George Gershwin
Un Américain à Paris
Comédie musicale en 2 actes
Du 13 au 31 décembre 2025
| Direction musicale | Wayne Marshall |
| Mise en scène | Christopher Wheeldon |
| Chorégraphie | Christopher Wheeldon |
| Scénographie | Bob Crowley |
| Costumes | Bod Crowley |
| Lumières | Natasha Katz |
| Son | Jon Weston |
| Vidéos | 59 Studio |
| Jerry Mulligan | Robbie Fairchild |
| Lise Dassin | Anna Rose O'Sullivan |
| Milo Davenport | Emily Ferranti |
| Adam Hochberg | Etai Benson |
| Henri Baurel | Max von Essen |
| Madame Bauret | Rebecca Eichenberger |
| Olga | Julia Nagle |
| Mr Z. | Todd Talbot |
| Mr. Dutois | Charlie Bishop |
Orchestre de la Suisse Romande
Un Américain à Paris
Grand Théâtre de Genève
Vos critiques
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Revue de presse
Gershwin fait swinguer Genève
Claudio Poloni - concertonet.com – 19 décembre 2025
source: https://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=17361
Pour les fêtes de fin d’année, le Grand Théâtre de Genève a eu l’excellente idée de programmer non pas une opérette – comme c’est généralement le cas – mais la comédie musicale Un Américain à Paris, en première suisse. Basé sur le film éponyme de Vincente Minelli (réalisé en 1951, avec Gene Kelly et Leslie Caron, et récompensé par six Oscars), qui était lui‑même inspiré du poème symphonique de Gershwin, le spectacle a été créé au Théâtre du Châtelet en 2014, avant de triompher à New York, à Londres puis un peu partout dans le monde et de récolter plusieurs Tony Awards. Dix ans plus tard, il n’a pas pris une seule ride et a été ovationné par le public genevois, enthousiasmé par cet hymne à la joie de vivre après des heures sombres.
La partition comprend bien évidemment le poème symphonique de Gershwin An American in Paris ainsi des tubes tels que « I’ve got rythm », « The Man I Love » ou encore « S’wonderful », mais aussi des pages un peu moins connues, comme des extraits du Concerto en fa pour piano et orchestre ou de l’Ouverture cubaine, sans parler de passages beaucoup plus confidentiels, le tout dans un agencement parfaitement fluide. La musique est un habile mélange de jazz, de blues et de mélodies françaises, avec force rythmes syncopés et passages lyriques.
L’intrigue se déroule peu de temps après la Seconde Guerre mondiale : Jerry Mulligan, un ancien G.I., décide de s’installer à Paris pour y étudier la peinture. Il loue une chambre en plein cœur de Montmartre et se lie rapidement d’amitié avec Adam Cook, un pianiste, américain exilé comme lui. Adam était autrefois l’accompagnateur d’Henri Baurel, un chanteur devenu célèbre. Celui‑ci vient rendre visite aux deux compères. Il est fiancé à Lise, une vedette de music‑hall, dont Jerry tombe fou amoureux. Adam est, lui aussi, sous le charme de Lise. Autour de ce petit monde gravite en outre Milo Davenport, une belle mécène américaine éprise de Jerry.
Le spectacle conçu par Christopher Wheeldon recrée une atmosphère parisienne particulièrement vibrante, avec des scènes quotidiennes animées, évoquant l’effervescence de la ville. On le sait, le poème symphonique Un Américain à Paris a été composé par George Gershwin en 1928, inspiré par son voyage en Europe, capturant les sons de la ville avec l’utilisation de klaxons d’automobiles. Sur un écran dressé au fond de la scène sont projetés des immeubles haussmanniens, des façades de gares, les bords de Seine ou encore la place de la Concorde, alors que sur le plateau, la capitale française est évoquée par des colonnes Morris ou des lampadaires. Les différents tableaux s’enchaînent sans aucun temps mort et les costumes sont un régal pour les yeux. Contrairement au film, le livret de Craig Lucas évoque aussi des aspects plus sombres tels que la vie quotidienne à la Libération, la collaboration, avec son lot de femmes tondues, ou encore le retour des camps.
Le spectacle est d’abord un ballet. On retrouve le Jerry de 2014 de Robbie Fairchild – ancien danseur principal du New York City Ballet – toujours aussi lumineux et élancé. Anna Rose O’Sullivan – danseuse étoile du Royal Ballet de Londres – incarne avec brio une Lise gracieuse et très élégante. Leur formation classique leur permet d’être aussi à l’aise dans les pas de deux que dans les scènes plus jazzy. Les autres membres de la troupe sont à l’avenant, tous d’excellents danseurs qui sont aussi de très bons chanteurs et comédiens, à l’instar des artistes anglo‑saxons de comédie musicale. Sous la direction de Wayne Marshall, l’Orchestre de la Suisse romande, qui sort pour l’occasion de son répertoire, livre une performance vive et animée, soulignant chaque détail de la partition. Un superbe spectacle de fêtes de fin d’année.
"Un Américain à Paris", un antidote magnifique à la morosité
Melissa Härtel – RTS – 18 décembre 2025
source: https://www.rts.ch/info/culture/musiques/2025/article/un-americain-a-paris-au-g…
Avant de fermer les portes de sa vénérable bâtisse de la Place de Neuve pour rénover sa machinerie et poursuivre sa saison au BFM, le Grand Théâtre de Genève clôt l'année 2025 de manière explosive avec "Un Américain à Paris", spectacle flamboyant et virtuose. A voir jusqu'au 31 décembre.
Des chorégraphies enchanteresses, des airs énergiques tout comme langoureux, des interprètes de haute voltige et un enthousiasme contagieux: les ingrédients d'"Un Américain à Paris", véritable hymne à la vie proposé actuellement sur la scène du Grand Théâtre de Genève, proposent de quoi retrouver le sourire en cette fin d'année parfois teintée de grisaille.
Car la version genevoise de cette comédie musicale, dont la musique est signée des frères George et Ira Gershwin, est celle du chorégraphe star des scènes dansées anglo-saxonnes, Christopher Wheeldon. Elle a été créée à Paris en 2014 avant de mettre le cap sur Broadway et a valu à Wheeldon plusieurs récompenses, dont un Tony Award de la meilleure chorégraphie.
Un Paris meurtri
Contrairement au film de Vincente Minnelli (tourné en 1951), le chorégraphe britannique a placé l'action au moment de la Libération de Paris et offre une vision de la capitale moins idéalisée.
"Quand le film a été réalisé, le monde récupérait encore de cette terrible guerre et tout était focalisé sur la romance, l'amour, la lumière, donnant une image de Paris très hollywoodienne. Nous avons vu une opportunité de montrer ce que Paris était vraiment après la guerre, et de remettre la romance un peu plus dans la vérité historique", indique Christopher Wheeldon dans le 19h30 du 15 décembre.
Un show spectaculaire
De fait, le début du spectacle, tout en nuances de noir et blanc, donne à voir les souffrances de la population parisienne, encore soumise au rationnement et aux actes de vengeance populaire pour collaboration. Mais très vite, grâce aux décors enchanteurs et aux costumes chatoyants, tous deux signés Bob Crowley, on bascule dans un show spectaculaire qui déborde de vitalité et de couleurs.
Les éléments de décors sont montés sur roulettes et déplacés prestement par les danseurs et danseuses, dans un joyeux tourbillon. Des projections réalistes permettent au tout de prendre vie, figurant les rayons des Galeries Lafayette, les bords de la Seine, ou encore les boulevards haussmanniens.
