Claude Debussy
Pelléas et Mélisande
opéra en 5 actes
du 26 octobre au 4 novembre 2025

Direction musicale  Jurai Valcuha
Mise en scène Damien Jalet & Sidi Larbi Cherkaoui
Chorégraphie   Damien Jalet & Sidi Larbi Cherkaoui 
Scénographie Marina Abramović
Concept                            Marina Abramović
Costumes Iris van Herpen
Lumières Urs Schönebaum
Vidéo   Marco Brambilla
Dramaturgie  Koen Bollen
Dramaturgie musicale Piet De Volder
Direction des chœurs Mark Biggins
   
Pelléas                               Björn Bürger
Mélisande                         Mari Eriksmoen
Golaud                               Leigh Melrose
Arkel Nicolas Testé
Geneviève Sophie Koch
Yniold Charlotte Bozzi
Un médecin Mark Kurmanbayev
Un berger Mark Kurmanbayev

 
Danseurs de la compagnie Eastman
Danseurs du Ballet du Grand Théâtre
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

En coproduction avec l’Opera Ballet Vlaanderen,
Les Théâtres de la Ville de Luxembourg et Göteborgs Operan

Pelléas et Mélisande (2025)

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

Le symbolisme futuriste de «Pelléas et Mélisande» sublimé par la musique

Julian Sykes – Le Temps – 1 novembre 2025

source: https://www.letemps.ch/culture/musiques/a-geneve-debussy-et-le-symbolisme-futur…

 

Magnifiquement servi par l’Orchestre de la Suisse romande et une Mélisande émouvante, «Pelléas et Mélisande» évolue au Grand Théâtre dans un univers atemporel où la danse est un élément saillant quoiqu’un peu intrusif

Un monde de silence et de non-dits. Une sorte de nuit cosmique qui reflète le royaume d’Allemonde, où percent à peine quelques lueurs du jour et où errent trois individus liés par une triangulation malheureuse. Chahuté à sa création en 1902 à Paris, devenu un chef-d’œuvre, Pelléas et Mélisande est cet opéra de Claude Debussy bâti sur un texte hautement symbolique de Maurice Maeterlinck. L’auteur y caresse et froisse les personnages aux aspirations contrariées et aux émotions enfouies. Nul n’en sort indemne, ni les protagonistes, ni le public qui assiste à la mort presque inexplicable de Mélisande au terme de trois heures de musique à la tension latente et permanente.

Le silence est d’or chez Debussy, mais il ne faudrait pas se méprendre sur l’impressionnisme très précis de l’écriture musicale. A vrai dire, il y a des éruptions volcaniques, des soudaines poussées de lyrisme, qui créent des fissures à l’intérieur d’une histoire sombre et demeurant sans réponse. Tout se joue sotto voce dans ce drame passionnel entre la mystérieuse Mélisande, son mari Golaud et le demi-frère Pelléas, tombé amoureux d’elle. Curieusement, plus la musique est ténue, plus elle installe une tension insoutenable. Il faut lire entre les mots, chargés de sous-entendus, de paradoxes, d’aveux à peine susurrés, pour deviner les sentiments des personnages.

Créé en 2016 à l’Opéra de Flandre à Anvers, joué à huis clos dans une version filmée à Genève durant la pandémie, le spectacle est enfin dévoilé au grand jour au Grand Théâtre. Son directeur, Aviel Cahn, l’a confié à une équipe pluridisciplinaire formée des chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, de la célèbre artiste performeuse Marina Abramovic pour la scénographie, de Marco Brambilla pour la vidéo et d’Iris van Herpen pour les costumes. Un assemblage de talents un peu hétéroclite qui aboutit à un spectacle bien pensé dans l’ensemble, aux touches d’esthétisme queer avec des danseurs masculins qui accompagnent les protagonistes dans leurs circonvolutions mentales et psychiques.

Cristaux de quartz et disque cosmique

L’action se déroule dans un espace sphérique noir qui englobe le plateau et la cage de scène. D’immenses cristaux de quartz, tantôt stalagmites, tantôt stalactites, sont disposés sur le plateau, et c’est impressionnant. Un grand disque surplombe la scène d’où émanent des séquences vidéo aux images envoûtantes, astre noir criblé d’étoiles, nuées cosmiques, météorites, dans un mélange de science-fiction et d’art psychédélique. La pièce de théâtre de Maurice Maeterlinck elle-même est nimbée d’un voile crépusculaire. «Je suis heureuse, mais je suis triste», dit Mélisande, dans cette ambivalence propre à une femme-enfant suscitant le trouble, objet érotique à son insu, absente à elle-même, indéchiffrable, mais constamment au centre de l’attention.

Le prince Golaud, qui recueille cette créature mystérieuse au bord d’une fontaine et l’emmène au château d’Allemonde pour l’y épouser, deviendra fou de ne pas la comprendre. Une relation particulière s’instaure entre la jeune femme et Pelléas, le demi-frère de Golaud, éveillant la jalousie du mari. «Je suis ici comme un aveugle qui chasse son trésor au fond de l’océan! s’exclame Golaud. Je suis ici comme un nouveau-né perdu dans la forêt… » Une forêt sombre et impénétrable que la proposition scénique ne matérialise pas, mais qu’elle sous-entend par une noirceur suffocante.

Symbolisme décliné à foison

Le spectacle joue à fond la carte du symbolisme. Après tout, le texte de Maurice Maeterlinck est truffé de métaphores et de sous-entendus pour dire ce qui ne doit pas être dit. Cercle et anneau sont omniprésents. La danse est un élément moteur qui apporte un certain dynamisme au récit somme toute assez statique. Huit danseurs masculins aux corps admirablement lestes et musclés, vêtus de slips couleur chair, parfois masqués, évoluent au fil des tableaux et interludes. Ils matérialisent les émotions cachées des personnages et la violence psychologique de Golaud exercée sur Mélisande, dans une alternance de gestes fluides et disloqués. Cette chorégraphie parfois intrusive tend à phagocyter certaines scènes, mais elle apporte par ailleurs une dimension métaphorique éclairante.

Dès le premier tableau, les danseurs tendent des fils élastiques qui suggèrent des espaces délimités sur le plateau et deviennent des barrières auxquelles se heurtent les protagonistes – des barrières mentales avant tout. Toute la symbolique des fils est habilement tissée pour la scène de la chevelure de Mélisande, au sommet de la tour. On dirait des fils d’araignée: c’est comme si Mélisande, moins fragile qu’elle n’en avait l’air, développait une emprise sur Pelléas. Plus loin dans l’opéra, c’est Golaud qui utilise ces fils pour humilier sa femme Mélisande, mise à terre. A chaque fois, chanteurs et danseurs synchronisent leurs déplacements.

Une douce figure de martyre

L’isolement dans lequel se trouvent les protagonistes atteint son comble au dernier acte lorsque Mélisande meurt comme une douce figure de martyre. Non seulement le roi Arkel est aveugle, mais tous sont aveuglés, et la musique s’éteint dans des nuées vaporeuses. L’Orchestre de la Suisse romande (OSR) excelle à rendre ces couleurs diaphanes, dans un mélange de soyeux et d’aspérités qui font partie du langage debussyste. Le flux est constamment en mouvement, tantôt souple, tantôt plus resserré, sous la baguette inspirée du chef slovaque Juraj Valcuha.

La soprano norvégienne Mari Eriksmoen incarne une Mélisande très émouvante à la voix souple, ronde, lumineuse, face à un Björn Bürger juvénile et toujours plus ouvert sur ses sentiments (Pelléas). Le baryton Leigh Melrose est un Golaud inquisiteur, à la nervosité pressante, qui manipule son fils Yniold (magnifique Charlotte Bozzi) pour épier Pelléas et Mélisande. Nicolas Testé est un Arkel très juste dans les intentions, diction impeccable, à la voix d’ébène et à l’autorité impressionnante. Sophie Koch campe sobrement le rôle de Geneviève, tous évoluant sur le tapis sonore de l’OSR. L’aspect légèrement science-fiction du spectacle cadre avec le caractère intemporel de la musique de Debussy, nous emportant dans sa mélancolie inconsolable.

PELLÉAS et MÉLISANDE sur orbite stationnaire

Matthieu Chenal – Tribune de Genève – 29 octobre 2025

source: https://www.tdg.ch/geneve-pelleas-et-melisande-a-voir-au-grand-theatre-82991832…

 

La version chorégraphiée de l’opéra de Debussy verse dans le symbolisme cosmique et cristallin. Intrigant, mais peu émouvant.

Des corps masculins qui prolongent le geste des chanteurs, ou qui grouillent au sol en créatures masquées, mi-mollusques, mi-insectes, oscillant comme des vagues. Sept danseurs hantent la scène du Grand Théâtre comme signature visuelle de «Pelléas et Mélisande», dans un décor de cristaux de quartz géants. Au fond, un immense hublot cible la Voie lactée, filmant un chatoyant voyage interstellaire… Si l’opéra de Debussy révélé en 1902 conserve sa charge d’étrangeté musicale, la mise en scène à voir jusqu’au 4 novembre y répond par un surcroît d’irréalité qui propulse le royaume d’Allemonde dans un tout autre monde.

Créée à Anvers en 2018, reprise à Genève en 2021, en streaming covidien, la production de «Pelléas et Mélisande» revit enfin au Grand Théâtre pour le public. La version filmée avait suscité la curiosité pour cette transposition dans un univers à la fois galactique et minéral et son traitement très chorégraphique. En vrai, le choc s’émousse et tend à se figer dans une apesanteur impersonnelle.

L’ambition du projet réunit pourtant la plasticienne Marina Abramovic avec les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet pour la mise en scène. Marco Brambilla signe les vidéos cosmiques et Iris Van Herpen les costumes, comme faits d’un métal extraterrestre. Dans la fosse, Juraj Valcuha obtient de l’OSR des couleurs aussi foisonnantes que les constellations vidéos, prégnantes dans les graves et les moments de tension sourde qui tapissent la partition. Le chef slovaque prend un soin extrême à ne pas couvrir les voix chantées, donnant à l’orchestre une ductilité exemplaire, à défaut parfois d’un éclat plus cinglant.

Sensualité suspendue

Le dispositif scénique réserve des moments sidérants, notamment dans les interventions de Golaud (Leigh Melrose), où ses intentions malveillantes sont matérialisées par les gestes des danseurs. Ou encore dans la scène de la tour, premier duo amoureux de Pelléas (Björn Bürger) et Mélisande (Mari Eriksmoen), dont la chevelure se fait toile d’araignée autour des amants prisonniers. Mais l’omniprésence des danseurs finit par annuler leurs répercussions.

Plus grave, alors que la tension s’accumule jusqu’à la déclaration passionnée des deux amants piégés par Golaud, celle-ci tourne en rond dans un chassé-croisé artificiel et dénué de toute sensualité. En dépit de leurs qualités vocales indéniables, il manque à ces chanteurs allophones cette clarté de diction si nécessaire à Debussy qui, a contrario, séduit chez Sophie Koch (Geneviève), Charlotte Bozzi (Yniold) et surtout Nicolas Testé (formidable Arkel).

Mission Pelléas : cap sur la planète Mélisande !

Marjorie Cabrol - classykeo.com - 31 octobre 2025

source: https://www.classykeo.com/2025/10/31/mission-pelleas-cap-sur-la-planete-melisan…

 

Le Grand Théâtre de Genève inaugure sa saison 2025-2026 avec le célèbre drame lyrique de Claude Debussy, Pelléas et Mélisande, dans une version spatiale mise en scène par Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui, et dirigée par le chef d’orchestre Juraj Valčuha.

BIENVENUE À BORD !

Nous ne sommes qu’une poignée de chanceux à avoir été conviés à ce voyage qui, sans doute, nous marquera à vie. Les experts du Grand Théâtre de Genève (désormais transformé en spatioport) préparent depuis plusieurs années cette expédition inédite. Nos guides, Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui, nous accueillent à bord de la fusée « Allemonde ». L’objet de notre voyage est pour le moins singulier : on parle depuis peu d’un astre non identifié et bien mystérieux, que les chercheurs ont baptisé « Mélisande ». Un phénomène gravitationnel qui, paraît-il, a déjà fait tourner plus d’une planète sur son axe…

Nous prenons place dans la capsule, priés de nous attacher, car le décollage nous plongera dans le grand bain de l’inconnu. Quelques secondes suffisent pour quitter la Terre et, avec elle, toute notion humaine. L’obscurité s’épaissit ; le silence devient presque assourdissant. Il n’y a bientôt plus de chaleur humaine. Soudain, devant le hublot central, une vue époustouflante se dévoile : étoiles inconnues, poussières d’astéroïdes et fragments de cristaux dérivent lentement, formant des constellations tantôt étincelantes, tantôt à peine perceptibles, comme un clin d’œil du cosmos.

