Stabat Mater
Oratorio de Giovanni Battista Pergolesi
Musiques de Giacinto Scelsi
Three Latin Prayers pour chœur a cappella (1970)
Quattro Pezzi (su una nota sola) pour orchestre (1959)

Du 10 au 18 mai 2025
Cathédrale Saint-Pierre

Direction musicale Barbara Hannigan
Mise en scène Romeo Castellucci
Chorégraphie Romeo Castellucci
Scénographie Romeo Castellucci
Costumes Romeo Castellucci
Lumières Romeo Castellucci
Dramaturgie  Christian Longchamp
Collaboratrice artistique Maxi Menja Lehmann
Collaboratrice costumes Clara Straßer
Collaborateur lumières Benedikt Zehm
Collaboratrice décors Paola Villani
Direction de la Maîtrise Magali Dami & Fruzsina Szuromi
   
Soprano Barbara Hannigan
Contre-ténor Jakub Józef Orliński

Ensemble Pomo d’Oro
Ensemble Contrechamps
Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève

Stabat Mater

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

« Stabat Mater » à Genève : Cathédrale de la Douleur

Guy Cherqui — wanderersite - 20 mai 2025

source: https://wanderersite.com/opera/stabat-mater-a-geneve-cathedrale-de-la-douleur/

 

C’est à l’évidence l’événement de la saison genevoise que l’épiphanie de Romeo Castellucci au Grand Théâtre de Genève, dans le cadre inhabituel et unique de la Cathédrale (protestante) Saint-Pierre, dans laquelle toutes les images furent saccagées en août 1535, au nom d’une religion réformée débarrassée de ses idoles, et c’est de sa chaire que Jean Calvin expliqua les Écritures pendant plus de deux décennies. Tout commence donc par un paradoxe qui présente un spectacle, le Stabat Mater, célébrant le culte marial, assez éloigné du calvinisme si bien que le programme de salle avertit : « La scénographie et les images sont placées sous la seule responsabilité des artistes et n’impliquent en rien l’Église Protestante de Genève ». Mais aujourd’hui, 490 ans après les événements de 1535, les vertus de l’œcuménisme règnent et on peut se permettre cet étrange accroc qui a dû séduire Romeo Castellucci.

Ce grand moment ritualisé fait suite à d’autres travaux de Romeo Castellucci dédiés à des oratorios, comme sa Passion selon Saint Matthieu (« La Passione ») à Hambourg (2016), ou son Requiem de Mozart au Festival d’Aix (2019) et ailleurs ensuite. On le sait par ailleurs fortement attiré par le récit religieux, il suffit de rappeler Jeanne au bûcher (Lyon, 2017), ou Moses und Aron (2015) de Schoenberg et Il primo Omicidio de Scarlatti (2019) à Paris. Mais à la différence de ces spectacles conçus pour une halle d’exposition (à Hambourg les Deichtorhallen) ou pour un théâtre, celui de Genève est inséparable du lieu de représentation, la Cathédrale Saint-Pierre, comme il le sera à Rome (Les Thermes de Dioclétien) et probablement à Anvers. Et selon le lieu, il changera de nature et de profil tant l’interaction entre architecture et élaboration scénique y est apparue déterminante.

Enfin, comme Castellucci est l’un des maîtres de la ritualisation du spectacle, c’est à un grand rituel que nous avons assisté, d’une grandeur marquante, d’une beauté esthétique incontestable, qui fait de ces quatre vingt dix minutes un authentique « Momentum » théâtral, mais pas plus religieux que ne le peut être Parsifal dans d’autres contextes.

 

Tout est évidemment conçu pour impliquer le spectateur dès son arrivée devant la cathédrale : il faut dire que la longue file d’attente qui serpente sur la place a quelque chose d’émouvant, comme ces files d’attente devant un mémorial ou pour un dernier Adieu . La file préfigure un événement par un ordonnancement particulier auquel le spectateur du Grand Théâtre n’est pas forcément habitué, devant le portique monumental (XVIIIe) de la Cathédrale Saint-Pierre. C’est la phase première du rituel.

La seconde phase est l’entrée dans le monument, à 20h, au moment où le jour est encore assez clair en ce jour de printemps ensoleillé, mais pas suffisamment pour éclairer a giorno une cathédrale plongée dans la pénombre : cette relative obscurité et la découverte du dispositif sont un second élément du rituel, qui imposent d’abord un certain silence – la sacralité du lieu- mais aussi une concentration pour se laisser guider vers l’espace de sa place (placement libre , division en zones).

Habituellement, dans ce type de spectacle dans un lieu sacré, la scène est située dans l’abside et c’est un premier élément de surprise que de voir la scène courir tout au long de la nef, jusqu’au transept et donc les bancs distribués de manière longitudinale, comme paraît-ils ils l’étaient au temps de Calvin, faisant ainsi étrangement dialoguer la scène d’un côté et la chaire de Calvin de l’autre, se faisant face, avec les spectateurs entre les deux, tournés vers la scène. Comme si d’une certaine manière deux discours se faisaient face, celui d’un fondateur de religion (ou du moins sa mémoire vive) face à celui d’un mythe vivant du théâtre contemporain qui ose, pour la première fois, imposer des images à cette mémoire-là.

`Le sacré est structurellement présent dans cette mise en place de l’espace, et pas seulement par la nef gothique, mais par la présence même de cette chaire imposante, derrière nous, comme une présence (un reproche ?) silencieux.

C’est pourquoi la représentation future à Rome aux Thermes de Dioclétien ne saura être de même nature : les thermes de Dioclétien sont encore assez bien conservés en face de la gare Termini et ce sont des lieux profanes. Sauf si le spectacle avait lieu dans l’impressionnante Basilique Santa Maria degli Angeli e dei Martiri, insérée dans les thermes, restructurée selon un projet de Michel Ange sur lequel se sont surajoutés ensuite d’autres architectes. Nous serions alors dans un édifice catholique conçu à l’époque même où Calvin lisait la bible dans sa chaire, issu de la restauration de thermes romains qui auraient été construits par des martyrs chrétiens, redécoré au XVIIIe, et dédié à Marie et aux Martyrs. Ce ne sont pas les mêmes rapports au bâti, à l’histoire, au sacré, alors que le spectacle repose aussi sur l’apport du spectateur, de sa mémoire, de sa connaissance du lieu et du jeu que tout cela va produire ensuite.

Mais revenons à Genève et à nos impressions premières. Le lieu impose l’absence quasi totale de machinerie théâtrale : seuls apparaissent au milieu de la nef et en bord de scène trois hautes perches dressées blanches et fines, qu’on s’imagine être part du spectacle, et de fait elle seront la seule part « mécanique » de ce spectacle fondé essentiellement sur la participation de nombreux figurants, enfants, servants, qui vont entourer les deux protagonistes, récitants de ce Stabat Mater, qui commence par Stabat Mater dolorosa /La mère en douleur était debout.

Mais si le cœur du spectacle est composé du très fameux Stabat Mater de Pergolesi, composé alors qu’il se mourait de tuberculose, il est entouré en ouverture et en clôture de deux pièces de Giacinto Scelsi, compositeur italien mort en 1988, les impressionnantes quatre pièces pour orchestre sur une seule note (1959) et les trois prières en latin a cappella qui datent quant à elles de 1970, qui laissent quant à elles l’auditeur dans une ambiance particulièrement recueillie et méditative.

Le spectacle commence dans un silence spectral, et défilent devant les spectateurs des soldats en treillis, tenue de camouflage, harnachés, cagoulés, casqués, portant des instruments de musique comme leurs armes, eux aussi en couleur camouflage. Cela rappelle vaguement la mise en scène de Guillaume Tell de Tobias Kratzer à Lyon où les révoltés brandissaient des instruments de musique comme des armes et en tous cas place l’exécution dans un contexte qui apparaît dépasser les circonstances de l’œuvre.

 Soldats

Aujourd’hui, toute apparition de soldats modernes en treillis nous renvoie à la situation du monde. Et ceux-là, masqués, vaguement menaçants semblent fantomatiques et dans les jeux d’ombres de la cathédrale en ce début de spectacle, on a quelquefois l’impression fugace que leur visage est simplement un crâne aux globes oculaires noirs et évidés. Le silence est total, on entend simplement résonner les pas puis l’orchestre se met en place dans l’abside. Pour le voir et voir diriger Barbara Hannigan qui assure la direction musicale de l’ensemble de la soirée, elle-même en treillis et avec son casque, il faut que le public tourne la tête vers l’abside.

En réalité la nature du son de ces quatre pièces fondées sur la profondeur sonore et non les mise en lien des sons (une seule note…) est un jeu de timbres quelquefois assez violent, partagés par des instruments essentiellement à vents, les bois graves (hautbois, basson clarinette basse…) les cuivres (tuba, saxophone…) et peu de cordes, graves elles aussi (alto, violoncelle, contrebasse) ; Et les quatre pièces qui chacune sont fondées sur une seule note (successivement fa, si, la bémol, la) sont des jeux sur la dynamique, la hauteur, les vibrations, la profondeur, dont l’effet est démultiplié par l’écho dans l’édifice. Il en résulte quelque chose de tellurique, d’une musique à la fois obsessionnelle et dramatique qui semble venir de l’intérieur des murs, des voûtes, du sol, où le son à la fois répété et différent nous ferait entrer dans un drame. Car les soldats initiaux sont un début de drame, évidemment, plongeant dans une sorte de stupeur.

Et alors les trois perches immenses se mettent à vibrer, bouger, s’abaisser, se dresser, juste éclairées par une lumière rasante venue de leur base, elles grimpent au sommet des voûtes, se penchent sur les spectateurs, se croisent en un ballet profondément prenant et dramatique. Ce sera le seul « effet » de la soirée, au sens technique.

Bien évidemment on pense au Golgotha, au moment de la crucifixion, au temps même de la mort du Christ, événement tellurique pour l’humanité au nom de laquelle il se sacrifie, qui s’installe au-delà du fait, de l’événement, pour devenir un départ vers quelque chose d’autre et d’essentiel pour l’humain.

 Tellurique

Mais en même temps au moins pour ma part cette image de guerre ne me quitte pas. Ces perches longues et effilées faiblement illuminées renvoient évidemment à la lance qui blessa le Christ, à la violence qui s’abat subitement sur l’assistance en même temps, mais par moments renvoie pour moi aussi à ces rais de lumières qui balaient le ciel pour la défense anti aérienne (La DCA) : il y a là un croisement d’images et de références : d’un côté l’évangile et de l’autre nos angoisses d’aujourd’hui mais des deux côtés la douleur de l’humanité. Ce début est un des moments forts de la soirée, parce qu’il est inattendu et qu’il implique le spectateur avec ces perches qui se rapprochent de lui, comme pour communiquer, comme pour créer un lien et comme une menace aussi.