"Un Américain à Paris" raconte l'histoire de Jerry Mulligan, un ancien G.I. resté à Paris qui tente de vivre de sa peinture. Il tombe sous le charme d'une ballerine française, Lise Dassin, elle-même promise à Henri Baurel, ami de Jerry, fils d'industriels français fortunés qui se rêve vedette de music-hall. Aux côtés d'Adam Hochberg, charismatique pianiste américain sans le sou, lui aussi amoureux de Lise, Jerry et Henri forment un trio d'artistes dont l'urgence de vivre, après les horreurs de la guerre, s'épanouit dans l'effervescence de la vie parisienne.
Duo solaire
En Jerry Mulligan, l'ancien danseur principal du New York City Ballet Robbie Fairchild, qui créa le rôle en 2014, est éblouissant. Excellent acteur dans les scènes parlées et chantées, il compose avec la danseuse étoile anglaise Anna Rose O'Sullivan (Lise), elle aussi formidable de justesse en frêle ballerine durement éprouvée par son histoire familiale, un duo solaire et virtuose.
Dans les rôles d'Henri et d'Adam, Max von Essen et Etai Benson sont eux aussi très convaincants dans les scènes chantées, parlées ou dansées. Car ce spectacle, finalement, est un immense hommage à la danse, classique ou plus contemporaine, et aux chorégraphes de légende comme Roland Petit ou Jerome Robbins. Christopher Wheeldon offre à ses danseurs et danseuses des chorégraphies stupéfiantes et ingénieuses, sublimées par un casting de haut vol.
Un large orchestre
Au diapason, l'Orchestre de la Suisse romande, qui bénéficie d'une orchestration plus large qu'à Broadway ou Londres (45 musiciens contre une petite vingtaine habituellement), s'épanouit brillamment dans ces pages de Gershwin à la fois moelleuses et piquetées de klaxons.
Le charismatique chef d'orchestre Wayne Marshall, fin connaisseur des compositeurs étasuniens du XXe siècle, met tout son talent au service de cette superbe musique, qui méritait bien une comédie musicale à succès pour sa reconnaissance.
« Un Américain à Paris » éblouit Genève
Paul-André Demierre - crescendo-magazine.be - 17 décembre 2025
source: https://www.crescendo-magazine.be/un-americain-a-paris-eblouit-geneve/
Pour conférer un caractère festif aux représentations de fin d’année, monnaie fort rare lors des dernières saisons, Aviel Cahn, le directeur du Grand-Théâtre de Genève, a la judicieuse idée de présenter Un Américain à Paris dans la mise en scène et la chorégraphie de Christopher Wheeldon dont la création avait eu lieu au Théâtre du Châtelet à Paris le 10 décembre 2014.
D’après le ballet rhapsodique pour orchestre que George Gershwin avait composé en 1928, Alan Jay Lerner avait élaboré en 1950 un livret qui avait constitué le scénario du célèbre film de Vincente Minnelli réunissant Gene Kelly, la toute jeune Leslie Caron, Georges Guétary et le pianiste Oscar Levant et compilant nombres d’extraits de comédies musicales du même Gershwin. Pendant cinquante ans, dans les cartons de nombreux producteurs, dort le projet d’un véritable spectacle sur les planches. Et c’est à New York que prend forme la production de Christopher Wheeldon collaborant avec Bob Crowley pour les décors et costumes, Natasha Katz pour les lumières, Christopher Austin pour les orchestrations et Craig Lucas pour la réécriture du livret. Les représentations parisiennes de novembre et décembre 2014 remportent un triomphe qui se prolongera à Broadway dès mars 2015 pour 623 représentations qui décrocheront quatre Tony Awards. A une tournée américaine pendant deux ans succéderont des représentations à Londres, en Chine, au Japon et en Australie avant un come back à Paris en 2019.
Genève a donc le plaisir d’accueillir une partie de la troupe originelle dont le prodigieux Robbie Fairchild dans le rôle de Jerry Mulligan (que j’avais eu la chance d’applaudir à Paris le 31 décembre 2014).
Il faut dire que, dès le début du spectacle, paraît le pianiste Adam Hochberg (campé remarquablement par Etai Benson) qui évoque ses souvenirs alors que l’Orchestre de la Suisse Romande cherche ses marques dans l’une des introductions du Concerto en fa sous la direction de Wayne Marshall, vieux loup de mer en la matière, qui rapidement dynamise le discours avec une énergie sans pareille, tandis que la vidéo se focalise sur le Paris de fin de guerre avec la Libération et les atrocités de la délation et de l’arrestation des collabos. Mais les quelques éléments de décor sur roulettes changés à vue permettent un enchaînement des scènes qui se produit sans coup férir, nous amenant ainsi l’élégant Henri Baurel du ténor Max von Essen qui personnifie le dandy fortuné masquant sous la timidité ses velléités de chanteur que finira par révéler un cabaret de Montmartre. Se constitue ainsi le trio d’artistes improbable réunissant deux ex-GI, Jerry le peintre et Adam, le pianiste-compositeur, et Henri, le crooner en herbe français. Les cartes sont brouillées par l’apparition de Lise Daussin incarnée par Anna Rose O’Sullivan à l’émission vocale un peu pointue que compensera son talent de danseuse de haut niveau qui subjuguera aussitôt les deux Américains. Dans l’obligation morale d’épouser Henri Baurel, elle se montre extrêmement touchante, car fille du majordome juif de la famille, elle lui doit sa survie, à la suite de l’arrestation de ses parents. Lors d’une audition pour les ballets du Châtelet à laquelle se présente Lise, Jerry rencontre une richissime mécène américaine, Milo Davenport, campée par Emily Ferranti avec ce timbre guttural que peut se permettre la grande dame côtoyant les gloires picturales du moment, les Picasso, Utrillo, Rouault, et qui songe à financer la saison du théâtre parisien, à condition qu’Adam conçoive la musique et Jerry, les décors du ballet dont Lise devrait être la prima ballerina, ce que refuse Mr. Z, le maître de ballet courroucé personnifié par Todd Talbot. S’avère émouvante la composition de Rebecca Eichenberger, Mme Baurel, la mère d’Henri, engoncée dans ses principes, qui finira par laisser parler son cœur, lorsque son époux (Scott Willis) se dira admiratif du talent vocal de son fils.
Dans les longues séquences de ballet élaborées sur les musiques de Second Rhapsody, Cuban Overture, An American in Paris, le décorateur Bob Crowley semble seconder les goûts de la mécène en confiant le cadre scénique à la nouvelle vague des Kandinsky et Mondrian. Y brille, comme dans l’ensemble du spectacle, Robbie Fairchild qui, à sa superbe de crooner patenté, allie la technique chevronnée d’un premier danseur du New York City Ballet et qui porte à bout de bras la production avec le soutien de l’infatigable Wayne Marshall dans la fosse d’orchestre.
Le soir de la première du 13 décembre, lorsque tombe le rideau, les spectateurs galvanisés bondissent sur leurs pieds pour ovationner longuement l’ensemble du plateau, ce qui ne s’est pas vu depuis belle lurette dans ce théâtre souvent sacrifié à des mises en scène qui ne font pas l’unanimité !
Genève succombe au charme de "Un Américain à Paris"
Stéphane Lelièvre - premiereloge-opera.com - 17 décembre 2025
source: https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2025/12/17/u…
La comédie musicale créée au Châtelet en 2014 poursuit son tour du monde et fait escale à Genève, où le public lui réserve un accueil triomphal. Dix ans après la création du spectacle, sa magie demeure intacte.
On aurait tort de réduire Un Américain à Paris au poème symphonique de 1928 dans lequel Gershwin évoque le séjour qu’il effectua à Paris dans les années 20, ou encore au film mythique de 1951 réalisé par Vicente Minnelli : depuis 2014, Un Américain à Paris est aussi une comédie musicale à part entière, créée triomphalement au Théâtre du Châtelet avant de conquérir les scènes américaines, puis internationales – jusqu’à la Chine. Le spectacle présenté ce 16 décembre au Grand Théâtre de Genève rappelle avec éclat à quel point cette adaptation est une réussite artistique majeure.