En apesanteur, les nombreuses particules célestes (le Ballet du Grand Théâtre de Genève) dessinent des spirales de lumière, laissant derrière elles une traînée de poussière scintillante, visible à l’œil nu. Dans ce calme presque oppressant, nous apprenons à écouter le grand silence du vide, dans cet univers dénué de nos repères sensoriels.

LE PHÉNOMÈNE MÉLISANDE

Soudain, la voix du pilote, Juraj Valčuha, retentit. Avec l’assurance d’un capitaine passionné, il connaît les moindres lois de la gravité, les risques d’implosion de chaque étoile et les secrets les plus enfouis de cette ère encore inconnue.

Il annonce que nous approchons de notre destination. Les passagers, fascinés, se pressent contre les hublots. Et puis, au loin, elle apparaît. Objet et but de notre trajet, la planète Mélisande (Mari Eriksmoen) danse sous nos yeux. Composée de brume et dépourvue de centre, elle diffuse un éclat d’un bleu azur parsemé de vapeur vaporeuse, rappelant les reflets d’un lac. Mélisande attire irrésistiblement, mais quiconque s’approche trop près invariablement se consume…

C’est le sort tragique de l’astre Pelléas (Björn Bürger), à l’allure invincible et ambitieuse, qui, après avoir longtemps gravité à distance autour d’elle, a fini par se laisser happer, brûlé par ses ondes ensorcelantes. Non loin se trouve la planète Golaud (Leigh Melrose), sombre, aux reflets noirs et magnétiques. Restant en retrait par rapport à son congénère, elle semble elle aussi sous le charme de la curieuse Mélisande.

VERS L’INFINI ET AU-DELÀ ?

Un phénomène se serait produit récemment, serait apparue une véritable boule de feu. Des observations ont d’ailleurs montré que les particules de cristaux proviendraient de cette brûlante implosion. Imperturbable, l’antique Arkel (Nicolas Testé) poursuit sa lente rotation, sage témoin des anciens cycles du système. Enfin, un peu plus loin, Yniold (Charlotte Bozzi), petit satellite curieux, capte comme il le peut les reflets des astres les plus grands.

Fascinés par ce monde inconnu, nous retenons notre souffle devant cette beauté céleste et infinie. Cette expérience d’une autre dimension, d’une inquiétante étrangeté, nous livrera à une réflexion sur notre existence, si fugace, au sein de cette ère nouvelle. Parviendrons-nous à atterrir ?

Pas de deux entre danse et opéra

Claudio Poloni - concertonet.com – 26 octobre 2025

source: https://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=17244

 

En février 2018, le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui mettait en scène, en collaboration avec son fidèle associé Damien Jalet et l’artiste plasticienne Marina Abramovic, Pelléas et Mélisande à l’Opéra des Flandres à Anvers, dans une production qui a fait beaucoup parler d’elle. Et pour cause puisqu’elle se distinguait par son approche chorégraphique et visuelle unique en son genre, allant bien au‑delà d’une mise en scène d’opéra classique, un « spectacle total » en quelque sorte. La mise en scène a été reprise à Genève en 2021, mais en streaming, dans une salle vide, pandémie oblige. Aviel Cahn, directeur du Grand Théâtre, a tenu à la présenter cette fois devant un public en salle, comme il l’a fait pour toutes les autres productions qui avaient été programmées pendant la crise du covid, une démarche qu’il convient de saluer.

Cette mise en scène de Pelléas et Mélisande par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet se caractérise par une approche radicale et interdisciplinaire, transformant l’ouvrage de Debussy en une sorte d’opéra‑ballet, en raison de l’importance accordée à la danse et au mouvement. Les deux chorégraphes ont cherché à explorer à travers le langage corporel et la danse les émotions enfouies des personnages. Plutôt qu’une simple illustration de la musique de Debussy, le duo a voulu mettre en lumière les énergies invisibles et les émotions cachées des protagonistes, dans cet opéra où justement les non‑dits et les silences sont légion. Huit danseurs (exclusivement masculins) presque nus accompagnent l’ensemble de l’opéra, souvent dans des mouvements lents et hypnotiques. Ils incarnent les émotions refoulées et le subconscient des personnages. Ces danseurs amplifient et reflètent les sentiments intérieurs des protagonistes. Les chanteurs adoptent, pour leur part, une gestuelle chorégraphiée, ce qui crée une fluidité entre leur chant et leurs mouvements. L’intégration de la danse est l’élément central de cette production. Au lieu de cantonner le mouvement au ballet, les metteurs en scène ont fait de la chorégraphie une extension de l’expression des chanteurs, et c’est ce qui fait toute la force, la pertinence et la singularité du spectacle.

La scénographie est l’un des autres éléments marquants de cette production. Marina Abramovic, figure de l’art de la performance, a conçu un univers minéral et archaïque qui symbolise le poids de la fatalité et des non‑dits qui pèse sur les personnages. Le plateau est dominé par des rochers monumentaux qui évoquent des menhirs ou des vestiges de civilisations anciennes ; ce ne sont pas de simples décors, mais des éléments actifs du drame : les interprètes se déplacent autour d’eux, les contournent ou s’y adossent. Quant à l’eau, très présente dans le livret de Maeterlinck, elle est évoquée de manière abstraite. Plutôt que de représenter une fontaine, la mise en scène insiste sur l’idée d’une eau dormante, d’une énergie sous‑jacente qui se répercute dans le mouvement des danseurs. On relèvera aussi les costumes avant‑gardistes signés par la créatrice de haute couture Iris van Herpen, qui complètent l’esthétique générale de la production, ainsi que les éclairages d’Urs Schönebaum, avec de superbes jeux d’ombres et de lumière qui amplifient les non‑dits et l’ambiguïté de la psychologie des personnages. Autant d’éléments qui confèrent une touche envoûtante et poétique au spectacle.

La distribution vocale – parfaitement homogène – se hisse à un très haut niveau. Il convient de saluer, pour un plateau aussi international, le soin apporté à la prononciation française, si bien que les textes sont parfaitement compréhensibles de bout en bout. Mari Eriksmoen est une Mélisande extrêmement émouvante, gracieuse et douce, tout en retenue. Leigh Melrose compose un Golaud à la voix puissante, dont la progression psychologique est clairement lisible, passant de la curiosité initiale pour Mélisande à l’amour, puis à la violence et à la folie extrême. Björn Bürger incarne un magnifique Pelléas, au timbre lumineux et ardent. L’Arkel de Nicolas Testé impressionne par son superbe phrasé et sa noble autorité, alors que la Geneviève de Sophie Koch est nettement plus en retrait. On ne saurait oublier l’Yniold de Charlotte Bozzi, admirable de présence intense et radieuse. La fosse est occupée par un Orchestre de la Suisse Romande des grands soirs, sous la direction inspirée et intense de Juraj Valcuha, lequel fait ressortir à merveille toutes les couleurs et les sonorités de la partition de Debussy. Un spectacle envoûtant à tous les points de vue.

PELLÉAS et MÉLISANDE au Grand Théâtre de Genève

Jean-Frédéric Saumont - dansesaveclaplume.com - 30 octobre 2025

source: https://www.dansesaveclaplume.com/1129860/en-scene/pelleas-et-melisande-de-debu…

 

Pelléas et Mélisande, l’unique opéra de Claude Debussy, atterrit enfin sur la scène du Grand Théâtre de Genève dans la mise en scène et la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, accompagnés par leur complice la plasticienne Marina Abramovic et le vidéaste Marco Brambilla. Ils offrent une vision sublime et sublimée où les chanteurs sont constamment entourés par sept danseurs qui incarnent l’invisible sous-jacent de l’œuvre de Debussy. C’est un spectacle total, infiniment respectueux de la partition qui nous plonge dans le mystère ténébreux du livret de Maurice Maeterlinck. Une réussite absolue d’une insondable beauté.

La danse et l’opéra, c’est une histoire ancienne qui remonte au XVIIe siècle et au-delà. Lully, sous Louis XIV, créa à la fois pour l’opéra et le ballet et mariait habilement ces deux genres. La France a toujours voulu mêler l’art du chant et de la danse. Les grands opéras créés en France au XIXe siècle se devaient d’inclure un ballet qui fut par la suite abandonné. Mais depuis une vingtaine d’années, des chorégraphes sont tentés d’explorer ce genre de l’opéra et d’en proposer leur vision : Sasha Waltz, Anne Teresa de Keersmaeker, Pierre Rigal entre autres s’y sont essayés avec plus ou moins de bonheur. L’Opéra de Paris a choisi les chorégraphes Bobbi Jene Smith et Or Schraiber pour l’entrée au répertoire de Satyagraha de Philip Glass en avril prochain au Palais Garnier.

Créé sur la scène de l’Opéra de Flandre, coproducteur du spectacle, Pelléas et Mélisande dans la mise en scène et la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet avait été victime du Covid lors de sa programmation à Genève. À quelque chose malheur est bon, l’opéra avait été filmé pour une diffusion en streaming en janvier 2021 permettant de toucher un plus large public. C’est donc une nouvelle vie qui a débuté sur la prestigieuse scène genevoise de cette production hors-norme, dont on peut dire qu’elle fera date. Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet se sont joués avec intelligence et beauté des chausse-trappes de cette œuvre singulière.

L’opéra de Debussy est en soi un paradoxe : le texte de Maeterlinck recèle toute la gamme des émotions possibles. On y croise l’amour, la trahison, la violence, le meurtre, le remords dans une histoire qui défie en permanence les règles de la narration. De Mélisande que le Prince Golaud rencontre par hasard dans une forêt profonde, on ne sait rien. Pas davantage de ce personnage et la terre d’Allemonde sur laquelle il vit. Pelléas est son demi-frère, Geneviève leur mère commune et Arkel leur grand-père aveugle, souverain vieillissant. Aucun repère spatio-temporel ne vient éclairer le récit et Maeterlinck multiplie de surcroît les ellipses contribuant à l’atmosphère ténébreuse qui entoure l’opéra de Debussy.

De nombreux metteurs en scène se sont heurtés à Pelléas et Mélisande. Toute tentative de représentation réaliste contraint à rester à la surface des choses sans dévoiler les enjeux de cette œuvre obscure. Il n’y a pas de théâtre d’action dans Pelléas et Mélisande. Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet l’ont ainsi affrontée par un chemin singulier et pertinent en refusant toute tentative de raconter une histoire qui échappe en permanence. Ce sont les émotions et les atmosphères qui peuplent la musique et le livret de l’opéra.

C’est là précisément que les deux chorégraphes trouvent les solutions en replaçant l’œuvre dans un univers parallèle qui fait fi du réel et raconte la face obscure, celle des sous-textes qui émergent à tout instant du théâtre de Maeterlinck et de la musique du Debussy. Et ce sont sept danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève et de Eastman, la compagnie de Sidi Larbi Cherkaoui, qui font vivre ce monde invisible telle une incarnation de l’inconscient des personnages. Ils sont l’épine dorsale de l’histoire, constamment entremêlés avec les chanteurs. Ils surgissent dès le début de l’opéra en justaucorps noirs et le visage caché, manipulant les personnages avec un système de fils sophistiqués que l’on retrouvera de manière récurrente. Ils sont comme des marionnettistes qui contrôleraient à leur insu les personnages. Très vite, ils troquent ces habits noirs pour un costume beaucoup plus sobre, torse nu, simplement vêtus d’un slip couleur chair évoquant immanquablement le Faune de Nijinski dansé sur la musique de Debussy. Pas une citation mais une simple évocation qui s’inscrit aussi dans l’histoire de la musique et de la danse.

Ces sept danseurs sont exceptionnels. Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet ont conçu une chorégraphie complexe où les corps se cassent, s’enroulent, se vrillent, multipliant roulades, chandelles sur une phrase sans à-coups. Les corps exsudent une animalité qui n’exclut pas la sensualité. Ils ne font pas partie du royaume des hommes, ce sont des êtres d’un au-delà qui montrent la face cachée des personnages. Il y a une virtuosité constante qui fascine et dans laquelle s’insèrent les chanteurs de manière osmotique.Le spectacle est magnifié par la scénographie de Marina Abramovic qui a imaginé un écrin tout en rond dominé par un cercle géant, figurant tour à tour un ciel étoilé, un œil, la terre grâce aux vidéos remarquables de Marco Brambilla.

Le spectacle réussit son pari d’offrir une expérience de théâtre total sollicitant un spectre artistique et esthétique large. Ce Pelléas et Mélisande se vit comme une aventure onirique, un voyage qui nous invite dans les ténèbres et les démons qui peuplent l’œuvre de Debussy et Maeterlinck. Dans le rôle de Mélisande, Mari Eriksmoen domine une distribution vocale sans reproche emmenée par le chef slovaque Juraj Valchuha à la tête de l’Orchestre de la Suisse romande.