Ainsi ce spectacle ne commence pas par l’intimité de la douleur de Marie, mais par une sorte d’entrée dans l’Absolu du Drame, d’où cet effet totalement théâtral et spectaculaire assumé. Le choix des quatre pièces de Giacinto Scelsi est particulièrement pertinent parce qu’il implique le spectateur visuellement et par le son. Ce voyage à l’intérieur du son sous ses formes et vibrations diverses anticipe un retour à l’intérieur de soi, est métaphore d’une exploration de tous ces détails les plus infimes qui constituent le « soi ». Et donc ce début qui est écrasant et prépare aussi à la méditation, tout en veillant à laisser une distance entre « soi » et ce qui est vu. Le départ des soldats de la musique, leur retour par la scène est aussi singulier que leur arrivée, ils passent sur scène et aussi devant les spectateurs, à leur niveau, les regardant – semblant les mettre en cause, par petits groupes presque vaguement agressifs, un peu ironiques… il y a dans leur passage de retour quelque chose qui crée aussi le malaise.

Castellucci théâtralise ce début pour mieux faire contraste avec ce qui va suivre. Car ces soldats, c’est du pur théâtre, une manière de distancier la musique avec ces instruments-armes, et en même temps de rappeler que la musique est un art du paradis et un art lié à Marie (les anges musiciens qui accompagnent les Madones à l’enfant, par exemple chez Giovanni Bellini).

Muni de tous ces viatiques, la cérémonie commence, plus attendue dans la mesure où elle est un échange entre scène et spectateur, dans un rapport traditionnel, et Castellucci commence par un paradoxe : sur scène trois groupes de servants en noir s’agglutinent et laissent passer en leur centre trois êtres, comme une naissance, un accouchement. C’est un paradoxe pour un récit de déploration sur la mort du fils que d’ouvrir sur trois « naissances ». Mais des trois, c’est la première l’essentielle qui va à mon avis donner à l’ensemble du spectacle son sens : du premier groupe sort une enfant portant avec elle une sorte d’étole bleue, de ce bleu qui caractérise le voile de Marie. Le bleu, rappelons le dans la tradition chrétienne, symbolise la sainteté et la royauté spirituelle. Marie en bleu souligne sa pureté et son importance spirituelle dans le Salut.

Cette enfant qui sort du groupe, la première à « naître », c’est la petite Marie, qui dès l’enfance porte en elle la royauté spirituelle.

L’allusion ici est clairement référencée au tableau de Tintoret, La présentation de la Vierge au Temple, actuellement à l’église de la Madonna dell’Orto à Venise, plus qu’à celui du Titien, de 25 ans antérieur qu’on peut voir à la Galerie de l’Académie, toujours à Venise.

Les deux montrent un rapport net de proportions entre les adultes et l’enfant, et de l’enfant à l’architecture, mais j’ai personnellement un faible pour Tintoretto à cause de cette vue en contreplongée qui est aussi celle du spectateur dans la nef par rapport à cette naissance, à cause de cette étole bleue portée par la petite fille sur scène et sur le tableau, à cause de la coiffure soignée, et surtout parce que le tableau aujourd’hui réuni était divisé en deux pans qui couvraient l’orgue, Tintoret aimait la musique et nous sommes réunis ce soir pour un drame musical, ou du moins un moment religieux parce que aussi musical.

Et la petite fille va s’asseoir au bout de l’estrade, silencieuse, comme écoutant son avenir, parce que pleinement consciente de son destin.

Et un des points essentiels de la dramaturgie de Castellucci va être la présence des enfants sur scène, qui commence par cette Marie, la première à apparaître. Ce sont les enfants qui vont constituer plus tard l’un des plus beaux et des plus forts des tableaux de la soirée, quand ils portent des Christs de crucifix, comme descendus de la croix, avec au centre une pietà authentique où un enfant porte le corps du Christ revêtu d’un linceul. En fait toutes les « visions » de l’événement, pietà, descente de croix, présence de la Vierge sont ici portées par les enfants et non pas comme on pourrait le croire de manière erronée par les deux voix solistes.

Les enfants ici ne sont pas représentants d’une innocence première. Tout au contraire, comme la Vierge-enfant du Titien ou de Tintoret, comme l’enfant que Marie porte dans bien des Madones à l’enfant, ils portent sur eux toute la misère et le poids de l’avenir du monde, c’est eux qui supportent le poids des drames et des péchés des adultes et toute la douleur qui en émane. D’où leur présence dans cette représentation emblématique de la douleur absolue, d’où évidemment leur chant et les prières conclusives de Giacinto Scelsi chantées a cappella (la troisième est chantée par Barbara Hannigan en scène) dans une chapelle adjacente au son si lointain, mais perceptible, comme les voix des anges musiciens dont il était question plus haut.

Les enfants ici supportent le poids des douleurs. C’est l’occasion de tableaux particulièrement frappants, d’abord bien sûr, cette manière qu’ils ont chacun de porter un crucifix, ou plutôt une part de crucifix, jamais entier, dans des positions diverses, en des postures différentes, et pourtant totalement unitaire : ces positions disent aussi la seule chose de la soirée : le poids de ce crucifix qu’on supporte, c’est le poids de la Douleur, son image mystique en quelque sorte.

Et pourtant, même si ces enfants portent en eux ce poids-là, à un moment ils se déchaussent avec une certaine délicatesse, non sans habileté, et alors ils laissent paraître leur pieds nus, ces taches de chair rose, qui sont fleurs de vie dans cet univers essentiellement noir, comme autant de plantes de pieds d’enfants qui semblent plantes de bébés rapportés à la majesté, et à la grandeur du lieu. Castellucci sait composer un tableau, il sait aussi dire ce côté charnel qui respire la vie, le réel, le tangible et en même temps l’abstrait parce que toutes ces plantes de pied au milieu du noir composent évidemment un tableau abstrait. Il y a quelquefois des moments étourdissants.

Remarquons enfin que dans le récit du saccage des idoles dans la Cathédrale Saint-Pierre de 1535, tout commence aussi par des bruits d'enfants, selon le récit qu'en fait Antoine Froment "Dieu..suscita une vintaine de petits enfans contre tout l'entendement des hommes une Dimenche, à Vespre"… coïncidence ?

Et puis il y a les deux adultes, les deux voix. Les « Grands », qui ne portent pas comme les enfants le poids du monde, mais qui racontent la douleur. Ils devraient donc être « extérieurs », comme des récitants : ils naissent chacun d’un groupe de servants entremêlés comme la petite Marie dont nous venons de parler. Pergolesi avait affecté ce rôle à deux voix de castrats, voix célestes telles qu’on se représentait à l’époque certaines voix du Ciel et voix forcément extérieures au drame. S’imagine-t-on en effet un castrat interpréter Marie ?

 Jakub Józef Orliński,, Barbara Hannigan

Le choix est ici très subtilement différent. Les deux voix sont bien différenciées, celle d’un contreténor, Jakub Józef Orliński, et celle d’un soprano, Barbara Hannigan un homme et une femme, un homme jeune et une femme plus mûre même si encore jeune pour nos canons, dans un rapport d’âge qui pourrait être celui de l’enfantement du Christ, qui va permettre un jeu étourdissant d’identification faisant du rapport entre les deux personnages un rapport presque filial, rappelant plus sûrement le rôle de réconfort de Jean auprès de Marie après la crucifixion.

Le texte de Jacopone da Todi commence comme une description de la douleur maternelle, par des voix qui commentent, puis devient une demande d’éprouver la même douleur que celle de Marie, de s’identifier à elle, les mots devenant en quelque sorte performatifs.

Sancta Mater, istud agas,

crucifixi fige plagas

cordi meo valide.

(Mère sainte, daigne imprimer

Les plaies de Jésus crucifié

En mon cœur très fortement.)

C’est sur ce jeu d’identification que va s’appuyer toute la chorégraphie et sonore et physique entre les deux.

Nous avons évoqué la valeur performative du mot, mais la présence de la musique avec ses effets physiques sur le corps renforce la nécessaire catharsis : c’est un jeu de frontières entre représentation, théâtre, mais aussi emprise de la situation (le lieu, la concentration, éventuellement la foi…). C’est sur cette superposition que fonctionne le spectacle toujours aux frontières entre le théâtre et le rituel religieux.

Le chant est soutenu par une musique invisible, émergeant du sol, la musique confiée à une formation de chambre limitée, dissimulée sous la scène qu’on ne verra jamais, au contraire de l’orchestre-soldatesque initial visible dans l’abside mais tout de même à la fois éloigné et obligeant à se tourner pour pouvoir le voir. Il y avait du spectacle dans l’abside, une représentation, des costumes et du maquillage (y compris sur les instruments).

Cette fois-ci, la musique naît du sol, qui semble une sorte d’abîme mystique, venant de partout et de nulle part, une musique émise par une formation de six musiciens essentiellement des cordes (2 violons, 1 alto, 1 violoncelle, 1 contrebasse et l’orgue) dirigés par le premier violon Zefira Valova, avec la coordination et la préparation de Barbara Hannigan.

En parlant d’abîme mystique, on pense immédiatement à un « effet Bayreuth » et il y a en effet une différence entre l’exécution « spectaculaire » de l’Ensemble Contrechamps dans l’abside et celle confinée du Pomo d’oro invisible au spectateur, avec la claire intention de laisser la concentration se faire sur la représentation et le texte, faisant de la musique un élément presque impalpable, presque céleste, qui accompagne ce que l’on écoute et que l’on voit, d’une manière à la fois discrète et lancinante, comme si en quelque sorte cette musique était naturellement produite par génération spontanée.

Nous l’avons souligné, les deux voix « commentent », pour ensuite entrer dans une sorte de vécu cathartique, mais elles ne « représentent pas ». Il n’y a pas de représentation directe, mais toujours des éléments qui stimulent l’imaginaire. On ne verra à aucun moment la croix par exemple, les représentations de Jésus crucifié portées par les enfants sont des corps tordus par la douleur, à chaque fois différemment, mais des corps indépendants de la croix. L’image des enfants portant ces Christ est particulièrement forte, et lorsqu’ils se retirent laissant en place les Christ, elle est d’une beauté suffocante : c’est celle de corps endoloris qui ont souffert pour l’humanité mais dont on ne voit que la trace de souffrance de l’homme parmi les hommes.

 Métonymie de la croix

Par ailleurs si l’on voit à un moment un pan de croix dressé, c’est comme une sorte de pilori une planche verticale et étroite à laquelle est attaché un corps comme supplicié, qui nous montre son dos, et non le corps christique auquel on s’attend. Une vision de torture publique, une vision évocatoire, qui renvoie le spectateur à la crucifixion, mais une vision en quelque sorte métonymique, dont on ne voit qu’une partie et qui nous évoque le tout. Une vision à la fois crue et poétique.