L’œuvre est en effet remarquablement conçue. Loin de n’être qu’une simple transposition scénique des événements constituant la trame narrative du film, elle s’approprie son synopsis pour l’enrichir de ramifications donnant aux situations et aux personnages une épaisseur nouvelle tout à fait bienvenue, et permettant d’introduire dans l’œuvre certaines pages musicales nouvelles. Le mérite en revient au librettiste Craig Lucas – né en 1951, l’année même de la sortie du film de Minnelli ! –, qui respecte l’esprit du film originel tout en s’en émancipant avec intelligence. Le résultat est un spectacle d’une cohérence rare, un enchantement permanent pour les yeux comme pour les oreilles.
La mise en scène et la chorégraphie de Christopher Wheeldon sont une absolue réussite. En un clin d’œil et comme par magie, les tableaux se succèdent : un piano disparaît et fait place à une tour Eiffel ; la loge de Lise s’évanouit et est remplacée par la scène du Châtelet (avec vue sur la fosse d’orchestre et les fauteuils des spectateurs) ; les quais de la Seine font place en un instant au salon des Baurel… C’est on ne peut plus spectaculaire tout en restant miraculeusement léger, fluide, et surtout d’une élégance et d’une poésie constantes. Qu’il s’agisse d’évoquer le Paris de l’immédiat après-guerre (dès le tableau initial), l’intimité des scènes d’intérieur, le rayon parfumerie des Galeries Lafayette ou un cabaret de Montmartre, les décors (de Bob Crowley, qui signe aussi les superbes costumes), d’une remarquable force évocatrice, se meuvent sur scène comme par magie, redessinant constamment l’espace et contribuant pleinement à la narration sans jamais l’alourdir.
Les chorégraphies, apportant en permanence au spectacle la touche poétique ou dramatique idoine, sont tout simplement époustouflantes. La réussite musicale est elle aussi superlative. À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Wayne Marshall — grand spécialiste des compositeurs américains du XXᵉ siècle — insuffle un swing, une précision rythmique et une générosité sonore exemplaires. L’orchestre, que l’on n’associe pas spontanément à ce répertoire, impressionne par sa formidable capacité d’adaptation et son engagement total.
Sur scène, la troupe d’artistes rallie tous les suffrages. Les rôles principaux éblouissent par leur virtuosité et leur aisance à chanter, danser et… chanter tout en dansant ! Le casting, particulièrement habile, repose sur des personnalités nettement différenciées, tant physiquement que vocalement. Robbie Fairchild incarne un Jerry Mulligan irrésistible de romantisme léger et souriant. Max von Essen, en Henri Baurel, est absolument remarquable : fort de ses nombreux succès sur les scènes américaines, il excelle à traduire la timidité, les hésitations et les questionnements du personnage. Il fait par ailleurs montre d’une fort belle assurance vocale dans les parties chantées. Etai Benson est parfait en Adam Hochberg, notamment dans la scène hilarante où il tente de séduire Lise Dassin avec une maladresse savoureuse. Ces trois voix masculines possèdent leurs particularités propres, qui leur permettent de se distinguer clairement y compris lorsqu’elles s’unissent dans des numéros de trio emblématiques comme le ‘S Wonderful du premier acte.
Anna Rose O’Sullivan apporte à Lise Dassin une grâce chorégraphique lumineuse et se montre tout à fait convaincante vocalement. Scott Willis et Rebecca Eichenberger sont irrésistibles de drôlerie en Monsieur et Madame Baurel, tandis qu’Emily Ferranti remporte un franc succès en Milo Davenport, grâce à une voix de caractère qui contraste judicieusement avec le timbre plus épuré de Lise.
Le public, conquis — et comment ne pas l’être ? — réserve un triomphe à l’ensemble des artistes. Un Américain à Paris s’impose comme le spectacle idéal pour les fêtes de fin d’année, à ne manquer sous aucun prétexte ! Joué à Genève jusqu’au 31 décembre, il laisse une question brûlante dans son sillage : à quand une reprise parisienne ?
La fête à Genève pour "An American in Paris"
Guy Cherqui — wanderersite.com - 17 décembre 2025
source: https://wanderersite.com/opera/la-fete-a-geneve-pour-an-american-in-paris/
C’est une réussite qui en même temps était attendue.
An American in Paris dans la production du Châtelet de 2014, signée Christopher Wheeldon a remporté 4 Tony Awards et a fait le tour du monde, triomphant partout.
Le Grand Théâtre de Genève, pour clore l’année et marquer les fêtes, mais aussi pour marquer sa propre fermeture pour travaux pour une longue période accueille donc un des spectacles les plus courus des dernières années, et fait entrer la comédie musicale alla grande dans son répertoire.
La distribution réunie compte pour l’essentiel des artistes qui ont participé aux différentes éditions et reprises du spectacle, mais aussi des nouveaux venus, et bénéficie en fosse d’un orchestre symphonique, l’Orchestre de la Suisse Romande en grande forme et d’un chef spécialiste de ce répertoire, Wayne Marshall.
Le résultat reçoit évidemment un accueil triomphal, d’abord parce que le spectacle est réalisé de main de maître, sans un faux pas, mais aussi parce que le livret a une épaisseur que le film de Vincente Minelli qui est la référence de base, n’avait peut-être pas.
À tous niveaux, l’excellence, le plaisir, la fête, mais aussi l’émotion.
Prémisses
Le film porte le titre de An American in Paris, se référant au poème symphonique de Gershwin créé en 1928. Gershwin lui-même meurt en 1937, et donc le film de Vincente Minelli de 1951 inclut évidemment d’autres pièces de Gershwin, les lyrics étant signés d’Ira Gershwin, le frère ainé de George, qui meurt en 1963. Malgré les tentatives, aucun Musical ne fut tiré du film. Ce n’est qu’en 2014, 63 ans après le film, que le théâtre du Châtelet, alors dirigé par Jean-Luc Choplin, crée le musical, avec un livret revu par Craig Lucas, en étroite collaboration avec Broadway, où ont eu lieu toutes les répétitions.
Sans entrer dans le détail, le livret de Craig Lucas part de la donnée de base : trois artistes (voir un peintre, Jerry, un chanteur, Henri, un pianiste-compositeur juif, Adam) sont amoureux de la même jeune fille, Lise Dassin, jeune juive cachée pendant la guerre par une famille de la bourgeoisie française aisée, les Maurel, et promise à leur fils Henri qui leur cache sa carrière de chanteur.
La jeune Lise est fille d’une danseuse célèbre, Arielle Dassin, déportée avec son mari dans les camps nazis (on l’apprend par incise) et aimerait suivre l’exemple de sa mère, mais pour gagner sa vie, elle travaille au rayon parfumerie des Galeries Lafayette. Jerry tombe amoureux d’elle, elle l’aime aussi mais ne veut pas rompre sa promesse auprès d’Henri.
Au lendemain de la guerre, il n’y pas beaucoup d’argent en France et une mécène américaine, Milo Davenport, promet à Jerry de le soutenir, tandis qu’elle essaie de monter un spectacle autour du talent de Lise pour le Châtelet.
Le spectacle réussit à se monter, dans des décors peints par Jerry, une musique composée et dirigée par Adam, et c’est évidemment un triomphe, mais Lise maintient sa promesse et s’en retourne vers Henri.
Celui-ci, ayant compris que la jeune fille aime ailleurs, la libère de sa promesse, Lise revient alors à Jerry, seul au bord de la Seine, ils s’enlacent, ils dansent. Rideau.