Un symbolisme new age

Charles Sigel - ForumOpera.com – 29 octobre 2025

source: https://www.forumopera.com/spectacle/debussy-pelleas-et-melisande-geneve/

 

En d’autres temps, on aurait parlé d’opéra-ballet. Ce Pelléas et Mélisande genevois est presque entièrement chorégraphié. Parallèlement au déroulement au texte et à la musique se déroule un autre récit, une lente danse exécutée par sept infatigables danseurs au corps sec et musclé, seulement vêtus d’un petit slip couleur chair.

Esthétisme, athlétisme, symbolisme ? Dans la ville de Ferdinand Hodler on optera pour la troisième proposition, d’ailleurs en accord avec l’esprit de Maeterlinck et Debussy.

Curieusement, malgré l’omniprésence de ces corps, entremêlés, entrenoués, composant d’innombrables figures, prenant des poses plastiques à mi-chemin de la statuaire grecque et du butō, cette hiératique danse japonaise contemporaine, le spectacle semble désincarné. Mais la force des situations est telle que dans certaines scènes, les principales d’ailleurs, le théâtre ressurgit quand même. Grâce à de magnifiques chanteurs-acteurs.

Menhirs et butō

Tout est très noir, on devine à la faveur de certains éclairages rasants une sorte de conque, qui tient de la grotte et du squelette de baleine, deux comparaisons auxquelles on songe naturellement dans ce poème maritime et nocturne.

C’est là qu’apparaissent et disparaissent de monumentaux monolithes, qui tiennent de l’obélisque et du cristal de roche, ou du menhir (Armorique oblige). Présences parfois menaçantes, qui dessinent un espace glacial et oppressant, comme la fatalité qui pèse sur les personnages enfermés dans le froid, sombre, humide, silencieux château d’Allemonde.

Parfois les sept danseurs capturent les protagonistes, Golaud, Pelléas, Mélisande dans un réseau d’élastiques qui s’enchevêtrent pour les emprisonner encore davantage.

Le premier à se prendre à ce piège, c’est Golaud qui, dans la forêt où il s’est aventuré, rencontre la mystérieuse Mélisande. « Je crois que je me suis perdu moi-même », dit-il, « Je ne suis pas d’ici », répond la jeune femme, deux des innombrables phrases à double-sens qui émaillent le texte.

Paysage orchestral

Cette Mélisande porte les voiles diaphanes d’une robe au chic très haute-couture, elle est juchée sur d’énormes cothurnes endiamantés. Évanescente et blonde, elle est quasi immatérielle.

Comme le paysage sonore que suggère un Orchestre de la Suisse Romande en état de grâce sous la direction de Juraj Valčuha. Certes cette musique est depuis les origines son domaine d’élection, mais il est ici d’une douceur, d’une rondeur, d’un fondu, d’une poésie impalpables. Il y a la qualité des bois solistes, flûtes ou hautbois, mais surtout il y a la fusion des sonorités, l’insertion des cuivres dans le tissu collectif, une couleur d’ensemble qui par sa discrétion (sauf dans quelques fortissimos d’autant plus étonnants qu’ils sont rares) sert le dessein de Debussy : laisser aux personnages « l’entière liberté de leurs gestes, de leurs cris, de leur joie ou de leur douleur… ».

Et suggérer les atmosphères iodées ou forestières d’une partition qui curieusement resta pendant six ans à l’état d’un chant-piano, jusqu’à ce que, en 1901, Albert Carré annonce à Debussy que l’Opéra-Comique était prêt à monter son opéra. Debussy réalisa alors en hâte sa géniale orchestration, allongeant les intermèdes nécessaires aux changements de décor, qui deviennent ici le décor sonore de séquences dansées, souvent devant le rideau, de nouveaux enroulements de corps, passablement homo-érotiques.

Des corps qui, chorégraphiés par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, quittent rarement le sol, suggérant ici les lémures hantant la grotte où se perdent Pelléas et Mélisande, ou ruissellent les uns sur les autres pour donner à voir les ondulations de la mer.

À d’autres moments on les voit, quittant l’abstraction, souligner ou doubler l’action, pour devenir par exemple les ombres de Golaud et Yniold, illustration quelque peu incongrue, en tout cas simplette.

On leur fera aussi revêtir des casques-cuirasses métalliques leur donnant l’aspect de robocops intersidéraux, pour figurer les effrayants sbires d’un Golaud furieux. Autre imagerie saugrenue, surgie de nulle part.

Sous le regard du cosmos

Il faut rappeler que ce spectacle avait été monté déjà en 2021, mais qu’il n’avait été visible qu’en streaming. Nous en avions dit ici-même beaucoup de bien, en insistant sur l’autre aspect essentiel de la scénographie de la plasticienne et performeuse Marina Abramović : tout se déroule sub speciae aeternitatis. Sous le regard des planètes, du cosmos.

Derrière les monolithes-menhirs, au-dessus de la forêt et de la mer, tournent sans cesse des images démesurées et oppressantes, créées par le vidéaste Marco Brambilla) : ici la carte du ciel, myriade de points blancs sur fond de nuit, à un autre moment des planètes en fusion, des géantes rouges, des pluies d’étoiles tombant d’un ciel silencieux indifférent au malheur. Parfois c’est un gigantesque iris bleu qui semble observer ces humains si maladroits se débattant avec leur destin. Et c’est assez beau. Comme les choses qu’on ne comprend pas, dirait-on en pastichant Maeterlinck…

Quand le théâtre ressurgit

Golaud, c’est Leigh Melrose, comme en 2021. Sa composition est très subtile : insaisissable dans sa première scène avec Mélisande dans la forêt, il construit savamment l’évolution du personnage dans une progression maîtrisée d’une bout à l’autre : sa violence, l’effroi qu’il diffuse (la scène de la grotte), son aveuglement (« Vous êtes des enfants »), sa jalousie démentielle (ce moment où du petit Yniold il fait un voyeur), sa folie, sa douleur au dernier acte (la manière dont Melrose allège « Est-ce que ce n’est pas à faire pleurer les pierres ? »), sa cruauté alors que meurt Mélisande, à laquelle il veut arracher un ultime aveu et la noirceur dont se teinte alors la voix (« Avez-vous été coupables ? »), puis ses larmes.

Particulièrement saisissant, le meurtre de Pelléas : Golaud est au fond du plateau derrière une fenêtre en forme de lentille de Fresnel et c’est de là qu’il lance une épée fictive vers Pelléas, qui s’écroule, porté par les danseurs.

Voilà d’ailleurs l’un des paradoxes de cette mise en scène qui se veut abstraite et graphique : c’est dans les moments où la dramaturgie traditionnelle ressurgit qu’elle atteint à des sommets d’émotion.

On le dira aussi de la scène avec Yniold (où Charlotte Bozzi est lumineuse de présence et de justesse) ou de la superbe scène d’amour du quatrième acte, celle que Debussy composa en premier, avec le célèbre « On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps », tellement Massenet.

Le très beau Pelléas de Björn Bürger

Ici, il faut saluer l’exceptionnel Pelléas de Björn Bürger. Vrai baryton, mais avec un registre supérieur aisé, il joue de la beauté de son timbre et d’une diction française excellente pour dessiner un personnage ardent, enflammé, lumineux. Il réussit la gageure de dire le texte de Maeterlinck avec ferveur (son « Depuis quand m’aimes-tu ? »), tout en timbrant les longues phrases souples de Debussy. Et que dire de la manière dont il ensoleille son « Oh ! voici la clarté ! » au sortir des souterrains ou son « Je t’ai trouvée ! », non moins magique que le « Je te voyais ailleurs ! » de Mélisande…

Mari Eriksmoen était déjà la Mélisande de 2021, la voix exquise de transparence, mais d’une belle projection dans les moments les plus passionnés. Élégante et insaisissable, elle suggère une présence-absence, idéale pour le rôle. La voix sait se faire rayonnante, notamment dans la scène de la tour (où ses longs cheveux sont figurés de manière quelque peu dérisoire par des élastiques dont les danseurs viennent emberlificoter le pauvre Pelléas). Vêtue de blanc, et les cheveux devenus blancs, elle sera particulièrement émouvante, couchée sur un monolithe devenu son lit de mort, durant le dernier acte.

Le médecin a la belle voix de basse de Mark Kurmanbayev et l’on est heureux de revoir sur la scène du GTG Sophie Koch dans le rôle de Geneviève.

Mais la palme du beau chant va à Nicolas Testé qui dessine un magnifique Arkel. Appuyé sobrement sur une canne blanche, seule référence à sa cécité, il distille avec art les apophtegmes du vieux Roi (« L’âme humaine est très silencieuse », « C’était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde… », etc.) auquel ses phrasés impeccables, la beauté de sa voix grave et sa noble sobriété parviennent à donner une onction de profondeur…

Au final cette production est singulière : elle fait se côtoyer deux discours parallèles : d’un côté un parti pris esthétisant qui a sa cohérence et ses beautés, de l’autre une théâtralité relativement traditionnelle (celle des confrontations Golaud-Mélisande, ou Golaud-Pelléas, ou de la « grande scène du quatre », Pelléas-Mélisande). Moments où le théâtre revient par la fenêtre, porté par la sincérité et l’engagement des acteurs.

Debussy disait que « le drame de Pelléas, malgré son atmosphère de rêves, contient beaucoup plus d’humanité que les soi-disant « documents sur la vie ».

Ce qui est paradoxal et finalement rassurant, c’est qu’au-delà des concepts de plasticienne et des chorégraphies plus ou moins gymniques, et même au-delà des maniérismes de Maeterlinck, quelque chose d’authentique, d’humain, de simplement vrai, d’universel finit par passer, même si c’est presque en contrebande. L’opéra, en somme.

Chic plus que choc

Guy Cherqui — wanderersite.com - 31 octobre 2025

source: https://wanderersite.com/opera/pelleas-a-geneve-chic-plus-que-choc/

 

Dernière production victime de la pandémie à être enfin proposée sur la scène du Grand Théâtre, cette production de Pelléas et Mélisande, signé Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, a d’abord fait les (beaux) soirs de l’Opera-Ballet Vlaanderen, sous le mandat d’Aviel Cahn en février 2018, puis d’une production en streaming en 2021 sur la scène de Genève. La voilà enfin proposée au public genevois, ce qui nous montre combien la blessure de la pandémie a pesé lourd dans la programmation locale, bouleversant les plans établis, dans un domaine (l’opéra) où l’on programme plusieurs années à l’avance.

Deux des trois principaux rôles (Mélisande et Golaud) sont repris par des artistes déjà affichés à la création, signe d’une belle fidélité, et tous les autres, y compris le chef d’orchestre, sont nouveaux dans cette production.

Si on a réuni autour de ce projet scénique des artistes parmi les plus fameux de leur génération, si la réalisation musicale, notamment à l’orchestre, ne souffre aucun (gros) reproche, la réalisation scénique laisse un peu sur sa faim, parce qu’elle semble rester au seuil du drame, malgré un souci évident d’esthétisme et d’abstraction lyrique, mettant à distance l’émotion dans une œuvre déjà considérée d’accès difficile…

Il s’agira donc d’analyser ce phénomène, tout en nous interrogeant sur l’étrange objet qu’est Pelléas et Mélisande, entre conte mystérieux et éthéré et drame très prosaïque de la jalousie.

Contextes

En écoutant l’autre soir le texte de Maeterlinck, j’ai été frappé plus que de coutume par sa précision, sa netteté qui va d’une certaine manière contre le discours habituel d’une pièce empreinte de mystère, sans véritable action dans un château étouffant entouré de forêts profondes d’où le ciel est invisible, avec une héroïne qui surgit de nulle part, sans doute en fuite, mais on ne le saura jamais, et qui est en quelque sorte, ramassée par Golaud qui passait par là en chassant.

De son côté Pelléas, le demi-frère de Golaud est sans cesse sur le départ, pour aller visiter une dernière fois son ami Marcellus qui se meurt, tout comme son propre père qui lui aussi se meurt au fond d’une pièce du château.

Alors certes, il y a une sorte de mystère qui enveloppe les personnages, de poids singulier d’une vie sans goût ni entrain à laquelle seule la rencontre entre Pelléas et Mélisande va donner un peu de couleur.

Alors certes, les relations familiales sont complexes et difficilement lisibles : Arkel est le grand-père de Pelléas et Golaud, eux-mêmes fils de Geneviève (qui n’est pas fille d'Arkel) , mais pas d’un même père. Le père de Pelléas (et mari de Geneviève) est malade et enfermé dans une chambre – on ne le verra jamais. Golaud est plus âgé que Pelléas, marié une première fois, et de cette union est né Yniold. Par ailleurs, si Arkel est le grand-père de Golaud et Pelléas, sans être le père de Geneviève, cela signifie que les pères de Golaud et Pelléas étaient frères et qu’ils ont chacun épousé tour à tour Geneviève (Souvenir d’Hamlet…?).