 Jakub Józef Orliński,

Dans ce contexte, les deux voix sont très spécifiques il y a celle très stylistiquement maîtrisée de Jakub Józef Orliński, habitué de ce type de répertoire, qui sait à travers le discours poser la voix, lui donner expression, avec cette couleur très juvénile du contreténor (les voix de contreténor vieillissent plus mal que d’autres), accentué par son physique presque adolescent, avec une grande retenue, mais sans jamais afficher de distance, bien plus une compassion absolue d’une délicatesse inouïe, dans la voix comme le geste, comme lorsqu’il enduit le visage de Barbara Hannigan de blanc de céruse, dissimulant toute identité pour que chacun devienne alors figure abstraite, mais aussi des figures de théâtre. Comment ne pas penser aux masques de théâtre, où toute identité disparaît au profit de la seule expression du sentiment à transmettre, de la seule « transmission »

Les gestes sont très étudiés, ils proviennent évidemment d’une étude attentive de la peinture religieuse médiévale, manière de tendre les mains, de les mouvoir quasiment en volutes, de positionner le corps, dans une chorégraphie lente et étudiée.

 Barbara Hannigan

Beaucoup plus libre, bien moins contraint est le chant de Barbara Hannigan, moins « styliste », mais se jetant à corps perdu dans l’expression, n’hésitant pas à exploiter toutes les possibilités vocales, de l’aigu impalpable, de la pâleur imperceptible de la voix presque torturée jusqu’au cri rauque à la limite du supportable qui agite jusqu’au trouble un Orliński bouleversé. C’est évidemment elle qui porte l’expression de la douleur, elle est la « dolorosa ». Elle n’est pas Marie physiquement (nous l’avons vu, Marie, c’est l’enfant), mais elle en est l’expression, la traductrice, la passeuse de douleur qui la fait partager à l’assistance. Entre accablement, écroulement et intensité de la braise, elle est époustouflante tant elle se donne totalement au texte et à sa fonction pliant sa voix jusqu’à la cassure à toutes les expressions possibles de la douleur humaine.

 Barbara Hannigan, Jakub Józef Orliński,

Cette douleur qui est celle de Marie et qu’elle prend à son compte, Castellucci la traduit par l’une des images les plus fortes de la soirée lorsque qu’elle semble transpercée par les trois longues perches détachées de leur socle qui deviennent alors lances, image métaphorique de la douleur qui transperce physiquement et qui fait de la « récitante » le corps douloureux de la « mère » et qui la désigne comme la cible de la suprême douleur, dans une sorte d’universalité partagée.

Mais les corps quelquefois emmêlés des deux voix se traduisent en même temps dans des duos qui sont autant de moments musicaux d’indicible beauté comme Fac me vere tecum (Pour moi, ton Fils voulut mourir,

Aussi donne-moi de souffrir

Une part de ses tourments.)

Le rituel castellucien se lit évidemment aussi dans les costumes, essentiellement noirs du moins au départ. Il va utiliser trois des grandes couleurs liturgiques, le noir, le blanc, le rouge : le noir symbole de deuil, mais sous le noir on distingue des traces blanches et surtout des liserés rouges, un ruban rouge ici, un dessous rouge là, évoquant le sang du Christ. Et au fur et à mesure des tercets, on enlève au costume des deux récitants comme une couche. Ils apparaissent d’abord comme des officiants, dans une sorte d’habit vaguement asiatique, impossible à qualifier d’ailleurs, et peu à peu, à mesure que la douleur brûle, le costume s’effeuille et s’allège jusqu’à deux tuniques blanches, de ce blanc couleur de pureté, couleur de la tunique du Christ en croix, couleur de Pâques aussi, et donc de futur, pour arriver enfin à la tunique rouge, dernière couche, qui est symbole du sang du Christ et du « feu de l’esprit saint » qui descend lors de la Pentecôte. Là encore, le symbole de ces costumes qui s’allègent et qui changent, auxquels le spectateur s’habitue jusqu’à n’y plus faire cas est aussi toujours frontière fragile entre rituel et geste théâtral.

Mais on ne serait pas chez Castellucci s’il n’y avait pas non plus la continuation d’un discours commencé ailleurs, vu dans d’autres spectacles, comme l’entrée des enfants dont le premier porte un ballon de basket, comme on en a vus en nombre dans son Don Giovanni, et un autre une orange. Comme si ces deux sphères de taille différente représentaient (un peu) le dialectique enfant/adulte, précédemment évoquée, mais aussi l’orange comme symbole de virginité (qu’on pense à la fleur d’oranger) et à toute la symbolique de l’orange dans la mythologie grecque (les pommes d’or du jardin des Hespérides), cette orange, tache bien minuscule au milieu de cette immense nef m’a fait penser en revanche à ce beau vers d’Eluard « La terre est bleue comme une orange » dans L’amour la poésie (1929) dont le titre pourrait convenir à bien des pans de ce spectacle. Cette petite tache qui s’élargit jusqu’à l’universel.

À la fin, tout se clôt par le recueillement des trois prières en latin de Giacinto Scelsi (Three Latin Prayers, Ave Maria, Pater Noster, Alleluia) par les voix lointaines de la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève, qui apaisent et semblent faire passer la Douleur exprimée précédemment dans une sorte de paix rassurante procurée par la foi. Le chant des enfants est comme un chant du futur, et le dernier, Alleluia, prononcé lors de la liturgie pascale est une expression de joie, mais une joie sur laquelle les portes de la Cathédrale s’ouvrent sur l’extérieur, sur le monde retrouvé, invitant le public à sortir sans applaudir.

Ne pas applaudir (à la première certains ont tenté timidement de briser l’interdit), c’est affirmer qu’on n’est pas dans un spectacle, qu’on est dans un moment de recueillement, et que les artistes n’ont pas à être remerciés parce qu’ils sont des officiants de ce rituel. Coquetterie ? Confusion des genres ? Hybris ? La discussion est ouverte. Mais on a passé cependant une soirée qui compte.

Romeo Castellucci réinvente le « Stabat Mater » à la Cathédrale de Genève

Oriane Jeancourt Galignani - transfuge.fr – 18 mai 2025

source: https://www.transfuge.fr/2025/05/18/romeo-castellucci-reinvente-le-stabat-mater…

 

Superbe création du Grand Théâtre de Genève, le Stabat Mater de Pergolèse, permet à Roméo Castellucci, et les chanteurs Barbara Hannigan et Jakub Jozef Orlinski de suspendre le temps à Saint-Pierre.

Castellucci est un metteur en scène de cathédrale, il en a le goût du mystère et l’attirance constante vers le ciel. En créant le Stabat Mater de Pergolèse dans la cathédrale de Saint-Pierre à Genève, il n’a pas dérogé à cette ligne de son travail depuis plus de trente ans : allier l’abstraction d’une pensée en mouvement, et la rigueur fixe, au millimètre près, de tableaux humains et sacrés. Il faut dire que Saint-Pierre, édifice gothique qui fut aussi l’église de Calvin et des iconoclastes, s’offrait on ne peut mieux à l’imaginaire abstrait et caravagien de Castellucci. A ce goût de la violence et au mysticisme qui traversent chacune de ses créations. Ici il avance dans le lieu de la douleur, puisqu’il s’agit du Stabat Mater Dolorosa, de la musique de la souffrance de la mère du Christ, au pied de la croix.  Et à cela s’ajoute- comment ne pas y penser à chaque instant ?- la douleur du jeune Pergolèse, le génie de Naples atteint de tuberculose, disparu à 26 ans en 1736, l’année même où il compose ce Stabat Mater que Bach, quelque temps après sa mort, rendra mondialement célèbre. Castellucci est donc en pays connu :  son dernier Bérénice n’était pas autre chose que l’élégie d’une femme abandonnée, souffrant jusqu’à la folie. Et à Aix il y a six ans, lorsqu’il présenta Le Requiem de Mozart, il s’attelait déjà une œuvre testamentaire d’un jeune compositeur luttant avec la mort. Comment faire entendre l’urgence de la fin palpable au sein de l’œuvre ? Il semblerait que ce soit la question centrale de Castellucci aujourd’hui.

Ici, aucun déchainement de souffrance. En préambule, le public sourit même, lorsqu’il est accueilli par des musiciens en tenue militaire de camouflage s’apprêtant à jouer, sur des instruments peints en vert, les Quattro Pezzi per orchestra de Giacinto Selsi, œuvre habitée qui place l’esprit du spectateur dans une transe légère. On retrouvera Scelsi à la fin du spectacle dans ses Three latin prayers, qui agissent comme des murmures enfantins, des voix de la disparition, pour un public transformé par ce qu’il vient de voir. Car entre les deux, il y eut l’avènement du Stabat Mater. Sur une scène de tréteaux, au milieu de l’église, le long de l’abside, un groupe habillé tout de noir, en calvinistes du XVIIe siècle, entame une chorégraphie silencieuse qui donne naissance aux deux chanteurs, la soprano Barbara Hannigan et le contre-ténor Jakub Jozef Orlinski. Les deux s’enlaceront, se soutiendront, se sépareront, dans cette traversée de la douleur humaine. Adepte de la liturgie, Castellucci reprend dans son spectacle les séquences du Stabat Mater traditionnel : le glaive, la crucifixion…

Les deux interprètes que l’on ne présente plus, sont ici dans leur duo, dans une complétude tenue jusqu’au bout. S’il est dit que Pergolèse a voulu ce Stabat Mater pour deux castrats, la sensulaité d’Orlinski et la profondeur d’Hannigan se rejoignent dans leur chant, sans jamais s’empêcher l’un, l’autre. Ainsi verra-t-on même Orlinski traverser le corps d’Hannigan de longues perches qui sont autant de lances dans le corps de la mater dolorosa, alors qu’elle chante. Autour d’eux, des enfants habillés de manière sévère apparaissent et disparaissent. Lors d’un tableau saisissant, les enfants, assis en bord de scène, reçoivent chacun le corps de bois du Christ, comme détaché de la croix, en jeunes pietas dans un tableau inouï. On se souvient du Primo Occidio de Castellucci à Garnier il y a sept ans, et le mystère de ce groupe d’enfants déjà associé à la musique baroque italienne entourant Caïn sur scène, guidant les êtres vers la miséricorde. L’enfance, chez le metteur en scène et plasticien, devient symbole d’éternité, mais aussi dernier accès au sacré. Mais il fait aussi un pas de côté dans ce spectacle, car les costumes des chanteurs, leurs mouvements et la manière finale dont la nef est traversée par des mouvements de torche, nous invite aussi à percevoir la tragédie intérieure de la prédestination. Celle-là même qui fut prêchée par Calvin dans cette cathédrale. Et dans cette succession de tableaux incarnés par les chanteurs, surgit l’émotion retrouvée de la musique sacrée.