L’intelligence du livret se lit à plusieurs niveaux. En faisant de Lise une jeune juive sauvée par une famille française, on se réfère à une période noire de notre histoire, et en même temps à la permanence d’une véritable humanité, malgré les circonstances. Elle s’appelle Dassin, référence évidente à Jules Dassin, autre juif dont le nom lui a été donné au moment de son arrivée comme immigré aux USA.
En montant le spectacle de ballet au Châtelet, le spectacle constitue aussi un hommage à ce théâtre et à son rôle dans la vie musicale du XXe siècle, notamment en ce qui concerne la danse (on y a créé Daphnis et Chloé de Ravel, Petrouchka de Stravinski, les ballets russes de Diaghilev y ont dansé etc…). C’est un théâtre de la modernité, mais c’est aussi après-guerre le théâtre de l’opérette à grand spectacle, c’est-à-dire d’un genre musical léger, qui se nourrit des modes allemandes et américaines en la matière (il suffit de penser à L’Auberge du Cheval blanc, l’opérette berlinoise de Benatzky des années 1930 qui revient dès 1948 relativement américanisée).
Enfin, le spectacle montre le soutien des fonds américains à l’Europe renaissante et leur rôle dans ces années de reconstruction (Le rôle de la mécène Milo Davenport), mais aussi propose une vision idyllique de Paris, avec les clichés d’usage, la tour Eiffel, Le pont des Arts, le Châtelet, le Ritz, qui fonctionne toujours dans la comédie musicale et le cinéma : il nous suffit aussi de penser au film Gigi (1958), avec Maurice Chevalier et de nouveau Leslie Caron, dirigé lui aussi par Vincente Minelli. Paris fait toujours rêver et les œuvres qui en réveillent les imaginaires remportent toujours un énorme succès, comme le film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet (2001) ou à la série plus récente Emily in Paris (2020). Paris excite les imaginaires américains, qu’il me soit permis de réveiller des souvenirs d’adolescence, dans mon premier voyage à New York, en 1967, où les chauffeurs de taxi systématiquement nous parlaient d’Edith Piaf ou chantaient Maurice Chevalier.
En ce sens, le « script » américain joue sur du velours, ce velours parisien qui fit aussi la gloire des revues des Folies Bergère ou du Casino de Paris.
Mais là, on est au Châtelet, le théâtre de la Ville de Paris, qui sous le règne de Jean-Luc Choplin (actuel directeur du Lido2 dont nous venons de rendre compte des Demoiselles de Rochefort) a fait de la comédie musicale l’axe essentiel de sa politique.
C’est justement l’excellent idée de Craig Lucas, l’auteur du livret, qui modifie le script du film suffisamment pour lui donner plus de poids, sans rien enlever de l’optimisme, de l’agilité, et de l’efficacité de la trame.
Le Film comme le Musical ont été réalisés après la mort de George Gershwin qui pour la scène n’a écrit qu’un seul opéra, Porgy and Bess (1935), mais qui a laissé une large production de comédies musicales, un fonds suffisant pour y puiser chansons et pièces, jazzy ou non dans ce qui fera la ligne musicale du film, puis, bien plus tard, en fait 63 ans après, le musical, parmi elles, citons le concerto en fa (1925) ou la Seconde Rhapsodie pour piano et orchestre (1931) ou les chansons The Man I Love (1930) ou I Got Rhythm (1924) composées pour d’autres comédies musicales. C’est donc en quelque sorte un montage, on dirait aujourd’hui ou au XVIIIe, « un pasticcio », si bien fait qu’on ne voit rien qui ne semble évident, fluide et surtout naturel.
Le pasticcio conçu par Craig Lucas
L’idée de Craig Lucas est d’honorer Gershwin, compositeur juif (son nom est Jacob Gershowitz), pianiste, mais aussi peintre en faisant des trois personnages centraux une sorte de composition qui à trois, évoquent la personnalité du compositeur, elle est aussi de glisser dans l’histoire la question juive, à travers le compositeur-pianiste, Adam Hochberg, et enfin de laisser au public le soin de déduire la question de la Shoah, à travers le personnage de Lise dont les parents ont été déportés.
Il n’y a pas non plus de personnage négatif, juste les parents d’Henri, riches bourgeois, qui découvrent que leur fils ne veut pas reprendre l’entreprise familiale mais faire une carrière de chanteur, ce qui dérange singulièrement leurs plans.
Au total, l’entreprise consiste à vouloir monter un spectacle qui valorise Lise Dassin, les décors de Jerry, la musique d’Adam, et en fasse une sorte de spectacle de la « renaissance » d’un Paris rêvé, souriant et sans cesse disponible pour l’art…
La production
Ça n’est jamais superficiel comme on l’a dit, jamais ridicule, et la mise en scène de Christopher Wheeldon, aidée des décors souples, mobiles, de Bob Crowley, qui structurent l’espace et sont suffisamment légers pour entrer et sortir rapidement, pour accrocher les projections vidéos, pour dégager sans cesse de larges espaces pour la danse et surtout pour permettre à la production de tourner sans structures trop lourdes.
Les costumes, de Bob Crowley sont efficaces, élégants, jamais surchargés et pour le ballet final, inspirés de Piet Mondrian, mort à New York en 1944, pionnier de l’abstraction, et installent évidemment l’idée de pont entre Paris et New York entre l’Amérique et l’Europe, comme allusion au rôle de la peinture dans les ballets du XXe,
Pour qu’un Musical fonctionne, il faut que tout fonctionne dans une fluidité telle que le spectateur ne s’aperçoive jamais qu’on passe de la parole au chant et à la danse. C’est cette fluidité-là qui est proprement la signature d’une comédie musicale à l’américaine, qui vous prend, vous emporte et ne vous laisse jamais au milieu du gué. Conçue un départ comme un récit de Adam, le compositeur, à son piano (puis à la tête de l’orchestre lors de la première au Châtelet), amoureux de Lise, mais qui finit par sublimer cet amour en faisant de Lise un personnage de son œuvre, la production joue sur le flashback, avec sa discrète ironie, ses illusions, et en même temps emporte le spectateur directement vers la fin où Etai Benson entame un magnifique They Can’t Take That Away From Me.
Les décors, nous l’avons souligné, entre façades d’immeubles, vues de Paris, Sacré Cœur, Notre Dame, Colonnes Morris, Colonne Vendôme (le Ritz) renvoient à un Paris de clichés, mais sans exagérer, et de discrètes allusions renvoient aussi à la peinture (vue des barques dans la Seine, qui ont quelque chose d’un tableau à la Monet). En bref il y a quelque chose de poétique, d’évocatoire, jusqu’à l’image de la salle du Châtelet, évidemment conçue pour le public parisien, et à la gloire du théâtre, pour un effet de salle au miroir qu’à Genève on ne peut obtenir, mais qui ne dure que le temps que l’effet s’estompe pour que le ballet reprenne l’initiative.
Tout y passe, les revues à trucs en plume, paillettes et strass, comme I build a Stairway to Paradise qui enthousiasme le public genevois, les ballets un peu « modernes » (Mondrian…), allusion comme on l’a dit aux traditions des ballets « modernes », russes ou autres qui se sont illustrés au Châtelet. Tout cela est cité et évoqué, crée une ambiance, un arrière-plan qui souligne une vérité banale en soi, mais qu’il est toujours bon de rappeler : dans les moments difficiles, quand la crise est passée, l’art est toujours là pour transcender l’humanité. En cela le message est clair. Mais la production mélange intelligemment à la fois la tradition des revues à la Ziegfeld et des ballets contemporains, montrant ainsi que Gershwin est l’un et l’autre, classique et jazzy, en faisant un des compositeurs les plus singuliers du XXe.
Les artistes de la distribution ont tous plus ou moins participé à l’une des éditions, la première en 2014 (comme Robbie Fairchild, qui chante et danse Jerry, ou Max von Essen qui est ici Henri, Emily Ferranti en Milo Davenport) ou à Broadway ou pendant la tournée. Tous portent avec efficacité l’esprit de la production et de l’œuvre.