Mélisande est une jeune femme qui ne vient de nulle part, sans doute en fuite, et sans doute persécutée, ce qui signifie qu’elle sait aussi prendre des décisions de rupture, d’elle on ne sait rien, pas plus qu’on ne sait d’où vient l’enfant à la fin de l’œuvre, fils de Golaud probablement si on admet que Mélisande est enceinte à l’acte III sc. 3 :  Golaud à Pelléas : « Elle est très délicate, il faut qu’on la ménage, d’autant plus qu’elle sera peut-être bientôt mère » Et donc le temps s’étire d’un acte à l’autre, autre mystère que ce déroulement du temps que Debussy voulait continu, sans entracte, comme une sorte de « passion ».

Alors certes, il y a dans le texte beaucoup de non-dit, de mystère et de complexité, dans les relations entre les personnages, dans leur surgissement (l’apparition de l’enfant à la fin) et par ailleurs les sentiments ont du mal à s’exprimer directement, au début du moins.

Le mot qui court toute l’œuvre, et les gloses sur l’œuvre, c’est « symbolisme », illustrant le mouvement poétique qui a été initié par Baudelaire et va se développer jusqu’à la fin du XIXe, un mot aisé qui permet à la fois tous les rêves et toutes les mises en scène, qui permet aussi d’identifier les lieux, la forêt profonde et indistincte, le château-forteresse à la fois protégé et froid, la fontaine, lieu de bonheur et de la transparence (de l’eau), opposé à la grotte clairement vue comme une sorte d’antichambre de l’Enfer. C’est pourtant la forêt qui selon les premiers vers de l’Enfer de Dante, anticipe l’Enfer :

 

Nel mezzo del cammin di nostra vita

mi ritrovai per una selva oscura

ché la diritta via era smarrita.

 

Ahi quanto a dir qual era è cosa dura

esta selva selvaggia e aspra e forte

che nel pensier rinova la paura !

 

(Au milieu du chemin de notre vie,

je me retrouvai dans une forêt obscure,

car la voie droite était perdue.

 

Ah dire ce qu’elle était est chose dure

cette forêt féroce et âpre et forte,

qui ranime la peur dans la pensée!) (Trad. Jacqueline Risset)

 

Il y a quelque chose comme un Enfer sur terre et une peur structurelle qui court toute l’œuvre, peur de parler, peur de la vérité, peur de partir, peur d’une obscurité qui inonde tout cet opéra nocturne, qui diffuse l’angoisse, par la situation, les dialogues et aussi les silences. Cette œuvre souvent considérée avec une certaine distance reste un mystère pour beaucoup d’autant que les autres œuvres lyriques de Debussy sont restées des ébauches et qu’elle est à la fois unique et singulière.

Certaines paroles du texte sont restées dans les mémoires, essentiellement celles de Mélisande comme son initial « ne me touchez pas » ou « Je ne suis pas heureuse », ou celles d’Arkel, notamment « C’était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde… », qui alimentent une sorte de « légende dorée » qui fait de cette œuvre un terrain privilégié des rêves de metteurs en scène, ceux qui privilégient l’abstraction (Bob Wilson), ceux qui plongent dans un concret étouffant voire écrasant (Katie Mitchell), ceux qui renvoient à l’univers des contes et légendes en des images sublimes comme celle de Jorge Lavelli, qui me révéla l’œuvre, à l’Opéra de Paris, en 1977 (Lorin Maazel, Frederica von Stade, Richard Stilwell, Gabriel Bacquier) : ce fut en effet une révélation scénique, et c’était ma première fois musicale, dans la direction de Maazel, à qui on a reproché tant de choses, phénoménale de précision, de sens de la couleur, de lyrisme aussi. Souvenirs…

 

La production genevoise

Nous sommes ici dans la première catégorie, les visions abstraites, « cosmiques » nous dit le texte du programme, et essentiellement chorégraphiques, dans la mesure où, comme dans le Rheingold de Guy Cassiers (Scala et Berlin), Sidi Larbi Cherkaoui (et ici Damien Jalet) fait de l’expression chorégraphique la révélation de tous les non-dits, illustrant les silences des âmes et les volutes de la musique chargée, on l’a vu d’exprimer l’inexprimable.

Dans une œuvre où le dit est doublé de non-dits qui en disent beaucoup plus (« je ne suis pas d’ici », « Oh ! vous avez déjà les cheveux gris… », ou « Non ; je ne mens jamais ; je ne mens qu’à ton frère… ») on peut comprendre la présence de la chorégraphie, chargée d’exprimer l’au-delà des mots, les âmes des protagonistes, leur agitation intérieure. C’est un procédé déjà utilisé, où huit danseurs au corps sculptural sont chargés de décliner, de mettre à vue la complexité de l’œuvre et les replis des psychologies.

Leur corps quasi nu est quelquefois revêtu d’une sorte d’armure qui les fait ressembler à des êtres issus d’un univers de bande dessinée ou à un vague conte oriental, voire à des danseurs de butō japonais, c’est-à-dire à un univers clairement contemporain (le butō remonte aux années 1960). Pourtant, j’ai sans cesse été à plusieurs niveaux, renvoyé dans un passé plus lointain, y compris très reculé…Par la variété des mouvements et des torsions, par ces corps qui se composaient en ensemble et puis de séparaient en mouvements singuliers, illustrant au proscenium les musiques des intermèdes, j’ai vu des frontons de temples grecs se composer et se décomposer, j’ai vu surtout par la singularité des corps isolés, par leurs torsions, par leurs muscles apparents, cette mode héllénistique du « gaulois mourant » dans la statuaire grecque un peu décadente qui inonde bien des musées aujourd’hui, des gaulois qui mouraient dans les positions les plus tordues, les plus démonstratives, les plus expressionnistes pour commémorer aux yeux du monde la victoire du roi de Pergame Attale 1er sur les Celtes (Galates/Gaulois). Image d’un passé un peu décadent et non d’un hiératisme à la japonaise…

Et dès lors (mais sans doute est-ce de ma part un fantasme), cette idée de décadence et de passé m’a poursuivi.

Les décors de Marina Abaramović, plasticienne mondialement connue, cristaux de roche bruts, vagues colonnes célestes, œil qui regarde et dans lequel se reflètent les ombres (Golaud, ou Pelléas, ou Mélisande, ou les deux) qui passent et qui montrent qu’en Allemonde tout le monde épie tout le monde. Nous sommes dans un cosmos, un univers assez chic d’ailleurs renforcé par les costumes très fashion-week d’ Iris van Herpen. D’ailleurs Allemonde est lui-même un nom si étrange qui serait presque un jeu sur « allemand », ou sur « alle » « tout » en allemand, et monde, qui englobe l’univers, ou peut-être « alle » comme le ἄλλος grec qui signifie « autre » et alors Allemonde serait presque un « autre » monde. Je ne m’égare pas, mais navigue dans les forêts de symboles que ce texte nous offre à foison. Puis surviennent comme des explosions des big-bang, ou des ciels étoilés, c’est-à-dire justement ce monde cosmique que soulignent les créateurs.

Mais esthétiquement, cela m’a renvoyé à un autre passé : je croyais voir des réminiscences du décor de Wieland Wagner pour Tristan et Isolde à Bayreuth dans sa mise en scène mythique de 1962, autres amants celtiques… et je me disais que d’une certaine manière, on n’inventait rien qui ne fût d’une manière ou d’une autre déjà dit…

Lier Wagner et Debussy est une obligation, dans le mesure où Debussy dans sa musique joue de souvenirs wagnériens, sans doute pour mieux les faire oublier, mais pas tant, car musicalement Parsifal est bien présent, et bien présent aussi dans le mental de l’équipe Cherkaoui-Jalet-Abramović, tant le meurtre de Pelléas ferait penser à un final de deuxième acte de Parsifal qui aurait réussi : Golaud-Klingsor porteur de l’épée-lance en hauteur qui la brandit et qui touche un Pelléas-Parsifal victime, sous les yeux de Mélisande-Kundry épouvantée.

Et de nouveau mon âme sans doute malade me fait identifier ce moment comme wagnérien, Golaud comme le « Mal » qui sacrifie l’innocence, ou « les enfants », un Parsifal à l’envers : il y a dans cette scène mimée et chorégraphiée quelque chose qui inévitablement renvoie à cet univers, volens nolens.

La seule idée qui m’a séduit, c’est celle de ces danseurs qui tiennent des fils où ils enserrent les protagonistes, les tiennent prisonniers, mon tropisme wagnérien m’a renvoyé aux Nornes et au fil du Destin, mais ici, il y a esthétiquement une image qui fait sens, et qui trouve son plein épanouissement dans la scène de la tour (et de la chevelure…), qui est sans discussion la scène la mieux réussie et la plus accomplie de tout le spectacle, où les fils sont à la fois les fils qui lient les deux amants, les tiennent prisonniers l’un à l’autre et qui en même temps figurent la chevelure de Mélisande, la longue chevelure (Cheveux bleus, pavillons de ténèbres tendus dirait Baudelaire) : il y a là vraiment une trouvaille poétique, c’est-à-dire une « harmonie qui fait image » et la scène ne manque pas d’intensité.

On l’aura compris, je ne suis pas entré dans la logique de ce spectacle qui m’est apparu non dénué de sens ni d’une certaine beauté, mais esthétisant et un peu prétentieux, plus « cosmétique que cosmique » comme j’ai pu le dire par ailleurs.

Mais ce qui m’a plus frappé, en écoutant le texte et surtout en considérant les moments plus dramatiques, notamment à partir du troisième acte, c’est que si le personnage de Mélisande est éthéré et mystérieux, surgi de nulle part et fuyant un monde inconnu et hostile, les autres personnages, même Pelléas, ne le sont pas vraiment et que le texte n’a rien de vaporeux, il est au contraire particulièrement précis. Deux exemples qui concernent Mélisande, d’une part lorsqu’au tout début elle dit à Golaud, « Oh ! vous avez déjà les cheveux gris… » on comprend immédiatement qu’elle ne l’aimera jamais et d’autre part lorsqu’elle dit à Pelléas « Non ; je ne mens jamais ; je ne mens qu’à ton frère… » ce pourrait-être dans un autre contexte une phrase de vaudeville tant elle est terrible.

Il y a une précision du texte, quelquefois même une crudité qui nous emmène bien loin du cosmique et cet aspect m’a frappé, et par incise, fait reconsidérer l’approche de Katie Mitchell à Aix, qui ne m’avait pas enthousiasmé. Cette crudité, on la voit dans le personnage de Golaud, qui n’a rien de cosmique ni d’éthéré, et qui est le prototype du mal-aimé (la Chanson du Mal-aimé d’Apollinaire publiée en 1913, est conçue dès 1904, pas si longtemps après la première de Pelléas) mais aussi et plus prosaïquement le jaloux, dans la lignée des grands jaloux de la littérature, Othello, bien évidemment et surtout dans le cas de Golaud, le Prince de Clèves dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, qui a les mêmes ressorts psychologiques, et qui sur son lit de mort, accuse sa femme de l’avoir trahie avec Nemours et d’avoir causé sa propre mort. La scène, inversée par rapport à Pelléas et Mélisande (c’est le Prince qui est mourant et la Princesse qui vivra), est pourtant de la même intensité et montre les mêmes ressorts : obsession destructrice, lacération mentale et physique, autodestruction. Golaud n’a rien d’un éthéré, et la mise en scène l’exclut presque de ce monde « vaporeux » et cosmique.

D’ailleurs, au moment où Mélisande se meurt et où son corps est comme porté par des ombres fantomatiques (ces servantes qui semblent incommoder tous les présents), on entend Golaud sangloter en arrière-plan, ce qui ne cadre pas avec le style distancié de toute la mise en scène, et m’a personnellement perturbé, loin de m’émouvoir.

L’autre élément qui m’a étonné est l’absence totale du traitement de Geneviève, et surtout d’Arkel, notamment lorsqu’il demande à Mélisande un baiser.

« Je ne t’ai embrassée qu’une seule fois jusqu’ici, le jour de ta venue ; et cependant, les vieillards ont besoin de toucher quelquefois de leurs lèvres, le front d’une femme ou la joue d’un enfant, pour croire encore à la fraîcheur de la vie et éloigner un moment les menaces de la mort. As-tu peur de mes vieilles lèvres ? »

Sa cécité est indiquée par la canne blanche qui l’accompagne, mais pour le reste, le personnage n’est pas vraiment traité (au contraire de Katie Mitchell qui laissera entendre des intentions plus sombres).