Né opera, né concerto: lo “Stabat Mater” di Castellucci, tra installazione e rito

Renato Verga - operaincasa.com – 18 mai 2025

source: https://operaincasa.com/2025/05/18/stabat-mater-grand-theatre-geneve-cathedrale…

 

Chi mai pensasse che nello Stabat Mater di Pergolesi ci sia una certa leziosità settecentesca dovrebbe mettersi in coda per entrare nella cattedrale protestante di Saint-Pierre a Ginevra e ricredersi totalmente con il penultimo spettacolo della stagione del Grand Théâtre.

Si tratta di uno spettacolo che si svolge fuori sede, un lavoro che non è stato concepito per la scena, ma Romeo Castellucci riesce nell’impresa di dare vita alle inquietanti immagini evocate dalla sequenza del beato Jacopone da Todi (1230?-1306), il probabile autore delle terzine formate da due ottonari e un settenario in cui la prima parte, «Stabat Mater dolorosa | juxta crucem lacrimosa | dum pendebat filius», è una meditazione sulle sofferenza della madre di Gesù durante la passione e crocefissione del figlio, mentre la seconda, che inizia con «Eia, Mater, fons amoris, | me sentire vim doloris | fac, ut tecum lugeam», è un’invocazione dell’orante a partecipare il dolore della madre di Cristo.

La prima impressione, entrando nel severo tempio della riforma calvinista (1), è spiazzante sia per la prospettiva sia per l’orientazione simbolica di una chiesa: i banchi sono allineati lungo la navata centrale e rivolti verso sud su un lunghissimo palco di legno chiaro su cui si svolge la cerimonia. Di questo infatti si tratta: il teatro rituale di Castellucci trova qui la sua forma più significativa, quella di un rito quasi liturgico che non richiede applausi, ma la partecipazione intensa degli spettatori e dove i segni religiosi e pittorici si intrecciano in uno spazio di grande intensità emotiva. Le poche luci sono puntate su un’inquietante processione di militari in divisa mimetica, casco e occhiali scuri, armati di strumenti musicali anche loro dipinti in grigio-verde, che vanno a sistemarsi nel coro. Sono infatti i musicisti dell’Ensemble Contrechamps – diciotto fiati, tre percussionisti e cinque archi gravi – che intonano, a preludio della musica di Pergolesi, i Quattro pezzi per orchestra di Giacinto Scelsi, compositore ligure (1905-1988) primo seguace in Italia della dodecafonia di Arnold Schönberg. Scelsi anticipò anche correnti della musica contemporanea quali la minimal music e la musica spettrale e con i Quattro pezzi su una nota sola, scritti nel 1959 e originariamente per orchestra da camera, vuole rendere percepibili la vibrazione e la profondità del suono, la sua consistenza piuttosto che l’arte combinatoria delle note, che qui è una sola per ogni pezzo, che vivono delle minime variazioni dinamiche, colore e densità esaltati dalla riverberazione dell’ambiente. È un’apertura dello spazio nel primo brano, un richiamo nel secondo, un’attesa e una ricerca nel terzo, e una visione infernale attraverso un cluster assordante nel quarto. Con la direzione di Barbara Hannigan, anche lei irriconoscibile sotto la divisa mimetica, si crea un impasto materico monocromo e spettrale su cui si muovono in un balletto astratto tre lunghissime pertiche bianche montate su base motorizzate e oscillanti nella navata della cattedrale come fasci di luce laser.

Le luci, scarsissime, esaltano il dramma che sta per compiersi. Arrivano donne e uomini vestiti di grigio e formano gruppi compatti che “partoriscono” prima una bambina, poi la figura maschile di San Giovanni, infine quella femminile di Maria. Durante l’esecuzione gli interpreti e i figuranti si dispongono in tableaux vivants che ricordano le figure dei compianti medievali o barocchi mentre la musica di Pergolesi, eseguita dall’ensemble del Pomo d’Oro, quintetto d’archi e organo nascosti alla vista degli spettatori, si innesta con sorprendente continuità su quella di Scelsi. I tempi sono dilatatissimi, tengono conto del riverbero acustico con le voci di Barbara Hannigan e Jakub Józef Orliński come emergenti dolenti da un lutto collettivo. Drammatica, quasi viscerale e dai contrasti estremi l’interpretazione del soprano, più sobria la linea vocale del contraltista ma caratterizzata da una grande proiezione e da un’intensa presenza scenica. Nel loro diverso approccio interpretativo, i due cantanti raggiungono livelli di grande drammaticità e tensione emotiva. Visivamente lo spettacolo culmina con l’arrivo di una quindicina di bambini – e dopo ieri sera non si può non pensare ai bambini del lager di Terzín nei loro abitini grigi… – che accolgono in grembo raffigurazioni del corpo martoriato del Cristo. Una miscela straziante di innocenza e morte.

Sull’Amen finale si innestano le Tre preghiere latine (1970) di Scelsi per coro a cappella, qui i coristi della Maîtrise du Conservatoire Populaire di Ginevra, nell’Ave Maria e nel Pater Noster, invisibili e con un suono lontano ed etereo. Ultima la voce solista di Barbara Hannigan nel virtuosistico Halleluja, che chiude la serata quando, nel buio, le porte centrali della cattedrale lentamente si aprono e il pubblico esce sulla piazza. Qualcuno non può fare a meno di applaudire, forse per scaricare la tensione accumulata, ma i più rimangono in silenzio, come in raccoglimento.

 

(1) Nel programma una nota specifica che «la scenografia e le immagini presentate sono di esclusiva responsabilità degli artisti e non coinvolgono in alcun modo la Chiesa protestante di Ginevra».

Le « Stabat Mater » de Romeo Castellucci investit la Cathédrale Saint-Pierre

Elodie Martinez - opera-online.com – 15 mai 2025

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/elodie/le-stabat-mater-de-romeo-castell…

 

Le Grand Théâtre de Genève programme actuellement une nouvelle production du Stabat Mater de Pergolèse (en coproduction avec l’Opera Ballet Vlaanderen et le Teatro dell’Opera di Roma), délocalisée pour l’occasion à la Cathédrale Saint-Pierre. Un rendez-vous hors du temps qui marque la première collaboration entre la maison genevoise et Romeo Castellucci... mais qui « n’implique en rien l’Église protestante de Genève » ainsi que l’indique le programme.

Le lieu choisi participe au spectacle avant même que l’on mette les pieds à l’intérieur : la longue queue sur le parvis, l’architecture majestueuse de la cathédrale protestante Saint-Pierre, les ruelles qui nous y mènent... Passé les portes en bois, nous plongeons dans ce lieu chargé d’histoire et de spiritualité, que l’on soit croyant ou non. La pénombre participe à cette atmosphère générale.

La disposition choisie désoriente, en ce sens qu’elle n’oriente pas comme il est coutume de faire : le fond devient côté, le côté devient un avant où se déploie une longue scène d’un bout à l’autre, épargnant toutefois la nef où les pupitres attendent les musiciens. La longitude ainsi obtenue offre un espace unique pour déployer la multitude de tableaux concoctés par le metteur en scène.

Alors que le public parle, en attendant le début du spectacle, des soldats en treillis militaires font leur apparition côté cour, remontant cette longue scène en bois surélevée. Ils portent avec eux leurs instruments, couleur kaki, avant de s’installer à leurs places – sortant alors leurs véritables instruments. Ces hommes de guerre sont en réalité les musiciens de l’Ensemble Contrechamps et la cheffe Barbara Hannigan, qui débutent la soirée avec Quattro pezzi per orchestra de Giacinto Scelsi. L’austérité née de la réduction formelle de l’œuvre (« une seule note était consentie ») offre un prologue au Stabat Mater, nous y prépare en chargeant l’air d’une tension quasi palpable : « l’obscurité des sons charge l’air en électricité, en gravité, enténèbre la cathédrale, et accueille ce joyau de couleurs et d’émotions qu’est le Stabat Mater ». Afin d’accompagner visuellement cette entrée en matière, Romeo Castellucci orchestre un étrange ballet de trois longs faisceaux donnant l’impression d’effleurer les lustres suspendus, de frôler parfois certaines pierres de la cathédrale tant leur longueur est impressionnante.

Les soldats quittent ensuite leurs pupitres, passant devant le public, non plus sur scène mais au sol, le regardant, levant haut leurs instruments kakis ou bien les tenant comme des armes. Leur départ se fait long, lent. Petit à petit, un groupe d’hommes et de femmes apparaissent sur scène, vêtus en gris. Ils se regroupent, formant un amas qui se soulève et s’abaisse comme pour une respiration. De cet amas sortira une fillette, expulsée dans une image qui rappelle un accouchement. Puis ce sera au tour de Jakub Józef Orliński et ensuite de Barbara Hannigan de sortir de ce « ventre » d’humains.

L’ensemble Il Pomo d’Oro lance les premières notes, invisible au public, caché derrière l’estrade dans une formation restreinte à six musiciens pour deux violons, un alto, un violoncelle, une contrebasse et un orgue. Pourtant, la puissance de la musique demeure, aucune amputation ne s’entend quant à la qualité de l’exécution. La partition se déploie, forte de l’acoustique du lieu qui grandit celles des instruments. Particulièrement bien préparé – et talentueux –, l’ensemble demeure uni, homogène, respire, se gonfle, expire, fait miroiter les multiples couleurs de la partition. Le tempo choisi s’avère d’une lenteur extrême, offrant la langueur nécessaire au travail du metteur en scène, mais privant d’une vivacité parfois attendue. Le « et flagellis subditum » manque lui aussi de mordant, malgré une magnifique interprétation de la part des deux solistes, impliqués de l’extrémité de leur chant jusqu’à leurs talons ancrés sur scène.

Il serait vain d’énumérer la suite des nombreux tableaux portés devant le public par Romeo Castellucci. Citons toutefois celle où la soprano, mains dans le dos, se trouve « transpercée » par les longues piques, démontée de leurs socles motorisés, avant d’en être libérée et de tirer de sa poitrine un ruban rouge, rappelant la représentation du sang sur scène au théâtre dans le passé. Autre image marquante : celle de la dizaine d’enfants assis en bordure de scène, auxquels on apporte, un à un, une statue du Christ agonisant. Ou encore la fillette, première « née » sur scène, qui reste assise, paumes en l’air, durant toute une longue partie côté jardin, attendant... Finalement, une longue planche de bois sera hissée, un homme attaché dessus, rappelant la croix du Christ bien qu’aucune crucifixion ne soit représentée.