Robbie Fairchild, ex-danseur du New York City ballet, est Jerry, comme en 2014, toujours efficace, toujours frais, formant avec Anna Rose O’ Sullivan un couple presque idéal parce qu’ils sont tous deux de formation classique.
J’ai beaucoup aimé la Lise de Anna Rose O’ Sullivan, dont c’est le premier Musical ; danseuse étoile (« Principal ») du Royal ballet de Londres actuellement la compagnie de danse classique la plus importante en Europe occidentale, avec des solistes stratosphériques, elle apparaît allier fragilité et décision, modestie et engagement : détail amusant, elle vient de triompher en prenant le rôle de La fille mal gardée de Herold à Londres, qui s’appelle Lise aussi. D’une Lise à l’autre, elle réussit à imposer le personnage scéniquement, avec une perfection dans les mouvements mais chantant également avec une jolie voix et en imposant un profil particulièrement émouvant : une entrée en Musical réussie : elle y est prodigieuse.
Excellent également Etai Benson, qui est Adam le compositeur-chef d’orchestre, plus heureux en art qu’en amour, qui sait aussi avoir un regard distancié, ironique sur son personnage, et qui ouvre et ferme l’œuvre avec une vraie délicatesse, voilà un vrai profil, bien dessiné, qui a prise sur la salle.
Henri Maurel, le fils des Maurel qui chante et préfère Broadway au destin voulu pour lui par ses parents, est aussi très bien campé par Max von Essen, avec sa gentillesse, sa modestie et son allure un peu empruntée qui se transforme dès qu’il chante avec une vraie personnalité.
Milo Davenport, c’est l’actrice Emily Ferranti, qui soutient par son mécénat tout ce beau monde, avec une tenue et une élégance scénique notables.
Le couple Maurel est sans doute celui le plus « croqué », bourgeoisie un peu coincée, mais qui a quand même caché une jeune juive, avec Scott Willis, le père, séduit par la performance du fils et Madame Maurel, irrésistible en bourgeoise sur qui tombent trop de nouvelles à la fois, interprétée par une Rebecca Eichenberger là encore jamais exagérée, qui en fait juste ce qu’il faut pour faire glousser la salle, mais jamais ridicule.
Tous sont impeccables, sans compter bien entendu le corps de ballet et les personnages de complément, le chorégraphe Mr Z (Todd Talbot) ou Olga (Julia Nagle). Tout file sans aucune épine, sans jamais un temps mort, et des tableaux différents à chaque moment, souvent d’une infinie poésie, comme l’image finale du couple dont l’affiche s’inspire.
En fosse Wayne Marshall est particulièrement attentif à ne jamais écraser le plateau par une musique qui serait trop sonore ou trop présente. Jamais il ne renonce au rythme ni à la respiration, notamment dans les parties dansées, qui en fosse sont un régal. L’Orchestre de la Suisse Romande a l’air de s’amuser dans un répertoire qui n’est pas le sien, mais qu’il défend avec un sacré entrain et un engagement qui font de la soirée un des grands moments de ce Grand Théâtre.
Et puis, en conclusion qu’il me soit permis de gamberger un peu sur ces musiques d’opérettes ou de Musical qui d’Offenbach à Bernstein en passant par Paul Abraham ou Oscar Straus et évidemment Gershwin, sont presque exclusivement l’apanage de compositeurs juifs. Ce jeu ici entre une musique de Gershwin juif qui raconte une histoire de Paris d’après-guerre, et d’une jeune danseuse juive ne peut évidemment pas être passé sous silence.
Il y a dans le regard juif quelque chose de toujours distancié, d’un fatalisme toujours teinté d’optimisme, même dans les œuvres les plus lacérantes comme Fiddler on the Roof (un violon sur le toit). Le juif est errant, immigrant, et parce qu’il erre d’un monde à l’autre, le regarde, en sourit, en fait aussi (pas toujours) du sarcasme. Il suffit de penser aux opérettes d’Offenbach impitoyables sur le Second Empire, aux opérettes berlinoises des années 1920 que Barrie Kosky pendant ses années à la Komische Oper a exhumées, avec quel succès. Et puis, évidemment, à la manière dont Bernstein regarde le monde dans West Side Story où les chorégraphies de Jerome Robbins (autre juif) puisent évidemment dans l’histoire du Musical américain. Il y a une légèreté dans ces musiques qu’il ne faut jamais prendre à la légère, c’est la légèreté d’une conscience juive au fait des drames du monde, et qui décide de le regarder de loin, parce qu’on ne peut toujours être une conscience malheureuse.
C’est aussi une des leçons de ce travail, profond mais pas trop, souriant mais pas trop, et optimiste malgré tout, parce qu’il faut croire en l’homme et en l’art. J’ai même rencontré des juifs heureux.
«Un Américain à Paris» fait souffler un vent d’amour fou à Genève
Alexandre Demidoff – Le Temps - 15 décembre 2025
source: https://www.letemps.ch/culture/merveille-de-comedie-musicale-un-americain-a-par…
Le Grand Théâtre accueille jusqu’au 31 décembre une romance de légende, ressuscitée avec maestria par le chorégraphe Christopher Wheeldon, servie par une troupe éblouissante. Un cadeau de Noël comme on en rêve
Sabler le champagne avec Jerry, Adam, Henri et Lise, les enfants ailés d’un Américain à Paris. Et oublier avec eux les temps barbares, en enchaînant les jive – on prendra un cours, c’est promis –, les swings sur le pont Mirabeau, en klaxonnant à tue-tête dans une nuit où les étoiles jouent les diseuses de bonne aventure.
C’est ce cadeau, lecteur, lectrice, qu’il faut faire à l’ami, à la sœur, à l’aimé, quel qu’il soit. C’est ce cadeau que font le chorégraphe britannique Christopher Wheeldon, dont le talent enchante à Broadway comme à l’Opéra de Paris, et ses danseurs qui sont aussi des chanteurs et des acteurs. Au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 31 décembre, ils célèbrent Un Américain à Paris, cette partition que George Gershwin écrit en 1928, devenue, grâce à son frère Ira et au cinéaste Vincente Minnelli, un film culte en 1951.
Le carrousel des grandes espérances. Celui que Christopher Wheeldon a imaginé en 2014, au Théâtre du Châtelet à Paris d’abord, avant Broadway. Quelque 13 millions de dollars à l’époque pour une création qui salue le génie du danseur Gene Kelly chez Minnelli sans jamais l’imiter. Un hommage à ses chorégraphies, c’est-à-dire une liberté revendiquée. Christopher Wheeldon mobilise dans ce but le gotha du musical, le New-Yorkais Robbie Fairchild en tête, 38 ans, dans le rôle de Jerry.
Alors voilà, vous êtes blotti dans votre fauteuil et déjà sur les boulevards des guets-apens exquis. La baguette du chef britannique Wayne Marshall et l’Orchestre de la Suisse romande vous happent ainsi: hop, vous voilà dans le tacot ivre de klaxons de George Gershwin. Devant son piano, l’acteur Etai Benson est votre guide. Il joue Adam Hochberg, ce musicien follement sentimental qui promène avec lui le Paris d’un rêve, dans ces années 1946-1947 où rôdent encore les spectres de l’Occupation et de ses compromissions.
Fièvre de la bohème
Il se rappelle ces journées où tout était promesse. Il vagabondait dans la ville de Joséphine Baker, oubliant le képi de sa vie de soldat yankee, brûlant d’écrire une rhapsodie qui serait sa gloire. Bonheur de la bohème: il tombait sur Lise, une jeune Française, et sur Jerry, un peintre américain qui, comme lui, avait fait la guerre. En même temps, il se prenait d’amitié pour Henri, ce fils de notables qui rêvait de chanter comme Jean Sablon. Jerry, Henri et lui allaient communier dans un même idéal d’Amour et d’Art, avec capitales, bien sûr, dans une même passion surtout pour Lise.