En fait, les situations théâtrales tiennent en elles-mêmes, plus par Debussy et Maeterlinck que par les idées de la mise en scène et c’est aussi là que l’on se rend compte que Pelléas et Mélisande n’est pas Tristan und Isolde. Il y a dans Tristan une abstraction poétique presque naturelle dans le texte (en vers) essentiellement et même les situations. Mais pas dans Pelléas et Mélisande qui joue sur plusieurs ressorts. Nous avons souligné la crudité du texte et son aspect très direct, qui tranche avec tout ce qu’on dit de l’œuvre, de son mystère etc…

Plus on avance dans l’action, plus les personnages se dévoilent et plus on entre dans du concret, c’est-à-dire dans du théâtre. On comprend alors pourquoi l’œuvre a été crée à l’Opéra-Comique… Elle a en effet des ressorts d’opéra-comique, amours cachées, jalousie, meurtre… elle en a les ingrédients. Et c’est bien ce qui en fait la difficulté et la contradiction de ce spectacle.

Il est fondé sur une sorte d’abstraction cosmique, parlant d’énergies invisibles et de « rais de lumière » comme si l’on se trouvait dans un univers totalement détaché du « hic et nunc », dans un univers où les personnages se cachent, dissimulent leurs sentiments, leurs élans, comme s’il y avait sans cesse un univers caché à révéler, un univers évidemment poétique, « au-delà du réel ».

La chorégraphie, le décor, l’atmosphère nous projettent dans ce type d’univers, et lorsque plus haut je rappelle Wieland Wagner, je fais allusion à un univers d’abstraction né des visions d’Adolphe Appia, un genevois justement, au début du XXe siècle. Il y a là quelque chose qui n’est pas nouveau, – ce n’est pas un reproche, c’est une constatation- et qui renvoie à une sorte de vision wagnérienne de l’œuvre. Et toute la complexité de Pelléas et Mélisande, c’est justement cette présence en creux de Wagner dans la musique, et en quelque sorte, sa négation : verrait-on Sieglinde dire à Hunding : « Oh ! vous avez déjà les cheveux gris… » ? Le texte de Maeterlinck est un labyrinthe rempli de pièges et qui crée un tissu contradictoire, que je résumais plus haut par les sanglots de Golaud qui ne cadrent pas avec les cristaux de roche géants, le ciel étoilé et le corps de Mélisande porté par des êtres recouverts d’un voile vaporeux, pas plus que des sanglots ne cadreraient lors de la Liebestod de Tristan.

Et de cette contradiction, d’un texte qui reste éminemment concret par moments et d’une histoire relativement banale dans la littérature mondiale, et d’un univers « cosmique » qui le représente, l’équipe n’est pas sortie, choisissant un chemin qui éloigne l’émotion, lui préférant l’esthétique certes élaborée, mais assez banale, et, pire encore, l’esthétisant.

On aura compris qu’au-delà de l’indéniable qualité du produit, un spectacle rigoureux, bien fait, magnifiquement éclairé (Urs Schönebaum) et réglé, il ne m’a à aucun moment aidé à rentrer dans l’œuvre, m’en éloignant plus souvent qu’à son tour. C’est en écoutant le texte, en écoutant la magnifique prestation musicale de l’OSR, que j’ai pu retrouver une sorte de magie, plus qu’en ouvrant les yeux.

Les aspects musicaux

Justement, « et la musique ? » en glosant sur les aspects « impressionnistes » de la musique de Debussy. Certes, la musique de Debussy est un kaléidoscope de couleurs, de reflets, de « moirures » (comme on dit dans les bonnes critiques), mais elle alterne elle-aussi des moments « éthérés » et d’autres, plus rudes, plus dramatiques, qui peuvent heurter l’image qu’on transmet de l’œuvre et qui lui nuit.

Il est singulier que cet opéra, qui est l’un des deux ou trois très grands chefs d’œuvre du XXe, reste assez peu représenté, notamment en Allemagne la terre d’opéra par excellence, ou en Italie, où il est aussi rare : à la Scala, la dernière présentation remonte à novembre 2005, il y a exactement vingt ans (Georges Prêtre), et la production antérieure (Abbado et Vitez, une des plus grandes productions de l’histoire de l’œuvre) remontait à mai 1986, soit 19 ans auparavant, et c’était l’œuvre par laquelle Claudio Abbado avait choisi de faire ses adieux à la Scala, ce qui n’est pas indifférent, avec un grand cycle Debussy, et congrès à la clef.

Notons aussi qu’à la Scala, depuis la fin des années quarante, Pelléas avait fait l’objet de productions à peu près tous les dix ans, ce qui est déjà plus significatif qu’à Genève, où depuis 2000, on ne l’avait pas repris, dans le théâtre emblème de la Suisse francophone.

SI l’on se tourne vers Vienne, autre Mecque de l’opéra mondial, la dernière production remonte à 2017 (Marco Arturo Marelli), jouée 10 fois depuis et à peine reprise cette saison depuis le 27 octobre pour 4 représentations, et la précédente (Abbado-Vitez, comme à la Scala) de 1988, soit une trentaine d’années auparavant n’avait guère été jouée que 14 fois entre 1988 et 1991, ce qui pour Vienne est ridicule…

Inexplicablement, c’est une œuvre que tout le monde considère comme un immense chef d’œuvre, mais qui de loin en loin ne trouve jamais vraiment son public, même si – et c’est légitime, elle a fait l’objet, depuis son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 1977, de quatre productions, dont la toute dernière en 2025 (Wajdi Mouawad).

C’est aussi une œuvre qui fait souvent débat, justement à cause de son côté hybride, à cause de tout ce qu’on y projette, comme on put le constater lors de la sortie du disque d’Herbert von Karajan en 1978, porté aux nues par les uns, honni par les autres qui essayait de rendre à la fois cette symphonie de couleurs avec des Berliner Philharmoniker époustouflants, et cette force dramatique qu’elle possède et qu’on ne valorise pas toujours.

Au Grand Théâtre, cette reprise bénéficie en fosse de la présence d’un chef particulièrement solide, que Wanderer suit depuis plusieurs années, le slovaque Juraj Valčuha, qui a beaucoup travaillé en Italie, comme directeur musical du San Carlo de Naples de 2016 à 2022, et comme directeur musical de l’Orchestre de la RAI de Turin de 2009 à 2016, actuellement directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Houston. C’est un chef aussi à l’aise à l’opéra que dans l’univers symphonique avec un répertoire de prédilection qui part plutôt du post-romantisme.

Il tire le meilleur de l’Orchestre de la Suisse Romande, qui à l’instar de la production précédente (Tannhäuser) affiche un son clair, sûr, des couleurs qui montrent les progrès accomplis ces derniers temps, avec une petite harmonie notable, si essentielle dans Pelléas. L’écriture complexe, les souvenirs wagnériens évidents (Debussy avait fait le voyage de Bayreuth en 1888), le soin à laisser toujours émerger le texte, déterminant dans cet opéra, tout est ici mis en relief, avec un souci tout particulier dans la manière de mettre en valeur les variations de couleur, non sans une certaine rondeur, sans aucune sécheresse, mais aussi dans celle de soigner les contrastes et les moments dramatiques, en insistant sur les forte qui surprennent ici dans un opéra, où on ne trouve pas de percussions très lourdes ou de moments violemment explosifs comme quelquefois chez Wagner. Au contraire, et c’est ce qui intéresse dans l’approche ici, on entend l’effectif imposant (notamment au niveau des bois – 2 clarinettes, 3 bassons, 2 hautbois et un cor anglais) – et des cuivres (cors, trompettes, tuba, trombone) et la diversité des percussions (il y a même un Glockenspiel). Tout cela donne des sonorités diversifiées d’une richesse incroyable qui renvoient plutôt vers Strauss ou Mahler que vers une tradition française, moins élaborée.  L’orchestre ici rend parfaitement l’ensemble et Valčuha dessine un véritable univers, contrasté et dramatique quelquefois, velouté et éthéré à d’autres, donnant cette impression qui domine en une sorte de paradoxe de « poésie prosaïque » une expression que je préfère à « prose poétique ». Le fait que le texte soit en prose le rend plus proche, plus « prosaïque » en quelque sorte, et de n’est pas une redondance ni un pléonasme : cette prose est à la fois proche et lointaine, claire et trouble. Et l’orchestre sait traduire ces deux pôles, d’une manière vraiment passionnante.

Il y a un seul moment d’intervention du chœur dans Pelléas, à peine perceptible et très limité, à l’acte I sc.3 quand Pelléas et Mélisande se rencontrent pour la première fois et entendent un navire qui sort du port. L’intervention est si brève qu’elle est dans la production genevoise enregistrée et issue de l’enregistrement de 2021. Il n’y a pas de petites économies, mais cela me gêne toujours qu’un théâtre de cette importance puisse recourir à ce type de solution…

La distribution s’appuie sur deux des chanteurs d’origine de la production de 2018 à Anvers, Mari Eriksmoen (Mélisande) et Leigh Melrose (Golaud) et pour le reste elle a été complètement renouvelée. Là encore, indépendamment de la qualité intrinsèque des chanteurs, on est un peu surpris que le plus grand opéra francophone de Suisse affiche dans les trois principaux rôles (Pelléas, Mélisande, Golaud) des artistes certes remarquables mais non idiomatiques, même si Sophie Koch (Geneviève), Nicolas Testé (Arkel) et Charlotte Bozzi (Yniold) complètent la distribution. Cette œuvre dont le texte est en prose exige en effet un type de phrasé, une manière de dire qu’un francophone peut plus aisément saisir ou percevoir. Une distribution ce type peut se comprendre à Munich, Anvers ou Francfort, moins à Genève.

Ceci dit, cela n’empêche pas de saluer la prestation d’ensemble d’un cast qui défend l’œuvre avec engagement et qui domine parfaitement la langue : on comprend tout, tout est clair, et les voix sont « à leur place » et totalement légitimes.

Qu’on ne me méprenne pas : l’opéra est un art international, les chanteurs circulent et chantent dans toutes les langues les opéras en langue originale, et ceux qui sont affichés ici sont pour la plupart exceptionnels, ils ne sont pas en cause. Mais il y a aujourd’hui dans les chanteurs français de quoi faire plusieurs distributions de Pelléas et Mélisande et ce texte si particulier prend toujours un relief différent quand il est dit et chanté par un chanteur idiomatique : la langue dans ce cas n’est pas seulement une question de prononciation juste, d’accents bien placés, elle est question de tradition, de profondeur historique et de réflexes spontanés. Dans les moments où le texte doit être dit rapidement, dans les moments plus dramatiques, c’est là qu’on perçoit chez quelques-uns de menues imperfections, dans les nasales, dans la manière d’élider ou de lier etc… mais je pinaille sans doute.

C’est le même cas dans Wagner, quand c’est un Christian Gerhaher, un Johannes Martin Kränzle ou un Michael Volle qui disent le texte, il se passe quelque chose qui lui donne une dimension, une épaisseur, un rythme, une musicalité que d’autres, même excellents, mais qui ne sont pas des chanteurs idiomatiques, ne peuvent toujours rendre ou percevoir à de très rares exceptions.

Ainsi, Mark Kurmanbayev, membre du jeune ensemble et qu’on a déjà pu apprécier par ailleurs, montre dans le berger et le médecin sa belle voix profonde, mais un léger accent un peu plus marqué qu’attendu même dans des interventions aussi brèves.

Charlotte Bozzi, est Yniold. Je préfèrerais pour ma part qu’on utilise une voix d’enfant un peu comme pour l’Oiseau dans le Siegfried dirigé par Nagano attribué à un membre du Tölzer Knabenchor, mais il est délicat de trouver la voix juste dans des maîtrises locales, qui soit en même temps un acteur juste. La voix d’enfant avec ses failles et ses fragilités, peut parfaitement répondre au dialogue avec Golaud dans la scène essentielle du jardin, parce que Golaud est un personnage lui aussi à failles, et où la voix dans cette scène passe de la douceur à la violence. Un Yniold enfant, fuyant Golaud la plupart du temps, peut mieux rendre la crainte, le désarroi, l’instabilité.

Il reste que Charlotte Bozzi s’est emparée avec beaucoup d’engagement du personnage, à qui elle rend vraiment justice : la voix est fraiche, claire, bien projetée, très expressive, très vraie surtout, ce qui est essentiel, peu apprêtée et sans aucune « manière », Charlotte Bozzi « compose » un excellent Yniold, émouvant et direct.

Geneviève, mère de Pelléas et de Golaud, mais de deux pères différents, est Sophie Koch qu’on ne présente plus, c’est un personnage présent-absent. Comme les autres elle cherche la lumière et sans doute étouffe, mais elle est résignée. Debussy en fait un personnage qui s’efface, et la mise en scène lui donne ensuite une présence muette. Elle donne à la lecture de la lettre une simplicité et une humanité notables. Il y a dans sa manière de dire à la fois quelque chose de distancié, comme « revenu de tout », et en même temps profondément présent, elle a le ton de qui n’a jamais vécu satisfaite et heureuse, et qui néanmoins continue d’accepter les choses de la vie, de les considérer. Et sa manière de dire le texte, ses inflexions, rendent évidentes cette double postulation : un moment bref mais vraiment intense.