C’est toutefois par une autre œuvre de Giacinto Scelsi que se clôt le programme : Three Latin Prayers, dont les deux premières prières (Ave Maria et Pater Noster) sont chantées par la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève depuis des « coulisses » invisibles, résonnant dans les tréfonds d’une chapelle cachée, résonnant comme sans provenance tout en paraissant venir de partout. Le rendu de ces voix innocente offre une dimension céleste avant que Barbara Hannigan, seule sur scène aux côtés des statues laissées là, n’entame a capella l’Alleluia dont les accents s’imprègnent de douleur plus que de joie. Le silence se fait, les portes de la basilique s’ouvrent. Un peu perdu, le public hésite à applaudir avant de le faire plus franchement. Point de salut : nous sommes invités à sortir comme nous le ferions après un office.

Les deux solistes, pleinement investis comme nous l’avons déjà souligné, offre une prestation d’une extrême profondeur, parfois à la limite du sur-jeu pour la soprano, mais toujours pour livrer le meilleur, se dépouillant de leurs vêtements – qui comptent plusieurs couches, noires, blanche puis rouge – pour livrer leur âme. On savait que le chant religieux sied merveilleusement à Jakub Józef Orliński, nouvelle preuve en est faite. On savoure les aigus aériens, célestes ; on se délecte de ses mediums satinés ; on boit ses graves ambrés. De même, Barbara Hannigan n’hésite pas à prendre des risques, jouant avec son vibrato, surinvestissant vocalement certains passages, en détaillant d’autres. Ses graves s’avèrent subtiles, veloutés à souhait, dans une linéarité grandiose avec des aigues colorés. Quant à sa direction, elle se montre efficace, toute en grâce : le spectacle de ses mains est une chorégraphie à lui seul durant la première partie de soirée, pour ensuite disparaître, se rendre invisible dos à l’ensemble Il Pomo d’Oro.

On ressort marqué par cette scénographie magnifiquement mise en lumière par Romeo Castellucci, sublimement interprétée par Jakub Józef Orliński et Barbara Hannigan, sans perdre la beauté des œuvres qui se répondent, se suivent, s’encadrent dans une logique ressentie. Les ensembles instrumentaux exécutent avec talents leurs parties, apportant tension, ténèbres ou couleurs par le rendu de leurs partitions. Une expérience qui va au-delà d’un spectacle, ramenant le théâtre à son passé de drame lithurgique.

Romeo Castellucci transfigure le «Stabat Mater»

Matthieu Chenal - Tribune de Genève – 14 mai 2025

source: https://www.tdg.ch/geneve-romeo-castellucci-metamorphose-la-cathedrale-89567463…

 

Le dramaturge métamorphose la cathédrale de Genève au service des musiques de Scelsi et Pergolesi. Retour sur un rituel transcendant.

Une cathédrale sens dessus dessous. Ou plutôt sens devant derrière. Avec le public assis d’un côté de la nef, regardant l’immense scène courant de l’orgue au transept. L’Ensemble Contrechamps en tenue de combat, armé d’instruments peints en vert-de-gris envahit le chœur. Barbara Hannigan le dirige en tenue de camouflage.

Trois perches géantes oscillent depuis le centre de la nef en un ballet muet et menaçant sous les vagues sonores des «Quatro Pezzi» de Giacinto Scelsi (1959), véritables trompettes de Jéricho percutant les pierres séculaires de Saint-Pierre. Des ondes lumineuses, provenant d’on ne sait où, sillonnent ou baignent les colonnades…

Décidément, Romeo Castellucci a un sens puissant du sacré et de l’inattendu, avec ce «Stabat Mater» métamorphosant la cathédrale de Genève. Car pour le scénographe italien invité pour la première fois par le Grand Théâtre, le sacré doit nous retourner pour être réellement perçu. Ici, le retournement est complet. Mais comme en douceur, sans imposer une quelconque conversion chrétienne. Avec un effet exponentiel.

Pergolesi au ralenti

Après l’étrange psalmodie orchestrale de Scelsi, tournoyant autour de notes obsessionnelles, les soldats cèdent la place à des civils en toges sobres. De leur affliction fusionnelle émergent alors deux solistes à la présence scénique vibratoire, accompagnés cette fois par l’ensemble baroque Il Pomo d’Oro caché derrière la scène. Barbara Hannigan, ici en soprano sanguine, et le contre-ténor élégiaque, Jakub Józef Orliński, prolongent et amplifient l’écho des monodies de Scelsi, en étirant les mélodies du «Stabat Mater» de Pergolesi pour en exprimer les plus infimes dissonances.

Douleur universelle

En exposant littéralement la douleur universelle d’une mère pleurant son fils supplicié, Castellucci réinvente un rituel autour du chef-d’œuvre de Pergolesi, achevé quelques jours avant sa mort en 1736, à l’âge de 26 ans. Sous la forme d’un travelling géant qui ne tient ni de l’art lyrique, ni de la liturgie, ni de la peinture vivante. Et qui va au-delà du concert spirituel ou de l’installation d’art moderne.

Sans s’appesantir sur l’incongruité de certains accessoires (ballons de basket, radars militaires) et d’une forme de maniérisme des mouvements corporels, il faut saluer l’habileté du dispositif scénique, qui permet à chacun de vivre le spectacle, quel que soit son siège. Impressionnant aussi, le soin porté aux costumes, aux lumières et à la relecture des symboles chrétiens. Le glaive est en même temps un rayon ou une épine géante, aucun sang ne coule, les croix ne sont que planches…

Quando Corpus Morietur: le chœur d’enfants, muet dans le «Stabat Mater», recevra en offrande douze gisants sur ces paroles du corps défunt, avant de regagner les coulisses. Sous les voûtes obscures, il entonne les notes a cappella des «Three Latin Prayers» (1970) de Scelsi, relayé par Barbara Hannigan dans un alléluia autant dépouillé qu’incarné.

Le théâtre liturgique de Romeo Castellucci

Romain Daroles - bachtrack.com - 12 mai 2025

source: https://bachtrack.com/fr_FR/critique-stabat-mater-castellucci-hannigan-orlinski…

 

Monumental. C’est le mot qui semble le plus approprié face à la proposition tissée par Barbara Hannigan et Romeo Castellucci autour du Stabat Mater de Pergolèse et d’œuvres de Giacinto Scelsi, commande du Grand Théâtre de Genève, hors les murs pour l’occasion. Dans la cathédrale Saint-Pierre, dans le temple même de la Réforme calviniste où en août 1535 les protestants, menés par Guillaume Farel et Jean Calvin, détruisirent les tableaux, tapisseries, décors polychromes, autels, statues, jubé et orgue qui ornaient cette même cathédrale, Castellucci propose de recomposer un livre d’images et de musique grâce à des tableaux vivants autour de la genèse d’un monde, de la relation d’une mère et son fils, d’un enfant d’une femme et d’un homme, le tout nourri d’un imaginaire pictural directement inspiré de peintres italiens de la Renaissance ou de l’actualité guerrière la plus crue.

Un très prude « la scénographie et les images présentées (…) n’impliquent en rien l’Eglise Protestante de Genève », est placé en bas du programme. Car oui, en personnalité majeure des arts vivants puisant ses références dans les arts plastiques et dans la culture catholique, Castellucci questionne ici frontalement la place de l’art dans notre société et réactive la querelle des formes et du sens entre iconoclastie et iconodulie.

Et il commence fort. Dans ce théâtre liturgique, le public est installé sur l’aile est de la nef, prise pour l’occasion dans toute sa longueur – qui était la position des bancs lors des prêches de Calvin –, enserrant la chaire pastorale. Sur l’aile ouest, la scène, où une longue estrade parcourt la nef, s’élève au-dessus et face à notre regard. Entre chien et loup, le public s’installe dans une quasi pénombre. Puis une longue procession commence face à nous, du fond vers l’avant de la cathédrale, où des soldats en tenue de combat, masqués, transportent un à un les instruments peints en noirs et kaki d’un orchestre de guerre clandestin qui (re)prendra sa place dans le chœur de l’édifice.

Quand, depuis ce chœur, l’Ensemble Contrechamps commence à jouer les Quattro pezzi per orchestra de Giacinto Scelsi, le ton est déjà donné entre attente et tension dans cette musique spectrale, composée lors d’un séjour en hôpital psychiatrique, où chaque pièce est construite autour d’une seule note. C’est une ouverture de l’espace dans la première pièce, un appel dans la deuxième, une attente et une recherche dans la troisième, et une vision infernale à travers un cluster assourdissant dans la quatrième. Face à nous, un ballet abstrait de trois tiges blanches montées sur des châssis motorisés et des soldats de dos figurent une séquence de transmission… au monde entier. C’est là le fil dramaturgique que l’on retrouvera à la fin avec les Three Latin Prayers du même compositeur, et qui encadre donc le Stabat Mater de Pergolèse, comme une dimension temporelle, contemporaine autour d’une forme spirituelle, immortelle.

Notre oreille ainsi préparée est littéralement saisie lors de l’apparition de la musique de Pergolèse, ici particulièrement articulée et ralentie par les six interprètes de l’ensemble Il Pomo d’Oro, dès les premiers accords, permettant aux volutes sonores de se déployer sans confusion et avec netteté dans l’espace infini de la cathédrale. Cette version maniériste est aussi emplie de sensualité, avec le petit ensemble placé derrière la longue estrade, dos aux chanteurs, invisible pour le public.

Autonomes et préparés en amont, les musiciens seront régulièrement et discrètement dirigés par Barbara Hannigan, qui s’empare de la proposition scénique et vocale à grand renfort de théâtralité. Toujours juste même si parfois à la limite du surjeu, la soprano n’hésite pas à prendre des risques vocaux, détimbrant des phrases, jouant d’un vibrato plus ou moins serré, claudiquant certains passages de notes ou en surinvestissant d’autres. Toujours au service d’une prière où la mère, la femme, est au centre de l’émotion et d’un dispositif dramaturgique qui ne cesse de nous ramener à l’image classique de la pietà.

Face à elle, le contre-ténor Jakub Józef Orliński est troublant de tempérance et de constance, concentré sur son sort christique et son chant homogène et égal. Imperturbable, il forme avec Hannigan un duo d’une parfaite complémentarité dont la clé de voûte en sera le Quando corpus morietur final, dans un Largo assai qui nous laissera pantois.

Les trouvailles scéniques sont nombreuses dans ce spectacle tout à fait saisissant, à commencer par les éclairages quasi mystiques de la cathédrale, ou cette séquence où quinze enfants assis tout au long de l’estrade porteront chacun leur Croix : un Christ convulsé de douleurs. Les grandes portes s’ouvrent et l’on sort dans la nuit, profondément marqué et fasciné par l’absence de saluts et l’espace silencieux que cela a ouvert. Mais l’on a du mal à se départir d’une sensation où l’efficacité et l’originalité du dispositif ont peut-être quelque peu éloigné l’introspection au profit de l’éloquence… Question de formes !