Etai Benson amorce ce roman-là et voilà qu’en un tournemain le Paris libéré des nazis se déploie. Leurs fantômes sont bien là, chez Christopher Wheeldon, avec cette scène de foule où des mains aveugles châtient une femme coupable d’avoir cédé au charme de l’occupant. C’est ce qu’on appellera un retour du refoulé, une façon aussi de se distinguer de Vincente Minnelli, de suggérer que les élans de cette jeunesse ne relèvent pas de l’insouciance, mais d’un impératif de lumière. La voilà, justement, dans cette toile de fond où Paris se réveille avec sa tour Eiffel qui est un mirage d’aube, cette passante à vélo, cet étranger que tout émerveille. Mais oui, c’est le fabuleux Robbie Fairchild alias Jerry.
Cet interprète-là allie la virtuosité du ballet – il a été soliste au New York City Ballet – et la justesse de sentiment d’un grand comédien dans les scènes parlées. Tout comme Anna Rose O’Sullivan, cette fluette qui, dans la peau de Lise, s’ensoleille, cette danseuse aux airs de première communiante qui d’un envol fait un hymne à la joie. Ecoutez-le faire sa déclaration à sa «Laïsa» – ainsi qu’il s’entête à la nommer, à l’américaine – au bord de la Seine, voyez comme elle se laisse tenter, alors qu’elle est promise à Henri (Max von Essen, quel talent aussi dans l’embarras de celui qui cherche sa voie). Sur le parapet des soupirs, il tente un baiser, tandis que dans la fosse, les saxophones rosissent de plaisir. D’une pichenette, elle le repousse. Plouf, dans l’eau, le soupirant éconduit. Sur la toile de fond, dans le décor tellement malicieux et ingénieux de Bob Crowley, cette chute forme des vaguelettes ironiques.
La grandeur de cet Américain à Paris? Sa beauté? Ce spectacle est un éloge de la danse, une traversée de son histoire au XXe siècle, une façon d’en tresser le roman, du jazz des cabarets des années 1930 aux pièces si élégamment endiablées de Jerome Robbins – le chorégraphe de West Side Story –, de George Balanchine – conseiller artistique du Grand Théâtre au début des années 1970 – à Alwin Nikolais, cet enchanteur qui a fait de l’abstraction, dans les années 1960-1970, son royaume.
Christopher Wheeldon est le frère poétique de Jerry, Adam et Henri. Au cœur de son bouquet, l’amour des gestes qui changent l’allure d’une vie et qu’on se transmet, comme un talisman, d’une génération à l’autre. Est-ce un hasard si l’une des scènes les plus émouvantes est celle où les héros assistent à une représentation très hiératique d’un ballet de Nina Popova, qui eut sa célébrité dans les années 1950? Salutation aux anciens. Et dans la foulée, emballement des élégants qui d’un coup délaissent leurs chaises pour se lancer dans une bacchanale de salon où tout fait clic-clac, avec un sourire.
Théâtre dans le théâtre. L’apothéose arrive. Lise, l’orpheline de la guerre, dont les parents juifs ont été assassinés, va réaliser son rêve. Vous êtes dans les coulisses avec elle. Adam a composé la musique du ballet, Jerry dessiné le décor. Et voilà qu’elle entre en scène, qu’elle s’envole dans sa robe d’été, qu’elle aimante un inconnu tout de noir vêtu. C’est Jerry bien sûr, Jerry qui est passé de l’autre côté du miroir, et ces deux-là, Robbie Fairchild et Anna Rose O’Sullivan, vous hissent avec eux tout près du nirvana. La romance est mélancolique, c’est la pente de Gershwin. Mais sa chanson de geste grise durablement, c’est sa grâce.
«Un Américain à Paris» éblouit le public genevois
Alexandre Lanz - 24heures.ch – 15 décembre 2025
source: https://www.24heures.ch/grand-theatre-un-americain-a-paris-enchante-geneve-7555…
«Il est trop tôt pour un café, buvons du champagne»: Paris a toujours quelque chose de truculent vu des États-Unis. Une suite de clichés, déplorent les plus rabat-joie, un bonbon savoureux pour les autres. Au moment où sort la cinquième saison de la série «Emily in Paris» sur Netflix jeudi 18 décembre 2025, la comédie musicale «Un Américain à Paris» enchante le Grand Théâtre de Genève.
Devant une salle comble, la comédie musicale mise en scène et chorégraphiée par Christopher Wheeldon clôt l’année en beauté. Et c’est une véritable gourmandise justement, dont Broadway a le secret de la confection. On s’en délecte sans modération. Sur scène et dans la fosse, la troupe de danseuses et danseurs tournoient sur la partition de George et Ira Gershwin, impeccablement jouée par l’Orchestre de la Suisse romande.
Flash-back en 1945
Le choix du spectacle lui-même fait couler un peu de douceur sur les cœurs serrés d’un monde en proie à ses démons en 2025. Flash-back en 1945. Paris se réveille non pas en gueule de bois de champagne, mais de quatre ans d’occupation par les nazis. Les rues de la capitale française et ses cafés renouent avec l’allégresse, la libération rend de sa superbe à la ville des amoureux.
À l’horizon de ses monuments célèbres, Paris brille à nouveau sous un soleil ardent qui fait la promesse de jours meilleurs. Cette ambiance d’après-guerre fait un écho positif à notre époque meurtrie par les guerres. Mine de rien, un spectacle capable de diffuser une lueur d’espoir aujourd’hui est un véritable tour de force.
Arrivé dans la Ville Lumière, le jeune G.I. démobilisé Jerry Mulligan troque ses armes contre des pinceaux pour devenir peintre. Un choix judicieux qui le mène directement au cœur du Tout-Paris. Dans les salons feutrés parisiens, les très chics galeries Lafayette ou les coulisses d’un ballet, aucune première dame en vue au vocable grossier. Ouf.
Paris, la Ville des Amoureux
Jerry Mulligan commence par se faire des amis, Adam, un pianiste américain exilé, ainsi qu’Henri Baurel, fils d’une bonne famille parisienne et aspirant chanteur qui rêve de Broadway. Les trois larrons font les 400 coups et sans le savoir, jettent leur dévolu sur la même femme, Lise. Tiraillée entre les trois hommes, la jeune juive en fuite et danseuse de ballet fait face à ses tourments entre le cœur et la raison.
Les tableaux se suivent dans une délicieuse scénographie mobile et des costumes conçus par Bob Crowley, tandis que l’époustouflante troupe se donne généreusement dans une complicité radieuse. On en redemande.
« Un Américain à Paris » au Grand Théâtre
Florent Coudeyrat - classiquenews.com - 15 décembre 2025
source: https://www.classiquenews.com/critique-opera-geneve-grand-theatre-le-13-decembr…
Au Grand-Théâtre de Genève, la création suisse de la comédie musicale Un Américain à Paris est un événement incontournable pour les fêtes de fin d’année : les mélodies enjouées et irrésistibles de George Gershwin, mêlées aux chorégraphies virevoltantes de Christopher Wheeldon, embrassent la vitalité artistique du Paris d’après-guerre, sur fond de triangle amoureux entre trois amis américains, tous épris de la même femme.