Arkel est bien plus présent et important dans toute la trame. Il est le grand-père, aveugle, de Pelléas et Golaud. Bien évidemment derrière l’aveugle, il y a celui qui voit : il y a dans tout vieillard aveugle un Tirésias… Il sent dans la présence de Mélisande quelque chose qui bouleverse Allemonde, bien évidemment chez Golaud, mais aussi chez Pelléas, et sans doute aussi en lui, provoquant un trouble que la metteuse en scène Katie Mitchell à Aix avait aussi exploité. Cette manière de tout percevoir – en se trompant aussi quelquefois-  en fait une sorte de récitant des derniers moments où il prend en main la trame, et où sa présence commente le drame.

D’abord, le père de Pelléas est guéri, alors qu’il était enfermé et il met cela sur le compte de l’arrivée de Mélisande, ce vent de fraicheur extérieure qui fait respirer visiblement ses deux petits-fils et rejaillit sur l’ambiance générale ; on peut discuter le sens libératoire de cette arrivée qui va faire tout exploser. D’où sa demande à Mélisande d’un baiser régénérateur, et peut-être plus. Ensuite, il essaie dans tout le drame de la fin, de trouver une paix finale en essayant de protéger Mélisande (« c’est son âme qui pleure ») dont il a bien compris le glissement progressif vers la mort, mais aussi en disculpant Golaud (« il est très malheureux ») qui se trouve tiraillé entre culpabilité (il a tué son frère), le doute (il harcèle Mélisande jusqu’à la mort) complètement lacéré, mais comme les grands punis du théâtre ou du roman, il vivra. C’est enfin Arkel qui a le dernier mot de l’œuvre en faisant sortir tout le monde, et Golaud le premier (« ne restez pas ici Golaud »)… C’est en fait le gardien d’un certain ordre immuable entre passé et présent, comme le garant de la tenue de l’histoire.

Nicolas Testé campe un magnifique Arkel, la voix est claire, profonde aussi, bien projetée et évidemment le texte est dit avec une justesse, une élégance qui en fait un modèle. C’est le chant en français tel qu’on aime l’entendre, modulé, avec ses rythmes, ses couleurs, ses consonnes tantôt appuyées, tantôt évanescentes, le tout sans jamais, comme Sophie Koch, donner dans le maniérisme. Tout semble évident, naturel, profondément musical et en plein accord avec la couleur de l’œuvre. C’est la différence entre bien dire le texte clairement, bien le transmettre, c’est-à-dire transmettre un sens et d’autre part transmettre tout cela et en plus dessiner un univers, c’est-à-dire un au-delà du texte qui rencontre la musique, la poésie, dans un monde de correspondances. Absolument exceptionnel.

eigh Melrose est Golaud. Ce site a rendu compte de bien des prestations de cet excellent chanteur, très engagé dans le jeu, très expressif, qui a une véritable intelligence du texte et de la scène. Qu’il soit Alberich de Rheingold (Ruhrtriennale) en 2015 dont nous avions écrit : Il faut saluer l’extraordinaire performance de Leigh Melrose en Alberich, un Alberich jeune, vigoureux, violent, puissant, étourdissant qui remplit la scène et la salle par une voix claire, magnifiquement projetée et un texte dit avec une conviction rare, ou Ruprecht dans l’Ange de feu à Zurich, il montrait une présence et un engagement incroyables en scène.

Golaud c’est autre chose. Le personnage n’a rien à voir avec les deux autres et il est en fait sur une ligne de crète, il n’a pas le côté absent ou éthéré qu’on voit dans l’œuvre, il est plus directement dans le drame, plus vieux (il appelle « enfants » Pelléas et Mélisande quand il les surprend pour éviter d’affronter la vérité) mais il s’enfonce dans le drame, et peu à peu glisse dans la violence, d’abord avec Yniold, puis avec Pelléas (dans la grotte, préfiguration de l’Enfer, des oubliettes, des peurs ancestrales, puis en le tuant) et enfin avec Mélisande, qu’il harcèle jusqu’à la mort. Il y a donc dans ce personnage quelque chose d’un vrai personnage d’opéra ou d’opéra-comique, un Don José baryton en quelque sorte, mais aussi d’un Otello ; Et donc il est à la fois produit d’Allemonde et du monde de Maeterlinck et produit tout à fait conforme de l’opéra traditionnel. Il faut un immense artiste comme José Van Dam, le Golaud absolu des trente dernières années, ou Gabriel Bacquier pour embrasser cette totalité-là. Melrose n’y arrive pas, malgré toutes ses qualités et son engagement, malgré sa connaissance de la mise en scène dont il est un pilier depuis 2018, et malgré ses efforts pour bien dire le texte. Il le dit, mais avec une émission qui perturbe un peu, avec des irrégularités qui nuisent à la ligne et un jeu théâtral très expressif, à la limite de l’expressionnisme, qui ne cadre pas toujours avec l’ambiance cosmique et onirique de l’ensemble. C’est donc pour ma part une légère déception.

Mari Eriksmoen, elle aussi est la Mélisande de cette production, et sept ans après sa création, elle garde cette puissance évocatoire avec une parfaite maîtrise du texte, et une vraie présence. Elle est moins un « petit oiseau » éthéré et volatile que certaines autres Mélisande. La voix est puissante, bien projetée, assez charnue, et montre d’une certaine manière un « caractère », et elle réussit elle aussi à ne jamais faire de maniérismes et transmettre un chant très naturel. Elle transmet un vécu, dont on ne sait rien (d’où vient-elle ? qu’a‑telle subi ? ) et l’œuvre est remplie de ces ellipses qui font tout son mystère, comme l’enfant final qui est dans cette mise en scène une petite fille déjà grande, qu’on suppose être la fille de Golaud (elle est enceinte dans les scènes qui précèdent) mais avec une ellipse de temps étrange. Il est vrai que la famille d’Allemonde préfigure les familles composées recomposées et bientôt décomposées. Mais peu importe ; Mari Eriksmoen est une Mélisande puissante, évocatoire, à la fois poétique et séduisante, et pourquoi pas séductrice et quelquefois aussi un peu rouée… On ne la ressent pas dans cette mise en scène, ni vocalement ni scéniquement comme une enfant, mais plutôt comme une jeune adulte qui a déjà un passé et un vécu, évanescente et comme une sorte de figure peu accessible avec ses étranges chaussures, sa blondeur diaphane, presque abstraite au moment de sa mort et pourtant si concrète quand elle dialogue avec Pelléas, les seuls moments où elle est elle-même. Elle est donc un personnage à facettes et traduit bien ce mystère, et cette « polymorphie », une grande et belle Mélisande.

C’est Björn Bürger qui des trois est le dernier arrivé dans la mise en scène (c’était Jacques Imbrailo en 2021). Il fut Andreï Bolkonski de Guerre et Paix à Genève dans la production Bieito et nous disions de lui :  « La voix est jeune, saine, le chant est très attentif avec un beau phrasé, le timbre chaud, l’émotion affleure, c’est le chanteur idéal pour le personnage voulu par Bieito, loin du prince raidi par l’uniforme qu’on voit quelquefois. » Nous l’avons retrouvé ce printemps à Zurich dans Die tote Stadt (production Tcherniakov) où il chantait Frank et Fritz avec les mêmes qualités vocales et des qualités d’acteur marquées. En bref, Björn Bürger fait partie des chanteurs promis à un grand avenir sur les scènes d’opéra, et il est déjà réclamé un peu partout, alors qu’il est encore en troupe à la Staatsoper de Stuttgart. Ici son Pelléas est proche de l’idéal, baryton clair (on dirait « baryton Martin »), voix jeune, inflexions multiples, sens de la couleur, accents, diction impeccables : tout définit le héros « enfant », qui est incapable de dissimuler (au contraire de Mélisande d’ailleurs, plus « adulte » de ce point de vue). Björn Bürger confirme ici être une des voix qui vont compter de plus en plus, parce qu’il a l’intelligence du texte, l’art d’entrer pleinement dans un personnage, et surtout une voix d’une belle ductilité et d’une rare qualité. C’est la perle de la soirée. Un immense Pelléas qui s’annonce.

Au total, une production qui tient la route par l’approche musicale, source d’émotions plus grandes que la mise en scène qui reste distanciée et ne réussit pas à résoudre les ambiguïtés de l’œuvre parce qu’elle part des déclarations d’intention et de Maeterlinck et de Debussy : la musique qui évoque ce que le texte ne dit pas l’intraduisible : « Il y avait là une langue évocatrice dont la sensibilité pouvait trouver son prolongement dans la musique et dans le décor orchestral. » ou « La musique est écrite pour l’inexprimable ».

Comment faire voir l’inexprimable sinon par l’abstraction ou l’idée qu’on s’en fait : c’était aussi le credo de Wieland Wagner. La chorégraphie est un élément qui tient un discours lui aussi au-delà du mot, mais je trouve le procédé répétitif dans un univers trop esthétisant (les menhirs de cristal… soit).  La production des Indes galantes à Munich, du même Cherkaoui avait une puissance tout à fait différente.

Il reste un spectacle bien réalisé qui ne laissera pas un mauvais souvenir, à cause de l’excellence musicale et d’une production très digne même si elle ne me touche pas. Mais de Genève je garde en moi le souvenir impérissable des très jeunes Simon Keenlyside et Alexia Cousin chapeautés par un José Van Dam, Golaud encore inaccessible dans la vision de Patrice Caurier et Moshe Leiser. C’était il y a 25 ans, et c’est toujours dans mon cœur.

À Genève, la danse parasite PELLÉAS et MÉLISANDE

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 29 octobre 2025

source: https://www.resmusica.com/2025/10/29/a-geneve-la-danse-parasite-pelleas-et-meli…

 

Après sa création à Anvers en 2018, sa reprise en streaming à Genève en 2021, Aviel Cahn reprend Pelléas et Mélisande de Claude Debussy dans la mise en scène des chorégraphes maison Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet débarquant leurs danseurs au milieu d'un plateau de chanteurs de très bonne facture et d'un Orchestre de la Suisse Romande dynamité par la belle baguette du chef slovaque Juraj Valčuha.

Lorsque que vous déjeunez dans un restaurant, on ne vous sert pas la côte de bœuf ou le bar en croûte avec l'éclair au chocolat ou le tiramisu. Ni le vin avec le café. C'est pourtant ce que nous cuisinent Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet dans cette production de Pelléas et Mélisande, l'opéra de Claude Debussy. Un spectacle de danse sur la même table qu'un opéra. Si au moins le premier complétait le second. Il ne fait que le parasiter. Tout comme au restaurant, la qualité intrinsèque du cuisinier ou celle du pâtissier ne sont pas mises en cause, ici, celles des metteurs en scène ou des chorégraphes ne font pas question. Mais ce mélange des genres est insupportable. Et cette intrusion de la danse dans un opéra écrit et composé comme une entité, c'est nier la confiance à l'œuvre musicale de Debussy et au livret de Maurice Maeterlinck. C'est aussi faire peu de cas de l'intelligence du public que de se croire obligé de lui expliquer par des gestes de danseurs ce que les chanteurs chantent avec la conviction incarnée de leurs personnages.

Et tant d'efforts pour quoi nous raconter ? Car, au vu de la performance des danseurs, que de répétitions, que de temps passé à mettre au point ces ballets de ficelles entravant puis libérant comme par enchantement ceux qui sont pris dans les mailles de ces filets improvisés. Que d'heures passées à régler les pas de ces huit danseurs dans les espaces scéniques occupés par les mouvements des chanteurs. Pour quoi nous raconter ? La jalousie de Golaud ? L'étrangeté de Mélisande ? La passion amoureuse de Pelléas ? Mais tout cela existe déjà dans la musique de l'opéra, Messieurs ! Certes, ils sont beaux vos danseurs. Bien sûr, les chorégraphies sont magnifiquement réglées, mais permettez tout de même qu'on se questionne sur la signification profonde de ces danseurs rampants, se contorsionnant tels des vers, sur le devant du rideau pendant que l'orchestre joue ses interludes. Peut-être qu'un véritable travail de mise en scène aurait permis d'occulter ces tomber de rideau et leurs étranges danses. Rappelons-nous que Debussy désirait que son opéra se déroule sans aucune interruption. On l'aura compris, toutes ces chorégraphies pour esthétiques qu'elles soient n'apportent rien à la dramaturgie de Pelléas et Melisande. Dans les quelques rares scènes où les danseurs sont absents, l'opéra, le théâtre soudain reprennent leurs droits. Le propos devient limpide. On vit l'action, on ressent pleinement l'implication du mot.