Castellucci, maître imagier

Charles Sigel– ForumOpera.com – 12 mai 2025

source: https://www.forumopera.com/spectacle/pergolesi-stabat-mater-geneve/

 

C’est un drame sacré, un mystère, tels ceux qu’on donnait dans les églises ou sur les parvis au Moyen-Âge.

Imaginé par Romeo Castellucci et servi par deux interprètes magnifiques, Barbara Hannigan et Jakub Józef Orliński, un faisceau d’images, paradoxal d’ailleurs dans le lieu le plus hostile à toute image : la cathédrale de Calvin à Genève !

De surcroît, dans cette nef, parangon de l’austérité, un des plus beaux témoignages du culte marial, le Stabat Mater de Pergolèse, autrement dit la représentation la plus catholique qu’on puisse imaginer, bien que fort austère aussi, et dont il est bien précisé qu’elle « n’implique en rien l’Église Protestante de Genève »…

Un long déambulatoire de bois clair, d’un bout à l’autre de la nef, le seul décor des voûtes (et des chapiteaux qui ont échappé à l’iconoclastie), trois mâts ou plutôt trois aiguilles, qui touchent presque aux voûtes et qu’on verra s’incliner, composer des rythmes, dans le faisceau de trois spots, pour figurer le Golgotha, on imagine. Voilà l’aire de jeu.

Sur le pied de guerre

Où fait d’abord son entrée, glaçant, effrayant, un contingent en battle-dress, avec casques et masques, portant des instruments de musiques et remontant le podium pour aller s’installer dans l’abside. Image physiquement oppressante d’une armée d’occupation. « Comme si on n’en voyait pas assez tous les jours à la télévision », ronchonnera ma voisine.

Une fois installés, ces musiciens de l’ensemble genevois Contrechamps, spécialistes de musique contemporaine, joueront en guise de préambule, et sous la direction d’une Barbara Hannigan elle aussi en tenue de camouflage, bottes et casque, les Quattro Pezzi (su una nota sola) de Giacinto Scelsi.

Pièces impressionnantes, telluriques, qui dans l’acoustique très réverbérante de la cathédrale semblent évoquer l’Apocalypse ou ce terremoto que déclencha la mort du Christ. Les cuivres sonnent comme des appels de chofar, les longues tenues obsédantes rappellent le son OM, qui, comme le souligne Barbara Hannigan, est « le son primordial, la vibration première de l’univers dans la tradition hindoue et bouddhiste ».

Musique obsédante, troublante, longues monodies rugueuses, parfois ponctuées de percussions sèches, musique qui plonge l’auditeur à la fois dans l’attente, l’incertitude, le mal-être, qui semble venir de nulle part ou d’un autre monde pour peu qu’on soit très loin de l’abside et qu’on ne distingue qu’à peine les silhouettes de ce bataillon musical et guerrier, au bas des trois derniers vitraux (dont un dédié à la Vierge) derrière lesquels le jour diminue.

Après les quelque vingt minutes de cette étrange célébration, qu’on vit comme une mise en condition, les battle-dresses redescendront la nef, dans le couloir au pied du podium, avec masques, lunettes noires et trombones ou violons en guise de kalachnikovs, vision encore plus oppressante.

Naissances

Alors apparaîtra – et ce sera une manière de soulagement – un petit groupe de femmes et d’hommes représentant les fidèles au pied de la croix, ces quelques êtres désemparés que toute la peinture, des premières icônes jusqu’aux descentes de croix baroques, a représentés. Ici ce sont trois femmes et cinq hommes en tenues grises, qu’on va voir se mettre en boule pour partager physiquement leur affliction. De cette boule on verra surgir, comme dans un accouchement, d’abord une fillette, qui ira se placer là-bas au loin, au bout du podium, puis Jakub Józef Orliński et enfin, troisième naissance, Barbara Hannigan. Qui seront les officiants en somme de cet oratorio, tous deux dans des robes (ou soutanes) noires évoquant quelque peu des tenues de moines japonais ou de kendo.

Au fil des séquences, on les verra se dépouiller de couches superposées de ces vêtements liturgico-monaco-orientaux, d’une élégance très graphique. Et figurer parfois la Vierge ou « le disciple que Jésus aimait », tandis que le texte de Jacopone de Todi prendra souvent l’aspect du récit d’un narrateur.

Une célébration davantage qu’un concert ou un spectacle

Tout ce début se déroulera (ou se dépliera) sur une longue pédale d’orgue, avant que ne se déploient les premières notes de Pergolèse, venues de nulle part aussi, ou de derrière les piliers : l’ensemble Il Pomo d’Oro se résume en l’occurrence ici à un quatuor à cordes renforcé d’une contrebasse et d’un orgue, effectif léger suffisant pour emplir sans peine l’espace de la cathédrale. Comme l’empliront les voix des deux interprètes, qui restituent donc ce qui fut la version originelle de l’œuvre, un soprano et un alto, sans doute deux castrats à la création.

Ce sera une lecture chambriste, aux tempi extrêmement lents, d’une grande pureté vocale, deux timbres idéalement mariés, et chantant dans le même esprit, contemplatif, intériorisé, spiritualisé. Il serait difficile, et sans doute vain, d’essayer de distinguer la partie visuelle, la lente chorégraphie dessinée par Romeo Castellucci, et la partie musicale, tant tout est mêlé. Et les images sont si prégnantes qu’il faut parfois faire effort pour se re-concentrer sur la musique…

On l’a dit d’emblée, les deux interprètes sont superbes, non seulement musicalement, mais d’attitudes et de conviction : l’une et l’autre dansent la musique autant qu’ils la chantent. Cela n’a rien d’un opéra et c’est très peu un spectacle, mais plutôt une célébration, un rituel, un cérémonial, ascétique, élégant, où le temps semble se suspendre, une méditation sur la douleur, le deuil, la déréliction d’une mère.

Quelques images

On verra Jakub Józef Orliński soutenir Barbara Hannigan (ou St Jean soutenir la Vierge), quand on la mettra symboliquement en croix avec les longues aiguilles, qu’on aura détachées de leurs socles, et alors Hannigan ira jusqu’à des appoggiatures en forme de cris déchirants, terrifiants, avant la douleur presque extatique du Quam tristis. La Vierge arrachant alors de son vêtement un long ruban rouge, puis s’agenouillant et dessinant un cercle de ses bras, par lequel passera Orliński comme pour figurer à nouveau une naissance.

Après un Quis est homo qui aura particulièrement mis en valeur la voix d’Orliński montant spectaculairement jusqu’aux voûtes, et un Pro peccatis, très accentué, c’est le timbre très clair de Barbara Hannigan qui à son tour emplira la nef, particulièrement bouleversante dans un Vidit suum d’une lenteur formidable. On l’entendra s’exalter jusqu’au plus aérien de sa tessiture tandis qu’entreront les disciples portant deux pièces du bois de la croix, et que l’un d’eux enlèvera sa chemise pour figurer (peut-être) un St Sébastien. Le tempo ira alors jusqu’à des extrêmes de lenteur, décomposant presque la ligne musicale (c’est dans de tels instant que la fusion entre ce qu’on voit et ce qu’on entend sera à son comble d’expressivité).

Des gisants, des pietas

On ne fera pas l’inventaire des poses évoquant Caravage ou Matthias Grünewald, ou des images étonnantes, comme cette entrée d’une trentaine d’enfants, en gris aussi, s’asseyant sagement puis se déchaussant avant de s’allonger pieds nus pour figurer autant de gisants, image aussi saisissante que les cris déchirants de Marie précédant le Sancta Mater. Pendant lequel St Jean (disons !) enduira le visage de Marie d’un baume protecteur.

Il faudrait dire aussi l’entremêlement des deux voix sur le Fac me vere tecum, leurs effusions tendres, leur manière de faire respirer à deux les grandes lignes de ce duo si lyrique.

C’est sur le Fac ut portem (chanté magnifiquement par Orliński) que Castellucci dessinera une de ses images les plus fortes : on verra entrer à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite des couples d’enfants portant des Christ de bois, de ces sculptures vermoulues que le temps fait, dirait-on, revenir au tronc initial. Ce seront d’abord deux puis trois enfin onze de ces sculptures, qu’on verra être déposées sur les genoux d’enfants, comme pour figurer autant de pietas. Procession fascinante qui se poursuivra sur l’Imflammatus (chanté de façon justement incandescente par Barbara Hannigan d’abord, puis repris à deux).

Depuis longtemps les deux chanteurs se seront dépouillés de leurs vêtements noirs, couche après couche, pour laisser apparaître d’abord des aubes blanches, puis rester en longues robes rouge sang, tandis que montera leur Quando corpus morietur, déchirant, très pur, très lent, et que, les enfants étant sortis, ne gésiront là plus que les onze Christ de bois.

Un trouble durable

Tout sera-t-il accompli ? Non !

C’est alors que, venues d’une invisible chapelle s’élèveront, chantées de façon lumineuse par la Maîtrise du Conservatoire Populaire de Genève, les deux premières (Ave Maria et Pater Noster) des Trois prières latines de Scelsi, faisant un pendant apaisé, radieux, aux terribles Quatro Pezzi du prologue. Quant à la dernière prière, un Alleluia, c’est Barbara Hannigan, qui la chantera seule a cappella. Lumineuse.

À peine aura-t-elle donné la dernière note que les grandes portes de la cathédrale s’ouvriront. Après un temps d’hésitation, des applaudissements éclateront, puis s’interrompront, d’autres reprendront, furtivement. Pas de salut, pas de réapparition des artistes.

Alors la foule sortira, profondément troublée, dans la nuit genevoise, contemplera le ciel clair d’une belle nuit de printemps, la lune derrière les nuages. On l’entendra s’éloigner parlant à voix basse de peur de briser quelque chose de fragile et de grave qui se sera créé là.

Le «Stabat Mater» funambule de Romeo Castellucci

Juliette De Banes Gardonne – Le Temps - 12 mai 2025

source: https://www.letemps.ch/culture/musiques/a-geneve-le-stabat-mater-funambule-de-r…

 

Avant-dernier spectacle de la saison du Grand Théâtre de Genève, le «Stabat Mater» de Pergolèse mis en scène par Romeo Castellucci, avec la soprano Barbara Hannigan, provoque de puissantes émotions intérieures

Désorienter. Au sens étymologique, c’est détourner de l’Orient ou des autres points cardinaux de l’horizon. Justement, l’homme de théâtre italien Romeo Castellucci aime troubler nos sens. En entrant dans la cathédrale Saint-Pierre de Genève, où se joue ce Stabat Mater dont il a construit la mise en scène, on est d’emblée frappée par le choix de l’espace scénique latéral. Un détournement de la puissance architecturale du lieu mais aussi de sa symbolique: selon les plans de construction traditionnels des cathédrales, le choeur est en direction de l’Orient, à l’est.