Depuis sa création au Théâtre du Châtelet en 2014, la comédie musicale Un Américain à Paris a reçu un accueil triomphal et unanime à travers le monde, de l’Australie au Japon, en passant par le Royaume-Uni. On comprend pourquoi, tant l’agencement des extraits d’oeuvres de Gershwin semble couler de source : les partitions orchestrales bien connues résonnent ainsi à l’oreille du mélomane, qui reconnaîtra (outre le « ballet rapsodique » qui donne son nom à la comédie musicale), des extraits du Concerto en fa ou de l’Ouverture cubaine (lors d’un facétieux bal masqué qui conclut le premier acte). L’ouvrage n’en oublie pas d’incorporer les grandes chansons devenues des standards du répertoire de jazz, telles que « I’ve got rythm » ou « The Man I love« , tout en faisant découvrir d’autres morceaux plus confidentiels, mais toujours d’une invention délicieuse. Le spectacle bénéficie en outre des arrangements musicaux de Rob Fisher, avec des orchestrations de Christopher Austin.
Le livret de cette adaptation prend sa source dans le film éponyme de 1951, réalisé par Vincente Minelli et interprété par Gene Kelly aux danses endiablées, mais donne davantage de profondeur à l’ensemble, en insistant sur le contexte social foisonnant de la « jungle » parisienne, lors des années de reconstruction morale de l’après-Deuxième guerre mondiale. Au coeur de l’action, trois artistes en mal de reconnaissance voient leur amitié mise à l’épreuve par leur fascination commune pour la belle Lise : leurs rôles respectifs sont ici rééquilibrés, afin de renforcer les aspects tragi-comiques du triangle amoureux. Si la fascination des américains pour la capitale française a le parfum d’une carte postale que l’on ne se lasse pas d’admirer, elle permet aussi d’aborder des sujets de fond, notamment celui du choix entre les nécessités parfois contradictoires de l’amour, de l’ambition et du devoir. Si la première partie du spectacle met l’accent sur les élans individuels, entre non-dits et quiproquos, la deuxième montre un aspect plus sombre au début, avant de se conclure dans un sublime ballet qui réconcilie tous les protagonistes, au nom du triomphe des arts.
Pour sa première mise en scène, Christopher Wheeldon réalise un coup de maître, en nous embarquant dans une myriade de tableaux et de saynètes, revisités en un ballet virevoltant de tous les éléments de décors, transportés par les danseurs avec une grâce infinie, en un luxe de détails inouï. Le plateau nu s’anime ainsi avec une rapidité souvent vertigineuse, en même temps que les images projetées en arrière-scène. On a ainsi l’impression de faire un voyage dans le temps, qui nous fait retrouver les effluves d’un Paris disparu, à l’effervescence enivrante. Ce brio visuel, aux traits d’humour très présents, n’en oublie jamais de s’assagir pour laisser place aux questionnements individuels qui jalonnent l’ouvrage. Un travail d’une grande justesse, toujours au service de la compréhension du récit, et réjouissant de bout en bout. Le chorégraphe britannique prouve ainsi que l’on peut concilier avec bonheur la mise en scène d’ouvrages populaires, comme celui-ci, avec celle de spectacles à destination de compagnies prestigieuses, telles que les ballets des Opéras de Paris, Londres ou Monte-Carlo (voir notamment en 2024).
Pour cette première en Suisse, le Grand-Théâtre de Genève accueille la plupart des membres du casting initial de 2014. On retrouve ainsi la figure lumineuse de Robbie Fairchild, ancien danseur principal du New York City Ballet, qui n’a rien perdu de sa forme physique : sa prestation éblouissante en deuxième partie de soirée laisse une impression durable, et ce d’autant plus qu’il forme un couple admirable de cohésion avec la gracieuse Anna Rose O’Sullivan (Lise), elle-même danseuse étoile du Royal Ballet à Londres. Leurs chants respectifs se montrent à la hauteur de leur rôle, mais c’est surtout Tai Benson (Adam), qui s’impose en ce domaine, entre facilité d’articulation et expressivité. Si Emily Ferranti (Milo) fait valoir de beaux graves, on est moins séduit par Max von Essen (Henri), qui assure l’essentiel, mais manque de brillant et d’emphase pour embrasser toutes les facettes de son rôle.
Enfin, Wayne Marshall se met volontairement au second plan pour éviter de couvrir ses chanteurs, lissant les angles et les aspérités, pour jouer la carte d’un discours continu, mettant en valeur la mélodie. Dix ans tout juste après nous avoir offert l’unique opéra de Gershwin, Porgy and Bess, l’Opéra de Genève frappe un grand coup avec cette comédie musicale accueillie en fin de représentation par une standing ovation, amplement méritée. En juin prochain, une autre rareté va venir déferler comme un coup de tonnerre près des rives du Léman, avec le chef-d’oeuvre déjanté de Frank Zappa, 200 Motels (voir notamment en 2023 à Nice ) : le mélange de rock et de symphonique, au service d’une satire féroce, est à ne pas manquer !
It’s toujours wonderful
Charles Sigel – ForumOpera.com - 15 décembre 2025
source: https://www.forumopera.com/spectacle/gershwin-an-american-in-paris-geneve/
Inspirée par l’inoubliable film de Vincente Minelli, lui-même démarqué du poème symphonique de Gershwin, cette comédie musicale fut le triomphe de l’hiver 2014-15 au Châtelet, car, oui, c’est bien là que fut créé ce musical d’esprit tellement Broadway.
Un succès planétaire
Qui revient en terre francophone onze ans plus tard après avoir fait le tour du monde : le Palace Theatre sur Times Square (650 représentations en 18 mois), puis une tournée américaine (Boston, etc.) pendant deux ans, une reprise à Londres au Dominion Theatre dans le West End pendant neuf mois en 2017-18, une tournée en Australie (Brisbane, Melbourne, Sydney, etc.) en 2022, suivie d’une autre tournée dans l’Amérique de Joe Biden (plus de vingt villes), sans parler d’une moisson d’Awards en tous genres, pour la mise en scène, la chorégraphie, et bien sûr son interprète principal, Robbie Fairchild…
C’est une manière d’archétype de spectacle de producteur (ce qu’avait été aussi le film, produit par Arthur Freed pour la MGM de la grande époque), un retour sur investissement comme le show business les aime. Mais…
Une fraîcheur intacte
…Mais c’est aussi, ce qui est miraculeux, un spectacle qui n’a rien perdu de sa fraîcheur, de son charme, de son extraordinaire vitalité, d’où une standing ovation à l’issue de la première dans un Grand Théâtre de Genève sold out. Le public suisse (même lui) a des désirs de légèreté à la fin d’une année déprimante à souhait.
C’est d’ailleurs aussi dans la grisaille (voulue !) que commence le spectacle. Un immense drapeau à croix gammée est arraché et, retourné, devient un drapeau tricolore ondoyant sur le plateau. Cela ne dure que le temps d’un flash, mais ensuite ce sont bien quelques images de 1945 qu’on verra : une queue pour trouver de quoi manger, une femme que malmènent des résistants à bérets, un ballet d’imperméables et de chapeaux mous… Le livret de Craig Lucas met l’accent sur un aspect que le film avait gommé : la collaboration, l’après-guerre, le retour des camps, les femmes tondues… On découvrira que l’héroïne dont Jerry est follement amoureux, Lise Dassin (qu’il renomme Liza, comme la chanson de Gershwin), est juive et qu’elle n’a survécu que grâce aux parents d’Henri Baurel, qui l’auront cachée.
De l’ombre à la lumière, telle est bien la trajectoire du spectacle, et son point d’aboutissement, ce sera un ballet éclatant sur la musique de Gershwin, presque aussi long que celui du film (cela avait été un coup d’audace réussi que de le conclure par une séquence dansée de seize minutes).
La mise en scène fait un usage intensif de projections sur l’écran de fond de scène, on reconnaît des esquisses d’emblèmes parisiens, façades de gares, immeubles haussmanniens, place de la Concorde ; des paravents mobiles, des miroirs piqués, suffisent pour évoquer le bistrot bien parigot du couple Dutoit où résonnera un éclatant I got rythm par toute la troupe.