Nos lignes ont déjà longuement décrit les précédentes présentations de cette production. Nous n'y reviendrons pas ici, si ce n'est pour répéter qu'avec ce décor noir chargé d'angoisse et de drame (Marina Abramovic), nous avons les mêmes interrogations que nos collègues quant au fondement de ces stalactites qui encombrent la scène. Comme eux, on s'interroge sur ces costumes bien dessinés (Iris Van Herpen) contrastant avec la nudité quasi totale des danseurs évoluant dans un autre monde. Comme eux, nous avons apprécié ces belles et intelligentes projection vidéo (Marco Brambilla) prolongeant la rêverie d'un monde fait de fugitives mais intenses rencontres, de familles aux incompréhensions manifestes.

Le côté musical apporte une touche bienheureuse au malaise chorégraphique avec une Mari Eriksmoen (Mélisande) transformée au regard de sa prestation à Anvers. Composant un personnage admirable de retenue autoritaire, elle réussit, avec une belle douceur de voix d'affirmer un être, certes étrange et complexe, mais animé d'une grande vérité. Huit ans de métier ont forgé la soprano au caractère profond de cette Mélisande intègre. A ses côtés, le baryton Leigh Melrose (Golaud) lui aussi issu de la production originale d'Anvers campe, avec une voix puissante mais sans grande finesse, un personnage fruste qui n'a malheureusement que la jalousie à son répertoire. Nous aurions aimé qu'il montre que son amour pour Mélisande n'est pas seulement celui de l'objet possédé. Ainsi peut-être aurait-on apprécié un plus grand lyrisme dans sa voix. Avec le baryton Björn Bürger, cette production nous offre un très beau Pelléas. Alerte, beau, de belle prestance, il découpe avec une parfaite diction, un personnage très attachant. Débarrassés des danseurs, les duos du 4ème acte avec Mélisande sont admirables de sensibilité et de partage amoureux. La basse Nicolas Testé (Arkel) est impressionnant. Dans une élocution impeccable, il campe un roi d'Allemonde d'une autorité impérieuse. Une santé vocale à nous faire douter du grand âge de son personnage et de la maladie qui le poursuit. Mais ne nous plaignons pas, les chanteurs d'une telle qualité sont suffisamment rares pour ne pas s'en réjouir. Dans les rôles secondaires, on reste surpris de la timidité vocale de la mezzo française Sophie Koch (Geneviève). Et si le soin apporté aux phrasés, à la prononciation, à la projection vocale aux quelques mots que prononcent Mark Kurmanbayev (le Berger/le Docteur) nous ravit, la jeune soprano Charlotte Bozzi (Yniold) enchante l'auditoire avec sa présence admirable de justesse.

Mais toute cette belle musique ne serait pas aussi convaincante sans la prestation remarquable de l'Orchestre de la Suisse Romande sous la direction impliquée du chef slovaque Juraj Valčuha. Est-ce la précision ? Est-ce la célérité ? Est-ce la musicalité ? Ce sont probablement toutes ces qualités nécessaires plus un sens de l'immédiateté qui  génèrent cette intensité musicale qui, à tous instants, émerge de la fosse du Grand Théâtre de Genève pour accompagner, soutenir, dynamiser, donner vie au plateau des chanteurs. Rarement depuis cette fosse l'Orchestre de la Suisse romande n'a été aussi présent, aussi partie prenante de l'intrigue d'un opéra. Un véritable bonheur.

PELLÉAS et MÉLISANDE : des corps, des voix, un rêve

Mathieu Sariman – Olyrinx.com – 28 octobre 2025

source: https://www.olyrix.com/articles/production/8598/pelleas-et-melisande-debussy-gr…

 

Au Grand Théâtre de Genève, "Pelléas et Mélisande" (Claude Debussy) convainc par le dialogue sublimé entre corps et voix : la mise en scène et chorégraphie de Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui, portées par les danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève et de l’Eastman Dance Company, font du mouvement le partenaire dramaturgique du texte chanté, qui, avec le dispositif visuel imaginé par Marina Abramović autour de la figure du cercle structurant chaque tableau, et les costumes d’Iris van Herpen, installe un cadre intemporel et onirique.

 

La proposition scénique, tout en délicatesse et hors du temps, laisse le mouvement engendrer l’atmosphère onirique qui caractérise la soirée. Le dispositif repose sur quelques signes simples et épurés (un disque au fond qui accueille les images, un grand anneau tantôt couché, tantôt dressé, tantôt mobile, et des colonnes irrégulières comme des cristaux) que les variations de position, d’orientation et d’éclairage transforment, d’une scène à l’autre, en lieux distincts, nets, et, pourtant, seulement évoqués.

L’omniprésence du cercle structure la vision et installe l’idée d’un retour, tandis que le motif de l’emmêlement traverse tout : corps des danseurs qui s’entrecroisent, fils-cheveux de Mélisande qui prolongent les gestes tout en les entravant, silhouettes qui deviennent l’ombre des chanteurs. La chorégraphie organise la respiration et porte le sous-texte : les danseurs sont omniprésents pendant et entre les scènes, comme un ciment qui relie et supporte la dramaturgie. Cette dynamique originale ne se contente pas d’habiller le texte, elle offre aux chanteurs un appui décisif et instaure un équilibre lisible, où l’intensité circule : lorsque l’énergie des danseurs s’élève, le jeu des chanteurs s’emploie à la sobriété, presque flottant comme en songe (très saillant dans l’acte I et II). Lorsque les incarnations vocales s’enflamment, le mouvement se raréfie et se tend en poses prolongées. Et, aux moments clés, ces deux forces se rejoignent et s’amplifient.

Mari Eriksmoen, en Mélisande, privilégie la nuance sans amoindrir la portée du rôle et inscrit son art de dire au cœur de la déclamation soutenue propre à cet opus, où la clarté des mots porte l’émotion autant que la ligne. Elle file les piani avec un souffle long, tandis qu’un vibrato d’abord serré se stabilise sans troubler la pureté des voyelles. Lorsque la partition l’exige, elle ouvre l’aigu avec franchise et se projette au-dessus des tutti sans dureté, ce qui donne aux élargissements une véritable valeur expressive. Le « je ne suis pas heureuse » murmuré au mezzopiano touche par sa droiture : la diction précise et souple porte l’inflexion, et le legato assure la continuité, si bien que l’intensité naît du phrasé autant que du volume.

Björn Bürger dessine un Pelléas de médium solaire, riche en bas-médium et dans le cœur de la tessiture : la voix y porte une chaleur et une rondeur rassurantes. Si, aux limites hautes, l’émission se tend parfois, limitant ainsi l’impact, la ligne et le phrasé conservent leur précision tout du long. Il installe dès ses premières interventions une assise et maintient une diction qui laisse respirer chaque mot. Au fil des actes, il élargit la projection, y compris dans l’aigu, sans perdre la souplesse du legato, et il allège les attaques pour préserver cette douceur nerveuse qui fait avancer la phrase. Cette manière convient à la parole chantée de Debussy, qui appelle moins l’effet que l’inflexion : le baryton modèle les voyelles, articule des consonnes souples et fait naître la tendresse dans le phrasé plutôt que dans l’emphase.

Leigh Melrose incarne un Golaud qui ronge sa colère avant de la laisser mordre. Il clarifie chaque syllabe et impose une forme d’autorité par le rythme plus que par le volume. Après un début où l’orchestre l’emporte çà et là, il ancre l’émission, élargit l’arc dynamique et varie les attaques pour passer du suppliant au possédé. La jalousie se lit alors dans la cadence de la phrase : les syncopes, les resserrements et les relâches rapides frappent l’oreille sans exiger de forcer la hauteur. Le dernier acte se recueille dans de superbes piani filés, qui disent sobrement la défaite, avant une incarnation viscérale de la déchéance de son personnage.

Nicolas Testé prête à Arkel une autorité qui repose sur une assise grave bien ancrée, un legato tenu sans lourdeur, et une articulation homogène sur tout l’ambitus. Les graves se posent avec naturel, la colonne d’air reste régulière, et si quelques rares notes extrêmes cherchent l’appui dans l’acte IV, l’intonation se stabilise aussitôt pour laisser la parole rayonner.

Sophie Koch dessine une Geneviève à la prosodie claire qui se déploie sans sécheresse. Son timbre moiré éclaire la ligne même si dans le haut médium certaines voyelles se referment un peu tôt. Charlotte Bozzi fait exister Yniold par une projection nette et bien focalisée « dans le masque ». Si l’articulation se relâche par instants, le sens du rythme maintient la netteté du texte et la candeur pleine d’énergie du jeune garçon. En berger puis en médecin, Mark Kurmanbayev déploie une basse profonde et ronde dont la présence, brève mais sûre, installe un calme d’où la tension peut monter sans relâche, jusqu’au souffle final.

Le Chœur du Grand Théâtre de Genève n’apparaît pas sur scène, la production ayant recours à un enregistrement (réalisé en 2021 sous la direction d'Alan Woodbridge), qui s’intègre discrètement et brièvement au tissu sonore et renforce la couleur intemporelle et onirique de la soirée.

Dans la fosse, l’Orchestre de la Suisse Romande suit une battue qui refuse la pesanteur. Juraj Valčuha ménage des respirations aux interludes et veille aux équilibres dans les forte. Les bois murmurent avec élégance, les cordes tissent l’espace pour accueillir la déclamation, et l’ensemble progresse par flux harmoniques. Reste que, lors de quelques emportements, notamment autour de Golaud, la texture orchestrale gonfle au point de passer brièvement au-dessus de la ligne, en particulier dans les tutti où les consonnes se perdent. Cela reste ponctuel et devrait se résorber au fil des représentations, à mesure que plateau et fosse prendront leurs marques, d’autant que, la plupart du temps, un allant sans précipitation laisse le texte se déployer.

Cette proposition s’impose par l’entrelacement délicat des corps, du mouvement et des voix, qui installe un onirisme évocateur sans jamais enfermer la lecture. Le parti pris trouve, à raison, son public : la salle applaudit longuement les chanteurs et le chef, et, fait plus inhabituel, redouble d’énergie au salut des danseurs.

Genève – PELLÉAS et MÉLISANDE

André Peyrègne - classiquenews.com - 27 octobre 2025

source: https://www.classiquenews.com/critique-opera-geneve-grand-theatre-de-geneve-le-…

 

On connaissait, jusqu’à présent, le fil d’Ariane. Voici maintenant, au Grand-Théâtre de Genève, le fil de Mélisande. Ou plutôt, les fils au pluriel, car ils sont nombreux les fils dans ce Pelléas et Mélisande genevois – des fils qui se tendent, se croisent, se tissent, s’enlacent et se dénouent, autour des principaux personnages de l’opéra. Et qui est-ce qui tire tous ces fils ?

Huit danseurs que les metteurs en scène et chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet ont eu l’idée d’introduire dans ce spectacle. Omniprésents, ces hommes aux corps admirablement sculptés et aux attitudes de statuaire antique commentent avec leurs corps le déroulement de l’action, les sentiments des personnages ou les humeurs de la musique. On comprend la symbolique : les fils sont ceux de la vie, du destin, de la captivité, mais ils symbolisent aussi les cheveux de Mélisande, les cordes de son mystère, les fibres d’une âme qui s’échappe et s’enferme à la fois.

Il y a une autre symbolique dans ce spectacle : ce sont les cercles. Que de cercles ! L’anneau de Mélisande, la margelle de la fontaine, le ballon d’Yniold, et cet œil immense, projeté sur un écran en fond de scène qui d’abord nous regarde, puis se change en ciel constellé d’étoiles, en visions de cosmos et en explosion d’univers. Le cercle, forme parfaite sans commencement ni fin, rappelle l’infini, l’harmonie, le cycle de la vie, la rondeur du monde et de la chair. Mais il peut aussi être prison. Tout cela se passe dans un décor unique, sombre et abstrait, où, au milieu des fils et des cercles, se dressent des monolithes évoquant des brisures de diamant ou des fragments de météorites.

Tout cela est très esthétiquement beau, ésotériquement pensé, intelligemment maîtrisé, artistiquement réussi mais… trop abondant. Il y a trop de choses et de monde sur scène ! La mise en scène des deux chorégraphes – et de la scénographe Marina Abramovic – déborde tellement de corps et de symboles qu’elle arrive à saturer l’œil et l’esprit. La musique de Debussy – cette eau pure, ce tulle léger, avec ses frémissements de violon, ses soupirs de flûte, ses larmes de harpe, ses grondements de cuivres – n’a pas besoin de tout cela, elle peut se suffire à elle-même !

La distribution vocale est dominée par la magnifique Mélisande de la soprano norvégienne Mari Eriksmoen. Elle a cette « voix qu’on dirait passée sur la mer au printemps », comme cela est chanté dans l’opéra. À ses côtés, Nicolas Testé impose un Arkel de grand seigneur, Sophie Koch est une excellente Geneviève, tendre et grave à la fois ; et Charlotte Bozzi prête à Yniold son accent d’ange espiègle. Nous serons moins enthousiastes sur les voix de Pelléas et de Golaud, rôles respectivement tenus par Bjorn Burger et Leigh Melrose. Le timbre du premier est d’un métal trop tranchant pour le clair-obscur de Debussy, et celui du second a un caractère plus wagnérien que debussyste. Tous deux, néanmoins, habitent la scène avec vérité. 