Habemus Castellucci

Sanctuaire du cérémonial liturgique, le choeur est ce qui nous attire en entrant. Ainsi désorienté, le public incorpore immédiatement l’idée que ce lieu va se prêter à une expérience, au-delà du culte et de la dévotion chrétienne. Dans cette transversalité, un podium suit les 32 mètres de longueur de la cathédrale. Cette vision latérale offre à l’orgue, auquel on tourne habituellement le dos, un rôle d’acteur muet. En le regardant avec insistance, il est un objet de science-fiction avec ses tuyaux dans tous les sens.

La lumière s’estompe, des militaires en tenue de combat défilent sur l’estrade longiligne. En guise d’armes, leurs instruments. Ainsi parés au combat, les musiciens de l’ensemble Contrechamps s’installent dans le choeur pour les Quattro pezzi per orchestra de Giacinto Scelsi. La force de cette proposition artistique est aussi de mettre en résonance ces pièces contemporaines rarement entendues et le chef-d’oeuvre de Pergolèse. Précurseur du courant de la musique spectrale, Giacinto Scelsi, compositeur iconoclaste issu de l’aristocratie romaine, effectue de nombreux voyages en Orient.

Obsédé par le nombre huit, il tentera de se suicider en se faisant brûler au soleil le 8 août 1988… Mais décédera le 9… Ses quatre pièces datées de 1959 sont construites autour d’une note pédale qui évolue lentement. Les cuivres, soutenant ce bourdon, activent une tension entre la sonorité et l’image de ces musiciens en treillis. C’est ce que Castellucci adore: provoquer des images, sans les contraindre. Les laisser suffisamment ouvertes pour être évolutives en fonction de l’imaginaire de chacun.

En nous, un affrontement sémiotique et sensitif de la guerre à Gaza, de la destruction totale et de sanctuaires sacrés profanés. Au milieu de l’orchestre, le vrombissement des trombones fait l’effet sonore d’un hélicoptère, rehaussé par quelques flashs furtifs. Les sonorités plus boisées des percussions redonnent une humanité rassurante à cette musique fantomatique, dont le spectre erre sans cadences résolutives. Sur le podium, trois immenses tiges blanches, droites comme des glaives, s’actionnent avec une souplesse qui contrebalance la rigidité minérale du lieu. Là encore, l’image échappe à une signification trop rigide.

Avec Castellucci, il faut se laisser transpercer par la force de ces apparitions poétiques. Le Stabat Mater s’enchaîne après la dispersion du groupe de militaires dans le public. Séquence liturgique de 20 tercets que l’on attribue tantôt à Jacopone da Todi tantôt à Innocent III, les origines du Stabat Mater dolorosa remontent au XIIIe siècle. La multiplication des Stabat Mater à partir de la fin du XVIIe siècle s’explique par sa transformation en hymne pour la fête des Sept Douleurs de la Vierge, entérinée par le décret de la Congrégation des rites en 1727.

Tendre des perches

Le contre-ténor Jakub Jozef Orlinski et la soprano Barbara Hannigan émanent comme par miracle d’une foule de pleureurs. Evoquant la souffrance de Marie devant la crucifixion de son fils, les premières mesures de cette partition tissent un fil émotionnel et dévotionnel intense. Les premières attaques des chanteurs sont d’une délicatesse évanescente. Les frottements induits par les retards, l’effet de statisme des notes étirées tiennent l’auditeur suspendu au souffle des chanteurs. Jakub Jozef Orlinski nous subjugue par sa détente corporelle et la beauté vocale de sa ligne de chant. La voix est ronde, pleine et parfaitement soutenante et colorée dans les passages en duo. Plus torturée corporellement, Barbara Hannigan vit intensément les afflictions de la Vierge, ses nuances pianissimo sont belles à pleurer. Dans le registre forte, la voix a tendance à se durcir. Comme le dit le texte, la mère transpercée de douleur le sera par les immenses glaives blancs.

Dans un ballet subtil, Castellucci évoque par moments le texte, parfois s’en émancipe. L’arrivée d’une ribambelle d’enfants qui composent les ultimes tableaux rapporte une douceur vivante, au moment où la musique raconte l’évaporation de la substance en raison de la douleur. On ne peut croire au hasard, connaissant l’artiste, il s’agit d’une évocation subtile aux vitraux de la chapelle des Macchabées de la cathédrale, restaurés au XIXe siècle et intitulés: «Laissez venir à moi les petits enfants». Encore une fois, Castellucci prépare patiemment son tableau final, des statues du Christ en morceaux apportés à chaque enfant puis laissées en file indienne comme des reliques abandonnées. Les oiseaux nocturnes participent à cette chorégraphie sur le fil avant que les gigantesques portes ne s’ouvrent sur la profondeur de la nuit.

Le "Stabat Mater" appassionata de Romeo Castellucci

Anne Ibos-Augé – Diapson.com - 13 mai 2025

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/a-geneve-le-stabat-mater-appassionata-de-r…

 

Par une mise en scène inquiétante d’étrangeté, Romeo Castellucci mêle Pergolèse et Scelsi en un « oratorio » recomposé à partir de la célèbre séquence mariale du premier et de pièces emblématiques du second : âmes sensibles s’abstenir.

Pergolèse est bien l’auteur d’un oratorio, Li prodigii della Divina Grazia, créé en 1731 et évoquant la conversion de Guillem X, duc d’Aquitaine. Mais pour former son propre oratorio, le metteur en scène Romeo Castellucci a ajouté au célébrissime Stabat mater deux compositions de Giacinto Scelsi : les fameuses Quattro pezzi (su una nota sola) pour orchestre de 1959 et les plus confidentielles Three Latin Prayers pour soliste ou chœur a cappella de 1970.

Ardente matière

Le décor de la cathédrale Saint-Pierre, paradoxal écrin luthérien à un chant marial, est minimaliste : une longue passerelle en bois clair est déambulatoire et scène tout à la fois. En son centre, trois (très) hautes hampes-lances – suggestion des piliers du Golgotha ? – dessinent d’amples figures avant de « transpercer » Barbara Hannigan (soprano) au début du Stabat mater. L’éclairage, parcimonieux, exalte le drame. En guise d’entrée, une marche des musiciens casqués et masqués de l’ensemble Contrechamps en tenue de camouflage portant leurs instruments – eux aussi « camouflés » – comme des armes. Sous leurs doigts et la direction souple et d’une absolue précision de Barbara Hannigan (cheffe), les Quattro pezzi vivront les infimes variations (dynamique, couleurs, densité) de chacune de leur note-pôle, accentuées par la réverbération du lieu. Écho final à cette ardente matière orchestrale, l’Ave Maria et le Pater noster seront chantés par une Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève au son trop lointain pour permettre la perception du texte.

Monochromie vs expressivité

Le cœur de la soirée est bien le Stabat mater. Comme souvent chez Castellucci, les symboles sont aussi foisonnants que – pour certains – cryptiques. Les rameaux suggèrent peut-être le mont des Oliviers, ou la Pâque proche, les enfants buvant la « fons amoris » (fontaine d’amour) s’expliquent, de même que les nombreuses statues du Christ-Pietà tenues par les enfants – le seul « vivant », emballé dans un linceul, préfigure probablement la Résurrection. Mais si l’on s’est déjà interrogé sur la soldatesque qui a précédé, que penser des ballons de basket, du « semeur » ou de la triple naissance enfant-contre-ténor-soprano préludant à la musique sur une pédale faisant lien avec Scelsi ? On s’étonne aussi des mouvements parfois violents (« Fac ut ardeat ») dont la stabilité vocale de Jakub Józef Orliński s’accommode mal – les tempos lents voire très lents lui conviennent mieux.

Associer contre-ténor et soprano allie Marie et Jean, le fils offert par Jésus crucifié à sa mère (« Femme, voici ton fils »). Comme pour soutenir ce contraste, les deux voix diffèrent d’ailleurs radicalement. À la palette décidément bien monochrome du contre-ténor, dont les gestes parlent plus que le timbre, s’oppose – jusqu’aux voyelles –, l’expressivité à fleur de peau et de timbre de la soprano. Si l’Andante amoroso de son « Cujus animam gementem » s’est curieusement mué en « Vivace violento », son « Vidit suum » est pure beauté même si la passion l’emporte parfois très loin. Quant à l’ensemble (invisible) Il Pomo d’Oro, réduit à un quintette à cordes avec orgue bien suffisant ici, il excelle en tous points à accompagner ce saisissant quasi-cérémonial plus passionné que douloureux qui, s’il ne convainc pas en tous points, ne laisse pas indifférent.

Mater dolorosa

David Verdier – AltaMusica.com – 13 mai 2025

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7503…

 

Dans la programmation du Grand Théâtre, pensée pour la vaste nef de la cathédrale Saint-Pierre de Genève, cette mise en scène du Stabat Mater de Pergolèse par Romeo Castellucci séduit autant par ses partis pris qu'elle déçoit par ses conventions, malgré la présence de la cheffe et soprano Barbara Hannigan et du contre-ténor Jakub Jósef Orliński.

Romeo Castellucci propose une scénographie à la frontière de la performance et de la liturgie, dans l'espace de la cathédrale Saint-Pierre de Genève. Dans ce haut lieu du calvinisme, où l'irruption des iconoclastes en 1535 détruisit des images jugées impures, l’Italien réintroduit une forme de cérémonie où l'image redevient le centre d'un rituel énigmatique. Le choix musical s'est porté sur le Stabat Mater de Pergolèse.

Cette œuvre centrale est encadrée, à la manière d'un triptyque, par les Quattro pezzi per orchestra (1959) et les Three Latin Prayers (1970) de Giacinto Scelsi – deux partitions qui témoignent de l'importance accordée par le compositeur au son comme microcosme, riche de vibrations, de microtonalités et de couleurs. Construit sur une esthétique fondée sur une lenteur visuelle assumée et une indéniable beauté plastique, le spectacle se déploie dans une nef traversée par une longue scène courant du chœur jusqu'à la porte d'entrée.

Barbara Hannigan et Jakub Jósef Orliński en sont les deux protagonistes et les deux témoins : ils incarnent la parole du texte de Jacopone da Todi. Tous deux observent une Vierge murée dans un mutisme douloureux. Cette triangulation du regard constitue le fil rouge d'une série de symboles ternaires – les longues lances motorisées, qui dessinent des figures dans l'espace et percent métaphoriquement le cœur de la Vierge au moment du Cujus animam.