Vers la lumière
Apparaît et disparaît une flopée d’accessoires sur roulettes, colonnes Morris, lampadaires, piano Pleyel en bois clair, bonheur-du-jour Louis XV et cadres dorés pour l’appartement bourgeois des parents Baurel, et modern style pour celui de Milo Davenport, la femme du monde qui esquissera une love affair avec Jerry. De belles projections lumineuses évoquent l’esplanade des Invalides ou un bord de Seine (parapet devant un flot miroitant et barques à la Monet), tout cela bouge avec virtuosité, et les changements de costumes sont à donner le tournis.
Et puis il y a la musique. L’Orchestre de la Suisse Romande en grande formation, tour à tour impressionniste ou punchy sous la direction de Wayne Marshall, exhausse toutes les saveurs des harmonies de Gershwin dans des arrangements à la fois respectueux et habiles (par Christopher Austin et ses complices). On ne prendra pour exemple que The Man I love, l’hymne national des amours de Lise et Jerry, qui est promu fil rouge musical du spectacle (alors que l’on ne l’entend pas dans le film) sous différents éclairages, jusqu’à des couleurs tragiques, quasi funèbres, quand ces amours iront mal.
Les leitmotives de Gershwin
Mais on entend aussi le Concerto en fa ou la Seconde Rhapsodie dans de nouveaux atours. Les thèmes sont tuilés, se fondent les uns avec les autres, parfois l’on en saisit un qui passe en arrière-plan, comme un leitmotiv passerait chez Wagner, parfois un thème d’Un Américain à Paris passe en contrebande (telle la matchiche que Gershwin cite lui aussi), tandis que I build a Stairway to Paradise est traité comme dans le film pour devenir un numéro à part entière, avec girls, strass, plumes, boys en frac et jambes en l’air, dans un décor clignotant type Folies-Bergère – et Max von Essen ne s’en tire pas si mal, lui qui fut de la création en 2014, même s’il n’a pas la voix ensoleillée de Guétary. Un peu raide au départ elle s’élargit dès qu’il s’exalte.
On le verra aussi dans un cabaret montmartrois (devant un portrait de Marlene) faire ses débuts un peu maladroits devant ses parents et, surprise, M. Baurel père, industriel dans la bonneterie (le vétéran Scott Willis), sera conquis par le talent de son fils et la très pincée Mme Baurel (Rebecca Eichenberger) en prendra son parti (même si elle trouve que tout change trop et trop vite) : ils avaient fait mine sous l’occupation de détester le jazz et, dit-elle, on a fini par y croire et on ne sait plus…
On l’a compris. Tout cela est très réussi.
Notre seule réserve serait pour les scènes parlées, un peu languissantes et qui ralentissent le mouvement, d’autant que les chassés-croisés sentimentaux entre les différents personnages sont à l’eau de rose (c’est la loi du genre, bien sûr) : Jerry tombe amoureux de Lise dès qu’il la croise. Il la revoit dans un studio de danse et flambe de plus belle. Mais elle est plus ou moins fiancée à Henri Baurel, qui lui-même hésite à s’engager (il veut partir vers Broadway) ; malgré son crush avec Lise, Jerry n’est pas insensible à l’élégance et aux allures libérées de Milo Davenport (Emily Ferranti, comédienne pleine d’esprit, qui fut de la création new yorkaise du spectacle) qui le cornaque dans le monde et le drague au passage ; quant à Adam, il ne parvient pas à déclarer sa flamme à sa muse mais reçoit les confidences de ses amis, et ainsi de suite.
Le metteur en scène (Christopher Wheeldon, qui est aussi le chorégraphe) pourrait se souvenir que l’âge d’or de la comédie musicale était contemporain de la screwball comedy, ces films à la Billy Wilder et Howard Hawks, où les Cary Grant et autre Katherine Hepburn s’envoyaient les répliques à la vitesse de pongistes chinois. Ici on joue avec une sincérité de convention et ça se traîne un peu.
La grâce de Anna Rose O’Sullivan…
Mais les numéros chantés sont très réussis. Comme beaucoup d’artistes américains, Robbie Fairchild sait tout faire. Il est longiligne, élégant et charmant, chante fort bien (notamment Liza), de même que Anna Rose O’Sullivan : c’était Leslie Caron dans le film et la jeune danseuse anglaise en a le charme gracile, chantant d’une voix acidulée The man I love, sur les harmonies en sucre filé de l’arrangement.
C’est avant tout un spectacle dansé, et la chorégraphie de Christopher Wheeldon est une parfaite réussite en cela qu’elle ressemble à la musique de Gershwin qui est toujours sur le fil entre classique et jazz (on sait qu’il supplia Nadia Boulanger, Ravel, Stravinsky ou Schönberg de lui donner des cours, et que tous se récusèrent, lui disant qu’il n’avait plus rien à apprendre, qu’il était Gershwin et que ça n’était pas donné à tout le monde).
…Et l’élégance de Robbie Fairchild
Et donc Wheeldon, qui a la chance d’avoir en Robbie Fairchild un danseur du New York City Ballet, de formation classique, et en Anna Rose O’Sullivan une danseuse étoile du Royal Ballet de Londres (elle reprend le rôle de Lise, créé par Leanne Cope) peut leur dessiner une chorégraphie parfois classique (de très beaux pas de deux) puis les faire glisser vers une danse jazzy où ils sont merveilleusement à l’aise et élégants.
Il les intègre à de très beaux ensembles, un bal costumé haut en couleurs aux Beaux-Arts ou, dans la scène des Galeries Lafayette (où Lise est vendeuse), un ballet New Look où les danseuses portent toutes le célèbre tailleur « Bar » de Christian Dior.
Des danses qui font référence à une manière d’âge d’or, celui de Jérome Robbins et de Roland Petit (qui lui aussi se promenait entre vocabulaire classique et music hall).
Visuellement le plus beau est peut-être ce ballet dans des décors à la Matisse époque papiers découpés (ceux qu’est censé avoir dessinés Jerry) : de grands aplats de couleurs vives, violet et jaune, ou rouge éclatant.
Jerome Robbins et Roland Petit
C’est là que le couple d’amoureux aura son pas de deux le plus lyrique, d’une pureté et d’une sensualité à la Roland Petit, et Jerry son grand solo virtuose, avec grands jetés, manège et cabrioles, mais le morceau de bravoure reste bien sûr le ballet final.
Devant un décor projeté représentant la salle du Châtelet, dans des costumes à la Mondrian rappelant certaine collection d’Yves Saint-Laurent, les danseurs y mettent une énergie à la Jerome Robbins, dans une impeccable performance d’ensemble, célébrant la solidité de la troupe et diffusant une joie communicative. Un vrai ballet, témoignant d’un certain moment de la modern dance américaine.
L’Orchestre de la Suisse Romande y est brillant et on s’amuse bien sûr des klaxons – Gershwin en rapporta quatre de Paris pour la création en 1928 de son poème symphonique. On se réjouit de retrouver les thèmes fameux, de repérer les menues différences de l’arrangement et, bien sûr, d’entendre le sublime solo de trompette (joué par Olivier Bombrun ?) prétexte au retour du couple de danseurs, lui en tee-shirt noir, elle en petite robe courte noire, pour une ultime variation fusionnelle.
Et tout se refermera avec le They Can’t Take That Away From Me (« Personne ne pourra me retirer ça ») parlé-chanté avec émotion par Etai Benson, éternel amoureux en secret, disant joliment : « La fille était pour moi, je l’ai fait entrer dans ma musique ».
Le public n’attendra pas les dernières mesures pour laisser éclater son enthousiasme. Joli salut, très comédie musicale lui aussi, avec l’orchestre continuant à jouer à tue-tête en arrière-plan sous les applaudissements.