Tout cela se passe sous la direction sérieuse du chef slovaque Juraj Valcuha, à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande en grande forme. En ce dimanche de changement d’heure, où l’hiver commençait à mordre en terre lémanique, les Genevois se sont pressés en foule pour assister à la Première, et ils l’ont beaucoup applaudie !…

PELLÉAS et MÉLISANDE as a dark, shining fairy tale

Elodie Olson-Coons - bachtrack.com - 27 octobre 2025

source: https://bachtrack.com/fr_FR/review-pelleas-melisande-jalet-cherkaoui-abramovic-…

 

The curtain rises on a stage sunk into darkness, at its heart a delicate spinning galaxy. Below, a spiky knot of dancers writhes. In a world of fog-enshrined forests and dangerous seaside grottoes, our heroine appears: Mélisande, blonde hair cascading down her shoulders, clad in gold, about to meet her future husband Golaud, who is on a hunt.

This is the Grand Théâtre de Genève’s Pelléas et Mélisande, as imagined by Damien Jalet, Sidi Larbi Cherkaoui and Marina Abramović: a revival of the 2021 pandemic-era streamed production, given a second chance to shine. And shine the production certainly does, nonstop. A staging by two choreographers and a performance artist is never going to be dull, though at times the aesthetic runs the risk of overwhelming the music.

The scenography is not subtle. At its heart, it draws on the symbolist keystones of Maeterlinck’s libretto, adapted from his own 1893 play: pure light and pure dark, innocence and loss. In reality, it sometimes ends up a little clunky, with the characters hobbled by their high-fashion outfits and Abramović’s giant plastic crystals littering the stage like playground equipment. But there is much to enjoy here, among the maximalism, especially if you’re willing to take the opera at more than face value.

The story is not quite as simple as it seems, a kind of profound melancholy infecting the edges of the old medieval tale of forbidden love. The palace is a place of closed doors, unspoken melancholy. The kingdom of Allemonde is struggling with famine. The beginning and end of Mélisande’s story are full of unanswered questions. And Debussy’s restrained writing for the voice is full of discreet treasures.

Mari Eriksmoen played Mélisande as otherworldly in her innocence, her voice liquid and clear, shading into girlishness. The audience went completely still for her goosebump-inducing unaccompanied folksong. She was well matched by Björn Bürger, a newcomer to this production, who brought a winning earnestness to Pelléas. Both did their best with Maeterlinck’s expository libretto, playing the characters completely straight, as innocents – sleepwalkers, to use Antonin Artaud’s term – caught in the grip of inescapable forces driving them towards an inexorable end.

Bringing these metaphorical forces to physical life, seven dancers chosen from the Eastman Dance Company and the Grand Théâtre ballet troupe, pure muscle and menace, move as one, almost silently, across the black stage. At several points, they spin a cat’s cradle of shining ropes binding the characters to one another, a metaphor that quickly transcends any risk of obviousness by force of sheer technical skill. When the dancers are onstage, it’s quite hard to look away. I’m still undecided as to whether this is a good thing for the production.

Admittedly, Debussy’s vocal score is not designed for soloists to show off. No virtuosic melodic leaps, no feats of Wagnerian power, no hummable arias: the composer wanted to create something more subtle, to move away from overtly dramatic operatic traditions, to write “antilyrical” lines that wouldn’t get in the characters’ way. Furthermore, to contrast with the busy stage and constant movement from the dancers, the soloists are largely static.

Leigh Melrose’s spellbinding performance as Golaud was the exception to this rule, an ambiguous character among childish ones, tortured, doubting, resisting his own worst instincts until cruelty and bitterness overcome him. His elegant, complex baritone sketched in additional depths to his character that the central pair simply didn’t get to show. There were some great voices among the secondary characters too, most striking of them all Nicolas Testé as Arkel, whose rich, dark tones filled the stage, radiating kindness in an ambiguous world. Charlotte Bozzi, meanwhile, was excellent as Yniold, Golaud’s son – a winning presence and an elegant timbre, with just a little more shading than a boy soprano could give the role.

Playing for the first time under Juraj Valčuha’s baton, the Orchestre de la Suisse Romande brought Debussy’s delicate, shimmering score to life with sensitivity and grace. The orchestral interludes sounded particularly wonderful. I wondered afterwards if this was simply because in these moments, the curtain fell, and some of the visual noise dropped away. Overall, I walked away from the Grand Théâtre feeling conflicted: there is much to admire, here – perhaps too much. Enough is as good as a feast.

Ginevra – PELLÉAS et MÉLISANDE

Federico Capoani – Connessi all’Opera.com – 29 ottobre 2025

source: https://www.connessiallopera.it/recensioni/2025/ginevra-grand-theatre-pelleas-e…

 

Quando Gabriel-Albert Aurier pubblicò nel 1891 sul Mercure de France un vero e proprio manifesto di pittura simbolista, indicò in cinque punti le caratteristiche dello stile:

«L’opera d’arte […] sarà: 1° Ideista, perché il suo unico ideale sarà l’espressione dell’Idea; 2° Simbolista, perché esprimerà quest’Idea attraverso le forme; 3° Sintetica, perché descriverà queste forme, questi segni, secondo un modo di comprensione generale; 4° Soggettiva, poiché l’oggetto non sarà mai considerato in quanto oggetto, ma in quanto segno di un’idea percepita dal soggetto; 5° (per conseguenza) decorativa — poiché la pittura decorativa […] non è che una manifestazione d’arte al contempo soggettiva, sintetica, simbolista e ideista.»

Di quest’introduzione abbiamo bisogno per parlare di Pelléas et Mélisande di Claude Debussy presentato al Grand Théâtre de Genève, in una produzione originata all’Opera fiamminga di Anversa, passata per Lussemburgo e ripresa per la seconda volta a Ginevra, finalmente dal vivo dopo una prima rappresentazione nel 2021 che la pandemia aveva costretto allo streaming. Perché il gioco di forme e di idee è il fulcro dello spettacolo immaginato da Sidi Larbi Cherkaoui e Damien Jalet, che sono, prima di tutto, due coreografi. Siamo allora agli antipodi del Pelléas iperrealista di Katie Mitchell di Aix-en-Provence: quest’Allemogne è fatta di forme geometriche, cerchi e cristalli (in una scenografia firmata nientemeno che da Marina Abramović), e proiezioni video di pianeti e galassie. Scelta che parrebbe più che appropriata, nello spirito simbolista.

Le immagini di scena, allora, restituiscono un mondo esteticamente appagante (per quanto le composizioni immortalate dall’obiettivo fotografico sembrino spesso più riuscite di come appaiono allo spettatore nel dipanarsi dello spettacolo). Ma in tutta questa armonia visuale, in questa simmetria, appunto, decorativa, resta una sensazione di freddezza, di distanza. Una sorta di mancanza di comunicazione tra l’universo dello spettacolo e quello evocato da Maeterlinck e Debussy.

Ammiriamo le costruzioni geometriche, ammiriamo l’abilità performativa degli otto danzatori del corpo di ballo del Grand Théâtre e dell’Eastman Dance Company che intervengono lungo tutto lo spettacolo, ora amplificando con i loro movimenti i gesti scenici dei personaggi, ora formando suggestive figure durante gli intermezzi sinfonici. Ammiriamo, dicevamo, l’eccezionale controllo di muscoli e articolazioni, ammiriamo le immagini… eppure resta un senso di vuoto, d’incompiuto. Vuoto e incompiuto che non corrisponde a un vago o un indefinito di leopardiana memoria: quello che invece ascoltiamo nella partitura.

L’impianto invece funziona quando le geometrie del paesaggio scenico assumono veramente un ruolo teatrale. Sono i capelli di Mélisande che, diventati lunghi fili (un mezzo assai caro a Cherkaoui, per chi ricorda il suo Idomeneo ginevrino) intrappolano vicendevolmente nella loro rete Golaud, Pelléas e infine Mélisande stessa. Ma in altri frangenti, solo i colori orchestrali distinguono il locus amoenus della fontana in cui giocano Pelléas e Mélisande dal locus horribilis della grotta in cui Golaud invia la sfortunata moglie a cercare l’anello perduto. Manca insomma quella dimensione sintetica che Aurier ci dice necessaria per l’arte simbolista, e che dà senso al simbolo secondo le sue percezioni soggettive. Manca insomma, per gran parte della serata, il legame tra le forma e l’idea che deve riflettersi nella trama e nella psicologia dei personaggi.

Per fortuna, allora, che in buca c’è l’Orchestre de la Suisse Romande. Un’orchestra che, fin dai tempi di Ernest Ansermet, è assai legata a Debussy e al repertorio coevo. Il suono diafano e la precisione quasi cameristica fanno dimenticare le dimensioni di un’orchestra sempre a suo agio in tutta la tavolozza dinamica e coloristica, che disegna i contrasti di luce e ombra ora con flauti e violini eterei, ora con i toni scuri dei fagotti e corni. Juraj Valčuha guida con estrema perizia questa macchina meravigliosa, disegnando le melodie e accompagnando certi diminuendi fino al nulla di rara perfezione. Ma è come se non si sentisse mai una tensione, una difficoltà, un’incertezza. Tutto accade naturalmente: la musica fluisce dalle mani di Valčuha all’orchestra, e nella sala, e il triplo pianissimo delle trombe negli accordi finali dell’opera lascia un senso di sublime, irreale bellezza.

Sul versante canoro, si dovrà osservare il fatto che nessuno dei protagonisti è di madrelingua francese: con il risultato che, alle volte, il testo risulta scandito con più attenzione al ritmo scritto che al flusso naturale della prosa di Maeterlinck. Il che non impedisce ai tre protagonisti di offrire un’ottima prova, pur nella diversità degli stili. Perché Leigh Melrose fa di Golaud un marito-padrone crudele e violento, usando ogni possibile effetto teatrale, compreso il parlato, per tratteggiare un antagonista irrequieto (un esempio: i ripetuti oui del quinto atto, quando Golaud chiede alla morente Mélisande la confessione della sua colpevolezza, non sono uno uguale all’altro, ma accompagnano la discesa di Golaud dalla certezza alla disperazione). Un canto duro, senza grazia, e che restituisce l’idea di un personaggio assai verista: ed è un’interpretazione chiaramente possibile, per quanto distante dal mondo onirico dello spettacolo.

Il Pelléas di Björn Bürger ha un’aria luminosa, di una dolcezza quasi belcantista sfoggiando un bel legato e una voce che, al centro, è delicata ed elegante, perfetta per le scene amorose. Peccato che gli acuti, che risentono di qualche difficoltà, risultino ogni tanto appiattiti e privi della stessa finezza timbrica. La norvegese Mari Eriksmoen, che assieme a Melrose è stata presente in tutte le riprese di questa produzione, dà a Mélisande una voce sottile ma che risalta nella tessitura acuta, dove le note acquistano una risonanza particolarmente brillante. Al contempo, conferisce ai gravi non meno sollecitati dalla scrittura di Debussy, specie verso la fine dell’opera, un colore caldo, che tratteggia una Mélisande più matura rispetto agli accenti quasi infantili del primo incontro con Golaud, e alla frivola lucentezza di quello con Pelléas. E quanta dolcezza in «Mes longs cheveux»…

Nicolas Testé esordisce con gravitas quasi spettrale, costruendo pian piano lungo l’opera l’umanità del personaggio del re Arkel fino a conferirgli, nel finale, un carattere compassionevole. Sophie Kock dà a Geneviève i tratti di ua madre distante e piuttosto autoritaria. Brava Charlotte Bozzi nel rendere Yniold credibile, trasmettendo assieme alle melodie infantili un senso di malessere per le violenze di cui il piccolo è vittima. Per concludere, Mark Kurmanbayev assolve con precisione ai brevi ruoli del pastore e del medico.

Insomma, dispiace un po’ che l’approccio geometrico di Cherkaoui e Abramović non risulti, in fondo, che in un’estetica fine a se stessa, che appaga gli occhi ma che difetta di una caratterizzazione teatrale. Ci dice ancora Aurier che nella pittura simbolista «i simboli, ossia le Idee, sorgono dalle tenebre, si animano, iniziano a vivere una vita che non è più la nostra vita contingente e relativa». Questo mancava nelle composizioni decorative che abbiamo visto sul palco del Grand Théâtre. A sopperire, e a corrispondere perfettamente alla definizione, è stata la sublime esecuzione dell’Orchestre de la Suisse Romande, vera trionfatrice della serata. Lo testimoniano d’altronde gli applausi finali: perché il più forte boato d’approvazione dal pubblico arriva proprio nel momento in cui, con il tradizionale gesto, Juraj Valčuha indica, dal palco, la buca dell’orchestra.