Un groupe de figurants compose en parallèle une série de tableaux vivants empruntés à l'iconographie de la peinture classique et à certaines scènes déjà vues dans les pièces antérieures de Castellucci. Des enfants miment les souffrances des témoins de la crucifixion, se substituant à la Vierge, chacun portant une reproduction du Christ mort – étrange variation d'une Descente de croix, où se rejouent ensevelissement et résurrection.

Cette image précède l'irruption d'une croix réduite à un pilier central : on y voit, tel un gros plan, un figurant agenouillé, figure de la souffrance, qu’il s’agisse de celle de Marie ou d'un supplicié anonyme sur son poteau d'exécution. Séduisant par la qualité et la précision de son dispositif, le projet laisse pourtant apparaître des lignes de fragilité dans la facilité de certaines images – les musiciens en treillis militaires, les solistes en longues robes d'officiants – et un sentiment récurrent de feuilleter un catalogue d'images familières.

Barbara Hannigan dirige avec assurance l'ensemble Contrechamps dans les Quattro pezzi, là où les Three Prayers pâtissent du défi de diriger à distance les jeunes chanteurs de la Maîtrise populaire de Genève, placés dans la chapelle des Macchabées. Seul l'Alléluia, chanté a cappella par la soprano, échappe à cette difficulté.

Le choix de tempi souvent extrêmement lents dans le Stabat Mater - dirigé depuis son pupitre par le premier violon d'Il Pomo d'Oro – met parfois en difficulté la voix de Barbara Hannigan, contrainte à des changements de registre que Jakub Jósef Orliński négocie avec plus d'aisance. Mais l'intensité du jeu et la présence scénique des deux artistes suffisent à reléguer ces réserves au second plan.

Die kollektive Pietà

Peter Krause – concerti.de - 12 mai 2025

source: https://www.concerti.de/oper/opern-kritiken/grand-theatre-de-geneve-stabat-mate…

 

Romeo Castelluccis behutsamer, ruhiger, gleichermaßen gläubiger wie diesseitiger Musiktheater-Grenzgang im sakralen Rahmen zu Pergolesis „Stabat Mater“ braucht keine Schockeffekte, um zu einem enormen Ereignis zu werden.

Mit bluttriefendem Leiden und tränenreichem Trauern kennt sich Romeo Castellucci aus. Jedenfalls mit dessen Umsetzung auf der Bühne auf Basis von denkbar großen musikalischen Meisterwerken. Als der gern für einen Skandal gute italienische Gesamtkunstwerker in den Hamburger Deichtorhallen anno 2016 die „Matthäus-Passion“ in Szene setzte, kam nichts weniger als eine Bach-Zurichtung heraus. Denn statt behutsamer Anverwandlung wollte Romeo Castellucci den krassen, ja, den schockierenden Bezug zur brutalen Welt da draußen. Menschen mit durch Autounfälle bedingten Behinderungen bevölkerten die Bühne des Ausstellungshauses der Fotografie, auch das reale Blut von Neugeborenen spielte eine durchaus erhebliche Rolle. So gelangt profan plattes Passionsgeschehen auf die Bretter, die eben unbedingt die Welt bedeuten müssen. Das Anfangsbild seiner Bildfindung für Pergolesis barockes „Stabat Mater“, das der Regisseur am Grand Théâtre de Genève erfand, ließ nun befürchten, er wolle diesmal einen ähnlichen Weg gehen. Schließlich ist Europa im Krieg.

Psycho-Zuspitzung mit Scelsi-Klängen

Orchestermusiker in olivgrünen Kampfanzügen betreten also den langgestreckten Laufsteg, den er als sein eigener Bühnenbildner längs in das gotische Kirchenschiff der Kathedrale Saint-Pierre auf dem Hügel der Genfer Altstadt hat bauen lassen. Statt Maschinengewehren tragen sie wiederum in Tarnfarben getauchte Instrumente mit sich. Durchaus passend erklingen dazu, Pergolesi vorgeschaltet, als Exposition die „Quattro pezzi per orchestra“ von Giacinto Scelsi aus dem Jahr 1959 – atmosphärisch verdichtete, blechbläserdominierte Miniaturen, die jeweils auf nur einem Ton basieren und in feinsten Intonationsverschiebungen die Psycho-Zuspitzung einer Musik hat, die auch in Horrorfilmen ihre perfekte Wirkung entfalten könnte. Das Ensemble Contrechamps als luxuriöse Kriegskapelle der Neuen Musik steuert Scelsis wohlkalkuliert die Ohren kitzelnden Fiesheiten mit intensitätsstarkem Feinsinn aus dem Altarraum bei.

Die Passione wird zur Compassione

Der szenische Kommentar zu diesem bewusst welthaltigen Beginn im sakralen Umfeld bleibt indes zurückhaltend – und hoch ästhetisch. Drei per Motor gesteuerte Stelen sind in der Mitte des Laufstegs positioniert. Mal senken Sie sich fast bis aufs Publikum, fahren nach rechts und links, wackeln wie im Wind, kreuzen sich. Spätestens jetzt – die Blechbläserballungen werden schärfer – wird klar, dass dies mehr als spielerisches L’Art pour l’art ist, sondern bedeutungsschwanger Assoziationsräume öffnet – und auf das Kreuz Christi hindeutet. Schließlich geht es im „Stabat Mater“, dessen Text neben anderen Dichtern dem umbrischen Lyriker und Mystiker des Mittelalters Jacopone da Todi zugeschrieben wird und von Komponisten aller Epochen – eine der opulentesten romantischen Versionen stammt von Dvořák – in Töne gesetzt wurde, um die Gottesmutter Maria, die am Fuße des Kreuzes stehend ihren Sohn beweint. Die Verse kreisen um Leiden, Klage und Trost. Sie sind affektreich bildkräftige Pietà. Und wagen immer wieder die Perspektive eines Ichs, das sich dem Weinen der Maria nähern will. Die Passione wird zur Compassione, zum Mitleiden, zum Anteilnehmen am Schicksal Christi.

Romeo Castellucci findet in „Stabat Mater“ zu einer rituellen Strenge zurück

Pergolesis barockes Oratorium von 1736 setzt ein, unsichtbar musiziert von den hinter dem Bühnenaufbau positionierten famosen Musikern des Spezialensembles Il Pomo d’oro. Die Exposition mit Scelsi hat bis zu den geschmeidig gespannten, maximal ausmusizierten Schmerzenstönen der Alten Musik für maximale Konzentration gesorgt, für einen Hörfokus des Lauschens, der gebannte Aufmerksamkeit ermöglicht. Und Romeo Castellucci findet jetzt zu einer rituellen Strenge, wie sie seine besten Arbeiten auszeichnen. Ein junges Mädchen zieht eine blaue Schleppe (Mariens Farbe der Unschuld) hinter sich her und sitzt dann lange an der Rampe, blickt stumm ins Publikum. Trauernde in grau bevölkern die Bühne, deuten auf das Mädchen: Stilisierte Gesten des Barock, wie wir sie aus der christlichen Ikonographie kennen, sorgen meditativ entschleunigt für die Ruhe des theatralischen Zeigens durch Bilder.

Leonardo da Vinci und sein Johannes deuten gen Himmel

Barbara Hannigan – sie ist nicht Maria, nicht Jesus und kann doch Haltungen von beiden einnehmen – bekommt die langen Stelen wie Kreuzesstäbe zu tragen. Sie zieht ein rotes Band aus der Brust, mit dem sie Jakub Józef Orliński die Hände auf den Rücken bindet. Dann weist sie mit dem Zeigefinger gen Himmel, als wolle sie zur Wiedergängerin von Johannes dem Täufer mutieren, wie ihn Leonardo da Vinci um 1508 sehen wollte und auf Leinwand bannte. Versatzstücke biblischer Szenen scheinen auf – die Geißelung des Gottessohns, die weibliche Trauer am Kreuz, gar die Kreuzigung selbst, segnend ausgebreitete Arme, die Grablegung – doch eine plumpe Identifikation der Sängerdarsteller mit möglichen Rollen aus dem Buch der Bücher wird klug vermieden. Als Barbara Hannigan nach den lateinischen gesungenen Versen „Mach, dass brenne mein Herz in Liebe zu Christus, (meinem) Gott, damit ich ihm gefalle.“ nachgerade auszurasten scheint, packt sie ihr Kollege Jakub Jósef Orliński und schüttelt sie, rufend: „Barbara“. Wir fragen uns: Wo sind die Grenzen eines sakralen Theaters? Wie streng ist die Trennung der autonomen Darsteller vom tief empfundenen Inhalt? Wo beginnt und wo endet die „Wahrheit“ theatralischer Bilder?

Vom Theatralischen ins Seeleninnere

Romeo Castellucci ruft archetypische Konstellationen mit großer Ernsthaftigkeit auf, er bricht sie gleichzeitig und schließt sie mit der Gegenwart der Aufführung kurz. Eines der eindrucksvollsten Bilder ist die kollektive, die multiple Pietà. Die Gruppe der Kinderdarsteller setzt sich nacheinander an die Rampe der Holzbühne und hält Holzfiguren des Gekreuzigten im Schoß. Die Umkehrung des Altersverhältnisses von der Mutter Maria, die ihren toten Sohn beweint, zu Kindern, die historische Kruzifixe in Händen halten, schafft einen unaufdringlichen Gegenwartsbezug, der auch im Schlussbild hergestellt wird, wenn sich – Scelsi kehrt dafür noch einmal mit „Three latin prayers“ zurück – ganz schlicht das Hauptportal von Saint-Pierre in die Abendstimmung der Stadt hinein öffnet. Oberammergau-Kitschgefahr kommt bei alledem nicht einmal momentweise auf, der sakrale Rahmen des Gotteshauses bewirkt dennoch eine maximale Verdichtung des Gezeigten, das uns unmittelbar etwas angeht. Musikalisch ist die Erfüllung nah. Berückend die geschmeidig gezogenen langen Linien von Jakub Józef Orlińskis Countertenor, der bei allem strengen Fokus dennoch immer noch den Nimbus des Opernsängers verströmt. Barbara Hannigans so drahtig intelligenter und einschmeichelnd inniger Ausnahmesopran aber führt das Vokale ganz weg vom Äußerlichen, ja Theatralischen, hinein ins seelisch Entrückte. Welch‘ eine Künstlerin, die für den Abend auch als Musikalische Leiterin verantwortlich zeichnet! Dieser behutsame, ruhige, so gläubige wie diesseitige Musiktheater-Grenzgang braucht so gar keine Schockeffekte, um zu einem enormen Ereignis zu werden.