interventions. Peu mise en valeur par une direction d'acteurs terne, elle impose sa présence par sa seule voix. Même chantant dos au public chaque note, chaque intonation colle parfaitement avec l'esprit du personnage. Un régal. Dans son «Parto, parto, ma tu, ben mio» au premier acte, elle délaisse le côté larmoyant, souvent entendu dans cet air pour donner le change à une déception plutôt qu'à un déchirement excessif, voire à la supplique appuyée qu'on entend alors plus loin lorsqu'elle lance un dramatique «Guardami, e tutto oblio»: une intelligence d'interprétation qu'on retrouvera tout au long de la soirée. A ses côtés, la soprano Serena Farnocchia (Vitellia) s'affaire à grands pas sur la scène, empruntée dans un costume sans grâce. Le manque de direction d'acteurs laisse la soprano italienne livrée à elle-même. Sa voix reste belle même si ses vocalises sont parfois approximatives. Malgré un manque flagrant de puissance dans le registre grave, son air final, «Ecco il putto, o Vitellia» l'a montrée plus à l'aise qu'en début de soirée. On aime le chant fruité de la soprano Yuliia Zazimova (Servilia) qui, dans le court duettino du premier acte laisse augurer le meilleur à venir. C'est dans son air final, «S'altro che lagrime», qu'en l'espace de quelques mesures, elle apporte un rayon de soleil bienvenu dans ces tableaux scéniques sombres et encombrés. La mezzo Giuseppina Bridelli (Annio), peu mise à son avantage dans sa combinaison de garagiste, n'en distille pas moins un chant charmant débordant d'énergie. Quand bien même sa voix peut avoir de magnifiques accents, la basse Justin Hopkins (Publio) ne peut donner pleinement l'expression de son talent du fait d'une agilité vocale encore limitée. Quant à Bernard Richter, déjà en délicatesse avec Tito lors de sa création genevoise en février 2021, près de quatre ans plus tard les choses ne se sont pas arrangées. La longueur et la difficulté du rôle ne conviennent plus à la voix quelque peu détimbrée du ténor suisse. S'emparant de son personnage avec vaillance, il occupe l'espace scénique avec une aisance théâtrale qu'on ne retrouve malheureusement pas dans sa vocalité souvent rude. Avec des aigus arrachés à la limite de la justesse, il peine à exprimer la sensibilité du personnage.
Dans les dernières répliques de l'opéra, Titus, après un moment d'hésitation déclame «Tutto so, tutti asolvo, e tutto oblio». Peut-être alors est-ce sagesse d'être à ses côtés et de dire aussi, concernant ce spectacle: « Je sais tout, je vous absous tous, et j'oublie tout !»